Le Dernier Bienfait de la monarchie - La Neutralité de la Belgique/03

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Le Dernier Bienfait de la monarchie - La Neutralité de la Belgique
Revue des Deux Mondes4e période, tome 160 (p. 5-45).
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LE DERNIER BIENIFAIT DE LA MONARCHIE
LA NEUTRALITÉ DE LA BELGIQUE

III[1]
OUVERTURE ET ACTES DE LA CONFÉRENCE DE LONDRES


I

Le choix de M. de Talleyrand pour l’ambassade de Londres fut l’œuvre personnelle du roi Louis-Philippe, et ce fut même la seule occasion qu’il eut d’intervenir directement pour faire prévaloir son sentiment dans le cours des résolutions qui furent prises en son nom, pendant les premiers mois de son règne, par le ministère qu’il avait formé.

Ce ministère avait dû être composé d’élémens très divers, choisis parmi les hommes de quelque renom qui avaient bien tous pris part au mouvement de juillet 1830, mais par des motifs et avec des sentimens très différens : aussi bien ceux qui n’y avaient adhéré qu’à regret que ceux dont l’animosité intransigeante contre le principe même de la Restauration, en inquiétant et en effrayant Charles X, l’avait peut-être poussé à l’acte qui l’avait perdu. Tandis que la droite du cabinet comprenait d’anciens ministres de la Restauration, comme M. le comte Molé et des opposans toujours corrects, tels que MM. de Broglie et Guizot, la gauche s’étendait, par MM. Dupont de l’Eure et Laffitte, jusqu’à l’entourage et l’intimité de M. de Lafayette. Dans ces conditions, entre gens qui ne s’entendaient que sur le fait de chaque jour, aucune délibération véritable n’était possible. On prenait, à la hâte et presque sans débat, les mesures que l’urgence ou l’irrésistible courant de l’opinion rendaient nécessaires. Ce ne fut donc pas à son conseil que le roi proposa la nomination de Talleyrand, et il n’y eut pas de discussion en règle sur une résolution déjà très discutée dans la presse, et à laquelle plusieurs se défendirent plus tard d’avoir pris part. Mais M. Guizot nous raconte que le roi. entretint chacun des ministres isolément, et leur expliqua en détail les motifs de sa détermination. Je sais également de bonne source qu’il fit preuve dans ces entretiens, sur ce point comme sur plusieurs autres, d’une supériorité de vues et de jugement qu’il n’avait pas eu jusque-là l’occasion de déployer dans l’attitude réservée qu’il avait gardée, et qui étonna ceux qui l’appréciaient le plus haut.

C’est le grand avantage de la monarchie, que celui qu’elle appelle à prendre les rênes de l’Etat arrive à cette haute situation, préparé dès l’enfance par l’étude aux grandes questions qui l’attendent, et connaissant par des relations personnelles ou de famille ceux de ses parens, amis, ou rivaux avec qui il aura à les débattre. Si Louis-Philippe, à la vérité, avait été éloigné, dans sa première jeunesse, par la ligne politique qu’avait suivie son père, de ce milieu naturel des princes, il y était rentré de bonne heure par son alliance avec la petite-fille de Marie-Thérèse, et personne n’était plus au courant que lui de l’état du personnel politique et royal de toutes les cours : mais à ces connaissances (qui en tout temps ont eu et auront toujours du prix dans la pratique des affaires d’Etat) la vie errante d’exil et d’aventure qu’il avait dû mener pendant quelques années lui avait permis d’en joindre d’autres d’un ordre différent, et qui sont plus difficiles à acquérir dans les situations privilégiées. Réduit à des conditions d’existence très difficiles et par là contraint de se mêler à tous les rangs de la société, il avait dû parcourir les pays les plus divers du vieux et même du nouveau monde. Ces regards portés sur un si vaste champ d’observation avaient étendu son intelligence en même temps qu’enrichi sa mémoire. On s’en apercevait à l’étonnante variété de sa conversation ; rien de ce qu’il avait vu, lieux, faits, ou hommes, n’était sorti de son souvenir. On remarquait qu’on ne pouvait mentionner devant lui le nom d’une ville sans qu’il en pût tout de suite indiquer la position sur la carte, ni celui d’un de ses contemporains un peu connu sans qu’il pût rappeler ses actes et définir son caractère, ni un incident de quelque importance sans qu’il en pût fixer la date : c’était vraiment, comme on l’a justement qualifié, le sage héros d’Homère,


Qui mores hominum multorum vidit et urbes.


De cette étude comparative à laquelle il s’était livré, et qui s’étendait à toutes les régions politiques et sociales des pays où il avait séjourné, était résultée pour lui la conviction que, de toutes les nations ennemies et victorieuses de la France en 1814, l’Angleterre était la seule qui se fût affranchie elle-même et eût dégagé son gouvernement de l’esprit de la coalition dont les traités de Vienne étaient l’œuvre, la seule par conséquent qui n’eût pas contre la nouvelle royauté française qu’il allait fonder une hostilité de principe tenant à sa nature et à son origine. Chez toutes les autres, quel que fût, soit le sentiment intime des populations, soit l’humeur personnelle des souverains, subsistait, contre l’événement de 1830, un fond de rancune et de méfiance qui les tenait en accord secret sur un état de défensive inquiète toujours prête, au moindre incident malheureux ou mal compris, à se transformer en agression. Si ce n’étaient pas encore des ennemis, c’étaient toujours des adversaires.

Dans une telle situation, dont le temps seul pouvait améliorer le fâcheux isolement, se rapprocher au moins momentanément de l’Angleterre était une affaire, non de choix, mais de nécessité. Car c’était là seulement qu’on ne se heurtait pas contre une malveillance préconçue, et qu’on pouvait espérer cette communauté sincère d’action qui, ne fût-ce que sur un point et un sujet déterminés, est la condition nécessaire de toute entente. Mais si le cabinet britannique n’était pas prévenu contre le nouvel état de la France par le même préjugé que les autres cours, les deux nations anglaise et française n’en étaient pas moins séparées par d’anciennes rivalités, qui, poursuivies pendant des siècles, sur les théâtres les plus divers de l’Europe et même du globe, avaient laissé une tradition d’inimitié héréditaire et de souvenirs passionnés. Possible, au point de vue des principes, puisqu’ils étaient devenus communs entre les deux sociétés, une alliance avec l’Angleterre devait toujours être traversée en pratique par des jalousies et des suspicions réciproques, mal servie par des agens dont elle déconcertait les habitudes, aisément dénaturée par les préventions populaires ; un rare mélange de fermeté et de souplesse devait être nécessaire à celui qui serait chargé de la mener à bien. Et c’est pour la conduire, sans échouer, sur une mer semée de tant d’écueils, que le roi n’avait eu confiance que dans l’habileté et l’autorité éprouvée de Talleyrand.

L’habileté, passe ! personne, pas plus aujourd’hui qu’alors, ne serait tenté d’y contredire. Mais le mot d’autorité appliqué à Talleyrand surprendra peut-être davantage. C’est pourtant le plus juste dont on puisse se servir et ce serait pour un moraliste une occasion d’analyser et de tâcher de définir en quoi consiste et d’où procède ce don mystérieux d’autorité qu’un homme exerce sur ceux qui l’entourent, à leur insu et parfois même malgré leur résistance, sans qu’ils puissent l’expliquer ni par la puissance dont il dispose, ni par la force ou l’éclat que sa parole ajoute à sa pensée. On aimerait à ne l’attribuer qu’à l’intégrité du caractère et à la fermeté des convictions ; mais ce n’était pas le cas, car, sans prêter foi à toutes les exagérations calomnieuses de l’esprit de parti, il faut bien reconnaître qu’un prélat de cour devenu l’organisateur de l’Église constitutionnelle et un ministre républicain transformé plus tard en restaurateur de la légitimité, n’avait aucun de ces titres à un degré suffisant pour en imposer le respect à l’opinion. Il n’en est pas moins vrai qu’envoyé au Congrès de Vienne au nom d’une nation vaincue, et d’abord exclu du comité secret des alliés, il avait su en forcer la porte, s’y asseoir à côté d’eux, malgré eux, et devenir même, à un moment donné, l’arbitre de leurs différends : puis, les Cent-Jours venus, on l’avait vu rester encore debout et parler haut, à lui tout seul, malgré l’effondrement soudain du gouvernement qu’il représentait, aventure inouïe, peut-être, dans les fastes d’aucune ambassade. Son concours avait été encore assez recherché pour que l’ancien maître qu’il avait délaissé, Napoléon lui-même, l’eût fait sonder pour savoir s’il ne pourrait pas obtenir de lui, en sa faveur, une évolution nouvelle. Enfin, après tant de phases diverses, 1830 le retrouvait, malgré une assez longue disgrâce, à l’état de conseiller politique écouté par tous les prétendans à la réputation et au pouvoir, et dont les jugemens rendus sous une forme sentencieuse étaient réputés et redoutés comme des oracles. Il faut ajouter que, plus il avançait en âge, plus par toute sa manière d’être, sa démarche lente qui dissimulait mieux son infirmité de naissance, la grave intonation de sa voix, l’impassibilité de son visage, dont le teint mat ne trahissait aucune impression, son abord froid qu’éclairait seulement de temps à autre un sourire de bienveillance protectrice, il prenait un air d’autorité dont il calculait l’effet et qu’il avait le don de faire accepter. Il y a dans cet ascendant prolongé, à travers tant d’évolutions diverses, un problème de psychologie qu’il serait curieux de tirer au clair.

Dans deux portraits tracés par d’excellens peintres qui avaient pu étudier de près leur modèle, on en donne des explications ingénieuses, mais, à mon gré, encore insuffisantes. « Talleyrand était doué, dit mon père dans ses Souvenirs, de ce coup d’œil prudent et ferme qui discerne, dans les circonstances les plus difficiles, la position à prendre et sait, après l’avoir prise, la laisser opérer en attendant de sang-froid les conséquences[2]. » La même pensée est commentée par M. Guizot dans ses Mémoires. « Il savait à merveille, dit-il, démêler dans une situation le fait dominant à faire valoir, le but essentiel à poursuivre, et il s’y attachait exclusivement, dédaignant et sacrifiant avec une insouciance hautaine, à la fois calculée et naturelle, toutes les questions moins graves qui auraient pu l’affaiblir dans la position à laquelle il tenait, et le détourner du but qu’il voulait atteindre. » Enfin l’un et l’autre ajoutent qu’il savait user avec art de sa situation et de ses instincts de grand seigneur pour prendre place sans effort dans les compagnies les plus élevées et se mêler ensuite à de plus humbles en se montrant soigneux de leur plaire, ce qui donnait un charme et un prix rares à ses flatteries et à ses services[3].

De la première de ces deux qualités il allait donner, dans la négociation qu’il devait suivre à Londres, une preuve nouvelle, plus sensible et plus efficace qu’en aucune autre occasion de sa vie. Mais on n’aurait de la seconde qu’une idée incomplète, si on ne faisait remarquer que cette qualité même de grand seigneur, que tout le monde trouvait chez lui naturelle, était elle-même une œuvre d’art. Quelle que fût la réelle illustration de la maison dont il était issu, mais dont il n’était pas le chef, elle n’aurait pas suffi pour donner au jeune abbé de Périgord le premier rang à la Cour, et lui-même en parle plus simplement, en disant, dans les premières lignes de ses Mémoires, que ses parens, malgré leur peu de fortune, étaient en position de prétendre à tout. Pour acquérir le prestige dont effectivement il a joui, il avait fallu joindre à l’avantage de la naissance des titres, des dignités, une opulence même qui provenaient d’une autre source. De là une grandeur qu’on pouvait appeler d’ordre composite, tenant à la fois de l’ancien et du nouveau régime, et qui lui permettait, en rappelant les traditions du passé, de ménager pourtant les susceptibilités légitimes de la France moderne et même de caresser ces vanités bourgeoises dont plaisantait Molière et qui n’avaient pas toutes disparu avec les distinctions sociales qui y donnaient lieu. Il n’y avait aucun des incidens de son existence qui ne rappelât à la fois ces traits si divers d’une carrière sans pareille. Quand on voyait, par exemple, sortir de cet hôtel de la rue Saint-Florentin (où s’était accomplie la Restauration) un lourd carrosse de forme surannée, qui avait l’air d’être tiré des remises de Versailles, on vous disait à l’oreille (était-ce un conte ?) que le vieux cocher qui le conduisait, coiffé d’une perruque poudrée et à queue, était le même qui avait mené l’évêque d’Autun au Champ de Mars pour y célébrer la messe de la Fédération en 1792. Lui-même était presque le seul de sa génération qui eût gardé cette habitude de se faire poudrer et de laisser des visiteurs assister à cette opération de toilette qui était assez longue. C’était l’heure où il recevait les gens d’affaires, les écrivains, les nouvellistes, les journalistes de l’opposition, et au nombre des plus assidus à cette espèce de cour, figurait le brillant historien de la Révolution française qui, aidé par sa constante bienveillance, n’allait pas tarder à parvenir aux postes les plus élevés de l’Etat.

Il usa tout de suite très habilement du souvenir de cette double origine pour faire accepter sa nomination par tous les partis qu’au premier moment elle surprenait. Bien que la presse démocratique avancée lui fît un assez froid accueil, et bien qu’au moment de signer, MM. Laffitte et Dupont de l’Eure, sans contester ses mérites, eussent murmuré quelques mots sur la crainte que le choix ne fût pas populaire, il sut tout de suite imposer silence à ces répugnances, d’ailleurs assez peu pressées de s’exprimer, en acceptant de bonne grâce à dîner le jour même chez M. Laffitte. Le financier fut heureux de le recevoir dans son fastueux hôtel et au milieu de son luxe de parvenu ; à table, il le remercia assez haut pour être entendu de tout le monde, de la justice qu’il lui avait rendue. Je possède également de la même date une correspondance avec La Fayette, celui qu’on appelait encore le roi de l’Hôtel de Ville, et en qui Metternich voyait l’incarnation révolutionnaire par excellence. Il rappelle affectueusement à l’ancien marquis leurs rencontres de jeunesse à la Cour, puis leurs relations à l’Assemblée constituante. Ces lettres répondent à des recommandations qui lui étaient adressées en faveur de jeunes protégés qu’il s’empresse de placer, malgré leurs noms très plébéiens, dans les rangs de son ambassade, dont (il tenait pourtant à conserver par d’autres choix l’apparence très aristocratique. Enfin, fidèle à son habitude de ne rien craindre, pas même les mauvais plaisans, quand il avait un but à atteindre, un témoin de ces premiers jours raconte que, gardant son costume d’autrefois, il ne craignit pas de le surmonter d’une large cocarde tricolore qui couvrait la moitié de son chapeau. C’est à beaucoup de précautions de cette nature que fut dû ce dont Louis Blanc convient dans l’Histoire de dix ans, c’est que l’apparition de ce vieux royaliste ne causa pas l’effet qu’elle aurait dû produire, si tout le monde n’eût été alors dans un état d’éblouissement et de vertige[4].

Ce fut dans cet équipage assez singulièrement accoutré qu’il débarqua à Londres le 25 septembre, deux jours après la révolution de Belgique, qu’il n’apprit qu’à Calais. Le passage de ses Mémoires où il raconte cette arrivée est peut-être le seul où le ton, assez sec d’ordinaire, s’empreint d’un accent d’émotion : « En entendant, dit-il, retentir les canons de la forteresse qui annonçaient l’arrivée de l’ambassadeur de France, je ne pus me défendre du souvenir que trente-six ans auparavant j’avais quitté ces mêmes rivages d’Angleterre, exilé de mon pays par la tourmente révolutionnaire, repoussé du sol britannique par les intrigues de l’émigration ; j’y rentrais maintenant animé de l’espoir, du désir surtout, d’établir cette alliance de la France et de l’Angleterre que j’ai toujours considérée comme la garantie la plus solide du bonheur des deux nations et de la paix du monde. Mais que d’obstacles à surmonter pour atteindre ce but ! Je ne pouvais me les dissimuler à moi-même : ils étaient d’une grave et double nature, les uns venaient de la France, où un gouvernement mal affermi luttait encore journellement pour son existence, ce qui n’était pas propre à inspirer confiance aux gouvernemens étrangers. D’autre part, je n’ignorais pas que c’était un ministère tory et conservateur qui gouvernait l’Angleterre, et qui, malgré son empressement à reconnaître notre révolution, n’avait pu la voir d’un œil bien favorable. C’étaient là les réflexions qui assiégeaient mon esprit en traversant la belle Angleterre si riche et si paisible. Elles n’ébranlèrent ni ma résolution, ni mes convictions. »

Ces réflexions rappelleront peut-être aux lecteurs assidus des Mémoires d’Outre-Tombe un passage assez analogue des souvenirs de Chateaubriand. Emigré comme Talleyrand en 1793, Chateaubriand y revenait en 1822 comme ambassadeur de Louis XVIII, et il employait les loisirs que lui laissait sa haute fonction à raconter les misères de sa jeunesse. A un moment du récit, la plume semble lui échapper de la main, il s’arrête : « J’ai interrompu mes Mémoires, dit-il, pour donner une fête en l’honneur de l’anniversaire de l’entrée du roi à Paris. Cette fête m’a coûté quarante mille francs ; les princes et les princesses de l’empire britannique, les ambassadeurs, les étrangers de distinction ont rempli mes salons magnifiquement ornés. Ma table étincelait de cristaux de Londres et de porcelaines de Sèvres : ce qu’il y a de plus délicat en mets et en fleurs y abondait. M. le Comte d’Artois, qui m’a fait faire compliment de ma somptuosité, ne savait pas en 1793 qu’il existait un futur ministre qui était juché au-dessus d’un cimetière pour péché de fidélité. » Je me trompe peut-être, mais il me semble que, pour cette unique fois, en fait d’élévation de sentiment et de gravité de ton, le politique a l’avantage sur le poète.

L’accueil qui attendait M. de Talleyrand ne fut pas de nature à ébranler sa confiance dans le succès de la mission dont il ne se dissimulait pas les difficultés. Le mouvement libéral des premiers jours subsistait encore, et ce fut avec les cris de : Talleyrand for ever ! que sa voiture à quatre chevaux, couverts de bandelettes tricolores, traversa les rues de la ville pour s’arrêter à l’ambassade. Mais dans le monde aristocratique qui entourait les ministres et qui alors, plus encore qu’aujourd’hui, avait part à l’action politique, le choix fait par la France avait été accueilli avec autant de surprise que de soulagement. On se serait résigné à voir arriver, non sans humeur, un de ces révolutionnaires assagis, Siéyès, Ginguené ou Garat, que le Directoire, dans ses rares jours de bon sens, avait envoyés à Vienne et à Berlin, et dont il aurait fallu souffrir les manières rudes et gauches et l’emphase démocratique. Ce fut un charme pour cette société d’élite d’avoir à saluer un homme de son rang, un des siens, parlant ce français d’autrefois, le seul qu’elle eût appris à comprendre, prenant place dans ses rangs sans affectation et comme sûr de lui-même.

C’est l’usage diplomatique anglais que les ambassadeurs reçoivent la première visite. On se pressa donc à sa porte, et on reconnut dans son intérieur disposé sans précipitation non le faste d’un luxe improvisé, mais une tenue simple et large qui semblait celle d’un bon ordinaire. Un point en particulier fut très remarqué : la supériorité de la cuisine française était généralement reconnue ; la chère de la table de M. de Talleyrand fut déclarée excellente et on se disputa l’avantage d’y être convié.

Mais où le succès du nouvel ambassadeur fut tout de suite très grand, ce fut dans un petit cercle de choix très influent alors, dont rien ne nous donne l’idée aujourd’hui, qu’on appellerait volontiers international et cosmopolite, si ces mots n’éveillaient de nos jours des idées d’une tout autre nature : c’était la réunion des diplomates qui avaient pris part, dans des positions différentes et au nom de diverses cours, aux congrès ou conférences dont la politique européenne avait fait si grand usage pendant toute la durée de la Restauration. Dans ce petit monde, assez plein de lui-même et du droit qu’on lui avait laissé prendre de disposer du sort des peuples, ils se connaissaient tous ; partout où ils se rencontraient ils vivaient comme en famille, et les transactions en cours pour l’accommodement de la guerre turco-russe et la constitution du royaume de Grèce en avaient amené à Londres un assez grand nombre. On juge quelle impression devait leur causer la réapparition si peu attendue de l’ancien plénipotentiaire de France au Congrès de Vienne. Devant cette figure familière aux plus vieux, les plus jeunes s’inclinaient avec déférence. Sans doute il arrivait au nom d’une royauté dont l’origine était suspecte et la solidité paraissait douteuse, mais sa présence et sa parole les rassuraient, et, par un renversement de rôles inaccoutumé, c’était l’ambassadeur qui allait servir de caution et de garant au roi qu’il représentait. C’était une situation de protecteur dont Talleyrand était trop adroit pour se donner à lui-même l’apparence, mais il ne lui déplaisait pas qu’on la lui prêtât. Je ne croirai donc pas que (comme on l’a raconté dans un récit d’un témoin qui s’est prétendu bien informé et qui aurait pu l’être), il ait, dès le lendemain de la révolution de Juillet, fait dire à M. de Metternich : « A nous deux nous maintiendrons la paix contre les anarchistes de France et les perturbateurs à l’étranger. Je me porte garant des intentions pacifiques du Duc d’Orléans. » Mais ce qu’il n’avait garde de dire lui-même, il le pensait peut-être et ne trouvait pas mauvais de le laisser dire[5].

Quoi qu’il en soit, ce fut certainement par l’effet d’une confiance de cette nature inspirée par le souvenir de leurs relations presque intimes à Vienne, que lord Aberdeen le choisit comme le premier confident de son dessein de provoquer une conférence afin de régler les affaires de Belgique, et accompagna sa proposition de détails sur ses intentions, assez confidentiels, dont il n’aurait assurément pas fait part à un inconnu. Tout en entrant pleinement dans ses intentions, Talleyrand ne craignit pourtant pas de faire connaître tout de suite par un acte public la position qu’il entendait prendre dans les délibérations auxquelles on lui demandait de s’associer. Admis à l’audience royale le 6 octobre, dans le discours qu’il adressa à Guillaume IV, il mit quelque affectation à appuyer l’union qu’il désirait faire régner entre les deux pays sur ce motif que l’Angleterre, comme la France, répudiait le principe de l’intervention dans les affaires intérieures de ses voisins. C’était toucher le point sensible, et mettre du premier mot l’Angleterre, plus qu’elle n’aurait voulu, peut-être, en hostilité directe avec les puissances continentales, qui professaient ouvertement le principe contraire et n’attendaient que l’heure favorable de le mettre en pratique. C’était, de plus, établir que la conférence ne pourrait en aucun cas aboutir à une intervention armée. On dit que le ministre, M. Mole, aurait désiré que cette déclaration fût faite solennellement par le plénipotentiaire de France à l’ouverture de la conférence. Il eût été probablement assez difficile de la laisser passer sans discussion. Deux mots placés à propos supprimaient tout débat et n’avaient pas moins d’autorité.

Un autre passage du même discours fut également remarqué. « L’ambassadeur, y était-il dit, d’une royauté votée unanimement par un grand peuple, se sent à l’aise sur une terre de liberté et près d’un descendant de l’illustre maison de Brunswick. » On ne pouvait rappeler plus délicatement à cet illustre descendant qu’il tenait sa couronne d’un héritage après tout révolutionnaire. Il y avait, assurément, quelque différence entre ce langage et la profession explicite du principe de la légitimité, sortie de la même bouche au Congrès de Vienne, et si lord Aberdeen, qui pouvait mieux que personne faire cette comparaison, eût été doué (ce qu’il n’était pas) de l’esprit caustique dont Palmerston, son successeur, devait faire preuve, il aurait eu assurément une assez belle occasion de sourire. Mais Talleyrand pensait évidemment que les principes n’ont pas en politique la même rigueur qu’en morale et qu’ils peuvent céder et varier avec l’intérêt patriotique. Il y a bien dans cette appréciation une part de vérité : à la condition de ne pas trop en exagérer l’application. C’est, sans doute, ce que Napoléon entendait, quand il disait : « Talleyrand est un philosophe, mais dont la philosophie sait s’arrêter à propos[6]. »

Les premières semaines qui durent s’écouler avant la réunion de la conférence, furent employées par Talleyrand à se mettre en relation avec ses futurs collègues et à étudier leurs caractères. Il n’avait pas fallu aller les chercher loin, car c’étaient, avec le ministre anglais lui-même, les ambassadeurs à Londres des trois grandes cours déjà accoutumés à se rencontrer dans une tâche pareille pour la constitution du royaume de Grèce ; on leur adjoignait seulement le ministre des Pays-Bas qui, pour se conformer à une disposition expresse de la convention d’Aix-la-Chapelle, était censé avoir provoqué la conférence, ce qui lui donnait le droit de prendre part à ses délibérations.

De ces importans personnages, avec lesquels M. de Talleyrand allait vivre dans un commerce quotidien qui ne devait pas durer moins de quatre années, il s’est plu à analyser le caractère, dans ses Mémoires avec une grande largeur d’esprit et une modération bienveillante. Puis à ces traits gravés avec le burin de l’histoire, il joint un portrait de femme, esquisse d’un crayon plus fin. Son exemple m’encourage à faire comme lui en ajoutant seulement au tableau d’ensemble ce qu’il ne dit pas et ce qu’une réserve affectueuse ne lui a permis que de laisser entendre : c’est qu’il y eut alors non pas une seule, mais deux très grandes dames, placées par leur situation comme aux portes de la conférence, et dont l’influence s’exerça d’une manière sensible, sinon directement sur les décisions des négociateurs, au moins sur l’état de leur esprit et de leur âme. C’étaient la propre nièce de l’ambassadeur de France, Dorothée de Courtaude, alors duchesse de Dino, depuis duchesse de Talleyrand et de Sagan, et Dorothée de Benkendorff, princesse de Lieven, ambassadrice de Russie. L’action adroite et fine qu’on laissa prendre à ces discrètes conseillères, aura peut-être été le dernier hommage que, dans nos temps démocratiques, la politique aura rendu à la beauté et à l’élégance.

La Providence se plaît parfois à présenter aux regards des générations nouvelles, des figures qui semblent d’un autre âge et dont le modèle a depuis longtemps disparu. Rien assurément ne ressemblait plus, en 1830, à ces brillantes passes d’armes de la Fronde, qu’ont si poétiquement illustrées de nobles héroïnes, dont on ne peut raconter la vie sans mêler le roman à l’histoire, les Chevreuse, dont la séduction troublait Richelieu, les Palatine, dont Bossuet a sanctifié le repentir, les Châtillon enchanteresses qui luttaient de finesse et de ruse avec Mazarin, les Montbazon, dont la mort précipita Rancé dans le cloître, et surtout cette touchante sœur de Condé, pour qui un grave philosophe de nos jours s’est épris d’un tardif amour. Il était pourtant impossible de connaître, et même de voir la duchesse de Dino, sans penser qu’elle était de leur race et que, venue au jour trop tard de deux siècles, c’était dans leur compagnie qu’elle aurait dû naître et vivre. Elle les rappelait par un air de commandement sans hauteur, je ne sais quoi d’impérieux dans le regard et dans la coupe du visage, qui n’ôtait rien à la grâce, et une manière aisée de traiter des intérêts des Etats, sans paraître sortir de son élément naturel, et comme si c’eût été pour elle affaire de famille. Introduite à quatorze ans par sa mère, la duchesse de Courlande, dans l’intérieur du prince de Talleyrand, mariée à l’aîné de ses neveux, elle était restée sa compagne préférée et sa confidente, dans toutes les phases de sa carrière. Elle avait charmé Vienne par une beauté naissante dont Londres admirait maintenant une maturité qui, loin de l’altérer, en accroissait l’éclat. Talleyrand dit simplement qu’il s’attendait bien qu’elle l’aiderait dans sa tâche, en sachant conquérir la bienveillance de la société anglaise. Elle exerça si bien ce droit de conquête, que par dérogation aux règles de l’étiquette, on lui accorda le rang d’ambassadrice auquel elle n’avait pas strictement droit. Ses lettres, publiées récemment dans un intéressant recueil, permettent d’apprécier la rare distinction de son esprit. Le tour, qui est vif et net, est l’expression même de la fermeté et de la finesse du jugement : et çà et là, à de piquantes appréciations sur les événemens du jour, se joignent quelques traits d’une profondeur et d’une pénétration morales telles que la passion seule les révèle aux âmes élevées qui n’en ont pas ignoré l’épreuve.

De la princesse de Lieven nous avons deux portraits différens, tracés par des maîtres, mais qui ne s’accordent que sur un point, c’est que ce fut elle en réalité qui, grâce à l’ascendant qu’elle avait pris sur son mari, gérait la mission de Russie. On lui trouvait de l’esprit, dit rudement Chateaubriand (qui l’avait connue quelques années auparavant), parce qu’on croyait que son mari n’en avait pas, ce qui n’était pas vrai. Du reste il ne voit en elle qu’une douairière dont la conversation était fatigante, aride ; le visage aigre et mésavenant, n’ayant qu’un seule genre de conversation, la politique vulgaire, et, quand elle se trouvait avec des gens de mérite, revêtant sa médiocrité d’un air supérieur d’ennui.

Talleyrand, sans se refuser une part de raillerie, tient un langage plus poli. « Tout en convenant qu’elle faisait tort à son mari en le rendant plus effacé qu’il ne le devait être, il lui reconnaît de la dignité, de belles manières, beaucoup d’esprit naturel et une manière charmante d’écrire en français, d’un style varié et original. « Si elle écrit mieux qu’elle ne cause, c’est, dit-il, qu’elle se plaît surtout à interroger pour satisfaire son insatiable curiosité. » Ceux d’entre nous (et je ne dois pas être le seul survivant) qui l’ont connue plusieurs années plus tard à Paris, où elle est venue finir ses jours, trouveront, j’en suis sûr, que des deux appréciations, la plus bienveillante est aussi la plus juste. La plupart des traits que Talleyrand signale sont exacts, mais plus que tout autre ce qu’il dit de cette ardente curiosité qui cherchait toujours à se satisfaire et que la retraite (j’ai pu le vérifier moi-même) ne put jamais calmer. On dit que sa jeunesse n’avait pas été irréprochable, mais les récits que j’ai entendu faire à cet égard et surtout les noms que j’ai entendu prononcer ne m’ont pas permis de croire que le sentiment lui ait jamais fait oublier le goût passionné qu’elle avait pour connaître et juger les faits les plus secrets de la politique. Etablie en France, elle devait se lier, on le sait, avec le dernier ministre de la monarchie de Juillet, l’illustre M. Guizot, d’une amitié solide et sincère qui dura jusqu’à sa mort et qui les honora l’un et l’autre. Mais elle voulait que son salon, où il tenait naturellement la première place, fût ouvert aux politiques étrangers ou français, de passage ou en résidence, qui pouvaient lui apporter d’un point quelconque d’Europe ce que Saint-Simon, parlant d’un ministre disgracié, appelle le fumet d’affaires, dont elle ne se pouvait passer ; et je pus remarquer moi-même, à plus d’une reprise, que, malgré la bienveillance dont elle m’honorait, en raison de la situation de mon père, ma conversation lui paraissait plus intéressante le jour où mes relations avec le ministère des Affaires étrangères me permettaient de lui apporter quelques informations qu’elle ne pouvait obtenir autrement. M. de Talleyrand fait encore une remarque très juste quand il dit que, quand le pouvoir changeait de mains, elle avait toujours l’art de se trouver d’avance en bonnes relations avec le successeur. C’est bien ainsi que quand, en France, la royauté tomba, sans qu’elle eût répudié aucun de ses anciens amis, les meilleurs serviteurs du nouvel empire trouvèrent leur place déjà marquée chez elle : non qu’elle eût rien à attendre ou à réclamer d’eux, mais parce qu’elle tenait à rester voisine de tous les foyers de lumière. Je ne puis oublier, en particulier, que ce fut dans ce salon de la rue Saint-Florentin (autrefois la demeure de Talleyrand) que j’eus pour la dernière fois l’occasion de saluer la belle étrangère que j’avais connue autrefois, comme jeune secrétaire d’ambassade à Madrid, et qui devait être appelée quelques jours après au rang d’impératrice. La nouvelle circulait déjà et tenait tous les regards fixés sur elle, bien que le fait fût encore incertain. Mais quand je vis la maîtresse de la maison se placer sur une chaise basse auprès du sofa où elle avait fait asseoir la jeune beauté, je compris que le choix était fait et que je n’avais pas de temps à perdre pour lui offrir mes hommages si je ne voulais pas être confondu avec la foule des courtisans en espérance qui faisaient probablement la même observation que moi.

C’est ce soin d’être toujours en rapport avec les puissans du jour qui faisait la force de la princesse de Lieven dans la société de Londres, et c’est là sans doute ce qui décida M. de Talleyrand à lui consacrer la page de ses Mémoires où il convient que, bien qu’ayant eu à se défendre parfois de son persiflage, il eut à se louer du concours que lui prêta, à plus d’une reprise, le ministre de Russie qu’elle dirigeait, pour prévenir ou atténuer les conseils de violence ou d’emportemens venus de Saint-Pétersbourg.

Quand la date de la réunion de la conférence approcha, il fut temps d’établir avec précision la ligne de conduite que devait tenir le plénipotentiaire de France. C’est à quoi il fut pourvu, outre les instructions officielles, toujours de leur nature un peu vagues, par un document écrit tout entier de la main du roi Louis-Philippe, et qui, par une intelligente appréciation de tous les intérêts en conflit et la prévision perspicace de tous les incidens qui pouvaient naître, parut à M. de Talleyrand un chef-d’œuvre de finesse et de raison. C’est l’hommage qu’il rend à cette pièce remarquable en l’insérant textuellement dans ses Mémoires[7].

C’était, en réalité, un problème assez compliqué, mais qui pouvait être posé dans des termes d’une rigueur presque mathématique.

Le point essentiel et que l’on pouvait considérer comme le facteur principal de la formule, c’était le maintien de l’indépendance acquise aux Belges par leurs généreux efforts et, par suite, la dissolution du royaume-uni érigé comme une œuvre de menace et d’hostilité contre nous. À ce sujet, aucune transaction n’eût été compatible avec l’honneur et la dignité de la France. Mais l’autre terme qu’il n’était pas moins nécessaire de combiner avec celui-là pour obtenir une solution pacifique, c’était de donner à l’État nouveau une organisation qui ne fût pas de nature à susciter chez l’Angleterre la crainte de voir reparaître, en vue de ses côtes et de ses ports, la prépondérance française qu’elle avait impatiemment soufferte pendant la République et l’Empire. Il fallait, en un mot, que l’arrangement nouveau effaçât la plus odieuse conséquence, mais ne parût pourtant pas la revanche de 1815.

A toute autre condition la jalousie britannique était réveillée. Albion rentrait dans la coalition toujours latente dont elle était spontanément sortie et son appui reconstituait l’hostilité ancienne des quatre puissances auxquelles la France n’aurait eu à opposer qu’une armée très inférieure à leurs forces combinées, dût-elle même l’appuyer par une propagande révolutionnaire qui aurait imprimé à l’état général de l’Europe un ébranlement dont elle n’aurait pas été la dernière à souffrir.

Deux grandes difficultés paraissaient s’opposer à première vue à l’accommodement qui était dans de telles conditions à rechercher et à découvrir : d’une part, la volonté impérieuse, très publiquement annoncée de l’empereur Nicolas, de ne se prêter à rien de ce qui pourrait enlever à la maison de Nassau la situation élevée que le Congrès de Vienne lui avait assurée. C’était, en second lieu, la situation particulière du grand-duché de Luxembourg, dont les populations, unies à la Belgique par d’anciennes traditions et une communauté de sentimens, avaient pris une part active à l’insurrection et comptaient bien en recueillir le fruit, mais qui faisaient pourtant partie, on l’a vu, de la Confédération germanique, et dépendaient par là de la Diète, où la volonté de Metternich était souveraine. Le roi grand-duc n’avait pas manqué de s’adresser à cette haute assemblée, pour obtenir d’elle l’appui auquel il avait droit en qualité de confédéré, et bien que la Diète se fût prononcée très énergiquement (je l’ai rappelé), par plusieurs délibérations, sur le droit et le devoir d’intervention réciproque qui naissait du lien fédéral, elle avait eu la prudence d’en ajourner l’application à l’égard du Luxembourg, en déclarant s’en remettre, pour la défense de ses droits, à la décision attendue de la Conférence : de toutes les questions qu’on lui donnait à résoudre, ce n’était assurément ni la moins délicate, ni la moins grave.

Il y avait bien, entre les sentimens contraires dont la rencontre allait avoir lieu, et l’opposition était prévue, une solution moyenne qui pouvait opérer la conciliation : ce n’était plus la séparation administrative et même politique des deux parties du royaume-uni, à laquelle les États généraux de Hollande consentaient de bonne grâce et le roi Guillaume se résignait à contre-cœur ; mais son nom étant devenu trop odieux à ses sujets révoltés, et son obstination trop connue pour qu’une combinaison qui lui laisserait une part quelconque, même nominale du pouvoir, pût inspirer la moindre confiance. Le cas n’était pas le même pour son fils, le prince d’Orange, qui avait ordinairement habité Bruxelles, s’y était acquis une bienveillance assez générale et qui, dans la crise récente, avait essayé de faire prévaloir à la Haye des conseils de modération. Ne pouvait-on pas lui conférer, soit une vice-royauté pleinement indépendante, soit même une souveraine autorité ? La princesse sa femme, sœur de l’empereur de Russie, pouvait plaider sa cause à Saint-Pétersbourg, et sa qualité d’héritier de la maison de Nassau donnait satisfaction aux vieilles traditions de l’Angleterre. C’était au moins une épreuve à tenter, et qui réunissait en Belgique (on le croyait du moins) d’assez nombreux suffrages.

Par malheur, un fâcheux incident vint, à la veille même de l’ouverture de la Conférence, compromettre cette dernière ressource de ceux qui espéraient encore une pacification. Après la triste journée de Bruxelles, dont le prince n’avait ni donné le conseil, ni pris la direction, il avait dû se retirer avec les troupes hollandaises en désarroi dans la ville d’Anvers, que la présence d’une citadelle fortement armée maintenait encore dans la soumission à la royauté. De là, il essaya de nouveau de négocier avec le gouvernement provisoire de Bruxelles les conditions d’une suspension d’armes qu’il lui eût été peut-être difficile d’obtenir, mais auxquelles le roi son père, toujours impatient de reprendre la lutte, ne voulut pas s’associer. Découragé par ce désaveu, le prince crut devoir quitter le territoire belge, en faisant d’assez touchans adieux aux populations qu’il aurait mieux aimé gouverner que combattre, et en annonçant qu’il allait chercher ailleurs (c’est-à-dire évidemment en Angleterre) l’issue d’un mouvement qu’il ne pouvait plus ni calmer ni contenir.

Effectivement, à peine arrivé à Londres, une de ses premières visites fut pour Talleyrand, et il écrivit même une lettre assez humble au roi Louis-Philippe pour lui demander d’appuyer ses prétentions.

Seulement, il ignorait peut-être qu’à peine avait-il été embarqué l’insurrection déjà maîtresse de toutes les campagnes environnantes, gagnait la cité même d’Anvers et venait à bout, sans peine, des troupes hollandaises démoralisées. Dans le conflit assez court qui s’engagea, quelques projectiles lancés au hasard vinrent atteindre les murs de la citadelle ; le général Chassé, qui en avait le commandement, se trouvant offensé ou se croyant menacé, y répondit par un bombardement qui incendia tout un quartier. Une délégation, arrivée en toute hâte de Bruxelles, ne put obtenir la cessation du feu que moyennant une capitulation qui préservait la forteresse de toute nouvelle atteinte. Ce déplorable incident poussait au comble l’exaspération des esprits et une injuste prévention imputait une part de la responsabilité à l’abandon précipité du prince qui, ne pouvant le prévoir, n’avait pu le prévenir.

C’était une fâcheuse complication ; le malheur, cependant, avait une compensation. En se trouvant face à face le 4 novembre, les cinq plénipotentiaires auraient peut-être eu quelque embarras à définir eux-mêmes le terrain sur lequel ils étaient appelés à se rencontrer. Les douloureux incidens d’Anvers leur fournissaient une occasion naturelle d’engager la conversation. A tout prix, avant de tenter une entreprise pacifique, quelle qu’en fût la nature, il fallait mettre fin aux violences réciproques qui enflammaient les haines, et arrêter l’effusion du sang. Une proposition, ayant même le caractère d’une sorte d’injonction, dut être adressée aux deux parties en conflit, à l’effet de mettre, par un armistice immédiatement conclu, fin aux hostilités. Les troupes respectives, disait le protocole où cette décision fut portée, doivent se retirer réciproquement dans la ligne qui séparait, à l’époque du traité du 30 mai 1814, les possessions du souverain des Provinces-Unies de celles qui ont été jointes depuis à son territoire pour former le royaume des Pays-Bas. La proposition dut être transmise à la Haye par le ministre hollandais présent à la délibération, et à Bruxelles par deux délégués, l’un anglais, M. Cartright ministre à Francfort, l’autre français, le premier secrétaire de l’ambassade, M. Bresson.

Sous une apparence inoffensive, la décision avait pourtant des conséquences morales qui ne pouvaient échapper à l’esprit perspicace de Talleyrand. D’une part, bien qu’il fût très expressément stipulé que la démarcation proposée pour la ligne d’armistice ne préjugeait rien pour déterminer plus tard la répartition définitive des territoires, le seul fait qu’on voyait reparaître l’ancienne division des provinces néerlandaises, était en quelque sorte un congé solennellement donné au système de fusion et d’amalgame qu’avaient décrété les traités de 1815. De plus, il fallut bien confier la délégation de la conférence à Bruxelles à des agens anglais et français. C’était, à la vérité, la carte forcée, car aucune des trois autres cours ne se serait souciée d’entrer en relation avec des révoltés, et leurs envoyés eussent été peut-être assez mal accueillis. Mais il n’en résultait pas moins que la France et l’Angleterre se trouvaient dès le premier jour exclusivement chargées de la partie la plus délicate de la négociation, celle qui consistait à chercher des conditions acceptables pour une insurrection victorieuse. Aussi Talleyrand s’empressait-il d’écrire : « J’espère que le roi aura vu avec plaisir un armistice utile à la cause de l’humanité et de l’ordre, dans lequel la France et l’Angleterre tiennent le premier rang, tandis que la Russie, la Prusse et l’Autriche n’y paraissent que d’une manière secondaire... L’affaire est donc, comme le roi l’a toujours voulu, entre l’Angleterre et la France[8]. »

La proposition d’armistice ne pouvait manquer d’être acceptée des deux parts, bien que ce dût être avec autant de répugnance à la Haye que d’empressement à Bruxelles. Guillaume, quelle que fût son impatience de combattre, ne pouvait se dérober aux instances des puissances qui disposaient de son sort. Pour le gouvernement provisoire de Bruxelles, c’était tout avantage d’être traité comme un pouvoir reconnu et admis à la qualité de belligérant. Il y eut pourtant quelque réserve des deux côtés. Les Belges n’auraient voulu attribuer à l’intervention de la Conférence qu’un caractère de médiation philanthropique et humanitaire, n’emportant pour eux aucun engagement de se soumettre aux résolutions qui pouvaient suivre. Le roi des Pays-Bas désirait limiter la suspension d’armes à un terme très court et il élevait des difficultés nombreuses sur la ligne d’armistice à tracer, notamment dans les régions riveraines de la Meuse qui n’avaient pas fait partie des Provinces-Unies. De plus, il voulait préserver sa marine des contestations auxquelles pouvaient donner lieu la navigation de l’Escaut et sa double embouchure. Il y eut là de quoi occuper la Conférence pendant plusieurs semaines et lui faire pressentir à quel point, des relations, même provisoires, étant difficiles à établir, on était encore loin de compte pour arriver à un règlement définitif.

Mais ces lenteurs, naturelles aux allures de la diplomatie, ne pouvaient convenir à l’impatience d’un peuple en révolution. D’ailleurs, la situation de la Belgique était très pressante ; dans un pays où le travail seul nourrissait une nombreuse population ouvrière, l’incertitude, en suspendant toutes les relations industrielles et commerciales, produisait une crise aiguë. L’anarchie, déjà déchaînée sur plus d’un point, était partout menaçante et un gouvernement improvisé, sans racine, se sentait de jour en jour plus impuissant à la prévenir. Aussi la réunion du congrès national qui ne pouvait être retardée d’un jour, eut lieu le 10 novembre, le lendemain même de l’arrivée des délégués de la Conférence, et aussitôt après avoir pris connaissance et accusé réception de leur message, l’assemblée se mit, sans une heure de relâche, à sa tâche d’organisation constitutionnelle. Elle attestait par cet empressement la volonté de devancer les décisions en cours de la Conférence, en donnant à la nationalité nouvelle des bases légalement posées, avec lesquelles tous les médiateurs, bienveillans ou non, seraient obligés de compter.

Trois résolutions principales furent adoptées en moins de quinze jours, soit à l’unanimité, soit à des majorités considérables, après des discussions assez vives, mais soutenues avec un mélange très remarquable de modération et de vigueur. Leur ensemble mit en lumière, dans les deux partis, catholique et libéral, dont la distinction était toujours sensible, mais dont l’union subsistait encore, tout un personnel politique déjà formé et aussi bien préparé à l’usage de la liberté qu’il avait été résolu à la conquérir.

La première de ces résolutions confirmait la déclaration déjà faite par la constitution de la Belgique en un État indépendant. La seconde adoptait pour cette constitution le principe de la monarchie héréditaire.

Par cette double déclaration, le congrès national ne répondait pas seulement au vœu très général de la nation belge, il allait avec soin au-devant des deux principaux sujets d’inquiétude que la révolution triomphante pouvait causer aux sages ou timorés politiques d’Europe. La proclamation de l’indépendance était faite en termes si nets et si absolus qu’elle ne prononçait pas seulement la séparation de la Hollande, à laquelle tout le monde était plus ou moins résigné, mais elle excluait toute idée d’annexion à la France et de retour aux limites impériales et républicaines, dont le vœu exprimé déjà tout haut dans les réunions révolutionnaires et démocratiques de Paris et de Bruxelles, n’était nulle part plus mal accueilli qu’en Angleterre.

Pour donner un témoignage de sagesse plus complet, on ajouta à la déclaration d’indépendance une réserve assez embarrassée et d’un tour énigmatique qui pouvait donner lieu à plus d’un commentaire : sauf les relations du Luxembourg avec la Confédération germanique.

Quant à l’adoption du principe monarchique, c’était une garantie donnée aux amis de l’ordre et de la paix pour qui le nom seul de la république était encore un épouvantail. Cet acte de raison devait paraître d’autant plus méritoire que, pour le faire accepter, il avait fallu passer outre à des oppositions respectables, telles que celle du célèbre libéral Potter, victime naguère si populaire de la persécution hollandaise, et qui, plutôt que de sacrifier ses préférences républicaines, aima mieux donner sa démission du gouvernement provisoire et même du congrès. Il fallut accepter celle aussi d’un savant ecclésiastique, l’abbé de Hœrne, qui poussait jusqu’à cette conséquence extrême l’évolution devenue commune à tous les anciens catholiques vers les idées libérales.

Mais la troisième résolution était dictée par une inspiration et devait produire une impression différente. Elle était ainsi conçue : « Le congrès national déclare, au nom du peuple belge, que les membres de la famille d’Orange-Nassau sont à perpétuité exclus de tout pouvoir en Belgique. » Ainsi le fils était compris dans la proscription du père. C’était contrarier les vœux de Londres en ayant l’air de les ignorer, et résister en face aux menaces de Saint-Pétersbourg. L’intention était d’autant plus marquée que les plus grands efforts avaient été tentés pour laisser la question en suspens. Les partisans de la maison d’Orange, encore nombreux dans la ville, avaient fait entendre des menaces de résistance contre une décision qui paraissait dépasser les pouvoirs du congrès ; à la dernière heure même, le gouvernement français, craignant l’impression que recevrait l’Angleterre, avait dépêché un envoyé pour s’opposer à toute résolution précipitée ; on ne consentit pas à le recevoir.

Restait donc à savoir comment cette sorte de défi serait accepté ou relevé. La princesse d’Orange, sœur de Nicolas, voyait-elle juste et était-elle dans le secret de son frère quand, apprenant la résolution du congrès à la Haye, où elle résidait encore, elle s’écria : « Cette fois, c’est fait ; toute réconciliation est impossible, les armes seules videront le différend. Les Belges jouent de leur reste et le terme de leur fureur révolutionnaire approche[9]. »


II

Il est possible, en effet, que la marche des événemens eût pris ce tour précipité, si l’avenir de la Belgique eût été la seule question à résoudre et si le tsar eût été en mesure de la trancher seul. Mais loin de se simplifier à ce degré, les termes du problème devenaient, au contraire, chaque jour plus complexes. Le mouvement imprimé par la révolution de 1830, se développant et se généralisant, amenait dans la situation intérieure de tous les États d’Europe, une incertitude et des sujets d’alarme qui rendaient leur action plus gênée et leur accord plus difficile.

D’abord pendant que le congrès délibérait à Bruxelles et que la Conférence discutait les conditions de l’armistice, il n’y avait pas eu moins de deux crises politiques et deux changemens ministériels, l’un à Londres et l’autre à Paris.

A Londres, le ministère conservateur, déjà très ébranlé par les progrès de l’opinion libérale, auxquels il cédait de mauvaise grâce et à contre-cœur, s’était laissé tomber sur un incident sans gravité : c’était une parole maladroite de Wellington, dont le découragement avait pris à la dernière heure un caractère d’obstination puérile assez fréquent chez les caractères qui sont doués de plus de force que de souplesse. Avec lui disparaissaient les derniers représentans de cette politique aristocratique et contre-révolutionnaire dont le grand Pitt avait laissé l’héritage aux Liverpool et aux Castlereagh. L’Angleterre de Waterloo avait cessé d’être pour ne plus renaître, et cédait la place à une Angleterre libérale, presque démocratique, qui arrivait au pouvoir, le drapeau d’une large extension électorale à la main. Pour l’Angleterre, confiante dans la solidité de ses institutions, cela ne s’appelait encore qu’une réforme, mais pour ses anciens alliés, c’était une révolution que Metternich ne craignait pas de nommer une catastrophe.

Nulle part ce changement de scène ne devait être plus complet que dans le parlement diplomatique au petit pied qui tenait séance à Londres. A un ministère qui subissait avec un consentement triste et résigné l’indépendance belge, un autre allait être substitué qui prendrait la nationalité affranchie sous sa protection et ne souffrirait pas qu’on lui contestât le droit d’exister. C’était un puissant auxiliaire pour Talleyrand dans la ligne qu’il avait à suivre. Chose assez singulière cependant, que sa correspondance et ses Mémoires attestent, il n’en éprouva pas une satisfaction sans mélange. Est-ce seulement parce qu’il avait rencontré dans Wellington et dans Aberdeen deux vieux amis, qui, se trouvant dans l’embarras, avaient pris confiance en sa sagesse et subissaient volontiers son influence, ou bien une sorte d’instinct divinatoire l’avertissait-il qu’il allait trouver dans le nouveau secrétaire d’État des Affaires étrangères, dont le nom était encore peu connu, un allié dont l’humeur ombrageuse et méfiante, l’âpre personnalité, le désir constant d’attirer sur soi l’attention et la faveur populaires, rendraient l’amitié incommode ? En tout cas, il fit à Palmerston entrant dans la Conférence à la place d’Aberdeen, un accueil sinon froid, en tout cas, moins cordial qu’on n’aurait pu l’attendre de la communauté désormais complète de leur ligne de conduite.

Le changement ministériel opéré à Paris avait eu une plus grande importance encore. C’était la dissolution inévitable de la coalition formée, comme je l’ai rappelé, au lendemain de 1830 entre des hommes d’État différant plus encore de caractère et de tempérament que d’opinion. Il y avait d’une part ceux qui avaient adhéré à la révolution à regret, en quelque sorte, à leur corps défendant, et qui, satisfaits du régime constitutionnel si déplorablement compromis par le coup de tête de Charles X, ne désiraient que de le faire rentrer et de le maintenir dans la voie dont, sans cette attaque imprudente, ils n’auraient jamais désiré le voir sortir : ceux, en un mot, qui voulaient le moins de révolution possible. En face d’eux il y avait ceux, au contraire, pour qui l’avènement d’un souverain élu n’était que le point de départ d’un renouvellement du même genre imprimé à l’ensemble de toutes les institutions. Pour les uns, la révolution était faite, il fallait la clore ; pour les autres, elle n’avait encore porté que la moindre partie des fruits qu’ils étaient en droit d’en attendre. Ainsi se dessinaient et se formaient dans le sein du cabinet deux partis qu’on appelait, dans la langue politique du temps, le mouvement et la résistance. Leur union purement accidentelle dans le même conseil devait se rompre d’elle-même. La résistance était appuyée sur la majorité de la Chambre des députés, qui sortie une fois malgré elle de l’ordre légal, se sentait déjà entraînée plus loin qu’elle n’aurait voulu. Le mouvement était porté par cette effervescence populaire qui monte et bouillonne toujours à la surface d’une société remuée dans ses profondeurs quand les pouvoirs, nés de la veille et encore chancelans, hésitent à en appeler, même pour leur défense, à une force publique désarmée et découragée par le triomphe récent d’une insurrection. La résistance était maîtresse au parlement, mais très intimidée dans l’exercice d’un pouvoir déjà contesté ; le mouvement se donnait bruyamment carrière dans la rue.

Les plus sages jugèrent que le jour d’une lutte, tôt ou tard inévitable, n’était pas encore venu, et donnèrent au roi le conseil de céder à temps et de profiter de la faveur personnelle dont il jouissait encore pour fixer et borner lui-même la mesure de concession qu’il jugerait indispensable. MM. Mole, Guizot, de Broglie, Dupin et Casimir Perier sortirent donc du cabinet où MM. Laffitte et Dupont de l’Eure furent presque seuls conservés. L’avis prudemment donné fut habilement suivi. M. Laffitte, à qui le roi confia la direction du nouveau ministère, était un financier avisé qui tenait, d’un usage libéral de sa grande fortune, un renom très supérieur à son mérite politique, mais qui n’avait nulle envie de la compromettre en prolongeant les agitations révolutionnaires. Sa situation pécuniaire était même, on le savait, déjà très atteinte, et il n’en disconvenait pas, disant avec cette fatuité qui était un des traits de son caractère : « Que voulez-vous ? On nomme usuriers ceux qui font leurs affaires en prêtant à la petite semaine. Moi, j’ai prêté à la grande semaine, l’héroïque semaine de Juillet. »

En attendant, connaissant ses embarras, le roi lui était venu en aide en acquérant à des conditions avantageuses quelques-uns de ses immeubles, et en facilitant ainsi de gros paiemens qui devaient être faits à une échéance critique. Il acquérait par là la reconnaissance d’un serviteur dévoué, que sa faiblesse pouvait entraîner à de regrettables défaillances, mais qui n’irait de lui-même au-devant d’aucun parti extrême.

Mais ce à quoi le roi tenait par-dessus tout et à quoi il dut pourvoir avec un soin tout particulier, ce fut à garder personnellement en main la conduite de la politique extérieure et principalement de la grande affaire, pressante et délicate entre toutes, que Talleyrand avait la mission de traiter à Londres. Le portefeuille des Affaires étrangères vacant par la retraite de M. Molé fut confié d’abord au maréchal Maison, brave soldat, étranger jusque-là à toute action diplomatique, et qui devait accepter sans discussion la direction qui lui serait donnée, et j’ai dit avec quel soin elle lui fut tracée par une lettre autographe du roi lui-même. Puis à cette nomination, évidemment provisoire, un choix définitif fut substitué dans la personne du général Sébastiani, le même qui avait été un instant nommé en juillet, et à qui le déplaisir, devenu assez insignifiant, du général Pozzo ne fit plus cette fois obstacle. Celui-là était un ami personnel avec qui on pouvait parler à cœur ouvert. Ce ne fut pas à lui non plus cependant que furent destinées les dernières et plus intimes confidences. Le roi et l’ambassadeur s’étaient réservé un moyen ignoré du ministre lui-même d’être tenus régulièrement au courant des moindres incidens intéressant la suite de leurs desseins.

L’intermédiaire de ces communications secrètes était naturellement indiqué. C’était cette sœur du roi, la princesse Adélaïde, qui, au moment de la crise suprême, avait exercé, comme on l’a vu, par son entretien avec l’ambassadeur russe, une action décisive. C’était pour Louis-Philippe une compagne d’enfance, avec qui son intimité était complète. Elevés ensemble à l’école de l’adversité, soumis aux mêmes épreuves, mêlés l’un comme l’autre aux sociétés les plus diverses, sentimens, jugemens, tout était devenu commun entre eux. L’affection fraternelle était confirmée par une complète unité de vues politiques, fait d’ailleurs très ordinaire et à peu près inévitable dans les maisons royales où la politique est toujours mêlée aux intérêts et par là aux affections de famille. Au moment de prendre la grande résolution qui allait décider de leur destinée, il n’y avait eu entre le frère et la sœur d’autre dissentiment que celui qui naissait de la différence de leurs caractères. Tandis que Louis-Philippe, averti de la responsabilité qu’il encourait et des périls qui l’attendaient, avait délibéré jusqu’à la dernière heure, et tint encore toute sa vie à établir qu’il n’avait cédé qu’à une nécessité suprême d’intérêt public, Adélaïde, d’une nature plus ardente et d’un jugement moins étendu, ne se cachait pas d’avoir sinon désiré, au moins toujours prévu le dénouement ; et, le moment venu, elle n’avait éprouvé ni hésitation, ni doute.

La princesse avait fait promettre à Talleyrand d’entretenir avec elle une correspondance régulière dont il était bien entendu que le roi aurait connaissance, et il n’avait garde d’y manquer. Mais il avait trop longtemps vécu dans l’atmosphère des cours pour ne pas savoir que, même dans celles qui sont le moins sévères sur l’étiquette, la bienséance ne permet pas de tout dire aux personnes royales, et il s’était ménagé à lui-même un moyen plus intime encore de penser et de parler à l’aise. C’était un échange de lettres avec une ancienne amie, la princesse de Vaudemont, dont l’affection datait pour lui de la brillante époque où le jeune abbé de Périgord charmait toute la belle jeunesse de Versailles par la grâce de son esprit, et elle lui était restée fidèle (ce ne fut pas la seule dans ce cas), à travers toutes les péripéties de son existence. Issue d’une branche de la famille de Montmorency, Mme de Vaudemont était veuve du dernier héritier de cette maison de Lorraine qui a tenu une si grande place dans l’histoire de France et qui gardait encore, à la veille de la chute de la monarchie, ce rang de prince étranger dont murmurait Saint-Simon. Du reflet de cette grandeur, pourtant bien pâlie, était restée pour Mme de Vaudemont l’habitude d’être traitée partout avec des égards particuliers, et notamment de vivre sur un pied d’égalité familière avec la nouvelle famille royale. M. de Talleyrand, qui la connaissait, se fiait à elle pour savoir à propos parler ou se taire, et ne se gênait pas pour lui faire part de toute la finesse et même de toute la malice de ses jugemens. Dans la collection soigneusement gardée de ses moindres billets, la partie anecdotique, bien que certainement la plus piquante, n’est pourtant pas la principale. C’est, en réalité, une série de bulletins politiques d’une grande liberté de langage, et confiés à une main prudente pour être, suivant l’occasion, montrés ou gardés secrets.

Toutes les précautions étaient donc prises pour que rien ne souffrit de l’inclinaison fâcheuse, bien que nécessaire, donnée à la politique de Paris. Le seul inconvénient qu’on ne put éviter, ce fut qu’en prenant possession le nouveau cabinet, dans une déclaration assez ambiguë, dut signaler la gravité de la situation extérieure et fut à ce sujet vivement interpellé sur ses intentions. On s’en tira pour cette fois avec une proclamation retentissante du principe de non-intervention faite même sur un ton de menace dont l’écho aurait pu amener quelque protestation au dehors, si l’attitude encore incertaine, mais déjà supposée, du cabinet anglais n’eût tenu tout le monde dans l’attente. Ce n’en était pas moins le premier indice d’une complication qui allait faire le grand embarras et par moment le désespoir de cette longue négociation : la nécessité, à chaque pas qui serait fait, d’en donner connaissance et même d’en rendre compte à trois parlemens à la fois (Bruxelles, Londres et Paris) du haut de trois tribunes et devant une opposition toujours curieuse et souvent passionnée : il fallait négocier ainsi, au grand jour, à haute voix, portes ouvertes, dans une atmosphère traversée par les courans d’air enflammés de toutes les passions politiques. Mis à pareille épreuve, je doute que les célèbres diplomates de Munster, d’Utrecht et de Vienne eussent pu mener leur tâche à fin.

Mais il y avait un danger plus grave encore pour le maintien de la paix que ni Louis-Philippe ni Talleyrand n’auraient pu prévenir : c’était l’attitude avouée de patron et de protecteur de toutes les passions révolutionnaires en Europe, prise par le héros, le triomphateur des grandes journées, celui qui se vantait d’avoir mis le roi sur le trône et qui, à ce titre, aurait trouvé assez naturel de régner lui-même sous son nom. La position dominante encore occupée par La Fayette était sous ce rapport, comme sous bien d’autres, le grand embarras de la situation et peut-être a-t-on aujourd’hui quelque peine à la comprendre. Comment expliquer, en effet, ce retour de fortune inattendu qui ramenait, après trente ans de retraite et d’oubli, un revenant de 1789, porté par le même courant de faveur populaire qui avait autrefois salué sa jeunesse ? Mais ce qu’il y a de plus singulier, c’est que c’était bien, malgré le temps écoulé, toujours le même homme, avec le même mélange déjà éprouvé de nobles qualités et de puériles illusions préparant de déplorables faiblesses.

On raconte que Charles X se plaisait à dire : « Il n’y a que deux hommes en France qui n’aient pas changé : M. de La Fayette et moi. »

L’assimilation était juste ; il n’y avait entre ces deux octogénaires qu’une différence, c’est que l’un aurait voulu arrêter l’histoire de France là où l’autre croyait devoir la commencer, mais, à cela près, c’étaient deux émigrés de dates et de causes opposées, n’ayant pas plus l’un que l’autre, suivant la formule bien connue, rien appris ni rien oublié. Rien de ce qui s’était passé sous les yeux de La Fayette pendant ces longues années, rien de ce qui l’avait atteint lui-même, — ni cette lamentable journée du 6 octobre où il avait dû ramener en captif, de Versailles, le roi qu’il avait voulu défendre, — ni la sédition menaçante qu’il avait dû réprimer lui-même dans le sang au Champ de Mars, à la Fédération de 1791, — ni les décrets de la Convention lui enlevant son commandement militaire et l’obligeant d’aller chercher un refuge dans les prisons de l’étranger, — ni les jours, pénibles à supporter, de la dictature impériale, ne l’avaient averti du désastre et des humiliations qui suivent les entraînemens révolutionnaires. Aucune déception non plus ne lui avait appris combien sont trompeurs et passagers les applaudissemens de la foule, et il s’y abandonnait, au contraire, avec d’autant plus de complaisance qu’il en avait été plus longtemps sevré. Terreur, Convention, Empire, ce n’étaient à ses yeux que des déviations momentanées d’un noble courant : il suffisait pour le purifier de remonter à sa source. Cette fixité de sentimens expliquait même le parti qu’il avait pris d’accepter la monarchie à l’Hôtel de Ville, au lieu de laisser proclamer la République, qui l’aurait certainement appelé à la Présidence. Beaucoup s’en étonnaient ; quelques-uns lui en savaient gré. Je crois en vérité qu’il n’y avait même pas songé. Le mot de république lui rappelait d’importuns souvenirs qu’il était pressé d’écarter. La France avait à ses yeux un type de constitution tout dressé, c’était la monarchie démocratique votée par l’assemblée constituante, la monarchie, comme il aimait l’appeler, entourée d’institutions républicaines. A quoi bon chercher ailleurs ? aussi la seule chose dont il se plaignit déjà c’était de n’avoir pas été consulté à temps sur la révision de la charte : il n’aurait pas manqué d’entourer la royauté nouvelle de toutes les précautions défiantes dont lui seul ne se souvenait pas combien le malheureux Louis XVI avait souffert. Que rien absolument ne fût changé chez La Fayette, c’est ce qu’attestait même son apparence extérieure. C’était bien toujours, par un contraste vraiment piquant, la tenue correcte et distinguée de l’homme de cour, nullement altérée par le contact de tant de sociétés d’allures très différentes qu’il avait dû fréquenter ; une courtoisie empressée qui n’avait rien de la fraternité démocratique ; des idées de date récente, exprimées avec les locutions d’autrefois ; et, si on ose descendre à ce détail puéril, un parler légèrement nasillard qui était, je crois, l’accent de Versailles. C’est au point que, quand il rendait visite à mes parens (avec qui le souvenir de sa vive amitié pour Mme de Staël lui fit conserver des relations jusqu’à son dernier jour), j’étais frappé de sa ressemblance avec de vieux oncles ou cousins attachés au maréchal mon bisaïeul, dans l’armée de Condé, à qui on me faisait rendre de temps à autre une visite de complimens.

Par cet alliage de sentimens et d’habitudes d’origine diverse, il était à peu près seul de son espèce ; aussi les amis nombreux qui s’empressaient autour de lui en l’adulant, n’ayant pas l’imagination fixée aux mêmes souvenirs passés, ne bornaient pas non plus, comme lui, leurs espérances d’avenir. S’ils avaient accepté de sa main la monarchie pour lui agréer, ils entendaient bien qu’il la ferait marcher dans la voie qu’il lui avait tracée, et si (comme les hésitations du roi commençaient à le faire craindre) elle venait à trébucher et faiblir, aucun d’eux n’était prêt à lui tendre la main pour la soutenir. Ils formaient, en un mot, le noyau principal de ce qu’on appelait, comme j’ai dit, le parti du mouvement ; et ce qui rendait leur action très à craindre, c’est que parmi eux La Fayette avait dû choisir le personnel composant l’état-major général de toutes les gardes nationales de France, dont le commandement suprême lui était dévolu comme en 1789 : poste élevé qui lui était particulièrement cher parce qu’il lui rappelait ses beaux jours. Or, de toutes les qualités dont La Fayette passait pour être doué, la moindre assurément était la connaissance des hommes et le discernement des caractères. Pour entrer dans son intimité et avoir droit non seulement à sa confiance, mais à la distribution de ses généreuses largesses, il suffisait de faire une profession de foi à son goût, assaisonnée de complimens pour sa personne. À ce titre, on était classé dans le nombre des bons citoyens (prononcez le mot sans ouvrir l’o, à l’ancienne mode) auxquels il n’était plus permis de toucher. C’était assurément une grande complication que de voir placer à la tête de la milice chargée à ce moment, à peu près seule, de veiller à l’ordre menacé, tous les cerveaux brûlés qu’exalte une crise révolutionnaire et les intrigans de bas étage qui travaillent à l’entretenir pour en profiter.

Mais d’autres hôtes plus dangereux ne tardèrent pas à accourir, attirés par le bon accueil qui les attendait : c’étaient les réfugiés politiques de tous les pays, bannis de leur patrie, à la suite soit de la réaction de 1815, soit des mouvemens insurrectionnels tentés quelques années plus tard et que le poids de la coalition européenne avait fait partout avorter. Il y en avait de toute contrée et de toute couleur : des Espagnols, auxquels notre expédition très clémente de 1823 n’avait pu sauver la vie qu’à la condition de leur interdire le sol natal ; des Piémontais, dont Charles-Albert, après avoir été d’abord leur instigateur et leur complice, les ayant abandonnés, ne pouvait plus souffrir la présence dans ses États ; des Milanais, compagnons de captivité de Gonfalonieri et de Pellico, des Romagnols insurgés contre la domination pontificale, des patriotes allemands, objets de toutes les rigueurs de la Diète germanique pour avoir gardé trop de souvenirs des promesses libérales faites en 1813 ; enfin, des victimes portant la trace de plus anciennes et de plus profondes blessures, des Polonais pleurant l’unité de leur patrie.

L’état-major de la garde nationale de Paris devenait ainsi un champ d’asile, et comme une cour des miracles ouverte à tous les condamnés politiques d’Europe, sur le seul vu de la sentence qu’ils avaient pu encourir. On ne pourrait dire qu’on y conspirait, car ce n’est pas conspirer que de parler tout haut en annonçant ce qu’on va faire d’un ton menaçant et par de bruyans appels dans la presse ; mais on formait ostensiblement des groupes munis d’armes et enrégimentés d’avance, prêts à passer la frontière à l’abri du drapeau français, dès qu’aurait éclaté la guerre générale, dont on croyait la déclaration imminente ; et en attendant, on ne négligeait rien pour faire naître quelque incident de nature à la provoquer. Des rendez-vous étaient donnés à des amis prévenus d’avance, en Savoie, pour pénétrer en Italie ; à Bayonne ou à Perpignan, pour se faire ouvrir les portes d’Espagne. La Fayette, ou connaissait ces menées, ou les approuvait d’avance ; comment refuser sa sympathie à des coreligionnaires malheureux ? Il y allait de l’honneur de la France à ne pas les abandonner. Sur un point même, dans les Provinces Basques, l’appel fut devancé : quelques mouvemens insurrectionnels furent tentés et immédiatement réprimés par la police espagnole. Dans les papiers saisis sur les agitateurs arrêtés, on trouva des passeports français et d’autres preuves d’une participation d’agens de nos autorités municipales ou provinciales dont la nomination, surprise dans le désordre des premiers jours, était devenue irrévocable par la haute protection dont ils étaient couverts[10].

On conçoit dans quel embarras de pareilles découvertes jetaient le gouvernement.

Professer hautement à Londres le principe de non-intervention de tout État dans le régime intérieur de ses voisins, l’imposer même aux puissances qui croyaient avoir l’intérêt et le droit de se préserver d’une contagion menaçante, et en même temps à Paris, pratiquer soi-même une intervention à peine déguisée par des manœuvres indirectes de propagande, c’était une contradiction impossible à justifier. Il ne suffisait pas au ministère, assez rudement interpellé par tous les ambassadeurs, d’affirmer que l’autorité royale n’était pour rien dans l’abus de son nom ; les dénégations officielles ne satisfaisaient personne. C’était duplicité ou aveu d’impuissance : aucune des deux interprétations n’était faite pour inspirer confiance.

Entre l’une et l’autre, il y avait d’ailleurs un lieu où on n’hésitait pas, c’était à Saint-Pétersbourg ; l’impatience du tsar devant ces provocations indirectes croissait d’heure en heure : « Oh allons-nous ? disait-il à l’envoyé du roi de Prusse, auquel il reprochait la longanimité et la froideur de son souverain. On ne voit donc pas qu’il s’agit d’une cause qui est non seulement la mienne et la vôtre, mais celle de tous les souverains d’Europe, de l’Empereur du Maroc lui-même ? Charles X nous a doublement lié les mains par son parjure et son abdication : monsieur Louis-Philippe prend à tâche de nous démontrer chaque jour davantage quelle confiance on doit placer en lui : il forme des bataillons qui vont marcher sur les Pyrénées pour détrôner les Bourbons : les officiers français partent en uniforme pour préparer et exercer l’armée belge, et puis on nous déclare à la face de l’Europe que nous n’avons, nous, aucun droit de mettre ordre à ce qui se passe en Belgique. Est-ce supportable ? » Revenant ensuite sur le passé : « J’aurais voulu, dit-il, maintenir par la force des armes le principe de la légitimité, mais je ne l’ai pas fait parce que, étant le plus jeune des souverains (bien qu’ayant déjà trente ans d’âge), j’ai dû respecter une expérience plus mûre que la mienne ; mais cette patience a pourtant un terme : j’aurais pris fait et cause pour la Belgique si la modération du roi des Pays-Bas ne m’avait arrêté. » Il convenait d’ailleurs que c’était à dessein qu’il faisait connaître dans les feuilles publiques la mobilisation de son armée, parce que c’était la seule manière de faire savoir à la France et à l’Europe que les puissances alliées étaient prêtes à combattre en commun[11].

Effectivement, il multipliait et pressait ses armemens, à tel degré que ses ministres en étaient surpris, d’autant plus que ses résolutions paraissaient dans les gazettes de l’Empire sans qu’il eût pris soin de les en prévenir. Ce fut au point que le comte de Nesselrode, sérieusement inquiet d’un élan qu’il n’était pas lui- même en mesure ni en liberté d’arrêter, engagea en confidence le ministre de Prusse à représenter personnellement les motifs qu’avait son souverain de craindre et d’éviter une conflagration immédiate.

L’envoyé prussien entra dans cette pensée et remit à Nicolas lui-même une note manuscrite ayant véritablement la forme d’une apologie. Après avoir constaté l’effectif très faible de troupes dont la Prusse disposait pour défendre ses possessions de la rive gauche du Rhin, qui seraient certainement occupées sans effort par les troupes belges et françaises unies, il touchait à des considérations d’un ordre plus élevé, propres à surprendre et à faire réfléchir un maître enivré de son pouvoir et peu accoutumé à écouter d’autre langage que celui de la complaisance et de l’adulation. « Que l’Empereur, disait-il, ne se fasse pas l’illusion de croire qu’avec une armée qu’on peut appeler automatique, il puisse tenter une entreprise qui ne peut être accomplie que par une armée nationale animée d’un sentiment de nationalité patriotique, défendant chez elle ses foyers et ses biens (Haus und Herd), comme la Russie en a donné l’exemple après l’incendie de Moscou. En réalité, malgré le demi-million d’hommes que la Russie a mis alors en campagne, elle n’a jamais ajouté plus de cent cinquante mille hommes à l’armée des alliés, parce que, pour faire une véritable armée, il faut autre chose que des hommes. La France, si on vient l’attaquer chez elle, aura des moyens de défense qu’on ne peut calculer ; elle peut y ajouter la puissance des passions révolutionnaires. » « Dans une guerre d’agression, ajoutait-il, tous les dangers porteraient sur la Prusse et, dans la meilleure hypothèse, elle ne pourrait que préserver les frontières prussiennes et allemandes et cela, non au moyen des ressources de la Russie, toujours limitées dans une guerre de ce genre, mais par un nouveau soulèvement de tous les peuples allemands.

L’Empereur, dans sa réponse, ému peut-être de cette perspective d’un élan révolutionnaire à opposer en Allemagne à celui qu’il redoutait de voir se développer en France, rendait justice aux raisons de prudence militaire ou financière qui pouvaient faire hésiter le roi de Prusse à entrer en ligne, mais il lui rétorquait son argument en rappelant que c’était à lui à susciter en Allemagne un mouvement patriotique contre les prétentions françaises.

« D’après mon faible sentiment, disait-il avec une sorte d’ironie à l’envoyé prussien, vous n’avez pas fait tout ce qu’on doit faire dans un cas comme celui dans lequel nous nous trouvons, quand le feu est à la maison du voisin. Votre force réside dans la nation armée, la landwehr. Pour donner à la nation le sentiment de sa force et pour lui rendre facile de résister aux séductions de l’exemple dangereux qu’elle a sous les yeux, on aurait dû profiter de son organisation militaire ; on aurait dû armer la landwehr : rien ne dignifie l’homme autant que de sentir le poids des armes, et en même temps la discipline militaire corrige plus facilement les excès et le mauvais goût des avocats et des folliculaires qui se fait toujours sentir dans les provinces rhénanes, mais qui céderait devant l’esprit militaire. » Quant à lui, il ne doutait pas que sa nation, s’il lui faisait appel, le suivrait avec joie et qu’il serait en état, même sans le concours de l’Angleterre, de sauver tous les trônes du danger commun, en tout cas, il aimait mieux périr sur le champ de bataille que de se laisser enlever, l’un après l’autre, ses droits les plus légitimes. Enfin, il lui faisait entendre qu’il savait de science certaine que la prudence pusillanime du roi n’était pas partagée par tous ses conseillers et en particulier par toute sa famille. Le prince royal et surtout le prince de Prusse frère du roi (depuis, l’empereur Guillaume) pensaient comme lui et n’auraient pas répugné à prendre une allure plus décidée[12].

On racontait même en effet que la princesse Albert de Prusse, fille du roi des Pays-Bas, au milieu d’un repas de famille, s’était jetée aux pieds du roi, et le suppliant de ne pas faire cause commune avec ceux qui abandonnaient son père. Le roi la releva affectueusement en lui rappelant qu’il y avait des intérêts dont les femmes ne devaient pas juger.

Ce langage dont le secret n’était pas gardé, et que commentaient d’ailleurs la succession des décrets d’armement publiés dans les gazettes de Saint-Pétersbourg, ne pouvait manquer d’exciter partout de justes craintes. Entre les provocations parties de la presse de Paris et les allocutions hautaines de Saint-Pétersbourg, c’était un échange d’action et de réaction, une succession, si on peut parler ainsi, de coups et de chocs en retour qui entretenaient les esprits dans une constante agitation. Il n’y eut donc pas lieu de s’étonner que la France, menacée de se voir d’un jour à l’autre prise au dépourvu-se mit en mesure de relever le gant s’il lui était jeté et prît d’avance une situation fortement défensive. Ce n’était pas s’éloigner de la ligne pacifique que le roi entendait toujours garder et dont ses nouveaux ministres, malgré quelques mouvemens d’impatience nerveuse et quelques imprudences de langage, ne lui demandaient pas de se départir. Deux mesures importantes furent donc prises. On fit savoir à Vienne et à Berlin que, si une armée russe franchissait la frontière de Pologne et pénétrait sur un point quelconque du territoire germanique, cette démonstration, que rien ne motivait, serait considérée comme un acte d’agression et immédiatement relevée. Un projet de loi demandant un appel supplémentaire de 80 000 hommes sur la classe de 1830 fut proposé aux Chambres. En soi, la mesure, répondant à une préoccupation générale, et très bien justifiée, aurait dû paraître plutôt propre à garantir qu’à menacer la paix, mais le langage du ministère qui présenta le projet, et l’accueil enthousiaste qui lui fut fait, en changeaient involontairement le caractère. « La France, dit M. Laffitte, ne permettra pas que le principe de non-intervention soit violé, mais elle s’efforcera aussi d’empêcher que l’on compromette une paix qui aurait pu être conservée... Nous continuerons donc à négocier, et tout nous fait espérer que ces négociations seront heureuses. Mais, en négociant, nous armerons. « Puis après avoir énuméré toutes les forces dont la France pouvait disposer : « Un million de gardes nationaux, dit-il, les appuieraient et le roi, s’il en était besoin, se mettrait à la tête de la nation. Nous marcherions serrés, forts de notre droit et de la puissance de nos principes, et, si des tempêtes éclataient à la vue des trois couleurs et se faisaient nos auxiliaires, nous n’en serions pas comptables à l’univers. »

Le ministre aurait eu connaissance de la discussion engagée entre les deux souverains du nord que la dernière phrase de ce manifeste n’aurait pas été tournée différemment, car cet appel à l’effet de l’apparition du drapeau tricolore pouvait justifier également, soit la prudence du Prussien, soit la bouillante impatience du Russe. Quel effet elle aurait produit, surtout suivie du vote unanime des deux Chambres, c’est ce qu’on serait curieux, mais ce qu’on n’eut point occasion de savoir, car le même courrier qui faisait connaître à Pétersbourg le compte rendu du débat des Chambres françaises, y apportait une autre nouvelle dont l’effet imprévu ne laissait place à aucune autre impression. Une révolution venait d’éclater en Pologne : le prince, frère du tsar, qui commandait, avait dû capituler et fuir, l’insurrection était maîtresse du pays, et, suivant la forme désormais consacrée du rituel révolutionnaire, un comité provisoire avait pris en main la direction du mouvement en même temps que le maintien de l’ordre public et rédigeait un programme de concessions à obtenir du gouvernement impérial.

L’organisation particulière donnée par Alexandre en 1815, dans une intention libérale, au grand-duché de Varsovie et qui l’érigeait en royaume de Pologne, aurait dû prévenir cette explosion et contribua, au contraire, à lui donner la rapidité d’un coup de théâtre. Conservée comme un État distinct de l’Empire russe, la Pologne gardait deux institutions qui lui rappelaient le souvenir de son ancienne indépendance : une armée nationale, et une assemblée législative portant encore le nom et reproduisant en certaine mesure la composition des anciennes Diètes. De nombreuses infractions faites du vivant même d’Alexandre et plus encore par son successeur à cette constitution qui, au fond, ne satisfaisait personne, servirent, l’esprit du jour aidant, de motif ou de prétexte à l’insurrection : l’armée se trouva alors toute prête à s’y rallier, et la Diète à la consacrer.

L’événement confirmait les sombres pronostics du tsar sur les vertus contagieuses de l’esprit révolutionnaire, mais il aurait certainement préféré que la démonstration fût faite ailleurs qu’à sa porte et à ses dépens. Il était piquant que ce fût à lui-même de faire les frais de l’expérience qu’il avait tâché de prévenir, et qu’elle s’opérât dans des conditions de nature à faire douter de la force des moyens qu’il pouvait y opposer. Aussi son dépit égala sa surprise et, au premier moment, il l’exhala assez ouvertement. Rencontrant le chargé d’affaires de France, M. de Bourgoing, jeune officier qu’il traitait avec bienveillance, l’ayant eu sous ses ordres dans la campagne de Turquie... « Eh bien ! mon ami, quelle nouvelle ; voilà ce que c’est que l’exemple ! Je ne dis pas cela pour vous, quiètes, j’en suis sûr, aussi contrarié que moi, mais où va-t-on quand on commence ? » Puis il ne craignait pas de dire que rien ne serait arrivé si on l’avait écouté ! l’armée polonaise aurait été expédiée sur le Rhin et remplacée en Pologne par des réserves russes qui ne se seraient pas si aisément laissé faire. Il ne disait pas, ce qui était pourtant le fait, que la crainte d’être employés à faire la police à Cologne ou à Coblentz pendant que des Russes la feraient à Varsovie, était un des principaux moyens d’action exploités par les insurgés pour pousser les soldats polonais à la défection.

Ces premiers momens d’irritation passés, il prit sur lui et fit meilleure contenance. Passant, suivant son usage, la revue du bataillon qui montait chaque soir la garde devant son palais, il appela les officiers à faire cercle autour de lui et, leur racontant, avec une extrême animation, l’offense faite à Varsovie à la majesté impériale, il fit appel à leur dévouement pour la venger. Des transports d’enthousiasme lui répondirent, auxquels se mêlaient des cris de haine contre la Pologne, qui rappelaient les anciennes luttes de race et de religion. M. de Bourgoing, qui était présent, raconte que le gros du bataillon, trop éloigné pour entendre les paroles de l’Empereur et ne sachant pas bien de quoi il était question, ne se livra pas moins à de bruyantes manifestations. Ils croyaient sans doute, dit M. de Bourgoing, que l’Empereur venait d’annoncer le commencement de cette guerre contre la France dont on leur parlait chaque jour. A partir de ce moment, le mot d’ordre fut de dire que l’insurrection de Pologne n’était qu’une échauffourée qui serait réprimée en quelques semaines, et alors l’armée victorieuse, transportée d’avance sur la frontière, serait toute prête pour aborder le conflit désormais inévitable.

En attendant, cependant, ce résultat toujours douteux, il n’y avait plus lieu de presser davantage des alliés incertains à une action immédiate. On ne pouvait sérieusement pas demander à la Prusse d’aller faire face à la révolution en Belgique et en France pendant qu’elle la laisserait dans le dos contre elle-même en Pologne et qu’elle ne pourrait plus compter sur le puissant auxiliaire qui s’était jusque-là offert à elle avec empressement. Le roi de Prusse avait donc tout lieu de s’applaudir d’avoir été sage, et c’est ce qu’il fit sentir avec une douce ironie. Ayant à sa table le maréchal Diebitch qui venait de Russie pour la seconde ou troisième fois afin de souffler le feu et offrir des plans de campagne : « Eh bien, maréchal, lui dit-il assez haut pour être entendu de tous les convives, où sont maintenant les 160 000 hommes que l’Empereur nous promettait ? » De gré ou de force, pour les plus ardens, un temps d’arrêt et une détente au moins momentanée étaient nécessaires ; et ce n’est pas un des faits les moins singuliers à noter que cette révolution polonaise, qui devait être l’année suivante le plus grand danger pour le maintien de la paix, eut au contraire pour effet, à la première heure, de prévenir un éclat qui n’avait jamais été plus menaçant[13].

Dans une partie bien liée, toutes les pièces du jeu se tiennent, tous les coups se commandent, et un joueur habile profite de toutes les défaillances de son adversaire. C’est ce que sut faire M. de Talleyrand, qui se servit très heureusement du désarroi que la révolution imprévue de Varsovie avait jeté dans les rangs qui lui étaient opposés, pour leur faire faire un pas considérable dans la voie où ils ne le suivaient qu’à regret.

Depuis six semaines qu’elle durait déjà, la Conférence n’avançait pas ; l’établissement de la ligne d’armistice rencontrait, de la part des deux partis à concilier, des difficultés qui naissaient l’une de l’autre. Les demandes des Belges, sur plusieurs points, étaient excessives ; mais ce qui tenait surtout tout en suspens c’était une prétention du roi Guillaume appuyée sur une argumentation subtile qui en déguisait mal la mauvaise foi. Il était convenu que l’armistice suspendait, non pas seulement les opérations militaires sur terre, mais aussi le blocus maritime établi par les escadres hollandaises sur les côtes de Belgique, et effectivement, elles eurent ordre de se retirer ; mais, sous prétexte que toutes les embouchures de l’Escaut étaient situées sur le domaine reconnu à la Hollande, Guillaume soutint que l’armistice ne s’étendait pas jusque-là et qu’il avait droit de maintenir sa flotte en arrêt dans des eaux qui lui appartenaient, de manière à barrer complètement la navigation du fleuve. La levée du blocus était ainsi complètement illusoire, et c’était en quelque sorte couper la respiration à des provinces entières de Belgique, et en particulier à la ville d’Anvers dont toutes les transactions de commerce et de toute nature ne peuvent s’opérer que par sa communication avec la mer. Il n’y eut qu’une opinion dans la Conférence sur ce moyen vraiment dérisoire de se jouer de la décision qu’on prétendait observer. Il était évident qu’on était en face du dessein prémédité de trouver un motif de ne pas obéir, dans l’espérance qu’un incident imprévu mettrait en désaccord les puissances représentées à la Conférence et viendrait infirmer ses décisions.

C’est effectivement le calcul dont le roi des Pays-Bas ne devait pas, comme on le verra, se départir pendant près de deux années et qui, avec son obstination naturelle, explique sa longue résistance à accepter une nécessité qu’il se refusait toujours à reconnaître comme définitive. Mais cette fois, loin d’amener le conflit, l’incident imprévu qui était l’objet de ses vœux secrets en écartait indéfiniment la chance, et son principal défenseur dans la Conférence, le ministre de Russie, ne pouvant plus menacer de la foudre, perdait une partie de son influence. Il faut ajouter que d’avance il avait ouvertement blâmé les tergiversations ridicules du roi de Hollande, et que par l’influence de Mme de Lieven (qui s’en vante dans sa correspondance avec le premier ministre lord Grey) il l’avait engagé à n’y pas persister. M. de Talleyrand jugea donc que le moment était venu de faire prendre à la Conférence une décision qui coupât court à tout espoir de retour vers un passé qui ne pouvait plus renaître. Après une discussion très vive qui ne dura, nous dit-il, pas moins de sept heures, la Conférence, conformément au désir des envoyés anglais et français, décida, par un protocole qui dut être communiqué au roi de Hollande que l’amalgame parfait et complet que les puissances avaient voulu opérer entre les deux pays n’ayant pu être obtenu, il serait désormais impossible à effectuer ; que dès lors, il était indispensable de recourir à de nouveaux arrangemens. Elle engagea les plénipotentiaires du roi des Pays-Bas et le gouvernement provisoire de Belgique à envoyer à Londres des commissaires munis d’instructions assez complètes pour être entendus sur ce qui pourrait faciliter ces nouveaux arrangemens.

En apparence cette déclaration semblait ne faire que consatrer un fait accompli ; mais, si l’on songe dans quel état d’incertitude la Conférence s’était réunie, c’était un résultat important, que d’avoir fait constater, par le concours de toutes les puissances, que sur un point capital les traités de 1815 avaient vécu. C’était un fait aussi très digne de remarque que de voir mettre sur un pied d’égalité les représentans d’une royauté et les envoyés d’un gouvernement issu d’une révolution. L’impression morale était assez forte pour qu’en recevant communication du protocole des mains du ministre anglais à la Haye, le ministre des Affaires étrangères hollandais lui dît avec vivacité : « Allez-vous déclarer aussi à l’Angleterre qu’elle doit renoncer à l’union avec l’Irlande ? » « J’espère, disait M. de Talleyrand en envoyant le texte de l’acte, que le roi sera satisfait. La signature de l’ambassadeur de Russie était précieuse à avoir, et vous l’y verrez. » « Je vous félicite, de tout mon cœur, écrivait en réponse la princesse Adélaïde, de ce résultat de la Conférence. C’est un beau et satisfaisant succès, j’en jouis doublement pour nous et pour vous, mon cher prince. Le roi est dans la joie, et il est fier du succès de l’ambassadeur de son choix. » Ajoutons que Talleyrand écrivait lui-même à Mme de Vaudemont : « J’avais bien toujours espéré rendre inutiles les armemens du maréchal Soult et ceux de la Russie. »

La satisfaction causée par cette première solution d’une affaire qui commençait à lasser la patience générale fut d’autant plus grande qu’elle coïncidait avec un autre événement qui n’était pas moins heureux et qui succédait à des jours de crainte et d’angoisse. C’était le dénouement pacifique du procès intenté devant la Cour des Pairs aux ministres de Charles X, On a quelque peine à comprendre aujourd’hui avec quelle passion toute une partie de la population de Paris, et en particulier de la garde nationale, réclamait que la peine capitale fût infligée aux ministres et surtout à l’ancien président du conseil, auteur des ordonnances de Juillet. On ne peut s’en rendre compte qu’en rappelant que jusqu’à cette époque, la légitimité de la peine de mort en matière de crime politique n’avait fait doute en France, moins encore qu’ailleurs, dans l’esprit d’aucun gouvernement et d’aucun législateur. Sans parler de l’effroyable abus qu’en avait fait la première république, les gouvernemens plus modérés de l’Empire et de la Restauration n’avaient pas cru pouvoir défendre leur pouvoir sans recourir à plusieurs reprises à cet acte de justice exemplaire. Les cris de : Mort aux ministres partis ! des rangs des légions de service retentissaient sur le passage des Pairs de France se rendant à la Cour, et on disait couramment qu’ils ne les traverseraient pas une seconde fois en sécurité s’ils faiblissaient dans l’exercice de leur mandat : ne pas traiter en criminels les violateurs de la Constitution, c’était, disait-on, contester l’étendue de leur faute, et par là, la légitimité même de la révolution qu’ils avaient amenée.

Heureusement une opinion plus sage prévalut dans les rangs élevés de la société, et l’impulsion fut donnée surtout par le roi lui-même, sa vaillante sœur et sa pieuse femme. Pendant toute la durée de son règne, Louis-Philippe se refusa à toute exécution, même en apparence la mieux motivée, sur ceux qui n’avaient fait qu’attenter à son pouvoir : les assassins même furent graciés souvent par son intervention expresse. Il disait volontiers : « Il faut avoir vécu dans les mauvais jours pour savoir ce qu’un homme éprouve en sentant à son réveil le tranchant du fer sur son cou. » Grâce à cette influence ouvertement et énergiquement exercée, l’arrêt de la Cour des Pairs ne porta aucune conséquence extrême et à partir de ce jour-là, en fait, l’article du Code pénal appliquant la peine de mort en matière politique cessa d’exister. Quand M. de Lamartine en proclamait la suppression officielle, en 1848, du balcon de l’Hôtel de Ville, la cause était gagnée et les acclamations populaires y répondirent sans une apparence de protestation. C’est donc à tort qu’on lui rapporte l’honneur d’avoir fait prévaloir dans nos lois ce sentiment d’humanité sur l’empire de la violence des passions de parti. Il faut en faire hommage à qui de droit, au roi Louis-Philippe et à la Chambre des Pairs de 1830.

Une autre conséquence dont on put également s’applaudir de cette crise heureusement terminée, ce fut la démission de M. de La Fayette du poste de commandant suprême de toutes les gardes nationales de France. Aucun de ceux qui ont connu La Fayette ne le soupçonneront, assurément, d’avoir cédé ce jour-là plus qu’aucun autre à un esprit de vengeance contre ses adversaires politiques. Il s’était donc prononcé aussi nettement que personne contre l’exécution réclamée. Mais par le fait de la détestable organisation de son état-major où personne ne commandait et où toutes les passions se donnaient carrière, le service de la garde nationale, pendant ces jours difficiles, avait été réglé de manière à ne donner aucune garantie à la sécurité des juges. Les abords du palais et le jardin même du Luxembourg avaient été confiés aux bataillons dont les dispositions étaient le plus suspectes. C’était au point qu’il n’y avait aucune assurance, la sentence une fois rendue, que le passage dans la rue ne devînt pas l’occasion de quelque grave et peut-être même sanglante manifestation populaire. La résolution courageuse du jeune ministre de l’intérieur, M. de Montalivet, prévint ce péril. Aussitôt que l’arrêt fut connu et pendant que l’audience l’attendait, il effaça de sa propre main l’écrou que le gardien ne se croyait pas en droit de lever, puis, faisant monter les ministres dans sa propre voiture, leur fit traverser ainsi la foule surprise et les conduisit jusque dans le château de Vincennes, où, sous la garde du brave général Daumesnil, leur vie était à l’abri de toute atteinte. Le souvenir de ces instans critiques agissait assurément sur l’esprit de la Chambre des députés qui discutait au même moment une loi organique sur la garde nationale, et fut un des motifs qui la déterminèrent h supprimer le poste de commandant supérieur si peu compatible d’ailleurs avec les principes constitutionnels. Elle apporta pourtant dans cette décision de tels ménagemens qu’elle déclarait que le titulaire actuel resterait en possession de sa dignité jusqu’à ce qu’il lui convînt à lui-même d’y renoncer. Mais La Fayette avait compris l’intention, et, quelque instance qu’on lui fît, tint à envoyer sa démission. M. de Talleyrand, à qui cette résolution fut communiquée par ses correspondans, avait trop de réserve pour en témoigner ouvertement sa satisfaction. Il n’est pas douteux, cependant, qu’il l’éprouvât. C’était assez d’un ministre des Affaires étrangères officiel avec qui il ne s’entendait pas toujours. Un ministre officieux qui dérangeait souvent son jeu lui causait une gène et une inquiétude dont il était heureux d’être délivré.


DUC DE BROGLIE.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1899 et du 15 janvier 1900.
  2. Duc de Broglie, Souvenirs, t. IV, p. 56.
  3. Guizot, Mémoires de mon temps, t. II, p. 87.
  4. Louis Blanc, Histoire de dix ans, t. II, p. 16.
  5. Les paroles que je cite sont tirées d’un écrit inséré dans un numéro de la Revue de France du 15 septembre 1880 et émané d’un agent qui avait effectivement, à ma connaissance, rempli plusieurs fois des missions secrètes auprès de M. de Metternich, mais son récit est trop directement en contradiction avec les pièces authentiques publiées depuis lors, dans les Mémoires de Metternich, et celles que je possède moi-même dans les papiers de Talleyrand, pour mériter confiance. Seulement, il rend fidèlement l’impression dont il avait gardé le souvenir.
  6. Je trouve ce jugement dans une note remise à Talleyrand lui-même par son ami le duc de Dalberg, sur l’opinion que Napoléon avait gardée de lui.
    Je ne sais si je puis me permettre, à propos de ce discours tenu à l’audience royale de rapporter une petite anecdote que je tiens du premier secrétaire de l’ambassade, M. Bresson. Le morceau d’éloquence diplomatique avait été rédigé avec grand soin par Talleyrand lui-même et dut être copié sur la pièce autographe pour que l’expédition en fût faite à Paris où on l’attendait sans doute avec anxiété. Le courrier parti, les secrétaires s’aperçurent avec consternation que le document préparé avait été oublié et restait sur la table de la chancellerie. Grande fut leur terreur quand il fallut annoncer leur méprise à l’ambassadeur, et ils s’attendaient à recevoir une semonce d’importance. M. de Talleyrand ne manifesta aucun signe d’impatience et leur dit simplement : « Messieurs, vous avez dû bien mal dormir. »
  7. Mémoires, t. III, p. 380. C’est une lettre du roi adressée au maréchal Maison, chargé par intérim du portefeuille des Affaires étrangères pendant une crise ministérielle que j’aurai à faire connaître plus loin.
  8. Talleyrand à Madame Adélaïde, 17 novembre 1830.
  9. Dépêche de M. Bertin de Vaux, ministre de France à la Haye, 18 déc. 1830.
  10. Au sujet de cette tentative d’insurrection espagnole, qui eut lieu dès le mois d’octobre, avant même le changement ministériel, M. Louis Blanc, dans l’Histoire de dix ans, t. Il, p. 78, donne des détails dépourvus de toute vraisemblance et auxquels M. Dupin, t. II, p. 509, membre du premier ministère, oppose une dénégation formelle. Il convient pourtant qu’une somme de cent mille francs fut donnée aux insurgée à titre de secours par la cassette royale, à la demande instante de M. de La Fayette, transmise par M. Laffitte.
  11. Droysen, Document cité, p. 601 et 603.
  12. Droysen, Document cité, p. 601 et 603.
  13. Dépêches de M. de Bourgoing (déc. 1831) et Souvenirs d’histoire contemporaine de ce diplomate, p. 526-537.