Le Dernier Humoriste anglais, Charles Lamb
BY TH. N. TALFOURD.
BY CHARLES LAMB.
On peut avoir vécu à Londres fort long-temps, et n’avoir jamais aperçu Chancery-Lane.
Ce n’est point une rue, ni une allée, ni un impasse, ni un carrefour, ni une ruelle, ni un passage ; c’est quelque chose d’obscur et d’inoui, où quelques gens de loi, de commerce et de banque, sont venus établir leur sanctuaire. Vous y trouvez, mêlées dans une harmonie rougeâtre, et sur un fond bitumineux taché d’ocre et de corail, toutes les couleurs lugubres. Les maisons y sont hautes et de brique, mais d’une brique vénérable, bronzée par les vapeurs, cuite par le soleil, noircie par le temps ; — d’une brique brune, brun-rouge, brun-pâle, brun-vert, mordorée et glacée de jaune, qui me charmait singulièrement en 1818. Cette impression était-elle exacte ? Je n’en jurerais pas ; c’est ainsi que la gamme des nuances qui embellissent Chancery-Lane a déteint sur mon imagination, jeune alors. Là j’ai vu Charles Lamb, le charmant humoriste ; là j’ai fait mes premières armes littéraires. Il eût écrit à propos de Chancery-Lane une digression délicieuse, lui, le prosateur naïf et fin, — une de ces pages nonchalantes, babillardes et descriptives, amusantes pour le lecteur, et (ce qui vaut aussi quelque chose) pour l’auteur.
Ce coin de Londres et l’imprimeur Valpy, qui l’habitait, ne me préoccuperaient pas aussi vivement, si ce n’était le fond de la scène et le vrai paysage sur lesquels se détache l’étrange figure dont j’ai à parler. Que les bourgeois de Londres me pardonnent. Peut-être leur Chancery-Lane est-il aujourd’hui une très belle rue, comme la rue de Rivoli, ou le Corso ; — en pierre de taille ou en marbre, avec des cascades jaillissantes, et des iris qui frémissent sous le soleil. Peut-être me suis-je trompé. J’avais quelque quinze ans. Cette espèce de carrefour de l’enfer, triste passage entre deux rues tristes, avec son double régiment de grilles de fer me portant les armes, et ces maisons rechignées des avoués et des huissiers, rouges et menaçantes, se dressent encore devant moi. Je vois les garçons imprimeurs couronnés de papier (couronne de leur état, blason irréprochable), et la caverne littéraire, l’antre de Trophonius, l’atelier Valpy, qui occupait une des extrémités de ce mystérieux recoin. Voici la petite porte où entraient incessamment des rames de papier blanc, pour en ressortir sous forme de dictionnaires et de Gradus. C’était là, chez l’imprimeur Valpy, que se pétrissait toute la pâte érudite employée à l’alimentation d’Oxford, d’Eton et de Cambridge, éditions variorum, traductions, annotations, élucubrations classiques. Les accens grecs pleuvaient comme grêle dans cet antre où vingt maigres jeunes gens pâlissaient sur l’épreuve grecque, et pourchassaient l’accent rude hors de sa place avec une ferveur acharnée. Singulier souvenir et qui me plaît ! Il me rappelle Charles Lamb et ses amis les cockneys, Valpy et ses savans, et la première lecture de Wordsworth près de la rivière Serpentine, et la révolution littéraire à laquelle j’assistai là-bas, et les étranges sermons d’Irving, et toute cette vie originale des humoristes et des penseurs anglais, que je partageai tout jeune encore, et que la Grande-Bretagne a le malheur de perdre depuis que le continent la civilise et la polit à son image.
Peu de savans en Europe, ou de quarts de savans, en us, en os, et en phaleg, ont échappé à la nécessité de connaître James Valpy, l’éditeur du Pamphlétaire, la première des revues qui firent connaître le talent de Charles Lamb. Jeune, ambitieux et actif, je le vois assis et pâle, au milieu de son réseau érudit, de ses cartons grecs, de ses registres hébreux, de ses livres de compte bien tenus et de ses caisses pleines de guinées ; Arachné qui trônait au centre de sa toile. Lui-même était hébreu de naissance, et son nez d’aigle secondaire, crochu comme un point d’interrogation, tranchant comme un canif et pointu comme une aiguille, est resté aussi profondément gravé dans ma mémoire que sa rue tapissée de pourpre sombre, son irréprochable costume noir, sa culotte courte et son cabinet garni de cartons verts débordant de grec. C’était un roi.
Gail, l’abbé grec, lui écrivait des suppliques à genoux. Valpy possède des billets de Boissonade (non des suppliques, mais de fines critiques) ; j’imagine que notre spirituel savant Letronne lui a quelquefois écrit ; il correspondait avec Schweighœuser, Dornundblumenhœuser, Traurigfielschriebhœuser et Heyne. On ne voit de ces personnages qu’en Angleterre. Il vit encore dans quelque retraite de gentilhomme, ce merveilleux mélange d’Israël et de Londres, du commerce et du comme il faut, de l’érudition et de la banque, le tout fondu et composant l’acier le plus souple, le plus froid et le plus poli que l’on puisse imaginer. Valpy daigna imprimer mes juvéniles essais ; la chattière de son cabinet noir me laissa entrevoir pour la première fois la perspective baroque du monde littéraire. Modestes campagnes faites sous ce drapeau grec ! humble préface ! premier ébahissement en face du type qui reproduisait mes pattes de mouche ! commentaires sur le Pro Ligario, notes sur Thucydide, collations de manuscrits et de textes, lettres de Maittaire mises en ordre par moi-même (Epistolæ Mattarii), essais honnêtes et classiques, j’aime votre souvenir.
J’étais donc chez James Valpy, un soir de juin 1818, dans son cabinet, où il fallait allumer de la bougie à midi et du feu en juin, lorsqu’un petit et vieux bonhomme noir y entra ; on ne voyait de lui qu’une tête, puis de larges épaules, puis un torse délicat, et enfin deux jambes fantastiquement déliées et presque inapercevables. Il avait un parapluie vert sous le bras et un très vieux chapeau sur les yeux.
L’esprit, la douceur, la mélancolie et la gaieté jaillissaient par torrens de cette physionomie extraordinaire. Dès que vous l’aviez vue, vous ne regardiez plus ce corps ridicule ; il vous semblait que quelque chose de purement intellectuel était devant vous, dépassant la matière, brillant à travers la forme, s’extravasant comme la lumière et débordant de toutes parts. Il n’y avait ni santé, ni force, à peine une réalité anatomique suffisante, dans ces pauvres petits fuseaux entourés de bas de filoselle chinée, et terminés par des pieds inouis chaussés de larges souliers, lesquels posés à plat s’avançaient lentement sur le sol à la façon des palmipèdes. Mais on ne voyait rien de ces singularités ; on ne faisait attention qu’à un front magnifiquement développé, sur lequel se bouclaient naturellement des cheveux d’un noir lustré, à de grands yeux tristes, à l’expression d’une large prunelle brunâtre et liquide, à l’excessive finesse des narines, sculptées avec une délicatesse dont je n’ai pas vu d’autre exemple, à la courbe d’un nez très semblable à celui de Jean-Jacques dans ses portraits. Tout cela, l’ovale noblement allongé du visage, les contours exquis de la bouche, et la belle position de la tête, prêtaient de la dignité, et la plus haute de toutes, la dignité intellectuelle, à cette organisation débile et disproportionnée.
Le bon Lamb, — une sorte de Labruyère, d’Addison et de Sterne, que personne ne traduira jamais, et l’on fera bien ; — Charles Lamb, Carlagnulus, comme l’appelaient les savans ; Élia, comme disaient les gens à la mode (il avait trente petits surnoms d’amitié que lui donnaient les diverses classes, et je n’ai jamais entendu personne le traiter de monsieur Lamb, solennellement et sérieusement) ; le bon Lamb donc venait savoir des nouvelles d’un de ses amis, Hugues Boyce, jeune homme pauvre et poitrinaire, fort savant d’ailleurs, un peu poète, et extrêmement intéressant, que notre éditeur avait enchaîné dans sa meute, et qu’il employait, avec vingt autres, à la chasse des accens grecs. Lamb possédait une collection d’amis de ce genre-là. Une singularité ou un malheur suffisait pour l’attacher à un homme ; il aimait ces débris errans, pailles brisées, fleurs détruites, qui flottent au hasard à la surface du courant social.
Plus d’une folle aventure le punissait d’une telle préférence ; ceux-ci le volaient, ceux-là riaient de lui, d’autres le calomniaient ; en général ils le prenaient pour riche et ne se trompaient pas. Pauvre commis dans les bureaux de la compagnie des Indes, c’était assurément un potentat, comparé aux orphelins et enfans perdus, acteurs sans théâtre, officiers sans traitement, médecins sans malades, auteurs sans libraire, érudits sans public, dont il faisait sa société du matin. Comme il ne pouvait que les aimer et non les secourir, il ne gagnait à cela que leur malveillance, mais il les aimait toujours. Jamais ame humaine ne trouva plus de jouissance dans la pitié. Le besoin de sympathie et de commisération était arrivé chez Lamb à l’état de maladie. Il vénérait un pauvre, il estimait un malade ; malade et pauvre, il vous aurait suivi comme un chien suit son maître. Ennemi des pédans, il avait surtout en haine les philanthropes, ces tartufes de la religion nouvelle ; il aurait, je crois, étranglé un moraliste et pendu un négrophile. Il abhorrait les grands discours et regardait les systèmes comme des piéges de vaste dimension tendus à la sottise humaine par l’avidité, la fraude et l’audace. Gai et mélancolique, pardonnant tout aux hommes, excepté le mensonge, souriant toujours, riant souvent, malingre jusqu’à l’excès, buvant un peu trop d’ale avec ses amis, fumant trop, dépensant en calembours les neuf dixièmes de son esprit, en bouquins du XVIe siècle les trois quarts de son petit revenu, cet être romanesque, qui se moquait du roman comme le chevalier Cervantes s’est moqué de la chevalerie, était non-seulement un homme singulier, mais un grand cœur, un homme de génie que les Dickens et les Marryatt peuvent cacher un moment, mais n’éclipseront pas. Déjà il dépasse de toute la tête la plupart des hommes illustres de sa génération et de la nôtre.
Car il a laissé des fragmens qui resteront, dont pas une ligne n’est oiseuse ou inféconde ; leur saveur mûrit, leur charme devient plus puissant à mesure que les mois s’écoulent. Pendant que les beautés éclatantes de Walter Scott et de Byron commencent à pâlir, les pages long-temps négligées et peu nombreuses de Lamb se dorent et resplendissent comme les feuilles quand l’automne vieillit. La pensée, la rêverie, la méditation, l’érudition, l’amour de l’humanité, l’originalité profonde, qui en sont la sève et la force, apparaissent dans toute leur beauté. Le premier engouement en faveur de Byron et de Scott a fait place à une admiration réfléchie ; à travers les rayons de leur gloire consacrée, on aperçoit ce qui leur manquait ; leur incontestable génie redescend à sa vraie place, et y restera. Charles Lamb va monter à la sienne. Déjà classique, on le nommera bientôt le La Bruyère ou le Michel Montaigne de cette grande génération anglaise.
Depuis le jour où j’entrevis Charles Lamb chez Valpy, jusqu’à ces derniers temps, je me suis plu à l’étudier, non comme un auteur de livres, mais comme un ami : la seule manière dont on puisse l’accepter, si on l’accepte. Ou vous le méprisez, objet de nulle valeur ; ou il devient votre intime, votre livre de chevet. En cela, il ressemble à Montaigne et à Cervantes, comme une miniature ressemble à un tableau ; plus humble, plus voilé sous une apparence bouffonne. Avez-vous l’intelligence sérieuse ? Placez-vous à la tête de toutes choses la régularité extérieure ? Avez-vous cette hypocrisie de la probité littéraire qui dérobe au public le vide de nos cervelles et le creux de notre savoir ? Êtes-vous un de ceux que les trois parties d’une période équilibrée bercent agréablement, que la subdivision régulière des chapitres remplit d’admiration et de satisfaction ? Étiez-vous né, lecteur, pour être quelque chose d’honnête, comme un intendant, un sous-préfet, un sergent, et non pas cette autre chose, profonde et flottante comme la mer, qu’on appelle un penseur ? Êtes-vous blessé des digressions de Montaigne et des irrégularités de Shakspeare ? Êtes-vous d’avis que Tacite est obscur ? Alors n’abordez pas Lamb, ne touchez pas à ses extravagances ! Promenez-vous pour votre santé dans les allées bien sablées dont Laharpe et Lebatteux se sont plu à tailler les ifs. Ne mettez pas le pied dans les domaines touffus et boisés d’Aristophane, de Lucien, de Dante, d’Arioste ou de Cervantes. Laissez-nous aimer notre Lamb à notre guise ; gardez votre couronne sérieuse et votre trône de fer, je n’ai pas dit de plomb.
Charles Lamb est le dernier humoriste de l’Angleterre. C’est le singulier produit de plusieurs contradictions. Élégance naturelle et pauvreté incurable, un tempérament faible et une ame passionnée, le goût des arts et la chaîne des occupations les plus fastidieuses, des amitiés de haut parage et une vie obscure, tous les désirs et toutes les impuissances, toutes les capacités et toutes les incapacités, voilà Lamb : une tête de géant sur un fantôme de corps. Charles Lamb a vu le jour, ou plutôt ne l’a pas vu, en février 1775 ; ses parens, pauvres et roturiers, habitaient je ne sais quelle cachette ténébreuse à l’ombre du clocher de Saint-Dunstan, au beau milieu de la Cité, non loin de cette allée Chancery, ou de la chancellerie, que j’ai décrite plus haut.
Ce clocher de Saint-Dunstan joue un rôle très important dans sa vie. On en voit l’ombre sur tous ses ouvrages, et l’écho de la vieille horloge rouillée se fait entendre dans tout ce qu’il a écrit. Le nom de badaud de Londres le charmait ; qui le nommait cockney ne l’insultait pas, mais le flattait au contraire. C’était une tendre et douce imagination qui ne pouvait se dépayser et ne l’essayait pas, qui trouvait une patrie dans un coin de terre, un souvenir dans une feuille de parquet, et de la poésie partout. N’allez pas aux rives lointaines, son mot d’ordre dans toute la vie, le rapprochait de La Fontaine, avec lequel il avait plus d’une analogie. On ne put jamais lui faire préférer les montagnes pourprées et le grand Océan à la fumée de Londres et aux vieux trottoirs sur lesquels il avait l’habitude de marcher. Cet esprit sympathique avait compris combien l’accoutumance fait partie nécessaire des affections. Élevé par la charité publique dans l’école métropolitaine de Christ-Hospital, placé dans sa première jeunesse comme simple commis dans les bureaux de la compagnie des Indes orientales, gratifié d’une pension de retraite, neuf années avant sa mort, par la générosité de cette compagnie aristocratique et bourgeoise, il est mort en décembre 1834. Voilà toute sa biographie. On peut ajouter qu’il a vécu constamment à côté de sa sœur Marie-Anne Lamb, célibataire comme lui, comme lui maladive et n’ayant que le souffle, sorte de duplicata féminin de sa pensée et de ses goûts, et que cette double singleness, comme il s’exprimait lui-même, ce célibat double lui a donné tout ce que ses pâles journées ont renfermé de bonheur. On peut dire encore que son premier recueil (Petits Poèmes) parut en 1798 ; Rosamonde Gray, récit, en 1800 ; Jean Woodwill, tragédie, en 1802 ; M. H…, comédie burlesque (sifflée à Drury-Lane), en 1806 ; les Specimen des Dramaturges anciens, en 1808 ; enfin que les Essais d’Elia, ses chefs-d’œuvre, furent semés entre 1820 et 1833, dans les journaux et revues intitulées le Réflecteur, Londres, le New Monthly, Blackwood, l’Anglais. Il donna quelques critiques littéraires à l’Examiner, publia un autre petit volume de vers sous le titre de Poésies pour les Album ; et sa sœur Marie coopéra à la rédaction des Contes shakspeariens et des Aventures d’Ulysse, deux charmans ouvrages. Les premiers noms de la Grande-Bretagne visitaient son obscure demeure, et, peu de temps après sa mort, Thomas Noon Talfourd, homme d’infiniment de goût et de grace, publia deux volumes de ses lettres familières, remplies de cette saveur délicate et singulière qui n’appartient qu’à lui.
Faire comprendre et analyser le mérite de Charles Lamb, lui assigner une place dans la littérature anglaise et parmi ses contemporains, ne sont pas des tâches faciles. C’est un grand écrivain qui a fait de petites choses, un penseur profond qui ne s’est occupé que de puérilités, un style admirable caché sous la simplicité, l’essence du génie sans le charlatanisme du talent.
Ce n’est pas qu’il ne possède une valeur très réelle et qu’il n’ait accompli son œuvre avec autant de conscience que de persévérance ; mais les esprits superficiels sont nombreux : aimant l’ordre visible et n’estimant que l’apparence, ils ont quelque peine à découvrir ses mérites. Lamb, le premier des critiques modernes, le plus fin des peintres de mœurs anglaises entre 1800 et 1830, est celui qui a pénétré le plus avant dans l’étude de la vieille langue et des auteurs anglais du XVIe siècle, celui qui a replacé sur leur trône les écrivains originaux que la Grande-Bretagne adore aujourd’hui, et livré à la postérité le tableau profond des mœurs commerciales et bourgeoises de son pays.
Il a procédé en homme de génie et non en écrivain didactique. On peut juger de deux manières les choses de l’esprit et ses œuvres : l’une tout administrative, qui aime l’utile et le vaste, le réglé et l’honnête, le grandiose et le ponctuel. C’est cette littérature qui estime particulièrement Ginguené et Salfi comme ayant écrit en dix volumes, avec de très bonnes tables de matières et des dates utiles, l’histoire de la poésie et de la prose italiennes. C’est elle qui tient en juste vénération la Bibliothèque française de l’abbé Goujet avec ses vingt volumes illisibles et bibliographiques. Ces écrivains sont les sergens de ville de la voie littéraire, et je n’ai point de plainte à proférer contre eux ; ils maintiennent l’ordre, ils substituent la décence régulière à l’entraînement dangereux ; ils enregistrent comme des greffiers, ils enrégimentent comme des enrôleurs, ils protocolisent comme des chefs de bureau, ils réglementent comme des employés du cadastre, ils toisent comme des vérificateurs. Je voudrais qu’à travers l’Europe une marque distinctive les récompensât après vingt ans de service, comme les douaniers en retraite ; mais en général ils n’ont besoin de personne, ils font tout seuls leur affaire. Ils ne dépendent pas des éditeurs ; ils les soumettent à leur loi. Ils écrivent beaucoup et régulièrement. Ils ont boutique, atelier, cartons, registres et caisse ; bons pères de famille, citoyens sans reproche. L’autre emploi de l’esprit est bien autrement dangereux : il juge, s’enquiert, domine, récompense et punit ; il est mobile, parce qu’il est profond ; rare, parce qu’il est sérieux ; il n’a rien de machinal, de commercial, de disciplinable ; il a ses hauts et ses bas, dépend du caprice, de l’humeur et du moment, et ne s’asservit guère aux lois du bonhomme Richard. Souvent même il fait des fredaines, comme chez Homère quand il digresse, ou chez Dante quand il prend ses ennemis par les cheveux et les jette tous ensemble dans la poêle infernale. Quel homme de mauvais exemple que ce Byron, qui vous écrit un poème sans plan, sur un héros qui n’est guère en culotte qu’à la strophe deux cents et quelques ! La Bruyère, Voltaire, Charles Lamb, Carlyle, et, récemment chez nous, de périlleux esprits, Alfred de Musset, Charles Nodier, Sainte-Beuve, sont choses très à surveiller. Que faire, en statistique, en politique et en esthétique, d’un rayon de soleil ou d’une goutte de rosée ? Quant à notre ami Charles Lamb, c’est le plus capricieux de ces êtres indisciplinés. Il n’a, lui, que des gouttes éparses et des rayons brisés.
Il aime les débris, et les petits débris ; il s’attache aux ruines ; un vieux mobilier de pauvres gens l’intéresse, il revoit l’ancienne famille et la force de reparaître. Sous cette couche et ce vernis de l’antiquité, son doigt fait briller les vieux visages. Un paquebot hors de service ; un ancien collége pour les orphelins, maintenant délabré et désert ; la chambre d’un convalescent, moitié lumière et ombre, moitié parfums de douces fleurs et odeur effrayante d’éther, moitié vie et moitié mort ; un vieux rentier qui passe d’un pied lent devant sa boutique d’autrefois, guignant de l’œil son cher comptoir qu’il a vendu à un autre, et ses bienheureux cartons dans lesquels il ne met plus la main ; un groupe d’avocats d’autrefois « confabulant » dans le style de leur temps et ne sachant pas même qu’il y a un temps nouveau ; la vieille porcelaine, entière ou cassée, pourvu qu’elle vienne de Chine ou du Japon, et qu’il y ait là, sur les flancs de la tasse, un petit mandarin ou sa mandarine, appuyés sur quelque brin d’azur suspendu dans le vague, délicieux à voir, incroyables, mythologiques et graves : ce sont là les sujets favoris de Lamb. Il a disserté aussi sur les commis, sur les savetiers, sur les ramoneurs, sur la tristesse des tailleurs, sur le premier avril, sur la veille du jour de l’an, sur les inconvéniens d’être pendu, sur les emprunteurs, sur les prêteurs, sur les proverbes, sur toutes choses, comme Montaigne. Comme lui, jamais il ne tient sa parole. Vous promet-il de la critique, vous lisez un conte ; un conte, voici de la critique. Il annonce quelque récit romanesque, et votre œil attendri cherche vite quelles peuvent être les aventures et les passions d’une héroïne que le titre vous présente d’une manière aussi piquante que celle-ci :
Détrompez-vous. Charles Lamb, en place du beau roman désiré par vos larmes qui sont prêtes, vous administrera une histoire morale sur un shilling honnêtement rendu. Il n’est jamais ce que vous attendez ni ce qu’il devait être ; il a tous les défauts : irrégulier comme Shakspeare, divagateur comme Montaigne, brisé comme La Bruyère, fantastique comme Sterne, frappant mille mots nouveaux, comme Rabelais, à son empreinte personnelle, et faisant reluire les vieux mots perdus comme La Bruyère ou Nodier ; bref, condamnable à tous égards, et aujourd’hui même, les admirateurs de la littérature courante, les lecteurs de Marryatt, Ainsworth et Dickens, aimant mieux les paroles que les idées, et la grosse gaieté que le style ou la philosophie, accusent Lamb de quaintness[1].
En effet, ses véritables aïeux sont les vieux et spirituels humoristes de la Grande-Bretagne, Burton, Fuller, Wallon, le pêcheur à la ligne, et Sterne. Il a, comme eux et comme Cervantes, ce doux sourire trempé de larmes et cette clairvoyance indulgente qui pardonne tout et comprend toutes choses. Ses débuts littéraires, essais et petits vers, coïncidaient avec ce mouvement de l’esprit anglais qui eut lieu entre 1800 et 1810, et qui rejeta bien loin l’imitation des choses étrangères, pour revenir à l’étude de l’idiome natal et de son génie. C’est toujours une excellente chose que de revenir à soi. Les amis de Lamb formaient un groupe qui marchait très serré, le bouclier en avant et la hache prête, en faveur de l’antiquité saxonne, contre les minauderies et les puérilités de l’emprunt. Ce n’étaient pas les plus bruyans ni les plus brillans, mais les plus profonds des écrivains de cette époque ; perceptions vives, savoirs vastes, pensées actives ; ceux qui devaient influer sur leur temps : Coleridge, Godwin, Wordsworth, Southey, Hazlitt. On les écoutait volontiers. On était las de Darwin, de Mason, de Hayley et de Merry, les Pradon et les Pezay de cette littérature. La race anglaise était fatiguée d’imitation, de règles à la d’Aubignac, de classifications et d’honnête médiocrité littéraire. Dès la fin du XVIIIe siècle, en Angleterre, tout le monde avait ressenti cette lassitude, et Walpole lui-même, l’ami de Mme du Deffant, disait en 1765 : « Tout ce qu’on a essayé pour nous soumettre aux lois d’Aristote et de sa docte cabale n’a pas réussi. Rien n’a étouffé notre vieux goût d’indépendance. Nous préférons aujourd’hui même les beautés indisciplinées de Shakspeare et de Milton aux mérites réglés et rangés d’Addison, à la sobriété correcte de Pope. Il n’y a pas huit jours que nous fûmes transportés d’enthousiasme, parce qu’un nommé Churchill nous hurla des fureurs dithyrambiques assez peu châtiées, mais vigoureuses, et qui sentaient encore leur vieux Dryden. » Burns, paysan qui patoisait en écossais, mais qui portait en lui du Jean-Jacques et du Béranger, ouvrit la route de la poésie naïve ; Cowper, mystique comme Mme Guyon, paysagiste comme Bernardin de Saint-Pierre, le suivit. Nos innovateurs avaient d’avance ville gagnée. Ils n’innovaient pas, ils renouvelaient, ils retrempaient l’acier de leurs armes au flot national et antique, n’admettaient que le métal sorti de la mine anglaise, voulaient que l’on se rapprochât des origines, que l’on répudiât les ornemens étrangers, que l’on fût Anglais, Saxon, Teutonique. Pour modèles, ils offraient Shakspeare, Swift, Burton, Massinger, les vieux dramaturges d’Élisabeth. Ils invoquaient la tradition, évoquaient le génie de la race, en appelaient aux gloires qui parlent au cœur de la nation et faisaient bon marché des imitateurs du paganisme latin, pour lesquels les races du Nord n’ont jamais eu une très sincère bienveillance. Admirant Sophocle et Tacite comme fidèles à leur propre origine, ils voulaient que l’Angleterre fût fidèle à la sienne. Pope, à demi français, Addison et Dryden, Roscommon et Cowley, élèves des italiens ou des latins, leur paraissaient des coupables. C’étaient des transfuges et des traîtres ; tout bon patriote devait leur courir sus.
Notez que c’était le temps où un Italien menait la Gaule au combat sous le titre romain d’empereur et à l’ombre de l’aigle romaine ; de tous côtés s’opérait un réveil furieux de l’esprit teutonique. Les amis de Lamb, les anti-latins, les Saxons, avaient pour eux en Angleterre les passions du moment, celles du passé, la force morale, la logique littéraire et l’action politique. C’était beaucoup. Ils réussirent. Pas un d’eux qui n’ait conquis sa gloire en servant celle de l’Angleterre. Le champ de bataille leur est resté, et ils ont fondé leur dynastie.
N’a-t-on pas envie de se demander en passant pourquoi cette révolution anglaise a triomphé, et d’en comparer le résultat à celui de la révolte littéraire commencée en France vers 1815 ? L’analogie serait trompeuse. Nous, Français, nous n’avons pas d’antécédens germaniques ; nous sommes Français, Gaulois, Latins. Nos origines sont Villehardouin, écrivain latin avec des terminaisons romanes et des contractions de décadence ; Joinville, Froissard, Marot, Rabelais et Ronsard, tous latins. Récemment les plus délicats et les plus fins parmi les esprits qui tentaient la révolution littéraire, comprenant la situation, essayaient de ramener l’admiration publique vers Ronsard et Du Bellay ; mais qu’étaient-ce que Ronsard et Du Bellay ? Étaient-ils, comme Montaigne et Marot, les représentans exacts de la France et de son génie, nos Shakspeare ou nos Bacon ? Non, certes ; ils étaient fort italiens, très latins et un peu grecs. Là était le malheur, là l’impuissance de notre réforme, là aussi la puissance et le succès de la réforme anglaise.
Quiconque voudra jouer un rôle supérieur dans nos annales littéraires nous ramènera autant que possible à cette sève de génie qui nous distingue des autres races, et qui se retrouve, brillante, limpide et caustique, chez Voltaire et Marot, comme chez Molière et d’Aubigné, Montesquieu et Fontenelle. Cette sève, c’est le jugement net, critique, rapide, la facilité de tout comprendre, de tout communiquer, de tout mettre à sa place et dans son ordre. Quiconque a possédé ce talent a été éminemment français. On ne peut nous rendre de plus grand service que de nous débarrasser des scories étrangères, tout en nous faisant profiter des acquisitions et des conquêtes du génie étranger. C’est ce qu’ont fait, toujours fidèles à notre instinct national, et les amis de Boileau en 1650, et les Montesquieu et les Voltaire un siècle plus tard. Quant aux Ronsard qui ont écrit en grec, aux Saint-Évremond qui ont écrit en anglais, aux modernes qui voudraient écrire en allemand, leur succès est impossible.
Vers 1650, la France intellectuelle avait donné l’exemple d’une transformation étrangère. Nous n’écrivions plus alors en français, mais en espagnol ; Mme de Motteville, Voiture, Balzac, Richelieu, se servaient d’une langue castillane qui n’avait que le simulacre français. Il fallait l’arracher à trois pédantismes, à la manière italienne d’Achillini, à l’ampoule espagnole de Marini, à l’hellénisme de Ronsard, comme la prétention de Dorat, la fadeur des imitateurs de Pétrarque, la pâle rhétorique de Longin, imité par Blair, réclamaient au XVIIIe siècle, en Angleterre, la main des réformateurs. Boileau, Racine et Molière rappelèrent le génie national à sa vérité et à sa source ; leur rôle et leur œuvre sont ceux de Southey, de Coleridge, de Charles Lamb en 1795.
Entre Shakspeare et Pope il y a un monde. Entre Baïf déifié et Boileau maudit, il n’y avait pas de différence d’école ; il n’y avait qu’une différence de talent. Renverser Voltaire pour édifier Ronsard, c’était ne rien détruire et ne rien créer ; Ronsard était le père légitime et farouche de Racine et de Voltaire. Les fils avaient été plus français, plus purs, moins pédantesques que les pères, mais la descendance restait irrécusable. La France ne pouvait pas briser cet instrument poétique, modelé par Ronsard sur le type grec, instrument dont il avait tiré des accords inégaux, et que d’autres avaient merveilleusement exploité. La tragédie de Jodelle, de Garnier, de Rotrou, de Racine, c’est la même tragédie. Ici elle a des haillons pour langes, c’est son pauvre berceau ; là elle se drape dans l’élégance de la pourpre, c’est sa splendeur. Devait-on espérer que nous adopterions, après dix siècles, le point de vue germanique ? Impossible tentative. Nos voisins avaient poursuivi une réalité ; nous, une chimère ; nous sommes classiques malgré nous. À force de continuer la chasse aux fantômes, de chercher une nouveauté qui n’était pas neuve, une originalité qui n’était pas originale et une France littéraire qui n’était pas française, élevant d’une main ce que l’on détruisait de l’autre, classiques en se moquant des classiques, étrangers en adorant la France ; à force de s’abreuver de l’impossible, innocente et dangereuse ivresse, on a fini par se dégoûter de tout, de la révolte comme de l’ancien régime. Ce que nous devons craindre aujourd’hui, c’est l’excès de la réaction, le dédain de la liberté de l’esprit ; l’excès appelle l’excès ; après l’égalité du citoyen Robespierre, l’empire du grand Napoléon ; après les orgies, le remords. « Allez donc, enfans (dirait le Timon de Shakspeare), traversez la liberté, puisque vous ne pouvez vous y tenir. Prosternez-vous comme des esclaves et baisez les tapis du sultan, après avoir joué les satrapes. Vous venez de maudire Racine ; vous allez adorer tout à l’heure son bâtard Campistron. Vous aviez le vertige et le délire avant-hier, demain la timidité va vous reprendre. J’entends déjà la petite clochette des bouffons et le grelot de la satire facile ; vous allez recommencer contre Shakspeare la bacchanale mise en train contre Racine. On vous permet la puérilité de vos retours ; vous permettrez la pitié à ceux qui vous voient. »
Laissons à Timon ses accens amers, que notre Lamb ne lui aurait certes pas empruntés à propos de choses littéraires. Il s’est vu dédaigné pendant plus de dix années sans se plaindre et sans s’étonner. Jusqu’en 1815, pas un éloge ; à peine une mention dans les journaux avait ébruité son nom. Pas un petit coup de trompette pour ce talent fin et supérieur. Même les amis de Lamb, à l’exception de Southey et de Coleridge, grands esprits qui le comprenaient, s’occupaient assez peu de l’humoriste, dont les singularités innocentes étaient plus connues que son talent. Il avait cependant son petit monde, composé d’un seul homme. Talfourd, alors jeune et d’une grande délicatesse d’esprit, lui avait consacré un article dans le Pamphlétaire de ce Valpy dont j’ai parlé. Aussi Lamb, introduisant Talfourd auprès de Wordsworth, lui dit-il : « Je vous présente mon public. »
Le gros du peuple qui lit eut quelque peine à se rapprocher de Lamb. Lamb avait pris la réforme trop au vif et au sérieux, sans concession et sans tempérament. Chez lui, le retour à l’ingénuité de la pensée et à l’antiquité fière de l’expression pouvait blesser par sa franchise déterminée ; dans les petits chefs-d’œuvre qu’il nous a légués, c’est lui qui a pris le plus résolument ce double parti, insulte fière aux procédés d’imitation embrassés par Mason, Hayley et les coryphées du siècle précédent. De l’étude pédantesque, Lamb revenait à l’étude de l’homme ; des pastiches, à la nature. L’auteur même de Junius, le roi de ce temps-là, est souverainement artificiel. Je ne lui reproche pas son amertume, c’est la sève de la polémique ; ni son injustice, c’est le fond du combat politique. Mais son antithèse a toujours deux tranchans, sa phrase a toujours deux pointes, sa métaphore a toujours deux lames curieusement forgées. Tout cela brille, et cependant on voit le mensonge et le labeur. Cette forme et ce talent, tout extérieurs et factices, auxquels le public était accoutumé, étaient fort éloignés de Lamb, qui se peint lui-même lorsqu’il parle d’un de ses vieux et chers auteurs « A sweet, unpretending pretty-manner’d matterful creature, sucking from every flower, making a flower of every thing ; — une douce créature, aux formes élégantes, ne prétendant à rien, pleine de suc, picorant sur toutes les fleurs, et faisant de toute chose une fleur. » Il advint qu’un critique du Quarterly, rendant compte des produits les plus récens de la littérature anglaise, non-seulement sauta à pieds joints par-dessus notre Lamb, mais lui lança la ruade suivante : « Je ne crois pas devoir nommer une sorte d’idiot qui marche à la queue des réformateurs, et qui a fait des sonnets dignes de sa prose, et de la prose digne de ses sonnets. » Lamb ne s’indigna pas. Il était accoutumé au train des choses humaines.
Le sort lui avait prodigué les mauvaises chances, comme pour le punir de cette dose exagérée de sensibilité, de grace et de talent, dont il était doué. Son bégaiement l’éloignait de la chaire sacrée, où il eût occupé une noble place. Sa tournure hétéroclite ne lui permettait guère d’espérer les consolations de la sympathie féminine. Commis dans les bureaux de la compagnie, il n’entendait autour de lui que discours bizarres, et ne voyait que mœurs antipathiques. « Ici, dit-il à Coleridge, personne ne sait le nom de Cowper ou de Burns. Ils rient quand je lis le Nouveau-Testament. Ils parlent une langue que je ne comprends pas ; je cache des sentimens auxquels ils ne comprendraient rien. Je ne peux causer qu’avec vous par lettres et avec les morts dans leurs livres. Ma sœur est une compagne adorable, mais ce n’est plus une compagne, c’est moi-même. Nous n’avons rien à nous apprendre mutuellement. Nos connaissances, nos plaisirs viennent des mêmes sources. Nous avons lu les mêmes livres, vu les mêmes gens, fait les mêmes choses et contracté les mêmes goûts. Elle est malingre comme moi ; je suis ami de la solitude comme elle. Dans notre petit cercle de devoirs et de relations, sans amis, presque sans livres, pieux l’un et l’autre, mais n’ayant pas l’habitude des pratiques dévotes, nous sommes bien isolés, et il nous faut des lisières pour que nous ayons le courage de marcher encore. Continuez, cher Coleridge, à vous souvenir de nous, et à nous laisser voir que vous vous souvenez de nous. Je ne puis ajouter à votre bonheur que ma sympathie. Vous pouvez bien davantage pour le mien, vous pouvez m’apprendre la sagesse. » — « Je n’ai rien à vous écrire, dit-il dans une autre lettre, point de sujet à traiter ; je ne vois personne. Je reste assis, je lis, je me promène seul ; je ne sais, n’apprends, n’entends rien. Quant à la gloire, elle ne pense pas à moi, ni moi à elle. Je ne suis pas né dans mon temps ! » — Pauvre Lamb ! tout ce qui est exquis et rare n’appartient pas à son temps, mais au temps.
Dans sa première jeunesse, une jeune quakeresse, d’une figure charmante et d’une vivacité d’esprit que rendait plus piquante encore la sévérité du costume et des mœurs, Hesther Savory, lui avait inspiré un sentiment vif et passionné qui l’avait captivé plusieurs années ; le pauvre homme, avec son bégaiement incurable et sa disproportion bizarre, n’avait jamais osé l’avouer à celle qui en était l’objet. Hesther demeurait à Pentonville ; tous les matins d’été, elle se promenait sur le mail. Lamb ne manquait pas de s’y rendre, sans jamais lui dire un mot de son amour. Ce fut une grande épreuve, on peut le croire, que cette passion, ce silence et cette conscience de son humble infériorité, chez une ame aussi tendre et pour un homme aussi supérieur. Cette torture, à laquelle il survécut et qui le désabusa pour toujours, fut mère de ses plus aimables et de ses meilleures poésies. Quand il les recueillit et les publia, il écrivit à Coleridge : « Ainsi je dis adieu, et sans plus de pompe, à un amour cruel qui a régné si royalement et si long-temps sur moi ; c’est ainsi que je le couronne de lauriers, que je le renvoie triomphalement, et que je le mets solennellement à la porte, heureux et bien joyeux de ne plus ressentir cette faiblesse. Je suis marié au sort de ma sœur et de mon pauvre vieux père, cher Coleridge ! » Cependant en 1803, lorsque Hesther mourut, la poésie et l’amour se réveillèrent dans le cœur de Lamb, et produisirent ce charmant poème, qui se terminait par ces deux stances que leur calme apparent rend plus touchantes :
« Vous êtes donc partie avant moi, ma piquante voisine, ma belle Hesther ? partie pour le pays silencieux et inconnu ! Ah ! vous reverrai-je encore, Hesther, comme autrefois, par quelque matinée d’été ? Retrouverai-je cette lumière joyeuse de vos regards, qui frappaient de bonheur toute une journée, bonheur ineffaçable, avant-goût du ciel, pressentiment divin[2] ! »
Il transporta toutes ses affections sur sa sœur, celle qu’il nomme Brigitte dans les Essais d’Élia, et lui dédia son premier recueil de poésies. On lit ces mots sur la première page du recueil : — « Ces poésies, en petit nombre, filles de l’imagination et du cœur, nées lorsqu’aux heures de loisir la paresse et l’amour les faisaient éclore, je les dédie à Marie-Anne Lamb, ma meilleure amie et ma sœur ! » — Et plus bas, ce sonnet, l’un des plus beaux de la langue anglaise : — « Amie de mes jeunes années, compagne chère de mes jours d’enfance, mes joies furent tes joies et mes peines tes peines. Tous deux pèlerins pauvres, nous marchâmes du même pas dans ce rude chemin qu’on nomme la vie. La route est solitaire et dure. Égayons-la de notre mieux par quelque chanson joyeuse et quelque bon conte d’autrefois. Ainsi font les voyageurs, faisons de même ; nous parlerons aussi des chagrins qui sont passés, des douleurs que Dieu a guéries, des graces accordées par lui, et de son amour tempérant sa justice[3]…
Cette sœur, qui était un fac-simile de son esprit et de ses goûts, le consola et le soigna avec ces merveilleuses ressources de dévouement que les femmes connaissent. « Je ne peux guère vous dire, écrit-il à Wordsworth, tout ce que je trouve en elle ; personne ne me comprendrait. J’ose à peine la louer ; ce serait me vanter moi-même ; d’ailleurs elle ne le voudrait pas, et je ne puis lui rien cacher. Elle est plus âgée, plus sage, meilleure que moi ; quand je veux oublier mes sottises et mes fautes, je pense à elle. Elle partagerait tout avec moi, la mort comme la vie. Je l’ai taquinée, je l’ai fatiguée, depuis bientôt cinq ans, de mes incroyables façons d’agir, et tout cela n’a fait que l’enchaîner plus profondément à mon existence, telle quelle. Ma pauvre Marie a vu, il y a huit jours, dans une vente publique, une Sainte Famille de Léonard de Vinci, et a fait ces petits vers sur un grand tableau :
Maternal Lady, with thy virgin grace,
Heaven-born thy Jesus seemeth sure,
And thou a virgin pure.
Lady most perfect, when thy angel face
Men look upon, they wish to be
A Catholic, Madonna fair, to worskip thee[4].
Cette ame ingénue, qu’une sensibilité délicate avait toujours dominée, ne pouvait souffrir le jargon sentimental. Un jour Coleridge, dans un de ses poèmes élégiaques, l’ayant nommé mon doux Charles, avait plaint « ce triste prisonnier de Londres, le plus sensible des hommes, qui du fond de son cachot devait regretter si amèrement la nature. » Lamb se fâcha tout de bon. « Ah çà ! lui dit-il, ne m’imprimez plus de cette manière, et ne me faites pas si tendre. Mes vertus sont hors de sevrage ; toutes ces épithètes larmoyantes m’affadissent le cœur, et je ne veux pas porter d’affiche sentimentale, s’il vous plaît. »
Il fut exposé, comme nous le sommes tous, aux petites avanies de la vie publique et littéraire. Il eut son insulteur, son calomniateur,
With merry song, quaint tale or roundelay.
And we will sometimes talk past troubles o’er,
Of mercies shown, and ail our sickness heal’d
And in his judgments God remembering love, etc.
son parodiste et même sa caricature. Dans une gravure où le fameux Gillray avait donné une tête d’âne à Coleridge, Lamb se trouvait orné d’une tête de crapaud, et son ami Southey d’un occiput de grenouille. Le soir du jour où cette caricature avait paru, Godwin, grand écrivain doué par le ciel du talent de ne rien dire et de ne rien faire à propos, et qui ne paraissait guère dans un salon que pour y pratiquer les silencieuses combinaisons du whist, rencontra Lamb, avec lequel il entama une discussion assez vive. Godwin n’était pas de force à la soutenir ; les charmantes saillies de Lamb, ses étranges caprices, ses épigrammes fines et ses argumens cachés sous une ironie enfantine déconcertèrent bientôt le philosophe, qui s’écria d’un ton fort cynique : « Ah ça ! monsieur Lamb, êtes-vous crapaud ou grenouille ce soir ? — Je suis mouton (Lamb) et je vous tends les pattes, » répondit Lamb en souriant. Et ils restèrent fort bons amis.
Cette patience angélique, que je retrouve dans son style pur, ferme, concis, courageux, fut mise à l’épreuve par plus d’une barbarie et d’une amertume. Il faut lire le récit de sa jeunesse dans sa description de Christ-Hospital, et de ses jours de congé quand il était écolier. « J’en ai gardé, dit-il, la vive mémoire. Jamais les longs jours de l’été ne reviennent sans m’apporter ces tristes et ineffaçables souvenirs. J’en suis obsédé encore aujourd’hui. On nous mettait à la porte, tout bonnement, pour la commodité et l’agrément des maîtres, et nous pouvions faire ce qu’il nous plaisait de notre temps, que nous eussions ou non de l’argent dans nos poches, des amis, ou seulement la ville de Londres et ses rues désertes pour y courir. Je me rappelle mes excursions forcées et nos parties de natation dans le New-River, pendant que de plus heureux allaient trouver le toit paternel et s’asseoir à la table de la famille. Gais comme des hirondelles, nous nous envolions à travers la campagne et nous mettions habit bas sous la première ardeur du soleil ; puis c’étaient des jeux sans fin et des ébattemens de jeunes truites dans le courant des eaux fraîches. Nous gagnions de l’appétit, hélas ! un appétit fort inutile ; la plupart d’entre nous étaient aussi légers d’argent que possible, et notre morceau de pain matinal ne pouvait pas nous mener loin. Les bœufs dans la prairie, les oiseaux dans le ciel et les poissons dans l’eau, trouvaient leur pâture accoutumée. Pour nous qui n’avions rien, la beauté même du jour, l’exercice, le sentiment de la liberté, aiguisaient encore cette faim terrible et déplacée. Oh ! quelle langueur et quel épuisement, lorsque, la nuit tombée, nous revenions trouver le souper attendu, moitié joyeux et moitié tristes de dire adieu à ces heures d’une liberté douloureuse ! » — « On ne sait pas assez, ajoute-t-il, combien les hommes se montrent barbares, quand ils sont à la fois esclaves et maîtres ; sous-tyrannie où la bassesse se mêle à la férocité, cruautés de petits Néron !… » Et il les raconte avec ce mélange adorable de mélancolie piquante, d’amertume qui pardonne et de grace joyeuse, admirables dons, moins de son talent que de son ame. Les traits les plus comiques sillonnent ce récit charmant et triste ; il faudrait tout citer, par exemple le portrait de ce maître violent qui avait deux perruques, la perruque colère et la perruque des bons jours. « Celle-ci était sereine, poudrée à neuf, de bon augure et souriante ; quand elle paraissait, une longue traînée de sourires courait sur toutes nos bouches d’écoliers, et nous fermions bruyamment nos livres, en regardant fixement cette heureuse perruque. L’autre, mal peignée, terrible, rouge, jaune, défaite, nous parlait de fréquentes et sanglantes exécutions ; jamais comète n’a prédit plus juste : le bonhomme avait la main lourde. » — C’est de ce bonhomme que Lamb dit si plaisamment : « Il mourut, et très dévotement. Si de petits anges l’emportèrent au ciel, comme c’est la coutume, je souhaite qu’ils n’aient eu que des ailes et des têtes, mais pas… ; sans quoi, certainement le professeur L… leur aurait donné le fouet. » À côté de ces saillies si drôles, vous trouvez exprimés, avec une simplicité qui en cache la profondeur, d’admirables résultats de philosophie pratique sur les caractères dans l’enfance, leur développement, leur diversité, sur l’adolescence et l’éducation du pauvre, sur la cruauté et l’imprévoyance sociale à cet égard. Il n’en a pas gardé rancune.
« Je ne reviens point sans plaisir, dit-il quelque part, à ces premiers jours pauvres de ma vie, qui n’a jamais été riche, à ce printemps désert de ma jeunesse, quand l’espérance faisait marcher devant moi sa colonne de flamme. Hélas ! l’âge mûr n’a plus devant lui pour le guider que la colonne de fumée ! »
Ceux qui l’ont le plus rudement éprouvé, ce furent les éditeurs. Malheureusement Lamb n’avait pas rencontré comme Godwin un de ces commerçans qui ne se contentent pas d’être matériellement probes, mais qui ont l’ame élevée. Ce n’est pas un fait nouveau dans l’histoire littéraire que la sympathie, je ne dis point généreuse, mais noble et naturelle, entre ceux qui fournissent au génie ses moyens de communication avec le public, et le génie lui-même ; et les Manuce, et les Alde, et les Étienne, et en Angleterre les éditeurs de Godwin, de Thomas Moore, de Walter Scott[5], ont assuré la fortune de leur maison, en s’associant d’une manière intime et sur un pied égal avec les talens qu’ils enrichissaient. Lorsqu’une méditation trop ardente ou une étude trop soutenue avait fait négliger aux Érasme, aux Bayle, aux Spinosa, et récemment à Godwin, à Scott, à Burke, à Thomas Moore, le soin de leur richesse, c’était chez leurs éditeurs que se radoubait cette chaloupe, qui se remettait en mer et rapportait à l’un cent mille sterling pour un poème, à l’autre une maison de campagne pour un roman. Mais Lamb, timide, studieux et capricieux, n’avait trouvé que des corsaires. Son talent exquis et supérieur le laissa pauvre et dépendant ; il travaillait sa pensée plus que son succès, et il aurait fallu à un éditeur une supériorité bien rare pour deviner le parti qu’il y avait à tirer de son charmant génie. Les tristesses du talent et ses naturelles infirmités jointes, chez Lamb, aux mauvaises chances de la fortune, ne trouvèrent de sympathie que chez ses égaux, les grands esprits de l’époque, Southey, Coleridge, Wordsworth : sympathie stérile ; les braves gens qui imprimaient ses œuvres et qui connaissaient sa délicatesse lui jouaient tous les tours du monde. Ils faisaient composer sous son nom des pages misérables qu’ils lui attribuaient et qui paraissaient dans leurs albums. Ils lui renvoyaient sans les payer quelques-uns des plus délicieux vers qu’il ait composés, sous prétexte que le public n’était plus de ce goût, que la décence et les mœurs exigeaient un coloris moins vif, une sensibilité moins expansive. Et le pauvre Lamb écrivait à Procter[6] « Mes éditeurs m’apprennent que je deviens indécent ; cela m’étonne. Je ne m’en doutais pas. Je croyais que mes œuvres en général, et en particulier ma Rosemonde, étaient modestes, voire même assez morales. Quand j’ai reçu la lettre qui m’annonce le refus de mes maîtres pour crime d’immoralité, je me suis écrié tout naturellement : « Au diable les contemporains ! Dorénavant je n’écrirai plus que pour mes aïeux ! » Il laissa faire ces chers messieurs, et il eut raison, car ils étaient plus forts que lui ; mais quand un de ses amis, homme de talent et quaker, Bernard Barton, voulut quitter sa boutique pour vivre du métier des lettres et se soumettre à cette loi de la littérature marchande, le bon Lamb lui écrivit : « Jetez-vous du sommet d’un rocher sur des piques aiguës, cela vaut mieux. Ne vous restât-il que cinq minutes de loisir, profitez-en, jouissez-en plutôt que de devenir l’esclave de ces doux messieurs. Ils sont plus Turcs que des Tartares et plus Tartares que des Turcs, lorsqu’ils ont un pauvre écrivain à leur merci. Jusqu’à ce jour ils ne vous ont pas tenu ; craignez leurs griffes et sauvez-vous. Je ne connais pas un être, devenu le nègre de ces rois, qui ne préférât être tisserand, vannier, savetier, remouleur. Vous ne savez pas quels rapaces personnages ce sont ! Demandez à Byron, à Southey, aux meilleurs, aux plus grands. Oh ! vous ne savez pas, puissiez-vous ne jamais savoir les misères d’une vie gagnée à la pointe de la plume, l’esclavage effroyable que c’est de dépendre d’un libraire, de faire de sa cervelle une écritoire, un pot à bière et un objet de spéculation pour autrui ! D’ailleurs tout éditeur nous hait ; il doit nous haïr : il a l’argent, nous avons la gloire. Il est très satisfait quand nous mourons de faim ; cela le venge et l’assure de son pouvoir. Nous sommes leurs ouvriers, et nous leur volons la considération et le crédit ! Ils nous tordraient le cou pour mettre un denier dans leur poche ! À votre comptoir, cher Barton, et fuyez la vie littéraire ! » Considéré comme thèse générale, un anathème aussi foudroyant ne peut être équitable, mais il faut bien que cette violente sortie ait quelque fonds de vérité ; peu de temps auparavant, le même Barton avait reçu de lord Byron les mêmes avis : « Ne vous fiez jamais au métier d’auteur ; faites-vous indépendant, afin que l’on vienne à vous. Si vous restez dépendant, vous verrez ce que c’est que de vendre sa pensée à qui la méprise. » Malgré ces déboires, Lamb se taisait. Il était commentateur, traducteur, annotateur, essayiste, et n’arborait pas écriteau de génie. Il collaborait aux journaux modestement, toujours fort maltraité par ceux qui, en Angleterre (à Dieu ne plaise que je médise de la France !), ne jettent l’argent et n’offrent la révérence qu’à ce qu’ils redoutent. Il a passé simplement, doucement, timidement, presque sans renommée. Il survit à ceux qui le dédaignaient, et après lui, quelque bon qu’il fût, il en a flétri plusieurs, juste et souveraine vengeance[7].
Ses plus remarquables Essays sont relatifs à Londres et à ses mœurs. Au centre de la ville, et de ce cœur commercial qu’on appelle la Cité, le bon Charles Lamb triomphait. Il s’était associé à cette cité, il vivait de la vie cockney, de la vie badaude ; chaque borne du trottoir et chaque pavé du chemin lui apportaient un écho agréable. Il n’avait pas comme Jean-Jacques, auquel il ressemble par les bons côtés, transformé sa sensibilité en égoïsme, et créé pour son usage un moi immense, toujours vibrant, éveillé, avide, susceptible, souffrant, blessé, insatiable ; au lieu de concentrer sa sensibilité en lui seul, il l’avait épandue et versée au dehors. Mercier bonnet-de-nuit, la parodie de Jean-Jacques, et Rétif de La Bretonne, cette horrible caricature de Mercier, peuvent, de quelque façon grossière et débraillée, nous donner une idée faible et lointaine de l’attachement de Lamb pour Londres, sa ville natale. Ce qu’il a surtout peint et analysé, ce sont les petits asiles inobservés, les vieux recoins ignorés, les cachettes curieuses, les ruines intéressantes, et, de ces curieux tableaux, il a fait des chefs-d’œuvre.
Il a aussi écrit de la critique, jamais amère, jamais dure. C’est lui qui a le premier indiqué le vrai mérite de Shakspeare, mérite de philosophe et d’observateur plutôt que de metteur en scène. Comme Tieck en Allemagne, il a ravivé la critique par la sensibilité. S’il eût disposé librement de sa vie, il eût fait renaître la douce et profonde ironie dont Cervantes possédait le secret ainsi que La Fontaine. Cette ironie ne ressemble ni au coup de dent de Boileau ni à la morsure des deux serpens qui se nomment Swift et Voltaire, ni au coup de fouet léger dont Sterne vous effleure comme l’enfant des rues frappe le passant. Nous pourrions citer plus d’un exemple de ce talent rare. On sait combien la loi anglaise est compliquée et obscure, et par quel extraordinaire mélange de mots normands, de coutumes féodales, de lois romaines, d’usages municipaux et de décisions contradictoires, les Anglais suppléent à l’absence d’un code. Dans une lettre à Procter, Lamb, inventant un procès imaginaire, se moque admirablement de ce chaos obscur.
« Imaginez, cher ami, qu’une affaire vient de m’advenir, laquelle m’embrouille et me taquine à la mort ; je ne sais comment en sortir, et je vous appelle, inutilement hélas ! à mon secours. Si vous ne me tirez de là, je ne me débrouillerai jamais tout seul. Donnez-moi conseil, je vous en prie, vous qui savez à fond la loi anglaise. Voici le cas. La veuve de mon frère a, du vivant de ce dernier, fait un testament par lequel elle me nomme seul exécuteur testamentaire. Elle lègue, par ce testament, quarante acres de terre labourable qu’elle possédait sous covert-baron[8], à l’insu de son mari, elle les lègue, dis-je, aux héritiers d’Élisabeth Dowden, sa fille, mais d’un premier lit ; elle les lui lègue en fief simple, mais recouvrable par amende ; une propriété inféodée, songez bien à cela, car c’est là le point de la difficulté. Cette propriété est soumise en outre au leet et au quit-rent. Toutes les précautions sont prises dans l’acte pour que le mari, Isaac Dowden, ne puisse pas se rendre maître de la propriété. Ce même mari, de son côté, étant venu à mourir aux Indes orientales, a laissé un autre testament, qui lègue cette même propriété aux héritiers de son corps, non enfans de sa femme, car il paraît que la loi du pays permet aux enfans naturels d’hériter. Les tribunaux indiens avaient été saisis de la cause, que l’on a renvoyée, par un certiorari, devant l’échiquier d’Angleterre. Étant exécuteur, dois-je poursuivre ici ou renvoyer la cause aux suprêmes sessions de Bengalore, ou encore demander le renvoi devant le conseil privé ? Voilà la question. Comme tout le petit avoir d’Élisabeth Dowden s’y trouve engagé, je veux prendre les moyens les plus convenables et les moins coûteux de la tirer d’affaire. M. Burney pense que nous trouverons un précédent de même nature dans l’ouvrage de Fearn, On contingent remainders, chap. CLXX, sect. 15. Lisez ce chapitre à tête reposée, mon cher ami, et dites-moi ce que vous en pensez. La difficulté gît dans le pouvoir que le mari a ou n’a pas d’aliéner in usum, l’inféodation dont il était saisi ne se trouvant que collatérale, etc., etc. »
Procter fut dupe de cette mystification sérieuse. Lamb s’est moqué avec la même douceur enfantine et profonde des théories de Godwin, des fureurs de Cobbett, des audaces de Southey, son ami, des investigations métaphysiques de Coleridge, des symboles et des symbolistes allemands : « Ces messieurs trouvent partout des types et des symboles ; à les en croire, il y aurait une allégorie dans l’alphabet, un mythe dans bonjour et bonsoir. L’honnête don Quichotte se tourne en mythe. Moi, j’aime autant croire qu’Agamemnon signifie le taux de la rente, et que le divin Apollon est un autre mythe représentant la mercuriale des blés pour la semaine passée. De ce que l’Espagne regorgeait de romans de chevalerie, ce n’est pas une raison de penser que Cervantes ne pouvait pas sourire en les lisant ; et de ce qu’il était profondément imbu et imprégné de leur essence, il ne faut pas conclure qu’il n’avait point envie de s’en moquer. » Même dans ses lettres familières, on retrouve ce que les Anglais appellent humour, peut-être le plus haut point du génie ; le sentiment de l’infini entrevu dans les petites choses, le signe de la disproportion incurable entre nos misères et notre ame immortelle, entre nos désirs et nos impuissances ; l’échappée de vue qui nous montre le ciel par le soupirail d’une caverne. Lamb, qu’il parle d’un tailleur ou d’une épopée, ne perd jamais la simplicité. « Cultivez la simplicité, dit-il à Coleridge, l’art n’admet rien de pénible dans la forme. Je ne connais pas de serres chaudes au Parnasse. Tout doit venir de soi-même, naïvement et simplement, au grand jour du soleil. Les plus modestes boutons sont charmans, et l’expression tout ingénue nous ravit quand elle vient d’elle-même s’épanouir sur la tige. » Southey lui avait envoyé son grand poème oriental, ce Kehama, l’incarnation britannique du Mahabharat et des Vedas, œuvre pleine d’une liberté qui s’évapore en licence, d’une grandeur qui brise les limites du monde, d’une facilité de versification et de langage qui se perd en diffusion et en mollesse. « Savez-vous, dit Charles Lamb à son ami Southey, qui venait de lui adresser cet étrange ouvrage, savez-vous que je me trouve mal à l’aise dans votre grande épopée ? Mon pied ne se pose pas au milieu de ces immenses espaces ; ces systèmes indiens me gênent ; vos précédens travaux me semblaient plus confortables. J’ai l’imagination timide ; je suis là comme un paysan dans un trop grand palais, ou comme un petit oiseau dans le sixième ciel ; je m’y perds. Donnez-moi des dieux qui aient un peu moins de soixante bras et des espaces que je puisse mesurer de l’œil. Je me trouble et nage misérablement dans ces latitudes incommensurables. »
Si naïf, si simple, si pauvre, si bizarre, bégayant, sans crédit, sans fortune et sans appuis, que serait devenu Lamb, esclave de son bureau et de ses livres de compte, si d’honnêtes et de nobles cœurs ne l’avaient apprécié, soutenu et consolé ? L’Angleterre de cette époque gardait encore une certaine saveur sauvage et bizarre qui favorisait les excentricités du talent. Lamb aurait eu peu de secours à espérer d’une civilisation plus polie, plus avancée, moins indulgente, et, qui n’eût pas donné place et droit d’asile aux étrangetés du génie ou aux épaves de la fortune ? Il y serait mort dans un grenier, au milieu des rires sardoniques de ses amis les plus tendres. Que n’aurait-on pas dit de sa pauvreté, de ses dépenses en vieux livres, de sa vie intime passée avec sa sœur, si les Coleridge et les Southey ne lui avaient fait un puissant rempart de leur amitié tendre et constante ? Les vieilles civilisations sont si crédules au mal, si fausses et si lâches, si bassement prosternées devant la fortune, si étourdies et si féroces, si dignes de l’anathème d’Alfieri, quand, en 1789, il criait par la portière de sa voiture : Adieu, tigres qui êtes des singes, et vous singes qui êtes des tigres ! La légèreté de nos malices et la lâcheté inexorable envers la faiblesse sont les mêmes à Londres qu’à Paris ; mais Lamb eut le bonheur de rencontrer quelques ames d’élite. Il faut l’entendre raconter son émancipation inattendue « Je me croyais depuis long-temps, dit-il, peu propre à l’emploi de commis, et l’idée de mon incapacité me remplissait de terreur. J’en maigrissais ; j’attendais une crise ; ma servitude plumitive envahissait mon sommeil, et l’esclave du jour devenait par terreur le serf de la nuit même. Je m’éveillais en sursaut, rêvant à une addition manquée, à une erreur dans la colonne des mille, à une tache d’encre sur un total. Mes cinquante ans allaient sonner ; me racheter devenait impossible ; nul espoir. Je m’étais incarné à mon bureau ; ce bois fatal m’était entré dans l’ame.
« Mes confrères me plaisantaient quelquefois sur mes craintes et ma pâleur ; je ne savais pas que les maîtres de cet empire en eussent la connaissance ou le soupçon. Enfin, le 5 du mois dernier, jour à jamais mémorable dans mes annales, L…, sous-directeur, me prit à part et me dit : « Seriez-vous malade ? Je ne vous trouve pas bon visage. » — Je convins que je souffrais un peu, mais je prétendis que cela se remettrait, que j’irais mieux bientôt, tant j’avais peur de voir tomber le lien qui m’enchaînait à l’ennui, mais aussi à la vie. Il me quitta en prononçant quelques mots de consolation et d’amitié, mais l’épine restait enfoncée dans mon sein ; on ne se fiait plus à moi, je me repentais de mon imprudent aveu, je venais de fournir des armes contre moi-même, je me voyais congédié. Ainsi se passa une semaine de profonde anxiété, la plus affreuse semaine de ma vie, et, le 12 avril, vers huit heures, comme je quittais ma table, on m’appela et je dus comparoir devant les directeurs assemblés dans leur salle de conseil. — Allons, me dis-je, le moment est venu ; on n’a plus besoin de mes services, on va me le dire, c’est fini.
« Ils étaient trois dans ce redoutable cabinet. Je vis un sourire se former et s’épanouir sur la figure ronde de L…, ce qui me rassura un peu ; puis le vieux B…, commençant une harangue en forme, me fit compliment de mon assiduité, de ma capacité commerciale. (Diable, où veut-il en venir ? me demandai-je. Je ne m’étais pas douté de mes mérites.) Puis il s’étendit sur la convenance d’une retraite à l’âge où la fatigue des affaires se fait sentir (mon cœur défaillait) ; et après m’avoir questionné sur mes ressources, mes revenus (question oiseuse) et mes propriétés, il termina son oraison par une proposition qui me surprit bien davantage, et que ses deux graves collègues appuyèrent d’un signe de tête lent et solennel. La compagnie, que j’avais si bien servie (sans m’en être douté), m’offrait, avec ma retraite, une pension égale aux deux tiers de mes appointemens, le dernier tiers reversible, après ma mort, sur la tête de ma sœur. Offre magnifique ! Je ne sais pas trop ce que je répondis, mais on parut comprendre que mes paroles, bégayées par l’étonnement et la gratitude, renfermaient une adhésion sous-entendue, et l’on me déclara que, depuis ce moment, j’étais libre. Ma révérence fut bégayée et tronquée comme ma réponse, et je retournai chez moi… pour toujours. » Il faut l’entendre ensuite raconter l’embarras de sa liberté, et comment ce bureau et ce pupitre, qu’il avait exécrés, lui étaient devenus nécessaires, et la stupeur de Brigitte, sa sœur, et ses essais impuissans pour vivre comme un gentilhomme, et le regret de ces congés qu’il avait perdus, sa vie étant devenue un congé universel. Tout cela est d’une finesse de sensibilité qui n’appartient à aucun de ses prédécesseurs ; Swift, Sterne, Addison, n’approchent pas de cette originalité charmante ; ils avaient moins de cœur sans avoir plus d’esprit.
Lamb posséda pendant neuf années la liberté « qu’il n’avait entrevue jusque-là que par une fente, » comme il le disait. Ses meilleurs ouvrages datent de cette époque. Toujours entouré de sympathie et d’amitié, il vit enfin une douce lueur de renommée couronner sa vieillesse. En 1834, les suites d’une chute déterminèrent sa mort, presque subite, dans les bras de sa sœur.
En 1789, quarante-cinq ans auparavant, par une matinée de mai, deux jeunes enfans pâles et malades se promenaient ensemble en se tenant par la main, le garçon en veste ronde, la petite fille en sarrau bleu, dans un cimetière voisin de Londres. L’un s’appelait Charles, et l’autre Marie-Anne. Après avoir déchiffré les épitaphes élogieuses de toutes les tombes, Charles se retournant vers sa sœur : « Ils sont tous bons ici ! lui dit-il. Où enterre-t-on les méchans ? » C’étaient Charles Lamb et sa sœur. Le même cimetière renferme aujourd’hui ses restes, et leur pierre tumulaire ne se distingue que par la simplicité. Depuis long-temps sa délicatesse avait été blessée de nos sottises funèbres. « Les cimetières, dit-il quelque part, sont impertinens et absurdes. Leurs éloges fastidieux me soulèvent le cœur, et leurs avertissemens insolens me paraissent des outrages. Ces familiarités de la mort sont déplacées, elles me forcent à me sauver de ces promenades mortuaires où le ridicule des vivans coudoie le ridicule des cadavres. — Vous me dites, monsieur le mort, que la vie est courte ! — Je le sais parbleu bien ! — Que toutes les vertus vous étaient tombées en partage ! — Grand bien vous fasse ! — Que je mourrai demain ! — Non pas, mon cher mort ; pas si tôt que tu penses. Je vis encore ; me voici debout. J’en vaux trente comme toi. Respectez les vivans, monsieur le mort ! »
Si l’on trouve cette familiarité bizarre, j’ai dit combien cette bizarrerie est profonde et ce style pur, concis, merveilleux. Du sein de cet incomplet et de cette nonchalance, il s’exhale un parfum de vérité, de simplicité et de sympathie qui enchante. Personne n’est moins homme de lettres, personne n’oublie plus entièrement l’écritoire et l’éditeur, personne n’est moins pédantesque. Que de souffrances intérieures, et de plaisirs cachés, et de larmes étouffées, et de voluptés intellectuelles, ont dû précéder et préparer ces délicieuses pages ! Lamb ne vous dit jamais que la moitié de ce qu’il a pensé. Il se contient et se ménage. Ce qu’il écrit, c’est l’involontaire émanation de ces longues et charmantes rêveries, le luxe exquis de son intelligence, non le produit brutal et matériel d’un métier qui s’apprend, se vend et se paie.
Mais, bon Dieu ! mon pauvre Lamb, que j’aime tant, qui a tant d’esprit, de profondeur, de sensibilité, de grace, dont les pages vivront plus long-temps que les discours de Fox, ne l’ai-je point trahi en voulant servir sa gloire ? Je n’ai pu le faire autre qu’il n’était, ni vous offrir à la place de cet humoriste M. Thomas de l’Académie française, lequel est bien plus régulier assurément. Lamb ne veut imposer à personne ; ce qu’il pense, il le dit ; il n’écrit que des fragmens, il n’a point fait de beaux livres ; on ne sait s’il raille ou s’il pleure, s’il a un but ou s’il n’en a pas. Cette vive et piquante essence d’un génie original ne s’est concentrée ou consacrée dans aucune forme solennelle. Puis, où le classer ? quelle place lui faire ? comment le juger d’un mot ? comment le nommer ? Artiste ? il n’a jamais péroré sur le beau dans les arts. Savant ? aucune dissertation n’est tombée de sa plume. Philologue ? je ne sache pas qu’un traité de grammaire lui soit échappé. Poète ? il n’a pas cette prétention. Conteur ? il ne prétend pas narrer une anecdote. Romancier, dramaturge, orateur ? la plus petite intrigue à nouer, la moindre métaphore à polir fatiguerait ses doigts déliés. Il est tout cela cependant, et plus encore. Il a pris une part très active dans la révolution littéraire de l’Angleterre, et détrôné Glover et Merry. Un poète, avant Lamb, c’était un gentilhomme d’âge mûr, un peu sec, le teint fleuri, la peau ridée, vêtu d’un habit noir que le temps faisait grisonner, portant dans sa poche des poèmes épiques manuscrits sur papier réglé, et allant lire ses hexamètres chez les vieilles filles qui s’ennuyaient. Elles lui versaient le thé ; lui se chargeait des hémistiches. « Quand Hayley était Apollon, dit quelque part le spirituel Wilson, l’urne à thé était l’Hippocrène. » Grace à Lamb et à ses amis, tout a changé. La poésie et le génie ont regagné leur place et leur couronne. C’est enfin dans ses œuvres que se retrouvera le portrait véritable, philosophique et coloré des mœurs anglaises au commencement de ce siècle.
La dernière fois que je l’aperçus, six années après son apparition chez Valpy, il était debout, en contemplation devant une vieille masure délabrée qui avait jadis appartenu à Cromwell, et dont les volets pourris, les briques moisies, les plâtres tombés, les fissures chaque jour plus béantes, font encore l’admiration des promeneurs, un peu plus loin que Tottenham-Court-Road. Il fut bien éloquent devant cet édifice antique, « isolé, disait-il, comme la gloire de Cromwell, et comme elle escorté de deux vieux chênes rabougris qui représentent les historiens Kippis et Lingard. » Que de touchans souvenirs il évoqua ! Ombre charmante, souvenir aimable d’un poète humble et naïf qui a vécu l’ami enthousiaste des plus grands poètes de son temps ! d’un homme de lettres sans un vice littéraire, d’un homme pauvre sans envie, d’un savant sans pédantisme, d’un prosateur plus vif, plus fin, plus spirituel, plus varié, plus profond que la plupart de ses contemporains, et qui, oublié ou méprisé, attendait paisiblement que sa destinée se fît, que son temps arrivât, que le public vînt à lui ! Lamb avait si peu de part aux défauts de l’humanité, qu’il semble, en parlant de lui, que l’on parle d’une chose aimable, d’une fleur ou d’un oiseau des forêts. C’est Vauvenargues avec une originalité plus marquée, une sensibilité plus tendre ; c’est La Fontaine, moins la sensualité vagabonde des penchans, qui, après tout, n’a pas été chez lui une grace, mais une tache.
« Oh ! dit Wordsworth dans les vers qu’il lui a consacrés, si jamais homme fut bon, c’était lui ! » O, he was good, if e’er a good man liv’d ! — « Chère mémoire ! ajoute le poète, c’est là, sous cette pierre, qu’il est étendu maintenant, à côté de la grande ville qui l’a nourri, élevé et vu grandir. Là, il gagnait humblement son pain, soumis aux rigoureux devoirs du négoce, enchaîné au pupitre noir. Que de fois la pensée d’un temps ainsi perdu attrista son ame ! Mais la récompense était belle ; il gagnait l’indépendance, noble mère du bienfait. Grace à cet esclavage, il pouvait jouir de ses affections, ardentes comme la chaleur du jour, libres comme l’air libre ; et le moment du repos venu, précieux moment, il pouvait causer délicieusement avec les morts, ou bien, le cœur débordant de sympathie pour ses semblables, l’œil vigilant et attentif, parcourir les rues populeuses. Ainsi triomphait du sort un génie que le sort et le monde semblaient avoir condamné ; il écrivait aux heures du loisir ses pages inspirées, pages baignées de sourire et de larmes, pages d’amour et de joie[9] ! »
- ↑ Mot dont l’origine est française (coint, cointise), le sens originairement favorable et la destinée singulière. Comme il a vieilli, il n’exprime plus aujourd’hui qu’une précision antique et mordante et une recherche élégante, mais passée de mode.
- ↑
My sprightly neighbour, gone before
To that unknown and silent shore !
Shall we not meet as heretofore
Some summer morning ?
When from thy cheerful eyes a ray
Hath struck a bliss upon the day
A bliss that would not go away,
A sweet forewarning ! - ↑
Friend of my earliest years, and childish days,
My joys, my sorrows thou with me hast shared,
Companion dear ; and we alike have fared,
Poor pilgrims we, through life’s unequal ways.
It were unwisely done, should we refuse
To cheer our path, as featly as we may
Our lonely path to cheer, as travellers use. - ↑ « Mère et noble femme, vierge gracieuse, oui, ton Jésus semble fils de Dieu ; oui, tu sembles pure comme la chasteté. Dame très parfaite, quand on regarde ton visage, on voudrait être catholique et t’adorer. »
- ↑ La maison Ballantyne ne s’est perdue que par l’accroissement démesuré de ses affaires ; les romans de Scott l’ont soutenue dans sa ruine même.
- ↑ Pseudonyme de Barry Cornwall, poète élégant de l’école de Wordsworth.
- ↑ Ce sont les critiques les plus distingués de l’Angleterre qui ont assuré à Charles Lamb sa place définitive. Il faut consulter à ce sujet non les recueils intéressés à faire valoir leurs protégés vivans, mais Hazlitt, Coleridge, Southey, Macaulay, Allan Cuningham. En général, chacun des éditeurs importans est possesseur d’une revue dans laquelle il a soin de prôner sa marchandise ; les libraires Chapmann et Hall, qui publient les œuvres de Dickens, publient aussi le Foreign Quarterly, dans lequel Dickens lui-même attaque ceux qui l’attaquent, etc. Quant aux œuvres de Lamb, le jugement le plus exact que l’on ait prononcé sur elles est contenu dans ces paroles de Th. N. Talfourd : « After having eucountered long derision and neglect, they have taken their place among the classics of his language. They stand alone at once singular and delightful. »
- ↑ Terme de jurisprudence anglaise ; à l’abri du mari (baron, varon en espagnol.)
- ↑
……Here he lies apart,
From the great city where he first drew breath,
Was reared and taught, and humbly earned his bread,
To the strict labours of the merchant’s desk
By duty chain’d. Not seldom did these tasks
Teaze, and the thought of time so spent depress
His spirit, but the recompense was high ;
Firm independence, bounty’s rightful Sire ;
Affections, warm as sunshine, free as air ;
And when the precious hours of leisure came,
Knowledge and wisdom, gain’d from converse sweet
With books, or while he ranged the crowded streets
With a keen eye and overflowing heart, etc.