Le Dernier Incident du procès du comte Arnim

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Le Dernier Incident du procès du comte Arnim
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 12 (p. 682-693).
LE DERNIER INCIDENT
DU PROCES ARNIM

Pro nihilo, Vorgeschichte des Arnim’schen Processes, erstes Heft, Verlags-Magazio, Zurich 1876.

Un conservateur prussien, domicilié, paraît-il, à Potsdam et dont on n’a pas encore découvert le nom, vient d’entreprendre la défense du comte Arnim. Il a baptisé son apologie du titre de Pro nihilo, parce qu’il se proposait de réduire à néant les inculpations dont on a chargé l’ex-ambassadeur d’Allemagne à Paris et de faire annuler par le tribunal de l’opinion le jugement qui l’a frappé. Tout porte à croire qu’il s’était assuré au préalable l’assentiment et l’aveu du principal intéressé. Il a obtenu de lui la communication de quelques document confidentiels demeurés inconnus jusqu’à ce jour ; quelques-unes de ces pièces méritent de figurer à côté des célèbres dépêches et des mémorables rapports qui avaient été lus au cours du procès, et qu’une indiscrétion calculée a mis sous les yeux de toute l’Europe. L’avocat très subtil, très véhément et très anonyme qui vient d’entrer en campagne et s’est efforcé de démontrer qu’il n’y a plus de juges à Berlin, a-t-il servi efficacement la cause de son client ? a-t-il réussi à dissiper les préventions dont le comte Arnim était l’objet ? En lisant le Pro nihilo, les adversaires du spirituel ambassadeur ont-ils été émus de pitié ou atteints d’un secret remords ? Il n’y a pas d’apparence, et l’apologiste visait à un autre but. Il n’ignorait pas que l’humilité d’un recours en grâce et un acte solennel de contrition auraient pu seuls attendrir des juges qui ne passent pas pour être enclins à l’attendrissement, et s’il est vrai que la contrition parfaite consiste, au dire des théologiens, « en une douleur et une détestation des péchés commis, jointe à la volonté de n’en plus commettre, » il savait que le condamné n’était point contrit, que jamais il ne se déciderait à s’écrier dans la plénitude de son cœur : Delicta juventutis meæ ne memineris, Domine ! Aussi le mystérieux inconnu de Potsdam n’a-t-il pas cherché à désarmer des rancunes qui ne rentrent pas facilement leurs griffes, il s’est occupé plutôt de les troubler dans la jouissance de leur triomphe. Sa brochure ressemble moins à un plaidoyer qu’à un réquisitoire, et pourrait bien être une œuvre de vengeance.

S’il en est ainsi, l’auteur du Pro nihilo n’a pas manqué son but. Les révélations plus ou moins canoniques que renferme son factum ont été jugées non-seulement désagréables, mais compromettantes et dangereuses. L’événement l’a prouvé. Le Pro nihilo a été saisi à Berlin par ordre du ministère public, parce qu’il contient « des offenses et des calomnies répétées contre le chancelier de l’empire et le ministère des affaires étrangères. » Deux jours plus tard, le journal officiel de l’empire complétait cette déclaration en ajoutant que la saisie « avait été ordonnée en première ligne à raison d’offenses à la personne de sa majesté l’empereur » » Il est possible que ces offenses à la personne de l’empereur n’aient été découvertes qu’après coup, il est possible qu’on les ait trouvées parce qu’on les cherchait ; mais il est hors de doute que l’inconnu de Potsdam s’est tout permis, qu’il a lâché la bride à sa plume, qu’il a divulgué le secret de certaines confidences, qu’il a tout sacrifié au désir de brouiller les cartes. Les personnages les plus considérables et même les plus augustes sont mis en scène par lui avec une liberté dont ils ont le droit de se plaindre. Sans s’inquiéter des démentis qu’il était certain de s’attirer, il rapporte qu’un jour à Ems, dans l’épanchement d’une conversation intime, le ministre de l’intérieur, M. le comte Eulenburg, se permit de prononcer un jugement défavorable sur la politique ecclésiastique du chancelier de l’empire d’Allemagne. Il rapporte aussi que, le 1er septembre 1873, le comte Arnim, ayant obtenu audience de l’empereur Guillaume, eut la joie de lui entendre dire « que la rancune était le trait dominant du caractère de M. de Bismarck, qu’il était triste de constater cette faiblesse chez un homme à qui on devait tant, que son humeur rancunière avait déjà enlevé au service de l’état bien des hommes de mérite, M. de Goltz, M. de Thiele, M. Savigny, M. d’Usedom, M. Werther : — c’est maintenant votre tour, » aurait ajouté l’empereur.

Le même jour, paraît-il, le comte Arnim, déjà gravement malade, s’étant présenté chez M. de Bismarck, celui-ci, « se pâmant d’aise de se trouver en si bonne santé, ouvrit l’entretien sur un ton blessant de compatissante hauteur. » Le comte lui ayant demandé pour quel motif il le persécutait avec tant d’acharnement, le chancelier de l’empire lui répondit « par un torrent de reproches préparés d’avance, comme le prouvaient les documens rassemblés sur sa table, » et il s’écria : « C’est moi qui suis le persécuté. Depuis huit mois, depuis un an, vous m’attaquez dans ma santé et dans mon repos. Vous conspirez avec l’impératrice, et vous n’aurez pas de relâche avant que vous ayez pris ma place. » Plus circonspect que son défenseur, plus soucieux des conséquences, le comte Arnim a éprouvé le besoin de couper court aux suppositions fâcheuses qu’a fait naître un tel récit. Par une lettre adressée de Vevey au Times, il a déclaré solennellement que, pendant toute la durée de son ambassade à Paris, il n’a jamais eu aucune conversation religieuse ni politique avec l’impératrice d’Allemagne, que s’il lui a écrit, c’est de son propre mouvement, et que jamais elle ne lui a répondu. « J’ignore entièrement, ajoute-t-il, sur quels faits a pu se fonder M. de Bismarck pour me dire ce qu’il m’a dit à ce sujet. » Cependant nous ne voyons pas qu’il reproche au conservateur de Potsdam la témérité de ses propos, qui étaient de nature à déchaîner les vents et à soulever en haut lieu de redoutables tempêtes. N’a-t-il plus rien à perdre, qu’il prenne si facilement son parti de tout risquer ? Ou se flatte-t-il de l’espoir que la brochure Pro nihilo, comme l’ont prétendu quelques feuilles allemandes, « portera un coup au prince de Bismarck et que l’avenir le prouvera ? » Au lieu de mettre le ministère public en campagne, peut-être M. de Bismarck eût-il été mieux inspiré en rassurant les inquiétudes excessives de quelques-uns de ses amis, qui le croyaient menacé, et en leur répétant le mot d’Auguste à Tibère : « Gardez-vous de trop céder à l’ardeur de votre âge et de vous fâcher du mal qu’on dit de moi ; il doit nous suffire qu’on ne puisse pas nous en faire. »

Selon toute apparence, le plaidoyer ou le réquisitoire du conservateur de Potsdam n’apportera pas un grand changement dans l’opinion qu’on s’était faite, pièces en main, de la conduite politique du comte Arnim et des incidens qui ont servi à la fois de motifs et de prétextes à sa mise en accusation. « Les hommes, disait Voltaire, sont en général comme les chiens qui hurlent, quand ils entendent de loin d’autres chiens hurler. » Il suffit que deux ou trois gros dogues donnent de la voix pour que l’écho réponde et pour que tous les roquets aboient, les uns parce qu’ils sont nés courtisans, d’autres parce qu’on les paie pour cela, d’autres enfin par un instinct machinal d’imitation. Cependant, lorsqu’éclata cette étrange collision qu’on appelle le procès Arnim et qui tiendra toujours sa place parmi les causes célèbres, il y avait en Europe beaucoup de gens disposés à donner tort au dogue et à s’intéresser à sa victime. Bon gré mal gré, ils ont fini par reconnaître que cette victime était en quelque mesure responsable de sa destinée, et que l’homme distingué, mais imprudent, qui pour son malheur a été ambassadeur d’Allemagne à Paris, avait pris avec ses fonctions des libertés que le droit public n’autorise pas, qu’il n’avait pas été un observateur assez scrupuleux des vertus ou des convenances professionnelles. — « Il était prévenu, a dit M. Valfrey[1], d’avoir détourné des archives de sa mission un certain nombre de pièces qui étaient la propriété de l’état. La revendication de la chancellerie allemande sur ces pièces était, selon nous, absolument légitime. Pas une d’elles, croyons-nous, n’appartenait au comte Arnim, même les plus personnelles et les plus confidentielles. Notre droit public n’admet à cet égard ni distinction, ni équivoque, et devant des tribunaux français M. le comte Arnim n’eût pas été condamné seulement pour avoir troublé l’ordre public par ses détournemens, il l’eût été avant tout pour avoir fait sienne une propriété de l’état. »

Sur un autre point, l’auteur de la brochure Pro nihilo aura peine à modifier le sentiment général. On croira difficilement sur sa parole que le comte Arnim eut à l’égard de son chef hiérarchique une attitude toujours régulière et correcte, qu’il n’a pas profité de plus d’un incident pour lui faire une opposition sourde ou déclarée, et que M. de Bismarck n’avait pas raison de lui écrire à la date du 20 décembre 1872 : « Aucun département ne comporte aussi peu que celui de la politique étrangère une marche dirigée dans deux sens différens. Une telle manière d’agir me semblerait aussi dangereuse que dans une guerre un état de choses qui permettrait à un général de brigade et à un général de division de se guider d’après deux plans contradictoires. » Il lui écrivait encore, à la date du 19 juin 1873 : « Les tendances dont s’inspirent vos rapports depuis huit mois ne s’accordent point avec les conseils que je donne à sa majesté touchant notre politique en France, et l’assentiment que vous avez trouvé chez elle m’a empêché de soutenir efficacement M. Thiers. Partant, je me vois dans la nécessité de. prendre à mon compte la responsabilité de cette faute politique et de la situation qui en est résultée, bien que je n’y sois pas moralement tenu après les efforts incessans que j’ai faits pour remonter le courant[2]. »

A vrai dire, le conservateur anonyme se fait fort de démontrer que les doléances et les imputations de M. de Bismarck n’étaient point fondées ; mais il n’a pu dissimuler la gravité des dissentimens qui s’étaient, produits entre Berlin et la rue de Lille, et qui autorisaient le chancelier de l’empire à solliciter auprès de l’empereur le rappel du comte Arnim. Il demandait instamment ce rappel, mais il se heurtait contre d’invincibles résistances. C’est dans les questions de personnes qu’il a le plus souvent essuyé de pénibles échecs, et il doit dépenser une notable partie de ses forces à obtenir les destitutions qu’il juge nécessaires au salut de l’état. Comme on l’a dit, c’est surtout le cas « lorsqu’il s’agit d’hommes à qui l’empereur a depuis longtemps accordé sa confiance, son estime, voire ses sympathies particulières. » Et c’est ainsi que la guerre entre la rue de Lille et la Wilhelmsstrasse a pu durer deux ans ; on travaillait par la sape de part et d’autre, on éventait les mines de l’ennemi par des contre-mines. Croirons-nous, ainsi que l’affirme l’auteur de la brochure, que M. de Bismarck recourait à tous les moyens pour mettre l’ambassadeur dans une situation impossible, et pour annihiler son influence ? Croirons-nous qu’il employait des agens secrets pour prévenir le gouvernement français contre celui qui représentait l’Allemagne à Paris ? Croirons-nous qu’un de ces agens fut chargé de répéter à M. le duc Decazes ce mot du vindicatif chancelier : « Il faut que le duc Decazes soit bien jeune pour se livrer à des épanchemens vis-à-vis d’Arnim ! » Cette histoire est riche en enseignemens. Elle prouve que, quoi qu’on en dise, il y a encore des juges à Berlin, puisque le comte Arnim, accusé de haute trahison, n’a été condamné que pour un délit de droit commun. Elle prouve que le régime parlementaire a du bon, puisqu’il permet à un premier ministre de révoquer un fonctionnaire sans se croire obligé de le perdre. Elle prouve encore que l’homme le plus puissant ne peut pas tout ce qu’il veut, et que les souveraines grandeurs ont leurs croix cachées. Elle prouve enfin que le pays de la discipline a ses indisciplinés, qui étonnent le monde par la ténacité de leurs résistances, et que le pays de la discrétion produit des brochures d’une prodigieuse indiscrétion.

L’opinion bien arrêtée du conservateur de Potsdam est qu’en frappant le comte Arnim M. de Bismarck n’a point eu en vue l’intérêt de l’état ni le rétablissement de la discipline dans la conduite de la politique étrangère de l’empire, mais qu’il a consulté seulement ses inquiétudes, ses animosités, qu’il a voulu se de faire d’un homme qui lui était désagréable et qu’il jugeait dangereux. « Il est naturel de haïr son héritier, surtout quand on le soupçonne d’être impatient, » lisons-nous dans la brochure. Le comte Arnim était-il un homme aussi dangereux que le pensait le chancelier ? Le conservateur anonyme ne nous fournit à ce sujet que des informations insuffisantes, obscures, souvent contradictoires. On dirait qu’il craint de diminuer le rival de M. de Bismarck en le justifiant trop, et qu’en racontant le passé il s’occupe de réserver les éventualités possibles de l’avenir. Toutefois, si nous en jugeons par certains passages de son plaidoyer, nous pourrions croire qu’il a été fait beaucoup de bruit pour rien, que M. de Bismarck n’a couru aucun danger sérieux, que son imagination est une lunette aux verres grossissans, et qu’il voit des affaires d’état dans ses moindres contrariétés personnelles. L’auteur du Pro nihilo rapporte qu’au début de l’affaire Duchesne le comte Arnim, persuadé que le cas n’était pas digne d’attirer longtemps l’attention du chancelier de l’empire, s’abstint cependant de rien insinuer dans ce sens. Il craignait que le chancelier ne lui adressât le même reproche que don Quichotte avait coutume de faire à Sancho Pansa, à savoir « qu’il ne se connaissait pas en matière d’aventures. » — « Nous éprouvons quelque surprise, est-il dit ailleurs dans la brochure, quand nous voyons un éléphant se servir du même instrument pour soulever des quintaux et pour ramasser à terre des aiguilles. Le prince de Bismarck ne procède pas autrement ; mais pour l’éléphant, qui a le sens rassis et peu d’imagination, l’aiguille n’est qu’une aiguille. Pour le chancelier de l’empire, elle est un instrument meurtrier, trempé dans le poison. On nous a montré nombre de ces aiguilles qui ont excité les nerfs malades du chancelier, et qui ont eu sur la constellation politique plus d’influence que maint coup de canon, — l’aiguille Duchesne, l’aiguille de la Presse de Vienne, les aiguilles Gerlach, Windthorst, Lasker, Virchow, e tutti quanti. »

Serait-il vrai qu’on ne dispute dans la Wilhelmsstrasse que sur des pointes d’aiguilles ou sur des têtes d’épingles ? Il est permis d’en douter. Ce n’est un mystère pour personne que M. de Bismarck a beaucoup d’ennemis très sérieux, qu’à la cour comme à la ville de hautes influences lui ont souvent été contraires, qu’à l’exemple du loup de la fable il a tout gagné à la pointe de l’épée, et qu’au lendemain de la guerre franco-allemande il a eu besoin de toute son énergie pour mettre sa situation à l’abri des surprises et des cabales. L’occasion parut bonne aux gens qui ne l’aiment pas pour rapporter à l’armée et à ses chefs toute la gloire des événemens et pour déclarer d’un ton leste qu’il n’y a pas d’hommes nécessaires. Le chancelier de l’empire a déjoué les mauvaises intentions de ses ennemis par une de ces manœuvres hardies qu’il exécute avec autant d’habileté que de résolution. Après avoir passé près de dix ans à batailler contre le parlement, à pratiquer le système « de gouverner avec les minorités, » changeant tout à coup de tactique, il a cherché dans le parlement son point d’appui. Il s’est fait du Reichstag un camp fortifié, d’où il peut braver toutes les cabales. Il a rompu ses anciennes alliances, il a renouvelé sa clientèle, il est devenu le patron des nationaux-libéraux. Certes il n’entendait pas leur accorder cette extension des libertés parlementaires qu’ils réclament. Il n’a eu garde d’adopter leurs principes, mais en soulevant la question religieuse il a satisfait leurs passions, et il savait que lorsqu’on donne contentement aux passions des hommes, ils deviennent plus coulans sur les principes, qu’ils sacrifient facilement leur liberté à leur fanatisme, et que les nationaux-libéraux feraient les plus grandes concessions à celui qui seul pouvait mener à bonne fin une campagne contre Rome. Quand le parti fait mine de regimber contre les compromis qu’on lui impose, quand il menace de ne pas voter l’impôt sur les valeurs de bourse ou sur la bière et les articles additionnels au code pénal, le bruit court que M. de Bismarck songe à traiter avec le Vatican ou à renouer avec les conservateurs. On entend dire qu’il a eu à Varzin de longs entretiens avec M. Wagener, qu’après un dîner il s’est exprimé fort durement sur le compte de M. Lasker, et que dans un cercle intime il a traité d’absurdes les lois de mai. C’est ainsi qu’il entretient chez ses nouveaux amis de salutaires inquiétudes ; mais depuis longtemps les conservateurs ne peuvent plus se faire d’illusions. Ils savent combien il serait difficile à M. de Bismarck de se passer des nationaux-libéraux et aux nationaux-libéraux de se passer de M. de Bismarck.

Si ce ménage est souvent troublé par des dissensions, par des aigreurs, par des reproches, par des méfiances, par de méprisantes hauteurs, les brouilleries momentanées n’aboutiront point à un divorce. Que dans cette persuasion les conservateurs prussiens aient compulsé avec soin la liste de tous les hommes politiques de l’Allemagne pour tâcher d’y découvrir le successeur prédestiné de l’homme nécessaire, la chose est hors de doute. Que dans le temps ils aient jeté les yeux sur l’ambassadeur d’Allemagne à Paris, qui était recommandé à leur choix par son ambition et ses talens bien connus, nous ne pouvons non plus en douter, et la brochure en fait foi. Elle nous apprend à ce sujet un détail piquant. Bien que le comte Arnim se défiât de M. le baron de Holstein, bien qu’il le soupçonnât de correspondre avec M. de Bismarck, il ne put se tenir de lui faire lire une lettre qu’il avait reçue de Berlin et dans laquelle il était désigné comme l’héritier présomptif du chancelier de l’empire. De quelles étourderies ne sont pas capables les gens d’esprit ! et avec quelle rigueur la fortune les leur fait expier ! En poursuivant à toute outrance l’audacieux qui rêvait de le supplanter, en l’accablant de tout le poids de ses implacables ressentimens, M. de Bismarck n’a pas voulu seulement se venger, il a voulu faire un exemple. L’exemple a été terrible, et il a été profitable. Bien des fiertés se sont assouplies, bien des inimitiés invétérées ont désarmé. Aujourd’hui l’omnipotent ministre cueille des fleurs dans plus d’une terre longtemps infertile qui ne lui rapportait que des chardons ; il récolte des sourires sur des bouches chagrines, qui lui avaient juré une haine immortelle, et quand il est à la cour, il peut dire comme le Dieu d’Israël : Ce peuple m’honore des lèvres, quoique son cœur soit loin de moi.

Ce qui a dû aider le comte Arnim à ne pas refuser le rôle périlleux qu’on lui destinait, c’est l’idée qu’il s’est faite de son redoutable rival. Si nous jugeons de ses sentimens par ceux de son défenseur, qui a reçu toutes ses confidences, il est disposé à croire qu’on a surfait le génie politique de M. de Bismarck, et qu’il n’est pas aussi difficile de le remplacer qu’on se le figure en Allemagne et ailleurs ; il traite de fétichisme aveugle le culte qu’ont voué ses compatriotes à l’homme supérieur qu’il n’aime pas. Proudhon comparait Napoléon Ier, affolé par sa fortune, à un astre « qui, poussé loin de son orbite, n’aperçoit plus sa route dans l’éblouissement de ses rayons et court au hasard à travers l’empyrée. » L’alter ego du comte Arnim compare le chancelier de l’empire tantôt à un soleil déraillé, tantôt « à un homme désagréable en selle sur un cheval emporté. » Il l’accuse de ne plus prendre conseil que des caprices de son humeur, de n’avoir plus d’autre règle de conduite que « les vérités de fantaisie qu’il décrète, » et qu’il fait propager « par les cosaques de la presse. » Il lui reproche de compromettre les conquêtes de l’Allemagne et le repos de l’Europe par une politique brouillonne et tracassière, « par son irritabilité nerveuse, que la nation allemande en famille trouve supportable et même charmante, » mais qui indispose les peuples étrangers. Il lui reproche encore de vouloir mêler tous les cabinets à sa querelle avec les catholiques et de n’y pas réussir. « Le prince de Bismarck, nous dit-il, condamne la politique d’intervention, et cependant il a entrepris de modifier les principes de gouvernement des autres pays quand ils ne répondent pas à ses visées personnelles. Il envoie et recommande à tout le monde sa recette contre l’église, même à ceux qui ne se sentent pas malades. Ses journaux la vantent à l’égal de la revalescîère arabique. M. de Kendell la prône à M. Minghetti, le comte Munster la prêche à l’Angleterre étonnée. Le gouvernement français comme le gouvernement belge reçoivent des leçons touchant le sens de leurs lois pénales, et l’Autriche est accusée sous main de ne pas consommer une assez grande quantité de la revalescière de Varzin. » L’auteur du Pro nihilo se plaint aussi que dans sa politique intérieure M. de Bismarck use d’une méthode décousue et saccadée, « qu’on laisse une affaire cheminer pendant un certain temps, et qu’on s’enveloppe dans un profond silence, que tout à coup on entre en scène avec l’impétuosité de Percy, qu’on bouleverse tout ce qui a été fait, qu’on censure ce qu’on ne peut plus changer, et qu’on disparaît de nouveau comme une comète dans un incommensurable éloignement. » Nous avons entendu des Allemands se plaindre que M. de Bismarck s’était rendu trop inabordable, trop inaccessible, qu’il mettait entre les hommes et lui non-seulement la distance qui sépare Varzin de Berlin, mais la hauteur de son mépris et les profondeurs de son silence. Personne cependant ne s’était encore avisé, comme le comte Arnim ou son avocat, de comparer Varzin à Caprée et le chancelier de l’empire allemand à l’empereur Tibère. Personne ne s’avisera non plus de soutenir avec lui que le Richelieu de la Poméranie est redevable de tous ses succès aux complaisantes faveurs de la fortune, qui, à deux reprises, en 1863 et en 1870, l’a sauvé d’une situation désespérée. Qui pourrait prendre au sérieux ces peintures inspirées par la malignité ou par la jalousie ? Les ennemis de Sylla pensaient déjà rabaisser sa gloire en vantant son bonheur, et Sylla les laissait dire ; il n’était pas fâché qu’on vît dans les destins les complices de son génie. Hélas ! ce n’est pas tout de passer pour heureux, il faut savoir jouir de son bonheur, et pour n’en point jouir il suffit d’avoir des nerfs trop orageux, il suffit de ne pouvoir se défaire d’une mouche qui bourdonne et qui pique, ou de penser trop souvent à Kullmann. M. de Bismarck disait l’autre jour au Reichstag qu’un pfennig vaut un million pour l’homme qui ne l’a pas, et quel homme est assez heureux pour que le budget de son bonheur ne se balance pas par un déficit de quelques pfennigs au moins ?

À mesure qu’on avance dans la lecture du Pro nihilo, on s’aperçoit que l’auteur s’est proposé avant tout d’établir un parallèle en forme entre deux personnages politiques, dont l’un lui est aussi cher que l’autre lui est odieux, et de démontrer à l’Europe abusée que le premier l’emporte infiniment sur le second en prévoyance et en sagacité. Le comte Arnim ou son avocat insinue que M. de Bismarck, quand il publie des documens, s’entend à trier les chiffons, qu’il se fait la part belle, qu’il met en lumière tout ce qui est à son honneur, qu’il garde sous le boisseau tout ce qui est propre à relever les autres. Nous avions inféré des pièces du procès que le comte Arnim est un Prussien de beaucoup d’esprit, mais qu’il a, comme tous les esprits trop vifs, le défaut de ne pas savoir douter. Observateur pénétrant des hommes et des choses, il a vu très juste en beaucoup d’occasions ; mais il a l’imagination mobile, quelquefois un peu trouble, et, lui aussi, il a commis le péché qu’il reproche aux éléphans, et qui consiste à se servir d’une trompe pour ramasser une aiguille. Nous savons aussi que sa plume est fort bien taillée, que son style est rapide et épicé, qu’il possède tous les secrets de la cuisine littéraire, que quelques-unes de ses dépêches sont des mets du plus haut goût. Certain article qu’il fit insérer dans la Gazette de Cologne a prouvé jusqu’à l’évidence qu’il y a en lui l’étoffe d’un journaliste de premier ordre. Les nouveaux documens publiés dans le Pro nihilo nous confirment dans l’impression que nous avions déjà reçue. La pénétration naturelle de l’ex-ambassadeur à Paris se révèle une fois de plus dans son rapport du 27 mai 1873 ; il s’y inscrivait en faux contre les prophéties qui annonçaient une prochaine restauration. « C’est une opinion que je ne partage pas, écrivait-il ; je crois plutôt que la république, c’est-à-dire un état politique sans empereur ni roi héréditaire, a aujourd’hui plus de chances de durée qu’auparavant. » On trouvera aussi des touches heureuses dans le rapport qu’il adressait le 8 juin de la même année à l’empereur Guillaume, pour lui rendre compte de sa première entrevue avec le maréchal de Mac-Mahon, à qui il avait présenté ses nouvelles lettres de créance : « Le maréchal était en uniforme ; il me reçut debout, en présence de son ministre, et me congédia à la façon d’un souverain. J’ai vu peu de Français qui ressemblassent aussi peu à un Français que le duc de Magenta. Si l’assemblée nationale et ses ministres ont cru posséder en lui une machine privée de volonté, ils pourront faire à cet égard des expériences désagréables. Peut-être les manières simples et sèches d’un homme qui ne discute pas sont-elles plus propres à gouverner les Français que tout l’esprit de son prédécesseur. » Nous lisons plus loin « que de bons soldats de cette trempe ont, dans les derniers temps de l’empire romain, arrêté pour quelques années la décadence croissante. » Toutefois le comte Arnim daignait reconnaître aux Français de la décadence certaines qualités qui ont du prix. « Il admirait leur probité, il était convaincu qu’ils feraient honneur à leurs engagemens, les ressources extraordinaires de la France lui étaient connues ; il considérait l’exactitude des Français dans les questions d’argent, aussi bien dans les affaires privées que dans les affaires publiques, comme une des qualités dominantes de ce peuple, qui à cet égard n’est inférieur à aucun autre, mais qui au contraire est un modèle digne d’imitation. » Décidément les peuples dégénérés ont du bon, et il ne faut pas trop déprécier les vertus faisandées.

En fin de compte, sur quoi portaient les principaux dissentimens entre les deux hommes d’état qui semblaient se disputer la confiance de l’empereur Guillaume ? Le rapport que nous venons de citer se termine par cet aphorisme : « pour nous, le meilleur gouvernement que puisse se donner la France est celui qui devra employer la plus grande partie de ses forces à combattre ses ennemis intérieurs. » Dans une dépêche célèbre, datée du 20 novembre 1872, M. de Bismarck avait écrit de son côté : « L’inimitié de la France nous oblige de désirer qu’elle reste faible. » Sur ce point de théorie, il régnait entre le chancelier et l’ambassadeur un parfait accord de sentimens ; mais dans l’application de leur commun principe ils ne s’entendaient plus. Le comte Arnim estimait que la France, quelque gouvernement qu’elle se donnât, acquitterait l’indemnité de guerre jusqu’au dernier sou. M. de Bismarck ne partageait pas cette confiance, il était un créancier plus perplexe. Voyant dans les vaincus du jour de futurs ennemis, il ne pouvait oublier pourtant que ces ennemis étaient ses débiteurs, et, s’il désirait que leur gouvernement fût faible, il souhaitait aussi dans l’intérêt de ses créances que ce gouvernement se maintînt et jouît de quelque crédit en Europe. On doit des égards à ses débiteurs, il est impossible de ne pas les ménager un peu, de ne pas s’intéresser à leur santé ; comme le disait Panurge : « devez-vous à quelqu’un, par icelui sera continuellement Dieu prié vous donner bonne, longue et heureuse vie ; craignant sa dette perdre, toujours bien de vous dira en toute compagnie, toujours nouveaux créanciers vous acquerra, afin que vous fassiez versure et de terre d’autrui remplissiez son fossé. » Il paraissait à M. de Bismarck que l’homme éminent qui tenait alors les rênes garantissait mieux que personne à l’Allemagne le recouvrement de ses créances ; il désirait lui conserver la signature de la grande maison avec laquelle il était en relations d’affaires, et en toute compagnie il disait du bien de lui.

D’autre part, il était convaincu que la France républicaine ne faisait courir aucun danger aux monarchies de l’Europe, car pour lui qui disait république disait anarchie. Une république provisoire, mal assise et contestée lui semblait, entre tous les régimes que pût adopter la France, celui qui convenait le mieux aux intérêts allemands, d’abord parce qu’il le jugeait incapable de contracter des alliances sérieuses, ensuite parce qu’il lui savait gré de laisser la porte ouverte à la solution qu’il préférait, c’est-à-dire à une restauration bonapartiste. Il s’en est expliqué plus d’une fois. Dans sa dépêche du 12 mai 1872, il déclarait que « le parti bonapartiste était celui avec l’aide duquel on pourrait se flatter le plus raisonnablement d’établir des rapports tolérables entre l’Allemagne et la France, » à savoir de mettre la France dans la complète dépendance de l’Allemagne, et nous lisons dans la brochure Pro nihilo qu’au cours de l’entretien qu’il eut au mois de septembre 1873 avec le comte Ami M. il se plaignit, « avec quelque mélancolie, que l’empire eût perdu toutes ses chances. » Le comte Arnim au contraire pensait que la consolidation de la république en France pouvait devenir un danger pour les trônes, et il avait réussi, semble-t-il, à communiquer ses inquiétudes à l’empereur Guillaume. « M. de Bismarck, nous dit l’auteur de la brochure, condamnait ces inquiétudes comme peu politiques ; il était heureux de ne les pas ressentir. On lui donnerait raison, s’il pouvait nous garantir qu’il n’y aura pas un jour en Allemagne un gouvernement faible et impopulaire à côté d’une république française florissante, respectée chez elle comme au dehors. C’est une éventualité qu’on se représente facilement et qui devient plus vraisemblable d’année en année, à mesure que la France se déshabitue davantage des traditions monarchiques. »

On ne peut trop s’étonner de l’usage vraiment étrange, pour ne rien dire de plus, que, sous l’impulsion de l’esprit de parti, certains journaux français ont prétendu faire des dissentimens de M. de Bismarck et du comte Arnim au sujet de la conspiration parlementaire du 24 mai. Les opinions de ces deux hommes d’état, occupés de se nuire l’un à l’autre, étaient-elles assez désintéressées pour être absolument sincères, et ne voit-on pas que chacun d’eux était en quête d’argumens ad hominem ?

L’un soutient son oracle, et l’autre sa statue ;
Chacun veut tout tirer à soi.


N’est-il pas permis de croire avec M. le baron de Holstein que, lorsque le comte Arnim se montrait favorable à une restauration monarchique, « cette politique devait avoir pour résultat de soulever la question qui de lui ou de M. de Bismarck dirigerait plus tard les affaires de l’empire allemand ? » Et quand de son côté M. de Bismarck se plaignait que le comte Arnim l’eût empêché de prêter main-forte à M. Thiers, n’est-il pas à présumer qu’il se préoccupait avant tout de grossir d’un grief de plus le dossier qu’il devait soumettre quelques mois plus tard à l’examen du ministère public ? L’Évangile nous commande d’aimer nos ennemis, et ce précepte est prodigieusement difficile à pratiquer ; s’il nous exhortait seulement à les admirer, toutes les fois qu’il sont admirables, cette morale serait mieux proportionnée à l’humaine faiblesse, — mais assurément aucune loi divine ne saurait nous obliger à tenir nos ennemis pour infaillibles. Admettons, en dépit des infaillibilistes de toute espèce et de toute couleur, qu’on peut se tromper à Varzin et dans la Wilhelmstrasse comme on se trompe au Vatican.

Et vraiment qui ne s’est trompé sur le 24 mai ? Il a déçu l’espoir de ceux qui l’ont fait et les conséquences n’en ont peut-être été appréciées sainement dès le premier jour que par celui contre qui il était fait. Le grand Frédéric a raconté qu’au début de la première guerre de Silésie, le prince d’Anhalt, furieux de n’avoir pas conçu le plan de la campagne, « prophétisait comme Jonas des malheurs qui n’arrivèrent ni à Ninive ni à la Prusse. » Ce même Frédéric nous enseigne qu’il y a bien de la vanité dans les espérances des hommes, « que les conjonctures les forcent souvent d’agir contre leur volonté, que le monde se gouverne par compère et par commère, que quelquefois, quand on a assez de données, on devine l’avenir, que souvent on s’y trompe. » M. de Bismarck se rapprochait de cette sage réserve lorsqu’il chargeait M. de Balan de rappeler au comte Arnim que, « quand il s’agit d’une nation aussi explosive que la France, l’avenir ne saurait être calculé. » Il arrive parfois aussi que les peuples explosibles deviennent tout à coup, pour quelque temps du moins, des peuples sages. Si leur sagesse se maintenait durant dix ans, cela suffirait pour dérouter les calculs, pour déranger les combinaisons des plus grands et des plus artificieux politiques, qui, à l’exemple de certain personnage d’une comédie contemporaine, s’écrieraient avec regret : « La France avait un volcan, et elle l’a laissé s’éteindre. »


G. VALBERT.

  1. Le Procès d’Arnim, recueil complet des documens politiques et autres pièces produites à l’audience publique, traduit de l’allemand, introduction de M. J. Valfrey, p. VII.
  2. Pro nihilo, p. 32.