Le Dernier Jour du monastère d’Hautecombe/5

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LE BON PETIT MAITRE-JEAN,
NAIN D’HAUTECOMBE.



LE BON PETIT MAITRE-JEAN,
NAIN D’HAUTECOMBE.


Extrait des Mémoires du Fauconnier Rup Dirup,
chroniqueur du xive siècle.

Au temps où chacun de nous savait moins qu’aujourd’hui ce qu’il valait, sans valoir moins peut-être ; les gentillesses d’un nain, les facéties d’un fou de profession, l’adresse d’un fauconnier, les chants d’un ménestrel, faisaient les délices des cours. Quand la Trêve de Dieu empêchait de batailler, quand la croisade n’était plus là pour vous faire courir au pays des Maures, des Albigeois ou des Turcs, le châtelain, la châtelaine, leurs vassaux et leurs pages, les chevaliers et leurs dames, aussi courtois que nous, mais plus joyeux, plus bruyants, s’égayaient noblement dans la haute et vaste salle du foyer seigneurial. Autour de ce foyer grandiose autant que spacieux, le petit nain souriait aux dames, le bouffon les faisait rire de ses propos malins, le ménestrel les enchantait de ses vers délicats et naïfs, le fauconnier, dans l’embrasure d’une fenêtre profonde, racontait les prouesses de son oiseau de proie. Tous ces personnages étaient les beaux esprits d’alors, et, quoi qu’en puissent dire les nôtres, il fallait bien que ces gens-là eussent un grand mérite, puisque les ménestrels avaient leur libre entrée chez le grave et judicieux saint Louis. À son exemple, et quelque cent ans plus tard, le comte Rouge de Savoie invitait à sa cour, non pas des ménestrels, mais un bon et spirituel petit nain, ayant à lui seul le savoir de toute une Académie. Du reste, malgré tant de mérite, le merveilleux petit nain avait la plus rare des vertus, la modestie ; il ne s’est pas cru digne de mémoire, il n’a rien écrit. Son contemporain, Rup Dirup, grand maître dans l’art d’élever les oiseaux de proie, s’est fait l’historien du phénix de ce temps. Je ne sais trop si ce n’est point pour cela que Monseigneur le comte Rouge gratifia Rup Dirup de huit gros sols pour avoir une robe. Quoi qu’il en soit, Rup Dirup figure dans le compte du trésorier général de Savoie, pour l’année 1391, grâce aux huit gros sols, à lui donnés, et le nain, quelques années plus tard. Du reste, le fauconnier, à ce qu’il paraît, avait une âme bien supérieure à la rudesse de son métier. Il comprenait la dignité d’écrivain : la première ligne de ses Mémoires est celle-ci : — Au nom de Dieu. — Puis il dit : « Je vais laisser ici, dans ces notes, le souvenir d’une aventure touchante. »

Il faut savoir qu’au monastère d’Hautecombe vivait un nain. Les moines l’avaient pris je ne sais où ; toujours est-il qu’ils l’avaient fait élever avec beaucoup de soin, qu’ils l’avaient envoyé aux écoles, où il était bien vite devenu maître passé. Il y avait tant de savoir dans sa tête, tant de gentillesse dans son esprit, que princes et barons voulaient l’avoir. Ils lui faisaient tous les jours les offres les plus flatteuses ; mais lui aimait mieux rester avec ses moines, sans l’être pourtant. Il disait que sa solitude d’Hautecombe était le plus beau fief du monde, et qu’il n’en voulait pas d’autre. Les sept arts libéraux y formaient sa cour ; son cabinet d’alchimie était sa salle d’armes ; ses manuscrits, son blason et ses armoiries ; le lac et les monts, son délicieux raccourci de Naples et de Constantinople. Puis il ajoutait, car il avait le cœur excellent, qu’il se devait lui-même à qui il devait tout. À dire vrai, quoique, aimable, il n’entendait pas se prodiguer ; le parfum des bonnes choses, selon lui, ne devait pas être livré à tout vent ; il s’évapore vite et se reproduit difficilement. Une bonne et vive conversation, riche d’à-propos, discrète pourtant, était ce qu’il lui fallait. D’un naturel fort simple, rien de recherché, rien de pompeux ne lui allait ; et cependant il excusait en lui-même la vanité des autres et ne la frondait jamais. C’était là sa politesse ; elle servait de parure à la libre allure de son caractère. — Quand on peut paraître ce qu’on est, disait-il, on est au mieux.

C’était avec de telles idées qu’il paraissait quelquefois à la noble cour du Comte de Savoie ; sa présence y produisait une sorte d’enchantement ; c’était à qui parlerait, causerait, deviserait avec lui ; les invitations pleuvaient sur lui ; il y avait à la fois vingt projets de fête en son honneur, C’est qu’il était homme de bon goût ; aux dames il savait parler musique, peinture et toilette ; aux chevaliers, tournois et batailles ; au seigneur Comte, affaires de l’empire et du pape. Surtout il avait une naïveté qui séduisait les enfants ; ils venaient à lui pour se faire conter les mille merveilles de la vie de saint François d’Assise et de sainte Élisabeth de Hongrie, duchesse de Thuringe ; ce qui ne l’empêchait pas d’être grand admirateur des belles façons des chevaliers. Il aimait à les voir, le heaume en tête, le gant au poing, la lance en arrêt, faire frissonner les flancs de leurs coursiers ; mais si sous la jaque de mailles du batailleur descendu de cheval il ne trouvait pas un cœur qui battait noblement, si son visage sorti de la visière n’exprimait qu’une odieuse arrogance, oh ! alors, l’esprit colossal du Nain se grandissait par-dessus le chevalier ; le Nain tournait le dos au chevalier.

Son savoir et surtout son beau parler lui avaient fait donner le nom de petit Maître-Jean. Le petit Maître-Jean pouvait avoir vingt et quelques années lorsqu’il commença à devenir fameux dans les environs d’Hautecombe. Tant de science dans un si petit corps, car il n’avait pas plus de trois pieds, lui valut tout bonnement la réputation de sorcier parmi le peuple.

Leste et dispos, il avait la taille parfaitement prise et les membres bien proportionnés ; ses yeux étincelaient ; on eût dit l’escarboucle ou deux globes de feu ; ses blanches petites mains et ses pieds mignons étaient passés en proverbe ; il n’avait qu’un seul défaut, la tête un peu grosse, mais ce défaut était bien effacé par la rare beauté d’un visage charmant. Du reste, s’il n’ignorait pas ce qu’il y avait de gracieux dans sa figure, il sentait vivement la rude leçon que lui avait donnée la nature en le faisant si petit, pour qu’il ne s’enorgueillît pas de ce qui ne dépendait pas de lui. De plus il ne se sentait pas né pour les sourires du monde ; les souplesses qu’ils exigeaient coûtaient trop cher ; ils faussaient l’âme ou froissaient la vertu ; puis, à quoi bon, disait-il, se compasser pour plaire ? Il n’y a de sève que dans le libre mouvement de l’âme. — Le laisser-aller de l’isolement était son fait ; assis comme un gnome sur quelque roche solitaire de la plage, souvent on le voyait contempler à ses pieds le ciel du lac, ce beau firmament des eaux, dont les contours mystérieux longeaient la montagne, suivaient le pli sinueux du tertre ou de la colline, et, dans le lointain des deux bouts, déroulaient leur courbe au niveau des prairies. Puis, tout à coup, son buste apparaissait à la cime des monts, où quelques noirs sapins jalonnaient l’horizon, parmi les touffes de plantes nouvelles, mollement arrondies, jaunes de soyeux reflets ; et, d’en bas, les pêcheurs de la rive, les enfants et leurs mères se le montraient en disant — Le voyez-vous là-haut ? il tient la synagogue des esprits qu’il fait danser autour de lui ; nous les aurons ce soir ; à quoi les moines pensent-ils de garder un magicien pareil ? — Et lui, tel qu’un bloc roulant, s’abattait sur les causeuses, fuyant dispersées comme si le vent les emportait.

La nuit venue, toutes les vieilles femmes fermaient soigneusement portes et fenêtres, entr’ouvraient leurs armoires regardaient sous chaque lit, passaient la tête dans la cheminée, et murmuraient en frissonnant quelques mots de prière avant de reprendre leur coin de feu. Ensuite hommes et femmes passaient la veillée à mettre sur le compte du pauvre Nain tous les sortilèges imaginables. L’un l’avait vu, par un brillant clair de lune, devenir géant et passer le lac à pieds secs ; celui-ci, errer sous les nuées qui couronnaient le mont du Chat et souffler de sa petite bouche les vents et les tempêtes ; tel autre, mener pendant la nuit une procession de revenants, cierges en main, autour des eaux. Quant à de telles choses le chroniqueur Rup Dirup avoue franchement en son âme et conscience qu’il n’a jamais rien vu de tout cela ; il déclare avoir constamment vu le petit Maître Jean, haut de trois pieds, et voilà tout. Seulement il a bien pu l’entendre dire certaines choses auxquelles certaines gens n’entendaient rien. C’étaient pourtant de bien bonnes paroles dans l’intérêt du peuple, mais que les égoïstes, les ignorants, censeurs toujours mal avisés, ne manquaient pas de prendre pour les paroles d’un sermonneur de l’autre monde ; si, par exemple, quelque grand seigneur se plaignait devant lui qu’il y avait trop de fêtes dans le calendrier, que le peuple s’amusait trop, le Nain répliquait : — Les fêtes sont du pain ; le mieux est que le peuple rie. — S’il voyait quelque rude argentier, quelque impitoyable intendant amasser sans donner, se réjouir tout seul au milieu du malaise des autres, — Voilà, disait-il, les fêtes qui font pleurer. — Puis encore, lorsque quelque vieil artisan se désolait de la cherté du pain, le petit Maître-Jean soutenait qu’il n’était pas plus cher. — Comment pas plus cher, ripostait l’autre, lorsqu’un pain qui me coûtait, il y a trente ans, un denier, à l’heure qu’il est en coûte deux. — Il n’est pas plus cher, répliquait le Nain, si dans le même temps et avec la même besogne qu’il fallait pour gagner un denier on en gagne deux maintenant. — Quelqu’un était-il désigné pour une charge où il pouvait bien ou mal traiter ceux qui dépendaient de lui, le bon petit Nain disait toujours : — Monseigneur lui a donné la charge, que Dieu lui donne la discrétion.

Ces façons de parler en forme de proverbes n’étaient pour lui qu’un jeu de sa facilité, mais on avait la bonhomie d’y trouver du merveilleux ; cela, puis encore, ce qu’il y avait d’un peu étrange dans la conformation de sa tête, et surtout l’éclat de ses yeux brillants comme le rubis, ne faisait qu’affermir de plus belle les malintentionnés dans l’idée qu’il avait fait pacte et alliance avec les esprits de l’autre monde. Il prit d’abord le parti de rire à son aise de cette bonhomie des gens ; mais un temps vint où il en fut tout autrement. Il se voyait traité pire qu’un lépreux ; s’il paraissait, tout fuyait ; il n’avait plus pour lui que ses chers moines et les deux dogues du monastère, qui lui léchaient toujours les mains et lui faisaient mille caresses. Quant aux serviteurs de l’abbaye, ils étaient à se demander ce qu’il fallait penser de lui et ne se souciaient plus du tout d’entrer la nuit dans sa chambre. C’était au point que le pauvre Nain était vraiment à plaindre, parce qu’il prenait la chose vivement à cœur sans rien dire aux moines. Il aimait de toute son âme les êtres qui le fuyaient ; il ne savait que devenir ; il était malheureux. La science ne pouvait rien là ; c’était au contraire un fardeau de plus. La solitude ne faisait que l’accabler ; c’était à n’y pas tenir. La cour du comte Rouge et la fréquentation des seigneurs lui étaient devenues à charge depuis que son cœur souffrait. D’ ailleurs il sentait que dans le grand monde il dépensait plus en conversation qu’il ne recevait. En outre il se souciait fort peu d’être pour les autres un objet de curiosité , quelque apprécié qu’il fût. Restaient les pères d’Hautecombe à qui il pouvait toujours tendre les bras ; mais en lui-même il s’aigrissait de voir qu’ils ne prenaient pas au sérieux ce qui lui arrivait. Il ne lui convenait pas non plus de leur déclarer qu’à eux seuls ils ne pouvaient pas suffire aux besoins de son âme. Dans son malheur il lui vint un jour en tête de guérir la folie de ses voisins d’une bonne manière ; et de gaîté de cœur il imagina pour se soulager tout un plan d’espiègleries. Il était sûr que les moines s’en amuseraient, tandis que lui n’y trouverait pas mal son compte. On l’avait fait sorcier ; il voulut sembler l’être.

Chacun répandait le bruit qu’il s’en allait pendant l’orage, au milieu de la nuit, courir le lac sur sa nacelle, dansant avec la vague haut et bas, et faisant étinceler, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, ses deux yeux comme deux étoiles du ciel ; il lui prit fantaisie de faire ce qu’on disait. Il met dans sa barque deux petits ballons de soie rose intérieurement éclairés par une lueur fantastique dont lui seul avait le secret, gagne le large et va faire flotter à travers les ténèbres ces deux globes flamboyants, aperçus de tous les points de la rive. Bercé tranquillement par la tempête, comme le petit enfant dans son berceau par la main de sa mère, il erre çà et là autour du lac, et la flamme de ses deux sphères magiques, devenue plus prochaine, annonce son abord. Alors toutes les lumières qui brillaient aux lucarnes du village garnies de têtes de femmes qui le voyaient venir, s’éteignent, les lucarnes se referment bruyamment, et sous chaque toit il n’y a qu’un cri : — Le Nain ! le Nain ! — Lui, charmé de voir réussir son stratagème, s’évertuait à le compléter. Il courait appliquer aux serrures des portes le pavillon de son cor et en sonnait d’une manière si formidable que chacun se croyait au jugement dernier et faisait le signe de la croix en demandant pardon à Dieu. Ensuite il ouvrait la porte du clocher, montait comme un écureuil l’escalier tournoyant, enjambait le vide des marches qui manquaient souvent, puis sonnait son cor d’une main et les cloches de l’autre ; en même temps l’horloge de la commune qu’il avait détraquée battait coup sur coup deux ou trois cent heures. C’était un tintamarre à faire trembler les morts, et lui riait de sa malice, pointant ses yeux de flamme à l’œil de bœuf du clocher pour savoir si quelque chose de vivant remuait dans l’ombre parmi les maisons du village ; peine perdue, car tout vivant faisait le mort.

Le pauvre Nain entreprenait tout cela à regret, pour se venger de ne pouvoir être aimé ; il voulait absolument être aimé et n’en pouvait venir à bout. Il était désespéré de voir qu’on le fuyait comme un être inconnu qui n’a pas un cœur semblable à celui des autres. Aussi il se mettait quelquefois en embuscade, caché dans l’épaisseur des buissons pour écouter ce qu’on disait de lui dans le chemin. Par exemple : — Avez-vous entendu le Nain cette nuit ? Que deviendrons-nous ? S’il est si méchant étant jeune, que sera-ce quand il sera vieux ? J’ai bien une fille à marier, mais je ne voudrais pas la lui donner pour tout l’or du monde. Et puis, qui est-ce qui voudrait se marier avec ce petit bout de corps, pas plus haut qu’un nourrisson, avec ces yeux de chat qui font peur. Passe encore pour le reste ; mais sa taille, sa petite taille, fi ! ah ! mon Dieu, que c’est vilain ! allons, n’en parlons plus, il pourrait encore être par là, et ce serait bien autre chose. Je voudrais pourtant savoir si sa figure est bien laide… — Et le Nain alors montrait sa figure et les parleuses couraient, et lui courait après elles. Il les appelait par leurs noms bien affectueusement, les suppliant de le regarder seulement ; mais pas une ne se retournait. Elles se précipitaient par la première porte venue qu’elles trouvaient entr’ouverte, s’enfonçaient au plus profond de la demeure, s’accusant mutuellement de leurs malheureux propos et tremblaient d’avance du sabbat de la nuit prochaine. Le pauvre Nain plus qu’elles se désolait, pleurait, se lamentait, et s’en prenait à ses trois maudits pieds de hauteur. Il perdait la tête de voir que tout le monde le fuyait, que personne ne voulait le regarder, à part les moines. Mais les moines, c’était à se lasser de ne voir jamais qu’eux, d’être au couvent sans être moine, d’être au monde sans y être. C’était bien la peine d’avoir tant de merveilleux savoir et d’être nain ; mieux eût valu mille fois avoir en taille un petit pied de plus et cent mille de moins en savoir. S’il découpait pour les moines de la dentelle de pierre plus fine, plus légère, plus délicate que les broderies des dames, on disait de lui qu’il était adroit comme un singe ; belle récompense ! S’il faisait entrer dans les tuyaux de l’orgue des souffles ravissants à faire tomber les moines en extase, on disait qu’il faisait courir dans l’orgue une armée d’esprits follets. S’il transcrivait en quelques nuits toutes les pages d’un énorme missel, paroles et plain-chant à la fois, en caractères si purs, si fermes, si saillants que le burin ne ferait pas mieux, on disait que le diable s’en mêlait. S’il mettait à la tête de chaque messe une grande et belle lettre, dessinée en vignette, ayant des contours charmants, découpant sa forme en traits d’or et d’azur, et faisant filer dans la marge une fusée de broderies gracieuses, l’abbé, en lui tirant doucement l’oreille, lui disait qu’il était vraiment sorcier. À la vérité s’il faisait d’un vilain moine un beau portrait, celui-ci pour le coup s’écriait qu’il peignait comme un ange ; mais ange ou démon, peintre, statuaire, brodeur, musicien, de quoi lui servaient tous les genres de talents, s’il n’était pas aimé ? ce n’est pas avoir de l’esprit que d’être insupportable ou dédaigné ; et, je le montrerai bien, s’écriait-il, dans un sublime dépit qui eût fait grandir sa taille, si elle en eût été susceptible ; à l’œuvre, et voyons. Prenons les hommes par les bienfaits, puisque les malices n’y font rien. Il y a dans tel village telle famille dont tout l’avoir dépend d’un procès ; les moines et leurs hommes d’affaires sont embarrassés pour la défendre ; moi, je ne le serai pas ; je suis artiste, soyons avocat ; vite un mémoire.

Et le mémoire fut fait, clair, lucide, transparent, pour ainsi dire, incisif et malin, déboutant de point en point tout l’argot de la partie adverse. Il s’agissait d’une donation dont la validité était contestée par l’héritier du donateur. Le petit Maître-Jean fit du procès une question de bonne foi, c’est-à-dire qu’il prouva que l’équité exigeait la donation, indépendamment des formules testamentaires et des règles de succession. L’habitude qu’il avait de se glisser partout, secrètement, pour savoir ce qu’on disait de lui, lui avait fait surprendre certains aveux, certains propos prononcés devant témoins, établissant que par la donation le bien revenait où il avait été volé ; que l’intention formelle et avouée du donateur était d’apaiser sa conscience en donnant ; qu’il avait ruiné la pauvre famille par l’usure ; qu’il lui avait même soustrait certains titres dont il était dépositaire : d’où il résultait qu’on pouvait lui contester la légitime possession de son avoir. À l’appui de tout cela venaient les pièces justificatives. En outre, l’héritier avait par tous les moyens possibles, calomnie, mensonge, séduction, fait changer trois projets de testament conçus en faveur de la pauvre famille ; dans l’un de ces testaments il était même complétement oublié, à raison de sa mauvaise vie, que tout le monde savait. Il y avait évidemment captation ; mais l’auteur du mémoire répugnait à l’odieux de la preuve ; la procédure devenait un bouleversement de famille. Si donc l’héritier entendait mieux ses intérêts que les procureurs qui le font plaider, il devait avoir le bon sens de transiger lui-même avec le donataire, en achetant ses droits, et ne pas s’exposer à se faire contester à lui-même bien plus qu’il ne contestait aux autres. Vainement il comptait sur l’impuissance de ceux qu’il voulait dépouiller ; l’auteur du mémoire se chargeait de battre monnaie pour les malheureux ; et puis, il y avait à Chambéry ce qu’il n’y avait nulle part, l’avocat des pauvres, établi par le comte Vert, qui s’était montré là, comme en tout, galant chevalier.

Quant aux rationcules, c’est-à-dire, aux mauvaises petites raisons avancées par les éplucheurs de mots, les ergoteurs du métier, il était facile de les mettre au néant : — Une somme est donnée à prélever uniquement sur le numéraire ou les créances de la succession ; voilà la lettre du testament ; puis, quand il faut l’exécuter, il se trouve qu’il n’y a point de numéraire, et, parmi les créances, il n’y en a pas suffisamment de valables pour faire la somme. Mais, ou le testateur savait ce qu’il possédait, ou il ne le savait pas ; s’il le savait, vous avez pris l’argent, vous êtes des escrocs ; s’il ne le savait pas, il a pu, il est vrai, se tromper sur l’argent et les créances qu’il avait ; mais, dans ce cas, il vous reste à prouver qu’il vous eût fait héritier, si, en vous faisant tel, il rendait sa donation impossible, vous qu’il avait précédemment exclu de sa succession, vous qui voulez tuer le faible, vous qui n’ignorez pas l’origine coupable de ce que vous voulez retenir, sans tenir compte des remords de votre malheureux bienfaiteur.

Ce fut pour maître Petit-Jean, Nain d’Hautecombe, l’affaire d’une minute que d’imaginer tous ces points de défense. Les raisons lui venaient coup sur coup, comme des traits de foudre lancés sur la tête des adversaires du bon droit ; il sortait de ses yeux des étincelles électriques. En quelques moments, il fit autant de copies de son mémoire qu’il y avait de sénateurs au sénat de Chambéry, plus une pour l’avocat des pauvres, accompagnée de la lettre la plus touchante. En ouvrant le mémoire, les sénateurs furent d’abord émerveillés de la beauté des caractères. C’était une véritable mosaïque en écriture, un chef-d’œuvre d’art. Le malin petit Maître-Jean savait bien qu’il n’y a rien de plus difficile au monde que de faire lire tout un écrit par tous les juges d’un tribunal. Aussi, pour arriver à son but, avait-il compté sur sa main d’abord, et secondairement sur son esprit. Il avait compté juste ; avec les formes les choses passèrent et firent leur chemin. Le mémoire fut trouvé excellent, et le Nain d’Hautecombe devint le sujet de toutes les conversations de la capitale de Savoie. Les femmes des sénateurs résolurent le pèlerinage d’Hautecombe pour le voir ; et Rup Dirup déclare que dès ce jour il entreprit d’écrire cette histoire. Ainsi, le pauvre petit Nain était au moment d’attirer tout le monde au lieu d’en être l’épouvante ; c’était plus qu’il n’avait jamais désiré ; et c’était, hélas ! ce qui devait le faire mourir.

Pendant la nuit qui suivit l’envoi de son mémoire, il ne put dormir ; non qu’il eût l’esprit fatigué : il faisait tout sans peine et sans se battre les flancs ; c’était la fontaine qui coule d’elle-même, abondamment et toujours ; bien différent de tant d’autres qui, pour plaire, s’irritent le cerveau à outrance, prenant l’insomnie pour le génie.

Le Nain n’était donc pas tenu éveillé par la fatigue, mais par la crainte. Tout sûr qu’il était de la parfaite disposition de l’avocat des pauvres à faire son devoir, il avait lieu pourtant d’appréhender que le dénûment complet du chef de la famille attaquée ne rendît impossibles certaines démarches indispensables pour obtenir gain de cause. Il faudrait, suivant le train que prendrait le procès, mettre en avant certains hommes qui ne diraient toute la vérité qu’à table. Et puis, il y aurait bien quelques courses à faire à Chambéry, quelques pièces à rechercher dans les greffes ou les tabellions, toutes choses que les clients du Nain ne pourraient pas faire : ils n’avaient pas d’argent ; mais lui en avait pour eux. Les largesses du comte Rouge de Savoie l’avaient quasi rendu grand seigneur. L’abbé du monastère savait aussi le récompenser magnifiquement de ses belles œuvres. — Il saute de son lit où il ne pouvait dormir, et dans son appartement, qui était à la fois un laboratoire de chimie, un musée, une bibliothèque, un conservatoire d’arts et métiers, il fait luire une grande flamme bleue ; et, sur le champ, peintures, manuscrits, instruments d’alchimiste, outils de tout art, monnaies et médailles, tout resplendit de cette lueur magique. Il court à sa cassette couverte d’écailles d’acier, scintillante comme un miroir à facettes : pas un être au monde n’eût trouvé le secret de l’ouvrir. Une croix formait l’énigme de la serrure ; et chaque fois qu’il faisait jouer les merveilleux ressorts, la croix lui rappelait qu’il y avait pour lui un trésor autre que celui de sa cassette, la foi. Le meuble, sans faire le moindre petit bruit, cède à sa main, s’ouvre et semble étaler avec complaisance devant son maître toutes les richesses de ses divers compartiments, dorés, satinés, incrustés de pierreries. Le Nain y prend plusieurs pièces d’or, referme, éteint la flamme qui brûlait et sort. Il glisse le long de l’escalier ténébreux, comme quelque chose qui n’aurait pas de corps. Il n’était pas descendu que déjà les deux gros dogues qui faisaient sentinelle à la porte l’avaient senti venir ; ils se lèvent, courent humecter son visage de leur haleine caressante, se tordre les flancs en signe de joie autour de ses jambes, gémissant d’aise, au lieu d’aboyer. Ils le suivent, et les voilà tous les trois partis secrètement pour le hameau où le petit Maître-Jean avait ses clients. Sur le point d’arriver, le Nain siffle, et le chien qui était de garde à la chétive maison où il allait vient à lui sans crier. Les deux dogues font mine de le recevoir en grondant ; Un mot les fait taire, et les trois animaux sont là paisibles, avec celui qui les fascine, au pied d’un mur si bas que le Nain pouvait toucher le chaume de la toiture. Il crève de la main le châssis de papier imbibé d’huile qui servait de vitre à l’unique fenêtre de ce mur, jette dans l’intérieur une bourse pleine de pièces d’or et d’argent et s’enfuit. Le bruit que fit la bourse en tombant résonna dans les oreilles de la mère de famille, faiblement assoupie. Elle appela plusieurs fois sa jeune fille qui dormait profondément, lui demandant si elle n’avait rien entendu. La jeune fille, s’arrachant au sommeil, finit par répondre : — Non, mère. — Eh bien ! frappe à côté de toi, appelle ton père ; je viens d’entendre bruire quelque chose ; le châssis est crevé. — La mère n’avait pas achevé que la fille bouleversée veut crier : — Au secours ! le Nain !

— Mais la pauvre enfant, loin de crier, parlait à peine ; elle avait la poitrine oppressée par le cauchemar de la peur ; elle ne respirait plus. La mère alors, élevant la voix, parvint à se faire entendre de l’autre côté de la cloison de planches qui fermait sa chambre. L’un de ses fils se lève, dans l’intention de la tranquilliser, passe un vêtement, va prendre, sous la cheminée, au clou qui la suspendait, la lampe dont il savait la place, et l’allume en soufflant un reste de tison qui brûlait encore sous la cendre. Venu vers sa mère et sa sœur, le jeune paysan trouve parfaitement vrai ce qu’il avait cru faux, le châssis crevé, et devant lui, ce qui avait dû faire le bruit, en tombant, une bourse pleine. Il a reconnu le Nain sans savoir pourquoi le Nain a fait cela ; il regarde étonné ce qui est là devant lui, le montre à sa mère, à sa sœur, et n’ose le toucher ; l’une lui fait vite allumer le cierge de la Chandeleur, pour dissiper les esprits dont elle croit sa maison pleine ; l’autre, la jeune fille de seize ans, la tête plongée dans son lit, s’écrie qu’elle ne veut pas voir le présent du Nain, qu’elle ne veut plus coucher là, qu’il faut aller supplier l’abbé du monastère de venir, les tirer de la perdition. Le père, pas plus que ses enfants, ne veut toucher à l’argent qu’il croit provenir du diable. La bourse resta donc à la place où elle était tombée.

Averti le lendemain, l’abbé du monastère vint visiter ces pauvres gens qui n’avaient plus le cœur tranquille dans leur réduit, où selon eux le sortilège était désormais installé. Monseigneur d’Hautecombe ne savait rien de l’acte de son favori ; mais il ne lui fut pas difficile de tout deviner. Il vit bien que la bourse n’était que le complément du Mémoire fait par le défenseur des indigents. Il avait précisément cet écrit à la main ; il le lut, l’expliqua, le fit bien, concevoir à tout ce monde alarmé, puis il demanda à la jeune fille si elle avait toute confiance en lui. — Oh ! oui, Monseigneur, répondit-elle avec vivacité, toute confiance, comme en Dieu. — Eh bien ! répliqua l’abbé, je vous ordonne de prendre cette bourse, et de regarder Jean, mon ami, comme le vôtre : il n’y a de sorciers que dans les têtes des vieilles radoteuses de ce village. L’homme que vous prenez pour un entremetteur du diable, vit à ma table, prie près de moi à l’autel ; il est bon comme un ange, pour vous surtout, vous le voyez ; et s’il était capable d’être méchant, vous l’auriez rendu tel avec vos contes de grand’mère, et votre entêtement à le fuir. Il faut, ma fille, avoir confiance en moi, ou je ne viendrai plus ici. — Je ne le fuirai plus, Monseigneur, soyez-en sûr, dit Florine. — L’abbé lui tendit alors la bourse qu’il tenait. Florine, se trouvant presque mal, hésitait à la prendre, — Je ne le fuirai plus, Monseigneur, réitéra la pauvre enfant, mais la bourse, oh ! grâce pour la bourse ; que diront mes compagnes ?— Son père, à ces mots, se mit de la partie ; il eut un mouvement de colère ; il gourmanda durement son enfant, parce qu’elle offensait le seigneur d’Hautecombe ; et pour la piquer, il lui fit cette question : — S’il te voulait pour femme, que dirais-tu donc, petite opiniâtre ? — Je dis d’abord, mon père, que ça va finir par là ; nous pensons toutes qu’il veut se marier, et la première qui ne le fuira pas il ne va pas manquer de la demander en mariage, et vous serez dans l’embarras. — Et toi ? dit le père. — Moi !… Si Monseigneur… — Toute la famille se récria et battit des mains ; l’abbé sourit ; Florine, confuse d’avoir trop parlé, disparut en rougissant.

Le lendemain était le jour où chaque riverain du lac pouvait pêcher sans rien payer au monastère. Aussi, dès le matin tous les bateliers étaient à la besogne. Les barques se détachaient du rivage et venaient à quelque distancé du bord se fixer sur les flots, assez près l’une de l’autre pour que le filet plongeant dans l’eau mesurât tout l’intervalle qui les séparait deux à deux. Elles attendaient, silencieuses, que l’œuvre se fît ; puis, au moment de retirer le filet, l’une des barques venait à l’autre, et le pêcheur se servant de l’aviron en guise de fléau, battait vigoureusement la surface du lac pour étourdir les captifs et les rejeter dans la grande poche du réseau. Les femmes bordaient la rive, divisées par groupes tournés vers leurs barques respectives. Lorsqu’elles voyaient quelque chose de blanc remuer et se débattre sous la maille du filet, au sortir de l’eau, elles applaudissaient à l’heureuse rencontre des pêcheurs. Quand rien ne suivait la peine, elles regardaient avec envie celles de leurs voisines qui avaient un meilleur sort. Dans l’un de ces groupes se trouvaient Florine et sa mère, les yeux fixés sur la barque de leur famille, le long de la montagne qui va du monastère à la Dent du Chat ; pic bizarre, dont le peuple a lu le nom dans la forme. Le Nain parut, et voilà la fête troublée ; c’est un sauve-qui-peut général, une dispersion rapide et bruyante comme celle d’une troupe d’oiseaux effrayés par un coup d’arme à feu, La préoccupation, sinon la peur, gagne les pêcheurs eux-mêmes ; ils ne savent plus ce qu’ils font. Deux femmes pourtant n’avaient pas paru ressentir l’alarme des autres ; c’étaient Florine et sa mère ; elles voyaient le Nain venir à elles et l’attendaient sur le rivage.

La jeune fille avait une figure parfaitement belle, mais un peu trop miniature, comme sa petite taille qui s’élevait à peine jusqu’au sein qui l’avait nourrie. Intelligente et vive, elle aimait précisément dans l’homme dont les autres ridiculisaient la taille ce qu’elle avait elle-même, l’expression du regard, la légèreté de l’allure, l’adresse et l’esprit ; maintenant qu’elle était sûre qu’il n’était pas sorcier, elle en était enchantée : adieu la peur. Le Nain de son côté, par cela seul que la jeune fille n’avait pas fui, était heureux jusqu’aux larmes. Il avait des goûts si simples que tout savant qu’il était, il se fût bien contenté de l’amour de la jeune villageoise. Cependant comme le petit Maître-Jean poussait la délicatesse de la vertu jusqu’au scrupule, il ne se fût point permis de converser familièrement avec Florine, si elle n’eût été sous les yeux de sa mère. Celle-ci, dans son embarras, ne savait comment s’y prendre pour remercier le bienfaiteur de sa famille. À la vérité, le Nain n’était plus pour elle qu’un homme, et pas autre chose, sans commerce avec les gens de l’autre monde, sans que bohémienne lui eût jamais donné son lait. Néanmoins il y avait une idée qui la fatiguait d’une manière étrange : cet homme, s’il n’était pas sorcier, était au moins devin ; en conséquence il savait tout ce qui s’était passé dans l’âme de Florine et la sienne. C’était là pour le moment une pensée poignante, surtout en face de celui qui en était l’objet. Aussi la vieille et digne femme, larmoyante à la fois d’attendrissement et de confusion, ne s’exprimait que par des soupirs. Le Nain comprit tout et Florine s’en aperçut ; elle baissa les yeux et la suavité de la candeur qui s’accuse vint encore embellir les traits de son visage. Le bon petit Maître-Jean en fut ravi ; mais incapable de troubler par. de folles paroles l’âme de la jeune fille qu’il aimait et qu’il choisissait dès ce moment pour sa femme, il eut l’ingénuité de lui passer au doigt l’anneau qu’il tira du sien, et lui dit en la regardant : — Florine, voulez-vous être à moi comme je serai à vous ?… La jeune fille émue consentit dans son âme ; mais sa bouche ne put proférer qu’un seul mot : adieu ; — puis elle s’éloigna. Hélas ! c’était l’adieu qui touchait au dernier. Son fiancé courut, remplir le monastère de sa joie. Libre d’entrer à toute heure dans les appartements de l’abbé, il n’eut rien de plus pressé que d’aller lui raconter l’entrevue qu’il venait d’avoir, heureux de reconnaître qu’il devait tout à Monseigneur d’Hautecombe. Celui-ci lui tendit la main affectueusement ; le Nain la prit pour la porter à sa bouche. L’abbé cependant éprouvait un fond de tristesse dont il ne pouvait se défaire. Il n’avait que difficilement consenti aux désirs de son artiste bien-aimé ; il aurait voulu ne jamais se séparer de lui. Du reste cette séparation n’était pas ce qui l’affligeait le plus. Il prévoyait que Florine serait heureuse ; mais il craignait qu’il n’en fût pas de même pour son nain. À la vérité, celui-ci avait besoin des affections de famille ; mais aussi l’isolement était nécessaire aux caprices de son imagination. Florine elle-même ressentait un peu d’inquiétude ; bien loin pourtant de regarder cela comme de mauvais augure elle n’en parlait même pas. Elle s’était si bien mise sous la garde de Marie et des anges qu’elle ne pensait pas qu’il pût rien lui arriver de fâcheux. Hélas ! les deux chastes créatures, pleines de l’assurance qu’en comptant sur Dieu on ne se trompe jamais, ne songeaient pas qu’il peut bien tirer des trésors de son infinie clairvoyance ce qui renverse toutes les idées des hommes.

Livré tout entier au charme de l’avenir, le bon petit Maître-Jean ne dissimulait pas toutefois le regret qu’il avait de quitter l’abri de son enfance, l’asile de ses études, la demeure des vieux amis qui l’avaient élevé, surtout ce sanctuaire du lac et des monts sur lequel s’ouvraient les fenêtres de son cabinet d’artiste. Aussi, pour s’éloigner le moins possible des lieux si chers à son cœur, il avait acheté dans le voisinage, aux portes de la ville d’Aix, une terre qui comprenait dans ses dépendances les restes des belles constructions romaines bâties sur un sol enrichi d’une magnifique source d’eaux thermales. C’était là ce qu’il fallait à l’antiquaire et à l’alchimiste. Les restes subsistent encore, et, sans doute, à côté de l’arc de Campanus, des briques de Clarianus, des lourdes assises du temple de Diane, on retrouverait le nom du Nain d’Hautecombe sans la misérable fin qui l’enleva à tous ces monuments, au moment où il venait habiter sa terre d’Aix[1].

Aussitôt que l’abbé eut accordé à Florine ce qu’elle désirait le plus, c’est-à-dire, la faveur d’être fiancée par Monseigneur lui-même dans son église abbatiale, les deux futurs époux partirent pour leur terre nouvellement achetée ; leur famille s’y était rendue pour le mariage. Il y avait dans la barque qui les portait à l’autre rive le parrain et la marraine de Florine, puis un petit nombre de musiciens auxquels le Nain lui-même avait appris la musique ; ceux-ci mêlaient joyeusement leurs chants aux sons des instruments et fêtaient dignement leur maître. Une toile blanche, tendue sur des arceaux de bois s’arrondissait sur la tête des passagers, en forme de berceau renversé ; cette tenture, destinée à recevoir la pluie, fut la cause d’une affreuse catastrophe ; le lac n’était pas orageux, mais la pluie tombait à flots. Un furieux coup de vent venu de la cime ébrêchée de la Dent du Chat s’engouffre sous la toile, incline violemment la barque du côté où Florine était assise ; l’infortunée jeune femme est renversée de frayeur ; le Nain, pour la saisir, tombe avec elle ; tous deux disparaissent dans les flots bouleversés. Un seul mot sorti du gouffre remonta vers la barque : Adieu… Puis la barque, pleine de désolation, retourna au bord d’où elle était venue, et les moines, en apprenant l’horrible événement, furent consternés et pleurèrent. Le lendemain, deux corps flottaient sur la rive à l’endroit même où Florine n’avait pas fui, et pour lit nuptial demandaient une tombe. L’abbé du monastère n’avait plus rien autre à donner à ses fiancés ; tout était consommé. La réalité était mille fois plus affreuse que ses pressentiments. À l’instant même il fit passerions les biens du Nain à la famille de sa femme qui gagna son procès. Il le voulut ainsi pour la consoler et se soulager lui-même. Il voulut en outre qu’on mît sur la poitrine du Nain la main de Florine où se trouvait l’anneau qu’il lui avait donné, et qu’on gravât sur leur tombe commune cette unique et cruelle parole, indice d’un grand amour et d’un grand malheur : ADIEU !!!

Luigi Cibrario, l’un des hommes du Piémont qui fixent les regards de l’Italie littéraire, comme ses compatriotes, Silvio Pellico et de La Marmora, a fait au Nain d’Hautecombe les honneurs d’une nouvelle de quelques lignes. Ces lignes, trop peu nombreuses, sont remarquables de naturel et de simplicité. Je les ai reproduites çà et là dans ce récit, conformes d’ailleurs aux papiers du moine.

Note de l’auteur.
FIN.

  1. Dans les allées de ce beau verger du manoir gothique bordées de touffes de rosiers, de palissades de vigne, de lilas, de grands noyers, un souvenir des dames du pays de France ferait plus d’honneur à la mémoire du Nain que tous les papiers obscurs du fauconnier Rup Dirup. Mais il était dans la destinée de ces dames de faire à elles seules, et à perpétuité, la gracieuse renommée de ce séjour de fête et de félicités trimestrielles ; le Nain ne devait y être pour rien.
    note de l’auteur.