Le Dernier Roman de M. Wells

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Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 870-882).
LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

LE
DERNIER ROMAN DE M. WELLS


H.-G. WELLS : THE OUTLINE OF HISTORY[1]


Avez-vous connu Boon, George Boon, le fameux romancier populaire, le plus fort tirage du monde entier ? Sa fortune faisait l’envie de ses confrères. Et voilà que ce grand favori du public, apprenons-nous après sa mort, n’attachait aucune importance à ces livres auxquels il devait une si large aisance ; jamais il n’avait pris la peine de les écrire : il les dictait avec ennui à sa dactylographe, tandis que, cette corvée finie, son véritable bonheur était (on le découvrit en classant ses papiers) de se plonger dans les notes d’un immense ouvrage qu’il méditait sur le Génie de l’humanité.

Cette histoire que nous conte M. Wells[2] est celle de M. Wells lui-même : c’est un peu la préface du livre gigantesque qu’il vient de nous donner. Il se trouve, en effet, que le grand amuseur, l’auteur de ces contes fantastiques qui ont fait le tour de l’univers, la Guerre des Mondes, la Machine à supprimer le temps, les Premiers hommes dans la lune, est le contraire d’un auteur pour rire. On le prend pour un Jules Verne, et il veut être quelque chose comme un Voltaire anglais. On le tient pour un humouriste, et personne n’est plus passionnément sérieux. La littérature n’est pour lui qu’un moyen d’action. Nul ne croit davantage à la vertu du livre, au pouvoir révolutionnaire de la lettre imprimée, à la dictature de la raison. Il a sur cet article la foi d’un Encyclopédiste. Et c’est ainsi que, pendant la guerre, alors qu’on le croyait occupé à l’histoire de la famille Britling, il était en train d’embrasser l’évolution de la planète. Dans Londres que survolaient les Zeppelins et les Gothas, au tonnerre des tirs de barrage et de l’éclatement des bombes, pendant que les deux moitiés de l’univers s’entretuaient, que les trônes chancelaient, que les Empires croulaient, le grand visionnaire écrivait fiévreusement son Esquisse de l’Histoire universelle.

Sans doute, cette idée a de quoi faire sourire, par ce temps de scrupules critiques où l’audace d’une Histoire de France à la Michelet passerait déjà pour une présomption. L’ancien commis de magasin, devenu homme de lettres à force d’énergie, conserve l’intrépidité de l’autodidacte et du primaire. Disons le mot : M. Wells ne rougirait pas du nom de vulgarisateur. Le voilà donc à l’œuvre dans sa bibliothèque, au milieu de ses manuels et de ses dictionnaires, consultant tour à tour tout un « jeu » d’encyclopédies. Autour de lui, toute une équipe d’auxiliaires et d’amis, historiens, professeurs, voyageurs de l’Inde et de la Chine, attachés aux diverses sections du British Muséum, le plus vaste répertoire des connaissances humaines qu’il y ait eu au monde depuis Alexandrie. Peut-être, si l’on y songe, ce savoir à coups de Larousse est-il, dans le détail, assez superficiel : c’est de la science à la vapeur, de l’information pour magazines. Mais ne chicanons pas M. Wells sur sa méthode. Il ne cache point que ses matériaux ne lui appartiennent pas. Sachons-lui gré de ce qu’il nous donne et qui est bien à lui : l’essai qu’il tente pour apporter un ordre dans les faits, et pour nous faire apercevoir un plan dans les affaires humaines.

Il est clair en effet qu’un ouvrage de ce genre ne s’expliquerait pas sans une philosophie. On ne se donne pas la peine d’écrire l’histoire universelle pour le simple plaisir de raconter une belle histoire : c’est qu’on veut prouver quelque chose. On part d’une hypothèse, dont il s’agit de trouver la vérification dans les faits. Pour Bossuet, cette idée centrale est celle de la Providence, pour Voltaire celle du Progrès. Pour M. Wells, c’est l’idée d’Évolution. On peut même dire qu’il s’y prend de haut : il commence dès avant la formation du monde, au sein de l’abîme effroyable de l’espace et du temps, lorsque la goutte de feu qui devait être notre terre se détache, — il y a un nombre incalculable de millions de siècles, — de la grande nébuleuse solaire. Peut-être jugera-t-on que ce « prologue dans le ciel, » ainsi que les chapitres suivants sur l’histoire du globe terrestre, sur la succession des âges géologiques, sur la flore et la faune fossiles et les premiers balbutiements prodigieux de la vie, formaient une introduction assez inutile à une histoire universelle. M. Wells n’a pu se refuser au plaisir d’écrire sur l’œuvre des six jours un roman de M. Wells.

Mais je me figure aussi que M. Wells, en donnant ce recul énorme à son histoire, n’a pas cédé seulement au penchant de son imagination Il a voulu nous dire que l’homme est peu de chose sur la terre, qu’il y est la dernière venue, la plus récente des créatures : son règne n’y a peut-être que deux cent mille ans d’existence, moment infime d’une durée qui se mesure dans la nature par centaines de millions d’années. Et puis, en nous montrant les monstres de l’antique préhistoire, les larves, les géants de la vase et des marécages, il nous fait concevoir que les empires passent, que les plus grands destins périssent, qu’il n’y a pas de forme immortelle sous le soleil. Tout s’évanouit, tout se transforme. Rien qu’à feuilleter le livre de M. Wells, depuis les terrifiantes images des grands sauriens, premiers maîtres de la planète, jusqu’aux cartes qui retracent les remaniements des empires, les contours changeants des États, on prend la mesure de ce que nous croyons éternel. Que sont les dix ou quinze mille ans d’histoire consciente dont nous pouvons nous souvenir, auprès du désert infini de siècles sans mémoire qui les ont précédés ? Et dans ce petit espace qu’embrasse notre regard, quelle forme a duré plus de deux ou trois générations ? Quelle vérité peut se flatter d’être encore vraie demain ?

Il va sans dire que je ne vais pas résumer en quelques mots ces 650 pages d’un texte à deux colonnes, qui formeraient 2 400 pages de la Revue et qui embrasse l’histoire de l’humanité entière depuis le crâne de Piltdown jusqu’à M. Wilson et à M. Clemenceau. On est bien obligé de s’en tenir à l’essentiel. Par bonheur, l’objet que s’est proposé M. Wells en écrivant The Outline of History, est peut-être moins difficile à trouver qu’on ne croit. On se figure que les histoires commencent par le commencement, et en réalité, elles s’écrivent par la fin. On demande au passé d’éclairer le présent, alors que c’est le présent qui éclaire le passé. Bossuet, dans son Discours, est toujours le grand lutteur contre les protestants, et Voltaire, dans son Essai, n’a en vue que de dénoncer les crimes de la « superstition. » M. Wells à son tour n’en use pas autrement. Son livre, fils de la guerre, est un livre de combat. On s’attend à trouver une histoire : c’est une énorme machine de guerre contre la guerre, un pamphlet démesuré contre l’idée nationale, un immense tract pacifiste, un gros tank contre le militarisme et l’idée de patrie, derniers obstacles que le progrès et le bonheur universels trouvent sur leur chemin. Toutes les sottises et tous les crimes dont Voltaire, dans son œuvre, accuse les prêtres et les dieux, c’est, pour l’auteur de cette Esquisse, la guerre et la patrie qui en sont responsables.

Sans doute, M. Wells ne méconnaît pas les services qu’a rendus la patrie dans le développement humain. Si l’homme, selon le mot célèbre, est un « animal politique, » le progrès pour lui consiste en partie à s’élever par degrés à des formes de groupements, à des sociétés de plus en plus complexes. Familles, tribus, cités, États, Empires, marquent des étapes successives d’un phénomène d’extension croissante. Mais ces cadres à leur tour deviennent trop étroits. Il faut les élargir, leur permettre d’embrasser toute la famille humaine. Cette famille sort tout entière d’un ancêtre commun. Tous les vestiges de l’homme primitif montrent l’unité de sa nature et de son origine. Les variations des races ne sont que le résultat de l’adaptation et du « milieu. » Au point de mélange où nous en sommes, ces nuances tendent à s’effacer. Ce retour à l’unité de la famille humaine est le but et la condition de toute civilisation. C’est la loi que M. Wells croit observer dans tout le cours de l’histoire. Tel est à ses yeux le contenu positif de toutes les religions. Les grands initiateurs, Lao-Tsé, Gautama, Jésus ou Mahomet, n’ont pas eu d’autre objet. Au lieu d’instituer des cultes nationaux, ces grandes révélations ont ceci de commun qu’elles s’adressent à tous les hommes sans distinction de races, se bornant à prêcher l’abdication des égoïsmes, la charité, l’amour, la grande fraternité humaine. En revanche, tout ce qui contrarie la grande loi, tout ce qui divise, tout ce qui limite, tout ce qui est frontière, barrière, obstacle, est le mal, le péché.

De là, dans cette Esquisse, quelques caractères assez nouveaux. Ce livre étant l’histoire de la connaissance que le monde prend de son unité, l’histoire de la genèse de la conscience universelle, on ne sera pas surpris du rôle qu’y tiennent les voyages, le récit des explorations, de ces vastes mouvements de nomades que nous appelons les invasions. Certaines figures, celles d’Hérodote, du grand navigateur Hannon, du chinois Huan-Tchang, du vénitien Marco-Polo, du portugais Magellan occupent dans ce livre une place de premier plan. Ce sont les agents de liaison entre les différentes portions de l’univers. Ces aventuriers, ces curieux ont agrandi la terre, ils ont mis en rapport des mondes qui s’ignoraient. Éloge du voyageur qui devait bien être écrit aux bords de cette Tamise large comme un bras de mer, où les mouettes volent parmi les mâts et les cheminées des steamers et où flottent dans la brume, avec des odeurs de goudron, tous les parfums de l’univers.

Autre trait bien anglais : l’ignorance, le dédain de tout ce qui est artistique. M. Wells a pu écrire l’histoire de la civilisation sans tenir aucun compte de l’art. Deux lignes sur les Pyramides, pour nous dire qu’elles ont coûté autant qu’une grande guerre, une ligne sur Phidias, deux lignes sur les cathédrales, cinq ou six sur la peinture chinoise, voilà tout ce que lui inspire ce que le génie humain a fait pour la beauté. La Renaissance tient en dix lignes. En revanche, les choses pratiques, les idées de Roger Bacon, les débuts de la méthode expérimentale, la découverte de la vapeur, la création des chemins de fer sont l’objet de longs développements. Veut-on un exemple de la manière de M. Wells ? La plus grande invention du monde, après celle du langage, lui parait être celle du papier. On sait que le papier était connu en Chine plus de cinq cents ans avant notre ère. D’autre part, l’impression avec des blocs, de bois était pratiquée en Égypte dès le temps des Ptolémées. J’ai souvent entendu mon maître Gaston Boissier s’étonner, avant M. Wells, que l’imprimerie n’eût pas été trouvée par les anciens. Varron s’en est servi pour reproduire des portraits dans un livre sur les hommes illustres. Pourquoi son invention ne fut-elle pas exploitée ? C’est que la librairie à Rome était déjà une industrie ; elle pouvait, grâce aux esclaves, produire les livres en nombre suffisant, et le public n’existait pas pour en demander davantage. Pour M. Wells, la vraie raison fut le manque de papier. Il fallut attendre, que le papier, connu par les Arabes, fût acheminé en Europe vers la fin du XIIIe siècle : l’ignorance, le manque de liaison entre l’Europe et l’Asie ont coûté au monde, dans cette affaire, un retard de deux mille ans. Supposez l’imprimerie connue au temps d’Alexandre, quelle avance pour l’humanité ! A la vérité, M. Wells s’exagère le rôle de l’imprimerie. Depuis qu’elle existe, on ne voit pas que les causes d’erreur et de discorde aient beaucoup diminué dans le monde. Et les plus grands mouvements d’idées dans l’Europe ou l’Asie, les progrès du bouddhisme ou du christianisme, que doivent-ils à l’écriture ? Quoi de comparable, depuis l’imprimerie, aux conquêtes des apôtres ou à celles des premiers Kalifes ? Quelle force pour la propagande égale le contact de l’homme, la contagion de la parole et de l’action ?

Mais ce qui est peut-être le plus anglais dans cette Histoire, c’est l’injustice pour Rome et tout ce qui est romain. Rien de plus partial que le résumé de la grandeur et de la décadence de Rome. Dans la grande lutte de Rome au temps des guerres puniques. M. Wells est un des rares historiens qui prennent le parti de Carthage : il est naturellement pour le peuple marin contre le peuple militaire. Le préjugé de Gibbon, l’horreur du Vatican, il l’étend rétrospectivement à l’Empire, à la République, et à tous les gouvernements qui leur ont servi de modèles. Dans l’Empire romain, il poursuit tous les impérialismes. Il rabaisse à plaisir l’orgueil de ces maîtres du monde. Qu’est-ce que l’empire de Trajan, au temps de sa plus grande étendue, comparé à celui d’un Tamerlan ou des Empereurs Mongols ? Qu’est-ce que la paix romaine au prix du bonheur véritable et de l’organisation parfaite dont la Chine offre le modèle ? Il n’y a pas de raillerie dont M. Wells ne s’amuse à déshonorer les choses les plus précieuses de la tradition de l’Occident. Le public athénien n’est pour lui qu’une foule « toute pareille à celle du promenoir de nos cafés-concerts. » Mais c’est surtout contre les grands hommes, dont l’imagination humaine a fait des demi-dieux, que l’écrivain dirige sa satire. L’histoire, pour un Voltaire, c’était, au milieu d’un chaos de crimes et de folies, un archipel d’époques heureuses, les « siècles » de Périclès, d’Auguste, de Louis XIV. M. Wells s’acharne contre ces grandes images avec férocité. Il démolit les statues, les souvenirs décoratifs qui ornent le passé, avec une joie d’iconoclaste. Son livre est un carnage d’idoles.

Ses bêtes noires, bien entendu, seront les figures les plus fameuses : Alexandre, César, Napoléon. Il en fait de longs portraits qu’il faudrait appeler de véritables « exécutions. » Il ne traite pas moins durement les sous-Césars, reflets et copies du premier, contrefaçons qui n’auraient jamais existé sans l’original : Charlemagne un agité, un charlatan « dans le genre de Guillaume II ; » et Charles-Quint, pauvre fantoche de la dernière médiocrité, créature de la banque Fugger, dégénéré sur lequel un baroque destin se plut à accumuler l’Europe et l’Amérique. Mais c’est contre Napoléon que s’exerce la verve de l’historien avec le plus d’humour. Il nous apprend que sa mère le fessait encore à seize ans. Il lui reproche sa fuite grotesque, sa « désertion » d’Egypte ; rien de plus surfait que ce prétendu surhomme : ses talents militaires étaient fort ordinaires, et comme capitaine, il est bien loin de valoir Moreau ; comme politique, il est fort au-dessous de Marat (lequel paraît être, on ne sait pourquoi, aux yeux de M. Wells la meilleure tête de la Révolution). Tout ce que la caricature du Punch, tout ce que la facétie de Gillray et de Rowlandson, tout ce que l’animosité de la presse anglaise contemporaine a entassé d’outrages sur la tête de l’Empereur, tout ce qui traîne de fiel dans la Vie de Walter Scott et dans le roman de Tolstoï, se trouve condensé avec une étonnante furie rétrospective dans ce chapitre de M. Wells. C’est que M. Wells veut abattre dans la personne de Napoléon le représentant même de l’impérialisme. Il veut ruiner le culte et s’attaque à l’idole.


D’où vient, se demande l’écrivain, cet empire qu’il conserve sur l’imagination ? Il serait difficile de trouver un être humain moins sympathique, C’est en vain que dans le monstrueux amas de la littérature napoléonienne, on chercherait un seul trait, le moindre exemple de l’oubli de soi… On ne voit pas qu’il ait jamais ri. Et l’on ne peut pas davantage, sur ce visage d’égoïste et de saturnien, imaginer aucune de ces belles expressions humaines de sympathie, — celle qu’on admire, par exemple, sur les traits de l’artiste « perdu » dans son ouvrage. Ses portraits nous regardent avec une moue de mépris, — le mépris du criminel assuré de pouvoir duper impunément les pauvres niais que nous sommes, et en même temps, au fond des yeux, se lit une inquiétude. « Croient-ils vraiment que j’ai raison ? se demandent ces yeux. Ma couronne se tient-elle bien droite ? » Il avait pour l’homme un dédain sans bornes, un dédain qui a fini par le conduire à Sainte-Hélène, — ce même dédain qui peuple nos prisons de faussaires, d’empoisonneurs et de toutes les victimes du calcul égoïste. A-t-il été vraiment aimé par une créature humaine ? Joséphine l’a trompé autant qu’il l’a trompée. Marie-Louise a refusé de le suivre à l’Ile d’Elbe. Une certaine comtesse polonaise l’y rejoignit, il est vrai, mais ce ne fut point par amour ; elle songeait à pourvoir un fils. Elle ne demeura que deux jours. Il n’a même pas eu un chien pour s’attacher à lui


En somme, ce mauvais politique, cet homme de guerre partout battu, qui a perdu toutes ses campagnes, celle d’Egypte, celle d’Espagne, celle de Russie, celle de France, ce vaincu de Trafalgar et de Waterloo, ce prétendu « fléau de Dieu, » n’est au fond qu’un « bacille, » le dernier microbe du passé, apparu dans les temps modernes pour les empoisonner ; et même à cet égard, ne le vantons pas trop : « La grippe espagnole tue mieux. La seule épidémie de 1918 a fait plus de victimes que toutes les guerres de l’Empire. » Finalement, après avoir bien retourné la question, le moraliste conclut en faisant de Napoléon un Julien Sorel supérieur, le type et le maître de l’« action directe » :


Aller droit devant soi, droit au but, voilà sa qualité maîtresse, et qui le rend immortel. Il ne s’embarrasse jamais de considérations secondaires. Il jette ses armées en ligne droite d’un bout à l’autre de l’Europe : jamais on n’avait demandé aux troupes de pareilles marches ; il se bat pour vaincre ; quand il frappe, c’est de toutes ses forces. Ce qu’il veut, il le veut simplement, complètement, et il l’obtient, — s’il peut.

Voilà pourquoi il nous fascine. Son nom, depuis cent ans, est la raison suprême qui rassure des légions de timides et d’hésitants. Pour l’homme d’affaires que tente une transaction suspecte, pour le commis maniant un chèque signé distraitement, et si facile à transformer en faux, pour le caissier à court d’argent, pour le fabricant qui médite le pour et le contre d’une falsification, et pour des milliers de leurs pareils, le mot de « Napoléonien » est venu apporter un renfort décisif. Dans la finance, dans la presse, sur le turf, nous vivons dans un monde de candidats-Napoléons ; la moitié de nos prisons et de nos asiles d’aliénés sont autant de Sainte-Hélène. Napoléon, c’est l’incarnation de ce sens commun réaliste, clair, vulgaire, sans scrupules, de cet individualisme qui livre bataille en chacun de nous (victorieusement, hélas ! ) à notre meilleur « moi, » et qui risque finalement d’aboutir à la ruine de l’humanité. Cet homme, c’est l’Anti-Jésus, l’antipode même de la figure du deux Nazaréen dont le suave Évangile de tendresse et de pitié, de sacrifice et de renoncement, est aussi difficile à oublier qu’à suivre. Cet appel à une vie nouvelle obsède notre monde présent, assiège nos richesses, nos aises, nos succès. Il nous inquiète, ne nous laisse plus un moment de repos. Napoléon ne l’entendait pas. Contre ce troublant murmure de la perfection, la légende napoléonienne nous offre une sorte d’abri. Elle nous sauve, — nous sauve du Salut.


On ne s’attendait pas à cette homélie de la part de M. le pasteur Wells. Nous n’aurions pas pris ce romancier pour un si grand chrétien. Mais j’ai hâte d’en venir aux dernières pages du livre, à celles qui, je l’ai dit, en sont à la fois la conclusion et le vrai point de départ. Transformation industrielle du monde, faillite du christianisme, qui est en continuel recul depuis le moyen âge et, sur les ruines des vieilles Églises, double développement de deux forces antagonistes, l’Internationale ouvrière et les impérialismes, voilà les causes lointaines de la guerre. Dans une suite de pages éloquentes, l’auteur nous fait assister à leur développement. Une gravure fort amusante nous montre une série de « fétiches » du XIXe siècle, les nouveaux « dieux nationaux » qui ont remplacé dans les cœurs le Dieu de la chrétienté, les Astaroths et les Baals pour lesquels l’homme moderne n’hésite pas à mourir : John Bull, Marianne, la Germania, Cathleen l’Irlandaise, l’oncle Sam, etc. — et M. Wells suggère en passant quel rôle la caricature, les personnifications de la presse satirique, l’imagerie des timbres-poste ont eu dans la création de ces divinités. En même temps, le livre de Darwin sur l’Origine des espèces achève de ruiner le prestige de la Révélation. La vieille morale chrétienne en demeure ébranlée. De cette loi de l’Évolution, on tire celle de la concurrence et de la « lutte pour la vie. » Cette idée se cristallise avec celle de l’État, avec les souvenirs des Césars et de Napoléon ; elle devient l’impérialisme, c’est-à-dire la théorie de l’égoïsme national, la déification du machiavélisme et de la, morale d’Etat. Après Machiavel et les grands conquérants, ce que M. Wells exècre certainement le plus au monde, c’est M. Rudyard Kipling et sa « loi de la Jungle. » Dans ce livre, où il ne fait que nommer Descartes, où il ne nomme pas Shakspeare, ni Dante, ni Beethoven, il consacre trois pages d’une diatribe véhémente à l’auteur de Stalky and C°

Bref, ces excitations de l’esprit national devenaient une menace perpétuelle pour la paix. Cette mythologie barbare, ce paganisme des patries étaient désormais la seule religion de l’Europe. « Sans patrie » devenait une indécence « comme d’aller en public sans culotte. » Au milieu de toutes ces nations orgueilleuses et délirantes, l’Allemagne de Bismarck offrait un spectacle singulier : elle était la nation la plus disciplinée, la plus patiente, la plus habile, la mieux organisée et la mieux outillée, à la fois la plus moderne et la plus rétrograde, industrielle et féodale, vertueuse et gorgée de rapines, fière de ses laboratoires et conservant pourtant l’âme de proie du moyen âge ; jalouse, susceptible, ombrageuse, mégalomane, et de plus, pour son malheur, gouvernée par un fou. La crise était inévitable.

M. Wells fait de la guerre un récit clair et plein d’entrain, où l’on regrette seulement qu’il ait réussi à ne pas souffler mot de Joffre ni de Foch. Il fait le tableau le plus amusant des sottises des bureaux qui ont, selon lui, prolongé la guerre de deux ans ; la Guerre ne voulait pas entendre parler des tanks, que la Marine proposait depuis le Transvaal. Enfin, après les terribles péripéties que l’on sait, on arrive à l’armistice. La peinture de cette journée à Londres est saisissante.


Pendant plus de quatre ans, la guerre n’avait plus cessé, entraînant dans son tourbillon tous les hommes d’Occident. Il y avait déjà dix millions de tués, plus du double étaient morts des suites de l’épreuve. D’autres êtres, par dizaines de millions, étaient minés par la misère, l’anémie, la mauvaise nourriture. La plupart des vivants travaillaient pour la guerre, sur les champs de bataille, à l’usine, dans les hôpitaux, comme remplaçants de mobilisés… La guerre était devenue une atmosphère, une habitude, un ordre. Et brusquement, c’était fini.

L’armistice fut connu à Londres vers midi. A l’instant, toute la vie est comme suspendue. Les employés sortent des bureaux et ne veulent plus rentrer, les commis se répandent dans les rues, les omnibus et les camions, pris d’assaut et bondés de bonheurs stupéfaits, partent pour des itinéraires de fantaisie, promenant des voyageurs qui n’allaient plus nulle part et ne se souciaient pas de savoir où on les menait. Une foule en vacances envahit les chaussées, les drapeaux fleurissent les maisons. La nuit vient, les rues s’illuminent : chose étrange, que la foule grouillant, comme autrefois, sous le factice éclairage. On se sentait sans but, avec une sorte de courbature et de soulagement pénible. C’était fini !… On avait besoin de rire, de pleurer, et on ne pouvait pas. Des monômes de jeunesses et de permissionnaires fendaient la foule compacte et faisaient de leur mieux pour faire du bruit et de l’allégresse. Un canon est roulé du Mail jusqu’à Trafalgar Square, où l’on fait du caisson un feu de joie. On tire des fusées, des pétards. Mais dans l’ensemble, nulle gaîté. On avait trop perdu, on avait trop souffert. La joie n’y était plus.


Et alors, ce sont les grands jours de la Conférence de la Paix. Tous les regards de l’univers, dans une attente religieuse, se concentrent sur Paris : jamais tant d’espérances ne s’étaient rassemblées en un point de la terre, que le jour où le président Wilson, débarquant du George Washington, fit son entrée dans le port de Brest. Sa déclaration des Quartorze points brillait dans le crépuscule du vieil ordre de choses comme la charte de l’humanité. Les hommes qui s’assemblaient, après des épreuves inouïes, tenaient dans leurs mains le sort du monde ; ils allaient jeter les bases d’un ordre nouveau, inaugurer un âge fraternel entre les peuples. Minute solennelle, heure sacrée où l’on put espérer un juste règlement des comptes du passé, la fin des guerres, l’aurore de la confiance et de l’harmonieI La vénération de l’univers accompagnait le voyageur qui arrivait porteur de la parole nouvelle : et déjà, en touchant terre, il avait perdu de son pouvoir. Les Moïses ne gagnent pas à se rapprocher des hommes. Les plénipotentiaires amenaient avec eux leurs femmes. Un élément de mondanité, de tourisme, de caquetage, des visites de modistes et des froufrous de jupes se mêlèrent à la gravité du Concile. Ce n’était plus l’état de grâce dans lequel on se devait d’aborder les choses saintes. Et puis, à Paris, M. Wilson allait rencontrer son mauvais génie, — M. Clemenceau.


Georges-Benjamin Clemenceau était un vieux politicien et un vieux journaliste, grand pourfendeur d’abus, grand démolisseur de ministères, — médecin, il avait, comme conseiller municipal, ouvert une clinique gratuite, — enfin un redoutable duelliste. Il n’avait jamais tué son homme, mais il se montrait sur le terrain ferrailleur intrépide. Il avait quitté, sous l’Empire, l’École de médecine pour le journal et la politique. Il était alors extrême-gauche. Il avait été quelque temps professeur en Amérique et s’y était marié pour divorcer ensuite. Il avait trente ans en 1871. Il revint en France après Sedan et se jeta dans les orages de la politique avec une magnifique vigueur. Désormais la France est son univers, la France des ardents journaux, des violentes querelles, des défis, des scandales, des scènes, des coups de théâtre, et des « mots » à tout prix. C’était ce qui s’appelle un bougre : on l’avait baptisé le Tigre, et il en était fier. Patriote professionnel, plus que penseur et homme d’Etat, tel était l’homme que la guerre avait bombardé à la tête de la République, pour caricaturer le beau génie et l’âme généreuse de la France. Son étroitesse et ses lacunes ont laissé une profonde empreinte sur le traité. Tout l’esprit de la Conférence est illustré par le fait de la Paix signée à Versailles, dans cette galerie des Glaces qui avait vu le triomphe de l’unité allemande. C’est là que l’Allemagne fut contrainte de signer son humiliation. Dans ces conditions, pour la France et pour Clemenceau, la guerre cessait d’être une affaire mondiale : ce n’était plus qu’une suite et une revanche de l’Année terrible, l’expiation et le châtiment de l’Allemagne. « Il s’agit, avait dit Wilson, de sauver la démocratie dans le monde. » — « Vous parlez comme Jésus-Christ, riposta Clemenceau. Il s’agit de sauver Paris. » Parler comme Jésus-Christ, c’était apparemment le comble du ridicule. Et c’est ainsi que, grâce à ces spirituels diplomates, l’année 1919 demeura une date mémorable dans l’histoire des banqueroutes humaines.


Et toujours répétant les commérages de M. Keynes et de M. Dillon (« Wilson, plus fort que le bon Dieu : il a fait quatorze commandements, le bon Dieu n’en avait fait que dix, ») l’historien nous montre M. Clemenceau, au centre du demi-cercle des Quatre, face à la cheminée, en redingote notre et gants de Suède gris. « Et il était, des quatre reconstructeurs du monde, le seul à savoir également l’anglais et le français… »

Je ne vais pas raconter ici comment, le premier point s’étant « perdu en route, » et M. Lloyd George ayant obtenu l’escamotage du second, les Quatorze commandements se trouvèrent réduits à douze ; et comment, après un laborieux enfantement de neuf mois, la fameuse Société des Nations, la merveille politique du monde, apparut à l’état d’inviable avorton, « comme l’Homunculus de Faust dans sa bouteille. » J’ignore si c’est bien la seule critique que mérite le traité. Certaines personnes lui en font d’autres. Rien n’était pourtant plus facile, à en croire M. Wells, que de faire « le statut naturel » de l’Europe : « Il se lit sur la carte ; un enfant ne s’y tromperait pas. » Et ne dites pas à M. Wells que c’est dommage qu’on ne l’en ait pas chargé. Vous ne l’embarrasseriez pas : il nous donne son programme, son petit plan du monde, son utopie en huit articles. Ces choses-là, quand on est tout seul, ne soutirent jamais de difficulté sur le papier. Le monde entier, il y a deux ans, était plein de ces petits Talleyrands qui refaisaient l’Europe sur une table de café. Le courrier de la Conférence apportait chaque matin de quoi remplir plusieurs paniers de ces rêveries.

Et cependant, en dépit de cette immense désillusion, qui suivait un immense effort, M. Wells ne perd pas courage. Cette expérience de la Paix, où les hommes ont été trahis par l’insuffisance de leurs chefs, leur laisse pourtant une espérance et une certitude : « Jamais encore, comme cette fois, ils ne s’étaient trouvés en présence de leur communauté d’intérêts et de destinées… » Quoi qu’on fasse, l’ébauche d’un nouvel ordre de choses n’en a pas moins paru « comme l’aurore à travers les volets d’une chambre en désordre. » L’idée de l’identité humaine, qui n’a été longtemps qu’une lueur fugitive, éparse, sitôt éteinte après Bouddha, après Jésus, « comme des reflets de soleil réfléchis par une vitre dans la campagne, au crépuscule, » a gagné désormais tous les hommes.

On ne l’arrêtera plus. L’humanité cessera bientôt de marcher dans son sang, « comme un somnambule qui se blesse dans son sommeil. » La guerre finira. La guerre n’est pas éternelle. Pas plus que la pairie, elle n’est chose primitive. Elle a pris naissance avec certaines organisations sociales, elle passera avec elles. Une nouvelle guerre, avec les ressources de la science, serait le suicide du genre humain. Les hommes reconnaîtront leur folie et ne voudront plus se ruiner en armes pour se détruire. Délivrés de ce fardeau des armements, ils appliqueront tout leur génie aux arts qui embellissent la vie. L’humanité reconnaîtra que les richesses naturelles, comme la science, comme la lumière, sont le bien commun de tous les hommes : elle ne songera qu’à les utiliser. Dans l’anarchie du siècle dernier, sans nulle coordination d’efforts, que de progrès réalisés ! Qu’on songe au gaspillage de forces et de talents, à tous les Lavoisiers, aux Pasteurs, aux Newtons inconnus, sacrifiés en pleine jeunesse, que nous coûte la dernière guerre ! Que ne ferait pas un système où ces forces magnifiques, au lieu d’être broyées, seraient l’objet d’une culture et de soins rationnels ? L’humanité jusqu’à présent a ressemblé « à une poule qui écraserait ses œufs. » La terre pourrait être dix fois plus peuplée qu’elle n’est. Elle multiplierait d’autant ses chances de perfectionnement. Un peu d’organisation supprimerait toute inégalité. Plus de classes inférieures, obligées au travail pour vivre. Les machines se chargeraient de tous les travaux pénibles. Chaque homme donnerait à la communauté quelques heures par jour, ou quelques mois de service, comme nous acquittons le service militaire, et passerait le reste de sa vie dans une liberté idéale, vaquant aux pures occupations de l’esprit et jouissant en paix de la beauté du monde, tandis que le souffle audacieux, le téméraire, inquiet esprit qui vient de faire l’homme oiseau, de lui donner des ailes, prenant ce vieux globe pour marchepied, s’élancerait à la conquête des étoiles, pour y poursuivre de monde en monde « l’immense aventure de la vie… »

Ainsi raisonne M. Wells. On ne peut rien contre la foi. Le monde lui paraît si jeune ! A peine sortons-nous de l’âge de pierre. Il y a vingt ans, des peuplades du centre de l’Afrique vivaient encore dans l’état de notre ancêtre primitif. « Il n’y a pas plus de cinq cents ans que le grand Empire des Aztèques ne croyait pouvoir subsister que par des sacrifices sanglants. Tous les ans, à Mexico, on immolait ainsi des centaines de victimes humaines. Le corps était couché en arc sur la pierre arrondie, la poitrine était ouverte avec un couteau d’obsidienne, et le prêtre arrachait tout chaud le cœur de la victime. Le jour n’est peut-être pas loin où nous cesserons d’arracher des cœurs d’hommes vivants sur les autels barbares de nos dieux nationaux. Que le lecteur se reporte aux premières pages de cette histoire : il verra ce que pèsent, dans le cours de l’universelle durée, les difficultés, les misères et les conflits de notre génération. »

On se reporte en arrière : on voit la longueur accablante, l’inconnu de la préhistoire ; on voit le fragile édifice de la civilisation s’élever, toujours précaire, sur une mince couche de quelques siècles, sur un léger humus, une faible épaisseur de quatre ou cinq cents générations, pauvre cendre, pareille aux trente centimètres de terre végétale sur lesquels croissent toutes nos moissons. De moment en moment, se réveille dans nos yeux le regard de la Bête, le farouche et lubrique éclair du chimpanzé ou du gorille. Chacun de nous porte en soi ce revenant des cavernes. M. Wells, qui le dit, rejette cependant la notion du péché. Il croit, — lui, darwinien, — à la bonté de la nature ! La bassesse de nos origines le remplit à la fois « d’humilité et d’une espérance sans bornes. » Tout lui montre, au lieu d’une chute, un progrès continu. Là est toute la nuance qui nous sépare de lui. Je ne vais pas lui opposer une réfutation. Mais, puisqu’il possède un Voltaire dans sa bibliothèque, qu’il prenne la peine, pour se reposer de cette longue histoire, d’en relire fin petit roman. Il est très léger et très court. Il s’appelle : Candide ou l’optimisme.


Louis GILLET.

  1. 1 vol. gr. in-4o illustré de 652 pages, 2e édition corrigée, augmentée de plusieurs cartes et tableaux. Cassel et Cie, Londres et New-York, 1920.
  2. Boon, the Mind of the Race, etc. 1 vol. in-8o illustré par l’auteur. T. Fisher Unwin, édit. Londres, Adelphi Terrace, 1921. La première édition avait paru sans nom d’auteur en 1915. — Sur les idées de M. Wells, consulter E.-R. Pease, History of the Fabian Society, Londres, 1919, et l’étude récente de M. Edouard Guyot, H.-G. Wells, in-8o, Paris, Payot édit. 1920.