Le Dernier des Condottieri

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Le Dernier des Condottieri
Revue des Deux Mondes3e période, tome 52 (p. 202-213).
LE
DERNIER DES CONDOTTIERI

La mort de Giuseppe Garibaldi a causé d’un bout à l’autre de l’Italie une vive émotion. Le parlement s’est fait l’interprète du sentiment public en décidant que, deux mois durant, la tribune serait voilée de noir, que le trésor prendrait à son compte les funérailles du héros, qu’un monument serait élevé à sa mémoire, qu’une pension viagère de 10,000 francs serait accordée à sa veuve et à chacun de ses cinq enfans. De tels honneurs n’avaient été décernés à personne, et personne ne s’est avisé de les trouver excessifs. Cependant, parmi les Italiens qui raisonnent, on en trouverait difficilement un qui osât affirmer que Garibaldi était un grand politique, il en est peu qui le considèrent comme un grand général, et la plupart estiment que, s’il a rendu de grands services à son pays, il lui a causé plus souvent de grandes inquiétudes. Ils ne laissent pas de reconnaître qu’il était l’homme le plus populaire de la péninsule et, comme l’a dit M. Crispi, a le seul qui, à un moment donné, fût de force à soulever la nation tout entière. » Cette immense popularité avait franchi les Alpes et l’Adriatique, elle s’était répandue dans plus d’un pays lointain. Un Russe, propriétaire de plusieurs milliers d’hectares sur les bords du Volga, nous parlait dernièrement de l’extrême ignorance des paysans qui cultivent ses terres : « le doute, nous disait-il, qu’ils aient jamais entendu parler d’aucun des souverains, d’aucun des hommes d’état qui gouvernent aujourd’hui l’Europe ; mais il y a un nom, un seul nom qu’ils savent tous, c’est celui de Garibaldi. »

Pour graver son nom dans la mémoire des peuples, pour s’emparer de leur imagination, il n’est pas nécessaire d’être un grand politique, ni un grand général, ni un homme de génie ; mais il faut avoir en soi quelque chose qui étonne et qui subjugue, le goût et le don de l’extraordinaire. Si on y ajoute l’art de la mise en scène, la science du décor, l’attitude superbe, le geste théâtral et une chemise rouge, on n’en est que plus sûr de ne pas manquer son effet. Quelqu’un a dit que l’héroïque Niçard qui vient de mourir avait été le dernier des condottieri. Il possédait assurément toutes les qualités de l’emploi. Il les avait déployées jadis à Montevideo, lorsqu’il était commandant en chef des flottes de l’Uruguay et qu’il guerroyait contre le dictateur Rosas. Il se surpassa lui-même dans cette expédition des Mille, où il conquit un royaume au pas de charge et qui est demeurée son titre le plus glorieux.

Personne ne savourait comme lui ce qu’il appelait « l’exquise volupté des entreprises ; » personne ne fut plus amoureux des périls, personne ne se sentit le cœur plus allègre et plus léger dans les hasards. Au courage le plus bouillant il joignait le sang-froid, la tranquillité dans l’audace. Jamais cette audace ne parut avec plus d’éclat que quand, devançant son armée, il pénétra dans Naples, seul avec un aide de camp, et qu’il vit tout un peuple qui avait juré de le mettre en pièces s’agenouiller devant lui, l’adorer comme un dieu. Il avait ses secrets, ses rubriques, il savait accomplir des choses étonnantes avec des ressources fort minces et par des moyens toujours irréguliers, et c’est là ce qui frappe le plus l’imagination des peuples. Aussi le prit-on longtemps et peut-être se prit-il lui-même pour un thaumaturge. N’affirmait-on pas en Sicile que, dans plus d’une mêlée, il avait été criblé de balles et qu’on l’avait vu secouer son manteau, que les balles en tombaient ?

Hélas ! il fallut en rabattre, on découvrit que ce vainqueur pouvait être vaincu, que ce thaumaturge n’était pas invulnérable, que celui qui secouait son manteau pour en faire tomber les balles venait d’être blessé à la jambe, et qu’il en était réduit, comme un simple mortel, à s’aider de béquilles pour marcher. Pourtant son prestige n’en souffrit point, mais son humeur s’en ressentit. Jusqu’alors il avait cru aveuglément à son étoile, à l’invincible puissance de sa folie et de son courage. La confiance fit place aux amertumes, aux aigreurs. Il écrivait : « En présence d’un premier amour, l’homme en vaut dix. Vieux comme je suis, je me reporte par la pensée à l’âge où je me sentais plein d’une vigueur indomptable, prêt à braver quelque péril que ce fût, et maintenant les aventures, les espérances, les gloires, tout croule sous le poids de mes années et de mes déceptions. » Mais s’il avait appris à douter, les peuples s’obstinaient à croire, et ses défaites comme ses béquilles leur étaient sacrées. Ils savaient que ce chef de partisans ne ressemblait pas à ceux d’autrefois, que c’était un condottiere chevaleresque, humanitaire, un redresseur de torts dévoué au service des faibles et des opprimés, prêt à jouer sa vie pour la chimère qui le hantait. Ils savaient aussi que ses conquêtes et sa renommée ne lui avaient rien rapporté. Ils savaient que celui qui avait donné des couronnes s’était retiré dans son île avec vingt-cinq francs dans sa poche. Ils admiraient son désintéressement, sa pauvreté volontaire, vertu rare en tout temps, rare surtout dans ce siècle. Le héros de Marsala était devenu le solitaire de Caprera, et à ce titre il faisait encore figure. Les hommes célèbres devraient toujours s’arranger pour finir leur vie dans une île, rien ne les grandit plus que la solitude qu’elle fait autour d’eux. Plus l’île est petite, plus l’homme paraît grand, et Caprera n’est qu’un tout petit îlot.

Ce que les peuples ne savaient pas, c’est à quel point les héros qui manquent de bon sens sont incommodes et fâcheux dans le train ordinaire de la vie. Pour les tenir en haleine, il leur faut des aventures, des équipées, des coups de main, de perpétuelles alertes. Ils ne se sentent vivre que les jours où ils mettent flamberge au vent ; ils voudraient que chaque matin la trompette leur sonnât le boute-selle, et ils méprisent le chant du coq. Mais une nation n’est pas disposée chaque matin à partir en guerre ; au lendemain des aventures, on retourne à sa charrue ou à son bureau, et il faut plaindre le sort des aventuriers sans emploi. Leur imagination les tourmente et le repos les consume. Ils ne savent pas se tenir tranquilles ; on a beaucoup de peine à enseigner ce bel art aux petits enfans, et les grands enfans ne l’apprennent jamais.

Jusqu’à la fin, Garibaldi ne put s’accoutumer aux situations régulières ; il eût dit volontiers comme ce personnage d’une comédie espagnole : « El orden me mata : L’ordre me tue. » Ce paladin ne s’intéressait qu’aux grandes causes, aux grandes idées, et les petits intérêts sont le fond de la vie et de la politique. Il n’en prenait pas son parti. Les bruits du monde, les bourdonnemens de la ruche humaine agaçaient cruellement ses oreilles et ses nerfs ; il ne comprenait que la musique de l’avenir. Rongé par l’ennui, il avait des bâillemens de lion qui, accroupi dans sa cage, regarde pousser ses ongles. Plus d’une fois, il brisa ses barreaux, s’échappa, se rua tout frémissant au travers des combinaisons préparées par les habiles et des trames les plus savamment ourdies ; c’était comme la brusque irruption du roman dans l’histoire, qui s’en tirait comme elle pouvait. Au début, il avait réussi dans ses équipées parce qu’il avait pour lui les circonstances, l’opinion publique, l’appui secret des sages qui se donnaient l’air de mépriser sa folie, et il s’était imaginé qu’il pouvait tout, qu’il ne tenait qu’à lui de remanier le monde à sa guise, de se faire obéir de la fortune en lui montrant sa cape et l’éclair de son épée. Après avoir eu le sens de l’à-propos, le discernement des occasions, il était devenu le plus inopportun des hommes, et rien ne lui réussit plus. Ce don Quichotte avait eu raison contre le gendarme, le gendarme finit par avoir raison contre lui et, l’appréhendant au collet, le ramena de vive force dans sa prison. Il en était un peu diminué, mais les moujiks des bords du Volga ne s’en doutaient pas ; ils ne voyaient que ses bonnes intentions, et ses malheurs ne faisaient aucun tort à sa gloire. Les peuples sont ainsi faits qu’ils aiment à plaindre ce qu’ils admirent.

Le marquis d’Azeglio définissait Garibaldi : un cœur d’or et une tête de buffle. On pourrait lui appliquer aussi le mot de cet évêque de Lérida, ambassadeur d’Espagne à Vienne, qui disait jadis : « Les ministres de l’empereur ont l’esprit fait comme les cornes des chèvres de mon pays, petit, dur et tortu. » Garibaldi avait le cerveau très étroit et infiniment dur, une vraie tête de bois, impénétrable à la persuasion, à toutes les bonnes raisons. Il avait aussi l’esprit tortu et des subtilités bizarres, comme il arrive à tous les mystiques. Il eût mieux fait de ne jamais raisonner, de n’en croire que son instinct, qui souvent le conseillait à merveille. Il eut tour à tour les plus heureuses inspirations, qui ressemblaient à du génie, et de véritables accès de démence, qui eussent tout perdu si on l’avait laissé faire. Incapable de compter avec les idées des autres, il prenait les siennes dans son cœur, et c’est du cœur, assure-t-on, que viennent toutes les grandes pensées, mais il en vient aussi beaucoup de déraisons et beaucoup de malheurs. Ne soyons pas trop sévères. L’évangile nous apprend qu’il sera beaucoup pardonné à qui a beaucoup aimé ; Garibaldi a beaucoup aimé, et il était toujours prêt à mourir pour ce qu’il aimait.

Il adorait son pays jusqu’à lui sacrifier non-seulement sa vie, mais ses opinions et ses préjugés. Il avait pour devise qu’il fallait faire l’Italie même avec le diable, far Italia anche col diavolo, et il conclut un pacte avec le diable, représenté par le roi de Piémont, auquel il causa mille ennuis, mais contre qui il n’a jamais conspiré. S’il aimait passionnément son pays, il n’était pas moins sincère dans sa bienveillance pour le genre humain, dans sa tendresse pour tous les peuples opprimés ; mais il lui arrivait quelquefois de confondre les opprimés et les oppresseurs et de mal placer ses sympathies. Il se trouvait en Angleterre au moment où le Danemark fut envahi par l’armée austro-prussienne, et il s’éprit d’abord d’un vif enthousiasme pour ce petit peuple, contre qui s’étaient coalisés un grand royaume et un grand empire et qui avait si fièrement accepté le défi. Les réfugiés allemands de Londres s’appliquèrent à le circonvenir, à lui démontrer que ce petit. peuple était un tyran, un monstre odieux, que David avait tous les torts, que Goliath était le preux chevalier du bon droit. Il écrivait peu de temps après à l’un de ces réfugiés que ce qui manquait ù l’Europe, c’était un peuple chevaleresque qui, faisant bon marché de son bonheur, de ses intérêts matériels, consacrât toutes ses forces à secourir les faibles, à faire régner la justice dans l’univers, et il conviait l’Allemagne à ce beau rôle. C’était bien connaître son monde et bien prendre son temps.

Cet homme à la barbe blonde, à l’œil gris bleu, était aussi sincère et aussi excessif dans ses haines que dans ses tendresses, et il faut convenir qu’il haïssait beaucoup de choses, multa et multum. Il détestait par-dessus tout celui qu’il appelait le grand nécromancien. Le Vatican était pour lui « une tanière de renards et de crocodiles, un bourbier pestilentiel, un cloaque d’infamies. » Il considérait les prêtres, les affreux hommes noirs, comme de vils imposteurs, comme les disciples du mensonge, comme la peste de la famille humaine, et il prétendait que, s’il y avait des bossus en Italie, cela tenait à Panus des génuflexions dans les confessionnaux. Il détestait également les armées permanentes, les généraux qui avaient conquis leurs épaulettes par des moyens réguliers ; il les traitait de mercenaires, et il est certain que ses dernières rencontres avec eux n’avaient pas dû lui laisser d’agréables souvenirs. Il avait en horreur tous les tyrans et tous les tyranneaux, parmi lesquels il comprenait les officiers du fisc et les douaniers. Il affirmait que les élections se font toujours au gré de l’inspecteur de la douane, que les douaniers sont pour quelque chose dans les trois quarts des malheurs qui nous arrivent, que toutes les fois qu’une femme se brouille avec son mari, c’est à cause d’un douanier, que lorsqu’une jeune fille se voit obligée de se marier à l’âge de dix-sept ans pour sauver son honneur compromis, il y a sûrement un douanier dans cette affaire. Cherchez bien, vous le trouverez.

Mais s’il détestait les grands et les petits tyrans, il n’avait pas plus de goût pour certain genre de républicains, pour les démocrates doctrinaires, pour Mazzini et ses acolytes, « pour les insolens qui disent : Nous seuls sommes des purs, nous qui voulons la république, même quand elle est impossible. » Il méprisait « ceux qui parlent et écrivent beaucoup, mais qui envoient les autres se battre, ne bougent pas et regardent de loin, et qui se croient seuls capables de constituer un pays. » En vérité, il avait une façon toute particulière d’entendre la république. Il aurait voulu supprimer toutes les lois écrites, qui lui semblaient les unes inutiles, les autres dangereuses, et faire flamber tous les codes dans un grand feu de joie. Il ne croyait pas que le droit de réunion, la liberté de la presse et l’instruction primaire fussent d’un grand secours pour régénérer une nation, ni qu’un peuple qui sait lire vaille beaucoup mieux qu’un autre. Il ne croyait pas non plus que les assemblées fussent bien utiles à l’humanité et « qu’on pût avoir confiance en cinq cents individus, presque tous à vendre, sortis tant bien que mal de la bourbe où leur médiocrité et leurs vices les condamnaient à croupir. » Il traitait les parlemens avec aussi peu de respect que M. de Bismarck lui-même. Il abhorrait les comités et les commissions, les harangueurs de tribune et les intrigans de couloirs, et il déclarait qu’une dictature honnête est le meilleur mode de gouvernement. « Pourquoi, disait-il, me pas élire par voie de plébiscite un seul honnête homme, chargé de gouverner la nation ? N’est-il pas plus facile d’en trouver un que cinq cents ? Ne prenez pas son successeur dans la même famille, et ne lui donnez pour licteurs que dix bons citoyens. Qu’importe qu’il ne soit ni administrateur ni militaire ni financier ? Il trouvera assez de gens propres à cette besogne. Essayez ce système, et vous serez débarrassés de cette foule de bavards qui assourdissent le monde et font de l’Europe une vraie tour de Babel. »

Il exprimait le fond de sa pensée quand il disait : « L’homme se prend à regretter la vie des forêts. Il n’avait alors pour nourriture que les fruits sauvages ; mais il n’était pas obligé d’endurer la hideuse présence du prêtre, du sbire, du doctrinaire, de cette nuée de harpies ou de fonctionnaires publics qui le dépouillent et le corrompent… Je ne sais en vérité si la civilisation présente, avec sa masse de ministres responsables, de préfets, de gendarmes et ses innombrables impôts, doit être préférée à la vie sauvage, indépendante et libre. » Son choix était fait depuis longtemps. Ce qui lui rendait si cher le séjour de Caprera, ce n’étaient pas les belles sources d’eau douce qui jaillissent de ce rocher de granit, ni l’ombrage des myrtes et des tamaris, ni les plantes aromatiques dont l’air était parfumé. Caprera l’enchantait parce qu’il pouvait s’y promener à son aise sans risquer de rencontrer au détour du chemin un pape, un prêtre, un tyran, un gendarme ou un doctrinaire, et qu’il lui était permis d’y adorer « l’infini délivré de tout mensonge, dans le temple de la nature, qui a le ciel pour plafond et les astres pour flambeau. » Dans cette charmante retraite, il oubliait les parlemens, les rois, les tribuns, et il faisait des songes délicieux.

Un jour il eut une vision. L’Italie de l’avenir lui apparut ; elle était entrée en possession de cette dictature honnête qui est le secret du bonheur. Il n’y avait plus ni riches ni pauvres, les désirs étaient modérés comme les fortunes, et chacun était heureux, content de son lot ; les méchans seuls tremblaient sous la verge du maître, chargé de réformer leurs mœurs. Plus de lois écrites ; un paquet d’allumettes en avait eu raison. Les prêtres avaient jeté leur robe noire aux orties et s’employaient de bon cœur au dessèchement des marais Pontins. Le saint-père, qui avait perdu ses pantoufles dorées, dirigeait les travaux, gourmandait les paresseux, leur administrait de salutaires corrections. Des voies ferrées sillonnaient la campagne en tous sens, et parmi les machinistes, parmi les chauffeurs, on pouvait reconnaître plus d’un ancien ministre des finances et une foule d’agens de la sûreté publique, qui tous avaient fait peau neuve. De son côté, le dictateur rendait la justice au forum et, par les temps pluvieux, dans le plus grand temple de l’univers. Il n’avait qu’un seul secrétaire et il ne sentait pas le besoin d’en avoir deux. Il n’interrompait sa besogne que pour manger à la hâte un morceau de pain et de fromage ; une fois par jour il buvait un verre de bon vin qui lui faisait oublier toutes ses fatigues. Cet honnête dictateur gouvernait si bien qu’une centaine de soldats-citoyens suffisait pour assurer l’exécution de ses décrets. Quand il donnait un ordre, les bavards se taisaient, l’Italie obéissait en silence ; d’un bout de la péninsule à l’autre, on eût entendu voler une mouche. Lorsqu’il eut vu tout cela, Garibaldi eut le chagrin de se réveiller, il se frotta les yeux, il découvrit qu’il avait rêvé, et il reprit, la tête basse, le chemin de sa demeure déserte[1].

Un Italien de beaucoup d’esprit, qui a été ministre des affaires étrangères, nous disait en 1871 : « Garibaldi est un vrai chef de tribu, un vrai Peau-Rouge, qui n’a jamais rien compris à la société. Il a la haine du gendarme, qu’il traite de sbire, la haine du juge, qu’il traite de bourreau, la haine de tout gouvernement régulier, qu’il taxe de tyrannie. En vrai sauvage, il estime qu’on n’est vraiment libre que les jours où l’on risque de recevoir une balle dans la poitrine en sortant de chez soi. Comme les sauvages, il n’a besoin de rien, et il n’est pas d’homme plus ingouvernable que celui qui n’a pas de besoins, on ne sait par où le prendre ni par où le tenir. Il ressemble encore à un sauvage par ce mélange de naïveté presque enfantine et de finesse rusée qui est dans son caractère. Il s’est fourré souvent dans des guêpiers où il n’avait que faire, mais il a toujours su s’en aller quand il fallait et comme il fallait. Il se défie de tous les fonctionnaires, de tous les ministres responsables, et il croit en Bordone. Le malheur est que son entourage n’est plus celui d’autrefois. Les Medici, les Bixio ont passé dans l’armée active ; il n’a plus autour de lui que des aventuriers qui couvrent leurs intrigues de son désintéressement, et ce simple, qui a souvent vu clair dans les imbroglios les plus compliqués, se laisse prendre à des pièges grossiers. » Le Huron du conte de Voltaire avait eu le bonheur de rencontrer le janséniste Gordon ; cet excellent instituteur lui avait dégrossi, débrouillé l’esprit, lui avait appris la vie et le monde. Garibaldi n’a rencontré aucun Gordon, aucun civilisé capable de prendre assez d’empire sur lui pour gagner sa confiance, pour le réconcilier avec la société, avec les lois écrites, avec les institutions nécessaires, et il est mort dans la peau d’un Huron.

Ce n’est pas chose aisée pour un grand politique que de lier partie avec un héros qui a la cervelle un peu fêlée et de l’employer à ses desseins. Cavour s’est tiré de cette épreuve à son honneur, il a su se servir de Garibaldi ; c’est peut-être le triomphe de son habileté. On croira sans peine qu’il le goûtait peu ; il l’appelait : questo pazzo. Quelle sympathie un homme d’un génie si souple et d’un lumineux bon sens, accoutumé à préparer les événemens de loin, à s’inspirer des situations, à ne rien abandonner au hasard, pouvait-il ressentir pour un fanatique à l’esprit étroit et tenace, dont les entêtemens mystiques poussaient à bout sa patience et qui jouait un jeu à tout perdre ? Quelle entente était possible entre ce civilisé par excellence et cet incorrigible Huron ? Le roi Victor-Emmanuel lui voulait plus de bien. A la finesse héréditaire et proverbiale de la maison de Savoie il joignait le goût des aventures, les casse-cou ne lui déplaisaient point. Il traitait avec le solitaire de Caprera par des agens subalternes, obscurs, souvent honteux ; plus d’une fois des accords importans furent conclus dans des endroits mal fréquentés, où l’on fait d’ordinaire autre chose que de la politique. Cavour affectait de fermer les yeux, se réservant le bénéfice d’inventaire.

On a vu dans ce siècle deux grands ministres qui s’entendaient également à se servir de leur souverain, mais leurs procédés étaient bien différens. M. de Bismarck s’est toujours chargé lui-même des entreprises douteuses, des besognes compromettantes de la politique occulte. Il était censé agir à l’insu de l’auguste personnage dont il possédait la confiance et à qui appartenaient les suprêmes décisions. Désirait-il tirer son épingle du jeu, se faire relever d’engagemens qui l’incommodaient, il alléguait les résistances, les opiniâtres refus de ce roi trop scrupuleux qui ne voulait entendre à rien. Le comte de Cavour s’y prenait tout autrement ; il laissait au roi Victor-Emmanuel la tâche de négocier secrètement avec la révolution. Quant à lui, il n’avait rien vu, rien entendu, il ignorait tout, et il pouvait se glorifier devant la diplomatie européenne de la parfaite correction de ses desseins, de sa parole et de sa conduite. On assure qu’il se souciait médiocrement de l’annexion précipitée de Naples et de la Sicile ; il jugeait que le fruit n’était pas mûr, qu’avant de le cueillir il importait de constituer fortement le royaume de l’Italie du Nord. Le roi, plus impatient que lui, donna carte blanche à Garibaldi, et Cavour se laissa forcer la main ; il n’était pas homme à bouder la fortune, à rien refuser de ce qu’elle pouvait lui offrir. Son rôle fut de sauver les apparences, de prendre ses mesures pour parer à tous les événemens ; il se tenait prêt, selon le eus, à conjurer les fâcheux effets d’une défaite ou à confisquer à son profit le succès et les marrons.

Garibaldi, qui ne se souciait point de faire les choses à moitié, s’était promis de pousser jusqu’à Rome et d’y convoquer une assemblée nationale. C’est à quoi Cavour ne pouvait se prêter. Il laissa les chemises rouges accomplir leurs prouesses, passer le détroit, s’emparer de Naples. Puis il représenta à l’Europe la nécessité fâcheuse ou il se trouvait, que c’en était fait de l’ordre public et de tous les principes conservateurs s’il permettait à la révolution triomphante de monter au Capitole ou de s’installer au Quirinal. « Nous marchons sur Naples avec quarante mille hommes, télégraphiait le général Cialdini à l’empereur Napoléon III, pour y combattre la révolution personnifiée dans Garibaldi. » En même temps, on s’efforçait de persuader au chef des chemises rouges qu’il était mal en point, qu’il ne se tirerait pas d’affaire tout seul, qu’on allait à son secours, qu’on lui prêterait main forte. En effet, le hardi vainqueur se trouva en présence d’une armée italienne qui, sous prétexte de le protéger, lui barrait le passage. « Dans les temps difficiles, écrivait-il plus tard, les partisans de la maison de Savoie, pleins de bravoure quand il s’agissait d’intriguer, d’ourdir toute sorte de trames, de corrompre les serviteurs peu fidèles des Bourbons, s’étaient bien gardés de prendre part à la glorieuse expédition. Mais l’entreprise était en bonne voie ; ils s’empressèrent de se déclarer nos protecteurs et poussèrent même leur fureur de protection jusqu’au point de nous envoyer deux compagnies de l’armée sarde le 2 octobre, c’est-à-dire le lendemain de la bataille du Vulturne… Ah ! messieurs les libérateurs à grande livrée, ajoutait-il, vous aimez les morceaux tout préparés ! » Il ne s’y était pas trompé, il savait « que l’armée libératrice de Cavour, après les bruyans exploits d’Ancône et de Castelfidardo, se proposait de partager le coquillage, de donner une écaille et un coup de bâton à chacun des plaideurs et de manger l’huître à leur barbe. » Dans cette rencontre, il sut prendre son parti, il offrit galamment au roi de Piémont l’huître tout entière, en le proclamant roi d’Italie, et il s’en alla cacher son dépit à Caprera. Mais il ne pardonna jamais à Cavour, il ne manqua aucune occasion de lui témoigner ses ressentimens, et la violence de la scène qu’il lui fit dans la séance du parlement du 18 avril 1861 hâta la fin du grand ministre, qui était peut-être plus sanguin, plus passionné, moins maître de ses impressions qu’on ne le prétend.

Les visionnaires devraient mourir jeunes, dans la fleur de leurs années, dans la fraîcheur de leurs espérances, avant que la fortune se lasse de leur être indulgente, de sourire à leur chimère. Une folie en cheveux gris, une folie qui résiste à l’expérience et se refuse au repentir, ne trouve jamais grâce devant la destinée ; tôt ou tard elle expie durement son impénitence. La vie a ses lois, et les fous ont beau s’en plaindre, le dernier mot reste au bon sens. Garibaldi s’était mis en tête que rien n’était fait tant que Rome n’appartenait pas à l’Italie, et il avait juré sur son épée qu’il la lui donnerait par un coup de main. Malgré ses déconvenues et ses découragemens, il s’obstinait à croire à sa mission, il se refusait à comprendre que certaines entreprises sont des œuvres de patience. Il n’avait pas médité le mot de Machiavel sur ceux qui croient les choses faites parce qu’ils désirent qu’elles se fassent, ni la sentence portée par Guichardin sur les imprudens dont l’impétueuse ardeur se flatte d’accomplir par la force des ouvrages qui exigent de l’art, des combinaisons et du temps : Tessono con la forza le cose mal ordite. Il était écrit qu’il échouerait dans toutes ses tentatives pour donner Rome à l’Italie, que cette gloire ne lui était pas réservée. Les hommes que nous n’aimons pas nous sont souvent fort utiles. Si Cavour avait vécu, il eût rendu à ce brise-raison le service de déjouer ses plans, de traverser ses préparatifs. M. Rattazzi ne sut pas s’y prendre ; il essaya d’abord de la persuasion, comme si on persuadait un Garibaldi, après quoi il fallut recourir au gendarme. Le dernier des condottieri découvrit à Aspromonte qu’il avait épuisé son bonheur ; il fut blessé et conduit prisonnier à la Spezzia. C’était un homme fini. Cependant sa popularité demeurait intacte ; la noblesse de son caractère, la générosité de ses dévoûmens avaient tout sauvé. On lui pardonnait ses fautes où l’on ne voyait que les emportemens d’une grande âme, et il fallait compter avec cet infirme, en proie aux rhumatismes, aigri par ses revers, avide de revanches, qui après avoir été presque un grand homme, n’était plus qu’un grand embarras.

Dans les pays étrangers comme en Italie, on ne lui marchanda jamais les honneurs. Qui ne se souvient de l’accueil que lui fit l’Angleterre en 1864 ? Le gouvernement anglais ne l’avait pas vu sans inquiétude débarquer a Southampton ; il craignait que sa visite intempestive ne donnât lieu à de compromettantes manifestations, que l’empereur Napoléon III n’en conçût quelque déplaisir et quelque ombrage. L’aristocratie anglaise, comme si elle se fût conformée à un mot d’ordre, prit à tâche d’accaparer le trop illustre visiteur, de le soustraire par ses empressemens aux fêtes bruyantes que lui avaient préparées les démagogues cosmopolites réfugiés à Londres. On lui prodigua les attentions, les caresses, les hommages ; jamais on ne pratiqua si bien l’art d’étouffer un homme dans les embrassemens, de l’emprisonner dans les guirlandes. Les frères et amis avaient résolu de le montrer aux foules, de promener de place en place sa chemise rouge, sa gloire et ses béquilles, de le produire en grande pompe dans les principales villes de l’Angleterre, où l’attendaient des ovations et des harangues. Pour l’empêcher de donner suite à ce fâcheux projet, ducs et marquis lui alléguèrent les fatigues du voyage, les sollicitudes que leur inspirait sa précieuse santé, si nécessaire à tous les opprimés. En vain répondait-il qu’il ne s’était jamais mieux porté, on lui affirmait qu’il était malade, on invoquait le témoignage des médecins, qu’on avait circonvenus. Ce fut vraiment la scène du Barbier de Séville : « Vous n’êtes pas bien, lui disait le duc de Sutherland, et vous me faites mourir de frayeur. De grâce, allez-vous coucher. — Vous avez la physionomie toute renversée, s’écriait M. Gladstone. D’honneur vous sentez la fièvre d’une lieue. Allez donc vous coucher. » Et lui-même finit par leur dire comme Basile : « En effet, messieurs, je crois que je ne ferai pas mal de me retirer ; je sens que je ne suis pas ici dans mon assiette ordinaire. »

Cette comédie de la crainte déguisée sous l’admiration et le respect a été jouée en Italie jusqu’à la mort du héros. La royauté italienne n’a jamais été avare de protestations et de condescendances à son égard. Assurément ni le roi Victor-Emmanuel ni le roi Humbert n’appréhendaient qu’il conspirât contre eux ; ils connaissaient trop sa fidélité à la parole jurée. Mais on redoutait ses incartades, on craignait qu’il ne se lançât de plus belle dans quelque hasardeuse équipée. On était disposé à lui tout accorder ; mais quelle aumône, quel présent peut-on faire à un homme qui ne demande rien et qui met sa gloire à donner ? Malheureusement ce qu’il aimait le plus à donner, c’étaient des conseils, et il était bien difficile de les accepter. Il aurait voulu que le roi d’Italie, prenant Garibaldi pour son directeur de conscience, devînt ce dictateur honnête qui supprime d’un coup les prêtres, les sbires, les juges, la police secrète, les ministres responsables et qu’on voit déjeuner sur la place publique ou dans le plus grand temple de l’univers avec un croûton et un morceau de fromage. Pouvait-on lui faire ce plaisir ? Aussi son dépit était-il de jour en jour plus amer, sa bile s’allumait et les intempérances de sa langue, trop accoutumée à l’hyperbole, trop sujette à transformer les reproches en invectives, auraient pu faire douter de sa loyauté. On feignait de ne pas entendre, on secouait ses oreilles, on pardonnait tout. « Nous le connaissons depuis longtemps, disait-on ; ses mauvais procédés envers nous, nous les imputons à la tête de buffle, mais nous n’oublierons jamais le cœur d’or qui nous a donné la couronne de Naples. »

De leur côté, les radicaux italiens affectaient de compter l’homme de Caprera parmi les leurs, et ils cherchaient à obtenir qu’il couvrît de son pavillon leur marchandise suspecte. Ils ne s’abusaient point sur son caractère, sur ses idées, sur ses hérésies de tout genre ; eux aussi, tout en vantant le cœur d’or, décochaient plus d’une épigramme contre la tête de buffle. Ils n’ignoraient pas que Garibaldi goûtait peu leurs principes et leurs procédés, le peu de cas qu’il faisait des bavards, des intrigans, des ambitieux, des habiles, le mépris qu’il professait pour les assemblées et pour ceux qui les mènent, pour certaines républiques et pour certains républicains. Mais ils attisaient et exploitaient adroitement ses haines ; c’est par là qu’ils le tenaient. Ils savaient que la vue d’une robe noire agissait sur lui comme le rouge sur le taureau. Lorsqu’ils avaient réussi à exaspérer ses rancunes et que dans sa colère il lançait à l’adresse des rois et du Vatican quelque bulle fulminante, ils s’écriaient : Vous l’entendez, n’est-il pas à nous ?

Il ne pouvait suffire aux radicaux d’avoir l’homme vivant, ils ont voulu avoir le cadavre. Dans mainte occurrence, un cadavre peut servir, Marc Antoine le savait bien. Quand Garibaldi demanda que son corps fût brûlé et que ses cendres restassent à Caprera, il semblait avoir prévu le fâcheux usage qu’on entendait faire de lui après sa mort. Il est permis de regretter que ses volontés n’aient pas été respectées. La vie de ce condottiere, qui fut un homme de conviction, de ce plébéien qui aimait la dictature, de cet ami des peuples qui n’était pas démocrate, n’avait ressemblé à aucune autre ; il était désirable que ses obsèques fussent aussi originales que sa vie. Sur le piédouche de l’urne qui eût renfermé ses os calcinés, on aurait gravé cette inscription : « Voilà ce qui reste d’un homme qui fut un révolutionnaire désintéressé. Passant, chez quelque nation que le sort t’envoie, tâche d’en trouver un second. »

Les radicaux ne pouvaient s’accommoder d’une solution si mesquine ; ils ont décidé que Caprera était trop petite pour contenir une si grande tombe. Un jour ou l’autre, ils se réservent de transporter sur les bords du Tibre les restes du grand homme, de les installer dans le Panthéon ou au Capitole ou sur le Janicule. Quel qu’il soit, le lieu qu’ils choisiront est destiné à devenir célèbre dans l’histoire des révolutions italiennes ; c’est de là peut-être que partira le signal d’une grande journée. Les démagogues y viendront chercher l’esprit saint, le don de prophétie et du secours contre leurs défaillances, la foule y ressentira de mystérieux transports ; chacun rapportera de ce pèlerinage l’enthousiasme et la fièvre des illustres aventures. Tôt ou tard, n’en doutons pas, il s’accomplira quelque prodige sur cette tombe. Le ciel ait en sa sainte garde la maison de Savoie ! Elle ne peut se flatter que les miracles qui se feront sur le tombeau de saint Giuseppe Garibaldi, et qui seront moins innocens que ceux du diacre Paris, tournent jamais à son profit. Elle fera bien de se défier de l’endroit où reposeront ces dangereuses reliques et de déclarer solennellement que, de par le roi, défense est intimée à Dieu

: De faire miracle en ce lieu.


G. VALBERT.

  1. Les Mille, 2e édition ; Paris, 1875, chapitre LXIV.