Le Dernier des Mohicans/Chapitre XI

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Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 5p. 118-131).

CHAPITRE XI


Maudite soit ma tribu si je lui pardonne !
ShakspeareLe Marchand de Venise.


Magua avait choisi pour la halte qu’il voulait faire une de ces petites montagnes escarpées et de forme pyramidale, qui ressemblent à des élévations artificielles, et qui se trouvent en si grand nombre dans les vallées des États-Unis. Celle-ci était assez haute ; le sommet en était aplati, et la pente rapide, mais avec une irrégularité plus qu’ordinaire d’un côté. Les avantages que cette hauteur présentait pour s’y reposer, semblaient consister uniquement dans son escarpement et sa forme, qui rendaient une surprise presque impossible, et la défense plus facile que partout ailleurs. Mais comme Heyward n’espérait plus de secours, après le temps qui s’était écoulé et la distance qu’on avait parcourue, il regardait ces circonstances sans le moindre intérêt, et ne s’occupait qu’à consoler et encourager ses malheureuses compagnes. On avait détaché la bride des deux chevaux pour leur donner les moyens de paître le peu d’herbe qui croissait sur cette montagne, et l’on avait étalé devant les quatre prisonniers, assis à l’ombre d’un bouleau dont les branches s’élevaient en dais sur leurs têtes, quelques restes de provisions que l’on avait emportés de la caverne.

Malgré la rapidité de leur marche, un des Indiens avait trouvé l’occasion de percer un faon d’une flèche. Il avait porté l’animal sur ses épaules jusqu’à l’instant où l’on s’était arrêté. Ses compagnons, choisissant alors les morceaux qui leur paraissaient les plus délicats, se mirent à en manger la chair crue, sans aucun apprêt de cuisine. Magua fut le seul qui ne participa point à ce repas révoltant ; il restait assis à l’écart, et paraissait plongé dans de profondes réflexions.

Cette abstinence, si remarquable dans un Indien, attira enfin l’attention du major. Il se persuada que le Huron délibérait sur les moyens qu’il emploierait pour éluder la vigilance de ses compagnons, et se mettre en possession des récompenses qui lui étaient promises. Désirant aider de ses conseils les plans qu’il pouvait former, et ajouter encore à la force de la tentation, il se leva, fit quelques pas comme au hasard, et arriva enfin près du Huron, sans avoir l’air d’en avoir formé le dessein prémédité.

— Magua n’a-t-il pas marché assez longtemps en face du soleil pour n’avoir plus aucun danger à craindre des Canadiens ? lui demanda-t-il, comme s’il n’eût pas douté de la bonne intelligence qui régnait entre eux ; n’est-il pas à propos que le chef de William-Henry revoie ses deux filles avant qu’une autre nuit ait endurci son cœur contre leur perte, et le rende peut-être moins libéral dans ses dons ?

— Les Visages-Pâles aiment-ils moins leurs enfants le matin que le soir ? demanda l’Indien d’un ton froid.

— Non, certainement, répondit Heyward, s’empressant de réparer l’erreur qu’il craignait d’avoir commise ; l’homme blanc peut oublier, et oublie souvent le lieu de la sépulture de ses pères ; il cesse quelquefois de songer à ceux qu’il devrait toujours aimer et qu’il a promis de chérir, mais la tendresse d’un père pour son enfant ne meurt jamais qu’avec lui.

— Le cœur du vieux chef blanc est-il donc si tendre ? demanda Magua. Pensera-t-il longtemps aux enfants que ses squaws[1] lui ont donnés ? Il est dur envers ses guerriers, et il a des yeux de pierre.

— Il est sévère quand son devoir l’exige, et envers ceux qui le méritent, dit le major ; mais il est juste et humain à l’égard de ceux qui se conduisent bien. J’ai connu beaucoup de bons pères, mais je n’ai jamais vu une tendresse aussi vive pour ses enfants. Vous avez vu la tête grise au premier rang de ses guerriers, Magua ; mais moi j’ai vu ses yeux baignés de larmes tandis qu’il me parlait des deux filles qui sont maintenant en votre pouvoir.

Heyward se tut tout à coup, car il ne savait comment interpréter l’expression que prenaient les traits de l’Indien, qui l’écoutait avec une attention marquée. D’abord il fut tenté de supposer que la joie évidente que montrait le Huron en entendant parler ainsi de l’amour de Munro pour ses filles prenait sa source dans l’espoir que sa récompense en serait plus brillante et mieux assurée ; mais à mesure qu’il parlait, il voyait cette joie prendre un caractère de férocité si atroce, qu’il lui fut impossible de ne pas craindre qu’elle fût occasionnée par quelque passion plus puissante et plus sinistre que la cupidité.

— Retirez-vous, lui dit l’Indien, supprimant en un instant tout signe extérieur d’émotion, et y substituant un calme semblable à celui du tombeau ; retirez-vous, et allez dire à la fille aux yeux noirs que Magua veut lui parler. Le père n’oubliera pas ce que la fille aura promis.

Duncan regarda ce discours comme inspiré par le désir de tirer de Cora, soit une récompense encore plus forte, soit une nouvelle assurance que les promesses qui lui avaient été faites seraient fidèlement exécutées. Il retourna donc près du bouleau sous lequel les deux sœurs se reposaient de leurs fatigues, et il leur fit part du désir qu’avait montré Magua de parler à l’aînée.

— Vous connaissez quelle est la nature des désirs d’un Indien, lui dit-il en la conduisant vers l’endroit où le sauvage l’attendait ; soyez prodigue de vos offres de poudre, de couvertures, et surtout d’eau-de-vie, l’objet le plus précieux aux yeux de toutes ces peuplades ; et vous feriez bien de lui promettre aussi quelques présents de votre propre main, avec cette grâce qui vous est si naturelle. Songez bien, Cora, que c’est de votre adresse et de votre présence d’esprit que votre vie et celle d’Alice peuvent dépendre dans cette conférence.

— Et la vôtre, Heyward ?

— La mienne est de peu d’importance ; je l’ai déjà dévouée à mon roi, et elle appartient au premier ennemi qui aura le pouvoir de la sacrifier. Je ne laisse pas un père pour me regretter. Peu d’amis donneront des larmes à une mort que j’ai cherchée plus d’une fois sur le chemin de la gloire. Mais silence ! nous approchons de l’Indien. — Magua, voici la jeune dame à qui vous désirez parler.

Le Huron se leva lentement, et resta près d’une minute silencieux et immobile. Il fit alors un signe de la main, comme pour intimer au major l’ordre de se retirer.

— Quand le Huron parle à des femmes, dit-il d’un ton froid, toutes les oreilles de sa peuplade sont fermées. Duncan parut hésiter à obéir.

— Retirez-vous, Heyward, lui dit Cora avec un sourire calme ; la délicatesse vous en fait un devoir. Allez retrouver Alice, et tâchez de lui faire concevoir d’heureuses espérances.

Elle attendit qu’il fût parti, et se tournant alors vers Magua, elle lui dit d’une voix ferme, avec toute la dignité de son sexe :

— Que veut dire le Renard à la fille de Munro ?

— Écoutez, dit le Huron en lui appuyant sa main sur le bras, comme pour attirer plus fortement son attention, mouvement auquel Cora résista avec autant de calme que de fermeté en retirant son bras à elle ; Magua était un chef et un guerrier parmi les Hurons des lacs ; il avait vu les soleils de vingt étés faire couler dans les rivières les neiges de vingt hivers avant d’avoir aperçu un Visage-Pâle, et il était heureux. Alors ses pères du Canada vinrent dans les bois, lui apprirent à boire de l’eau de feu, et il devint un furieux. Les Hurons le chassèrent loin des sépultures de ses ancêtres comme ils auraient chassé un buffle sauvage. Il suivit les bords des lacs, et arriva à la ville de Canon. Là il vivait de sa chasse et de sa pêche ; mais on le repoussa encore dans les bois, au milieu de ses ennemis ; et enfin le chef, qui était né Huron, devint un guerrier parmi les Mohawks.

— J’ai entendu dire quelque chose de cette histoire, dit Cora en voyant qu’il s’interrompait pour maîtriser les passions qu’enflammait en son cœur le souvenir des injustices qu’il prétendait avoir été commises à son égard.

— Est-ce la faute de Magua, continua-t-il, si sa tête n’a pas été faite de rocher ? Qui lui a donné de l’eau de feu à boire ? qui l’a changé en furieux ? Ce sont les Visages-Pâles, les hommes de votre couleur.

— Et s’il existe des hommes inconsidérés et sans principes, dont le teint ressemble au mien, est-il juste que j’en sois responsable ?

— Non ; Magua est un homme et non pas un fou. Il sait que les femmes comme vous n’entrouvrent jamais leurs lèvres pour donner passage à l’eau de feu ; le Grand-Esprit vous a donné la sagesse.

— Que puis-je donc dire ou faire relativement à vos infortunes, pour ne pas dire vos erreurs ?

— Écoutez, comme je vous l’ai déjà dit. — Quand vos pères anglais et français tirèrent de la terre la hache de guerre, le Renard leva son tomahawk avec les Mohawks et marcha contre sa propre nation. Les Visages-Pâles ont repoussé les Peaux-Rouges au fond des bois, et maintenant, quand nous combattons c’est un blanc qui nous commande. Le vieux chef de l’Horican, votre père, était le grand capitaine de notre nation. Il disait aux Mohawks de faire ceci, de faire cela, et il était obéi. Il fit une loi qui disait que si un Indien buvait de l’eau de feu et venait alors dans les wigwams de toile[2] de ses guerriers, il serait puni. Magua ouvrit follement la bouche, et la liqueur ardente l’entraîna dans la cabane de Munro. — Que fit alors la tête grise ? — Que sa fille le dise !

— Il n’oublia pas la loi qu’il avait faite, et il rendit justice en faisant punir le coupable.

— Justice ! répéta l’Indien en jetant sur la jeune fille, dont les traits étaient calmes et tranquilles, un regard de côté dont l’expression était féroce ; est-ce donc justice que de faire le mal soi-même, et d’en punir les autres ? Magua n’était pas coupable, c’était l’eau de feu qui parlait et qui agissait pour lui ; mais Munro n’en voulut rien croire. Le chef huron fut saisi, lié à un poteau et battu de verges comme un chien, en présence de tous les guerriers à visage pâle.

Cora garda le silence, car elle ne savait comment rendre excusable aux yeux d’un Indien cet acte de sévérité peut-être imprudente de son père.

— Voyez ! continua Magua en entrouvrant le léger tissu d’indienne qui couvrait en partie sa poitrine ; voici les cicatrices qui ont été faites par des balles et des couteaux ; un guerrier peut les montrer et s’en faire honneur devant toute sa nation : mais la tête grise a imprimé sur le dos du chef huron des marques qu’il faut qu’il cache, comme un squaw, sous cette toile peinte par des hommes blancs.

— J’avais pensé qu’un guerrier indien était patient ; que son esprit ne sentait pas, ne connaissait pas les tourments qu’on faisait endurer à son corps.

— Lorsque les Chippewas lièrent Magua au poteau et lui firent cette blessure, répondit le Huron avec un geste de fierté en passant le doigt sur une longue cicatrice qui lui traversait toute la poitrine, le Renard leur rit au nez et leur dit qu’il n’appartenait qu’à des squaws de porter des coups si peu sensibles. Son esprit était alors monté au-dessus des nuages ; mais quand il sentit les coups humiliants de Munro, son esprit était sous la terre. — L’esprit d’un Huron ne s’enivre jamais, il ne peut perdre la mémoire.

— Mais il peut être apaisé. Si mon père a commis une injustice à votre égard, prouvez-lui, en lui rendant ses deux filles, qu’un Huron peut pardonner une injure ; vous savez ce que le major Heyward vous a promis, et moi-même…

Magua secoua la tête et lui défendit de répéter des offres qu’il méprisait.

— Que voulez-vous donc ? demanda Cora, convaincue douloureusement que la franchise du trop généreux Duncan s’était laissé abuser par la duplicité maligne d’un sauvage.

— Ce que veut un Huron est de rendre le bien pour le bien et le mal pour le mal.

— Vous voulez donc vous venger de l’insulte que vous a faite Munro, sur deux filles sans défense ? J’aurais cru qu’un chef tel que vous aurait regardé comme plus digne d’un homme de chercher à le rencontrer face à face, et d’en tirer la satisfaction d’un guerrier.

— Les Visages-Pâles ont de longs bras et des couteaux bien affilés, répondit l’Indien avec un sourire de joie farouche ; pourquoi le Renard-Subtil irait-il au milieu des mousquets des guerriers blancs, quand il tient entre ses mains l’esprit de son ennemi ?

— Faites-moi du moins connaître vos intentions, Magua, dit Cora en faisant un effort presque surnaturel pour parler avec calme. Avez-vous dessein de nous emmener prisonnières dans les bois, ou de nous donner la mort ? n’existe-t-il pas de récompenses, de moyens de réparer votre injure, qui puissent vous adoucir le cœur ? Du moins rendez la liberté à ma jeune sœur, et faites tomber sur moi toute votre colère. Achetez la richesse en la rendant à son père, et que votre vengeance se contente d’une seule victime. La perte de ses deux filles conduirait un vieillard au tombeau ; et quel profit, quelle satisfaction en retirera le Renard ?

— Écoutez encore ! — La fille aux yeux bleus pourra retourner à l’Horican, et dire au vieux chef tout ce qui a été fait, si la fille aux yeux noirs veut me jurer par le Grand-Esprit de ses pères de ne pas me dire de mensonges.

— Et que voulez-vous que je vous promette ? demanda Cora, conservant un ascendant secret sur les passions indomptables du sauvage, par son sang-froid et son air de dignité.

— Quand Magua quitta sa peuplade, sa femme fut donnée à un autre chef. Maintenant il a fait la paix avec les Hurons, et il va retourner près de la sépulture de ses pères, sur les bords du grand lac. Que la fille du chef anglais consente à le suivre et à habiter pour toujours son wigwam.

Quelque révoltante qu’une telle proposition pût être pour Cora, elle conserva pourtant encore assez d’empire sur elle-même pour y répondre sans montrer la moindre faiblesse.

— Et quel plaisir pourrait trouver Magua à partager son wigwam avec une femme qu’il n’aime point, avec une femme d’une nation et d’une couleur différentes de la sienne ? Il vaut mieux qu’il accepte l’or de Munro, et qu’il achète par sa générosité la main et le cœur de quelque jeune Huronne.

L’Indien resta près d’une minute sans lui répondre ; mais ses regards farouches se fixèrent sur elle avec une expression telle qu’elle baissa les yeux, et redouta quelque proposition d’une nature encore plus horrible. Enfin Magua reprit la parole, et lui dit avec le ton de l’ironie la plus insultante :

— Lorsque les coups de verges tombaient sur le dos du chef huron, il savait déjà où trouver la femme qui en supporterait la souffrance. Quel plaisir pour Magua de voir tous les jours la fille de Munro porter son eau, semer et récolter son grain, et faire cuire sa venaison ! Le corps de la tête grise pourra dormir au milieu de ses canons ; mais son esprit : ha ! ha ! le Renard-Subtil le tiendra sous son couteau.

— Monstre ! s’écria Cora dans un transport d’indignation causé par l’amour filial, tu mérites bien le nom qui t’a été donné ! Un démon seul pouvait imaginer une vengeance si atroce ! Mais tu t’exagères ton pouvoir. Tu verras que c’est véritablement l’esprit de Munro que tu as entre tes mains, et il défie ta méchanceté !

Le Huron répondit à cet élan de sensibilité par un sourire de dédain qui prouvait que sa résolution était inaltérable, et il lui fit signe de se retirer, comme pour lui dire que la conférence était finie.

Cora, regrettant presque le mouvement de vivacité auquel elle s’était laissé entraîner, fut obligée de lui obéir ; car Magua l’avait déjà quittée pour aller rejoindre ses compagnons, qui finissaient leur dégoûtant repas. Heyward courut à la rencontre de la sœur d’Alice, et lui demanda le résultat d’une conversation pendant laquelle il avait toujours eu les yeux fixés sur les deux interlocuteurs. Mais ils étaient déjà à deux pas d’Alice, et Cora, craignant d’augmenter encore ses alarmes, évita de répondre directement à cette question, et ne montra qu’elle n’avait obtenu aucun succès que par ses traits pâles et défaits, et par les regards inquiets qu’elle jetait sans cesse sur leurs gardiens.

Sa sœur lui demanda à son tour si elle savait du moins à quel sort elles étaient réservées ; mais elle n’y répondit qu’en étendant un bras vers le groupe de sauvages, et en s’écriant avec une agitation dont elle ne fut pas maîtresse, tandis qu’elle pressait Alice contre son sein :

— Là ! là ! — Lisez notre destin sur leurs visages ! — Ne l’y voyez-vous pas ?

Ce geste et sa voix entrecoupée firent encore plus d’impression que ses paroles sur ceux qui l’écoutaient, et tous leurs regards furent bientôt fixés sur le point où les siens étaient arrêtés avec une attention qu’un moment si critique ne justifiait que trop.

Quand Magua fut arrivé près des sauvages qui étaient étendus par terre avec une sorte d’indolence brutale, il commença à les haranguer avec le ton de dignité d’un chef indien. Dès les premiers mots qu’il prononça, ses auditeurs se levèrent, et prirent une attitude d’attention respectueuse. Comme il parlait sa langue naturelle, les prisonniers, quoique la vigilance des Indiens ne leur eût pas permis de se placer à une grande distance, ne pouvaient que former des conjectures sur ce qu’il leur disait, d’après les inflexions de sa voix et la nature des gestes expressifs qui accompagnent toujours l’éloquence d’un sauvage.

D’abord le langage et les gestes de Magua parurent calmes. Lorsqu’il eut suffisamment éveillé l’attention de ses compagnons, il avança si souvent la main dans la direction des grands lacs, qu’Édouard fut porté à en conclure qu’il leur parlait du pays de leurs pères et de leur peuplade éloignée. Les auditeurs laissaient échapper de temps en temps une exclamation qui paraissait une manière d’applaudir, et ils se regardaient les uns les autres comme pour faire l’éloge de l’orateur.

Le Renard était trop habile pour ne pas profiter de cet avantage. Il leur parla de la route longue et pénible qu’ils avaient faite en quittant leurs bois et leurs wigwams pour venir combattre les ennemis de leurs pères du Canada. Il rappela les guerriers de leur nation, vanta leurs exploits, leurs blessures, le nombre de chevelures qu’ils avaient enlevées, et n’oublia pas de faire l’éloge de ceux qui l’écoutaient. Toutes les fois qu’il en désignait un en particulier, on voyait les traits de celui-ci briller de fierté, et il n’hésitait pas à confirmer par ses gestes et ses applaudissements la justice des louanges qui lui étaient accordées.

Quittant alors l’accent animé et presque triomphant qu’il avait pris pour énumérer leurs anciens combats et toutes leurs victoires, il baissa le ton pour décrire plus simplement la cataracte du Glenn, la position inaccessible de la petite île, ses rochers, ses cavernes, sa double chute d’eau. Il prononça le nom de la Longue-carabine, et s’interrompit jusqu’à ce que le dernier écho eût répété les longs hurlements qui suivirent ce mot. Il montra du doigt le jeune guerrier anglais captif, et décrivit la mort du vaillant Huron qui avait été précipité dans un abîme en combattant avec lui. Il peignit ensuite la mort de celui qui, suspendu entre le ciel et la terre, avait offert un si horrible spectacle pendant quelques instants, en appuyant sur son courage et sur la perte qu’avait faite leur nation par la mort d’un guerrier si intrépide. Il donna de semblables éloges à tous ceux qui avaient péri dans l’attaque de l’île, et toucha son épaule pour montrer la blessure qu’il avait lui-même reçue.

Lorsqu’il eut fini ce récit des événements récents qui venaient de se passer, sa voix prit un accent guttural, doux, plaintif, et il parla des femmes et des enfants de ceux qui avaient perdu la vie, de l’abandon dans lequel ils allaient se trouver, de la misère à laquelle ils seraient réduits, de l’affliction à laquelle ils étaient condamnés, et de la vengeance qui leur était due.

Alors, rendant tout à coup à sa voix toute son étendue, il s’écria avec énergie : — Les Hurons sont-ils des chiens, pour supporter de pareilles choses ! Qui ira dire à la femme de Menowgua que les poissons dévorent son corps, et que sa nation n’en a pas tiré vengeance — ? Qui osera se présenter devant la mère de Wassawattimie, cette femme si fière, avec des mains qui ne seront pas teintes de sang ? Que répondrons-nous aux vieillards qui nous demanderont combien nous rapportons de chevelures, quand nous n’en aurons pas une seule à leur faire voir ? Toutes les femmes nous montreront au doigt. Il y aurait une tache noire sur le nom des Hurons, et il faut du sang pour l’effacer.

Sa voix alors se perdit au milieu des cris de rage qui s’élevèrent, comme si, au lieu de quelques Indiens, toute la peuplade eût été rassemblée sur le sommet de cette montagne.

Pendant que Magua prononçait ce discours, les infortunés qui y étaient le plus intéressés voyaient trop clairement sur les traits de ceux qui l’écoutaient le succès qu’il obtenait. Ils avaient répondu à son récit mélancolique par un cri d’affliction ; à sa peinture de leurs triomphes par des cris d’allégresse ; à ses éloges par des gestes qui les confirmaient. Quand il leur parla de courage, leurs regards s’animèrent d’un nouveau feu ; quand il fit allusion au mépris dont les accableraient les femmes de leur nation, ils baissèrent la tête sur leur poitrine ; mais dès qu’il eut prononcé le mot de vengeance, et qu’il leur eut fait sentir qu’elle était entre leurs mains, c’était toucher une corde qui ne manque jamais de vibrer dans le cœur d’un sauvage, toute la troupe poussa à l’instant des cris de rage, et les furieux coururent vers leurs prisonniers le couteau dans une main et le tomahawk levé dans l’autre.

Heyward les vit arriver, se précipita entre les deux sœurs et ces ennemis forcenés, et quoique sans armes, attaquant le premier avec toute la force que donne le désespoir, il réussit d’autant mieux à l’arrêter un instant, que le sauvage ne s’attendait pas à cette résistance. Cette circonstance donna le temps à Magua d’intervenir, et par ses cris, mais surtout par ses gestes, il parvint à fixer de nouveau sur lui l’attention de ses compagnons. Il était pourtant bien loin de céder à un mouvement de commisération ; car la nouvelle harangue qu’il prononça n’avait pour but que de les engager à ne point donner une mort si prompte à leurs victimes, et à prolonger leur agonie ; proposition qui fut accueillie par les acclamations d’une joie féroce, et qu’on se disposa à mettre à exécution sans plus de délai.

Deux guerriers robustes se précipitèrent en même temps sur Heyward, tandis qu’un autre s’avançait contre le maître en psalmodie, qui paraissait un adversaire moins redoutable. Cependant aucun des deux captifs ne céda à son sort sans une résistance vigoureuse, quoique inutile. David lui-même renversa le sauvage qui l’assaillait, et ce ne fut qu’après l’avoir dompté que les barbares, réunissant leurs efforts, triomphèrent enfin du major. On le lia avec des branches flexibles, et on l’attacha au tronc d’un sapin dont les branches avaient été utiles à Magua pour raconter en pantomime la catastrophe du Huron.

Lorsque Duncan put lever les yeux pour chercher ses compagnons, il eut la pénible certitude que le même sort les attendait tous. À sa droite était Cora, attachée comme lui à un arbre, pâle, agitée, mais dont les yeux pleins d’une fermeté qui ne se démentait pas, suivaient encore tous les mouvements de leurs ennemis. Les liens qui enchaînaient Alice à un autre sapin, à sa gauche, lui rendaient un service qu’elle n’aurait pu attendre de ses jambes, car elle semblait plus morte que vive ; elle avait la tête penchée sur sa poitrine, et ses membres tremblants n’étaient soutenus que par les branches au moyen desquelles on l’avait garrottée. Ses mains étaient jointes comme pour prier ; mais au lieu de lever les yeux vers le ciel pour s’adresser au seul être dont elle pût attendre du secours, elle les fixait sur Duncan avec une sorte d’égarement qui semblait tenir de la naïveté de l’enfance. David avait combattu ; cette circonstance, toute nouvelle pour lui, l’étonnait lui-même ; il gardait un profond silence, et réfléchissait s’il n’avait pas eu tort d’en agir ainsi.

Cependant la soif de vengeance des Hurons ne se ralentissait pas, et ils se préparaient à l’assouvir avec tous les raffinements de cruauté que la pratique de plusieurs siècles avait rendus familiers à leur nation. Les uns coupaient des branches pour en former des bûchers autour de leurs victimes ; les autres taillaient des chevilles de bois pour les enfoncer dans la chair des prisonniers quand ils seraient exposés à l’action d’un feu lent. Deux d’entre eux cherchaient à courber vers la terre deux jeunes sapins voisins l’un de l’autre pour y attacher Heyward par les deux bras, et les laisser reprendre leur position verticale. Mais ces tourments divers ne suffisaient pas encore pour rassasier la vengeance de Magua.

Tandis que les monstres moins ingénieux qui composaient sa bande préparaient sous les yeux de leurs infortunés captifs les moyens ordinaires et connus de la torture à laquelle ils étaient destinés, il s’approcha de Cora et lui fit remarquer avec un sourire infernal tous les préparatifs de mort.

— Eh bien ! ajouta-t-il, que dit la fille de Munro ? Sa tête est trop fière pour se reposer sur un oreiller dans le wigwam d’un Indien ; cette tête se trouvera-t-elle mieux quand elle roulera comme une pierre ronde au bas de la montagne, pour servir de jouet aux loups ? Son sein ne veut pas nourrir les enfants d’un Huron ; elle verra les Hurons souiller ce sein de leur salive.

— Que veut dire ce monstre ? s’écria Heyward, ne concevant rien à ce qu’il entendait.

— Rien, répondit Cora avec autant de douceur que de fermeté : c’est un sauvage, un sauvage ignorant et barbare, et il ne sait ni ce qu’il dit ni ce qu’il fait. Employons nos derniers moments à demander au ciel qu’il puisse se repentir et obtenir son pardon.

— Pardon ! s’écria l’Indien qui, se méprenant dans sa fureur, crut qu’on le suppliait de pardonner. La mémoire d’un Huron est plus longue que la main des Visages-Pâles, et sa merci plus courte que leur justice. Parlez : renverrai-je à son père la tête aux cheveux blonds et vos deux autres compagnons ? Consentez-vous à suivre Magua sur les bords du grand lac pour porter son eau et préparer sa nourriture ?

— Laissez-moi ! lui dit Cora avec un air d’indignation qu’elle ne put dissimuler, et d’un ton si solennel qu’il imposa un instant au barbare, vous mêlez de l’amertume à mes dernières prières, et vous vous placez entre mon Dieu et moi.

La légère impression qu’elle avait produite sur Magua ne fut pas de longue durée.

— Voyez, dit-il en lui montrant Alice avec une joie barbare, elle pleure ; elle est encore bien jeune pour mourir ! Renvoyez-la à Munro pour prendre soin de ses cheveux gris, et conservez la vie dans le cœur du vieillard.

Cora ne put résister au désir de jeter un regard sur sa sœur, et elle vit dans ses yeux la terreur, le désespoir, l’amour de la vie, si naturel à tout ce qui respire.

— Que dit-il, ma chère Cora ? s’écria la voix tremblante d’Alice, ne parle-t-il pas de nous renvoyer à notre père ?

Cora resta quelques instants les yeux attachés sur sa sœur, les traits agités de vives émotions qui se disputaient l’empire dans son cœur. Enfin elle put parler, et sa voix, en perdant son éclat accoutumé, avait pris l’expression d’une tendresse presque maternelle.

— Alice, lui dit-elle, le Huron nous offre la vie à toutes deux ; il fait plus, il promet de vous rendre, vous et notre cher Duncan, à la liberté, à nos amis, à notre malheureux père, si… je puis dompter ce cœur rebelle, cet orgueil de fierté, au point de consentir…

La voix lui manqua ; elle joignit les mains, et leva les yeux vers le ciel, comme pour supplier la sagesse infinie de lui inspirer ce qu’elle devait dire, ce qu’elle devait faire.

— De consentir à quoi ? s’écria Alice ; continuez, ma chère Cora ! qu’exige-t-il de nous ? Oh ! que ne s’est-il adressé à moi ! avec quel plaisir je saurais mourir pour vous sauver, pour sauver Duncan, pour conserver une consolation à notre pauvre père !

— Mourir ! répéta Cora d’un ton plus calme et plus ferme ; la mort ne serait rien ; mais l’alternative est horrible ! Il veut, continua-t-elle en baissant la tête de honte d’être obligée de divulguer la proposition dégradante qui lui avait été faite, il veut que je le suive dans les déserts, que j’aille avec lui joindre la peuplade des Hurons, que je passe toute ma vie avec lui, en un mot que je devienne sa femme. Parlez maintenant, Alice, sœur de mon affection, et vous aussi, major Heyward, aidez ma faible raison de vos conseils. Dois-je acheter la vie par un tel sacrifice ? Vous, Alice, vous, Duncan, consentez-vous à la recevoir de mes mains à un tel prix ? Parlez ! dites-moi tous deux ce que je dois faire ; je me mets à votre disposition.

— Si je voudrais de la vie à ce prix ! s’écria le major avec indignation. Cora ! Cora ! ne vous jouez pas ainsi de notre détresse ! ne parlez plus de cette détestable alternative ! la pensée seule en est plus horrible que mille morts !

— Je savais que telle serait votre réponse, dit Cora, dont le teint s’anima à ces mots et dont les regards brillèrent un instant comme l’éclair. Mais que dit ma chère Alice ? il n’est rien que je ne sois prête à faire pour elle, et elle n’entendra pas un murmure.

Heyward et Cora écoutaient en silence et avec la plus vive attention ; mais nulle réponse ne se fit entendre. On aurait dit que le jeu de mots qui venaient d’être prononcés avaient anéanti ou du moins suspendu l’usage de toutes les facultés d’Alice. Ses bras étaient tombés à ses côtés, et ses doigts étaient agités par de légères convulsions. Sa tête était penchée sur sa poitrine, ses jambes avaient fléchi sous elle, et elle n’était soutenue que par la ceinture de feuilles qui l’attachait à un bouleau. Cependant, au bout de quelques instants, les couleurs reparurent sur ses joues, et sa tête recouvra le mouvement pour exprimer par un geste expressif combien elle était loin de désirer que sa sœur fît le sacrifice dont elle venait de parler, et le feu de ses yeux se ranima pendant qu’elle s’écriait :

— Non, non, non ! mourons plutôt ! mourons ensemble, comme nous avons vécu.

— Eh bien ! meurs donc ! s’écria Magua en grinçant les dents de rage quand il entendit une jeune fille qu’il croyait faible et sans énergie montrer tout à coup tant de fermeté. Il lança contre elle une hache de toutes ses forces, et l’arme meurtrière, fondant l’air sous les yeux d’Heyward, coupa une tresse des cheveux d’Alice, et s’enfonça profondément dans l’arbre, à un pouce au-dessus de sa tête.

Ce spectacle mit Heyward hors de lui-même ; le désespoir lui donna de nouvelles forces ; un violent effort rompit les liens qui le tenaient attaché, et il se précipita sur un autre sauvage qui, en poussant un hurlement horrible, levait son tomahawk pour en porter un coup plus sûr à sa victime. Les deux combattants luttèrent un instant, et tombèrent tous deux sans se lâcher, mais le corps presque nu du Huron offrait moins de prise au major ; son adversaire lui échappa, et lui appuyant un genou sur la poitrine, il leva son couteau pour le lui plonger dans le cœur. Duncan voyait l’instrument de mort prêt à s’abaisser sur lui, quand une balle passa en sifflant près de son oreille ; le bruit d’une explosion se fit entendre en même temps ; Heyward sentit sa poitrine soulagée du poids qui pesait sur lui, et son ennemi, après avoir chancelé un moment, tomba sans vie à ses pieds.



  1. Nom que les Indiens donnent à leurs femmes.
  2. Les tentes.