Le Dernier des Mohicans/Chapitre XIII

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Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 5p. 146-158).

CHAPITRE XIII


Je vais chercher un chemin plus facile.
Parnell.


La route que prit Œil-de-Faucon coupait diagonalement ces plaines sablonneuses, couvertes de bois, et variées de temps en temps par des vallées et de petites montagnes, que les voyageurs avaient traversées le matin comme prisonniers de Magua. Le soleil commençait à baisser vers l’horizon, la chaleur n’était plus étouffante, et l’on respirait plus librement sous la voûte formée par les grands arbres de la forêt. La marche de nos voyageurs en était accélérée, et longtemps avant que le crépuscule commençât à tomber, ils avaient déjà fait du chemin.

De même que le sauvage dont il avait pris la place, le chasseur semblait se diriger d’après des indices secrets qu’il connaissait, marchait toujours du même pas, et ne s’arrêtait jamais pour délibérer. Un coup d’œil jeté en passant sur la mousse des arbres, un regard levé vers le soleil qui allait se coucher, la vue du cours des ruisseaux, suffisaient pour l’assurer qu’il ne s’était pas trompé de route, et ne lui laissaient aucun doute à ce sujet. Cependant la forêt commençait à perdre ses riches teintes, et ce beau vert qui avait brillé toute la journée sur le feuillage de ses voûtes naturelles se changeait insensiblement en un noir sombre sous la lueur douteuse qui annonce l’approche de la nuit.

Tandis que les deux sœurs cherchaient à saisir à travers les arbres quelques-uns des derniers rayons de l’astre qui se couchait dans toute sa gloire, et qui tordaient d’une frange d’or et de pourpre une masse de nuages amassés à peu de distance au-dessus des montagnes occidentales, le chasseur s’arrêta tout à coup et se tourna vers ceux qui le suivaient :

— Voilà, dit-il en étendant le bras vers le ciel, le signal donné à l’homme par la nature pour qu’il cherche le repos et la nourriture dont il a besoin. Il serait plus sage s’il y obéissait, et s’il prenait une leçon à cet égard des oiseaux de l’air et des animaux des champs. Au surplus notre nuit sera bientôt passée, car il faudra que nous nous remettions en marche quand la lune paraîtra. Je me souviens d’avoir combattu les Maquas ici, aux environs, pendant la première guerre dans laquelle j’ai fait couler le sang humain. Nous construisîmes en cet endroit une espèce de petit fort en troncs d’arbres pour défendre nos chevelures ; si ma mémoire ne me trompe pas, nous devons le trouver à très peu de distance sur la gauche.

Sans attendre qu’on répondît, le chasseur tourna brusquement sur la gauche, et entra dans un bois épais de jeunes châtaigniers. Il écartait les branches basses en homme qui s’attendait à chaque pas à découvrir l’objet qu’il cherchait. Ses souvenirs ne l’abusaient pas ; car après avoir fait deux ou trois cents pas au milieu de broussailles et de ronces qui s’opposaient à sa marche, il entra dans une clairière au milieu de laquelle était un tertre couvert de verdure, et couronné par l’édifice en question, négligé et abandonné depuis bien longtemps.

C’était un de ces bâtiments grossiers, honorés du nom de forts, que l’on construisait à la hâte quand la circonstance l’exigeait, et auxquels on ne songeait plus quand le moment du besoin était passé. Il tombait en ruine dans la solitude de la forêt, complètement abandonné et presque entièrement oublié. On trouve souvent dans la large barrière de déserts qui séparait autrefois les provinces ennemies, de pareils monuments du passage sanglant des hommes. Ce sont aujourd’hui des ruines qui se rattachent aux traditions de l’histoire des colonies, et qui sont parfaitement d’accord avec le caractère sombre de tout ce qui les environne[1]. Le toit d’écorces qui couvrait ce bâtiment s’était écroulé depuis bien des années, et les débris en étaient confondus avec le sol ; mais les troncs de pins qui avaient été assemblés à la hâte pour en former les murailles, se maintenaient encore à leur place, quoiqu’un angle de l’édifice rustique eût considérablement fléchi et menaçât d’occasionner bientôt sa destruction totale.

Tandis qu’Heyward et ses compagnons hésitaient à approcher d’un bâtiment qui paraissait dans un tel état de décadence, Œil-de-Faucon et les deux Indiens y entrèrent non seulement sans crainte, mais même avec un air évident d’intérêt. Tandis que le premier en contemplait les ruines, tant dans l’intérieur qu’à l’extérieur, avec la curiosité d’un homme dont les souvenirs devenaient plus vifs à chaque instant, Chingachgook racontait à son fils, dans sa langue naturelle, l’histoire abrégée du combat qui avait eu lieu pendant sa jeunesse en ce lieu écarté. Un accent de mélancolie se joignait à l’accent de son triomphe.

Pendant ce temps, les sœurs descendaient de cheval, et se préparaient avec plaisir à jouir de quelques heures de repos pendant la fraîcheur de la soirée, et dans une sécurité qu’elles croyaient que les animaux des forêts pouvaient seuls interrompre.

— Mon brave ami, demanda le major au chasseur qui avait déjà fini son examen rapide des lieux, n’aurions-nous pas mieux fait de choisir pour faire halte un endroit plus retiré, probablement moins connu et moins fréquenté ?

— Vous trouveriez difficilement aujourd’hui, répondit Œil-de-Faucon d’un ton lent et mélancolique, quelqu’un qui sache que ce vieux fort a jamais existé. Il n’arrive pas tous les jours qu’on fasse des livres, et qu’on écrive des relations d’escarmouches semblables à celle qui a eu lieu ici autrefois entre les Mohicans et les Mohawks, dans une guerre qui ne regardait qu’eux. J’étais bien jeune alors, et je pris parti pour les Mohicans, parce que je savais que c’était une race injustement calomniée. Pendant quarante jours et quarante nuits, les coquins eurent soif de notre sang autour de ce bâtiment, dont j’avais conçu le plan, et auquel j’avais travaillé moi-même, étant, comme vous le savez, un homme dont le sang est sans mélange, et non un Indien. Les Mohicans m’aidèrent à le construire, et nous nous y défendîmes ensuite dix contre vingt, jusqu’à ce que le nombre fût à peu près égal des deux côtés ; alors nous fîmes une sortie contre ces chiens, et pas un d’eux ne retourna dans sa peuplade pour y annoncer le sort de ses compagnons. Oui, oui, j’étais jeune alors : la vue du sang était une chose toute nouvelle pour moi, et je ne pouvais me faire à l’idée que des créatures, qui avaient été animées comme moi du principe de la vie, resteraient étendues sur la terre pour être dévorées par des bêtes féroces ; si bien que je ramassai tous les corps, je les enterrai de mes propres mains, et ce fut ce qui forma la butte sur laquelle ces dames sont assises, et qui n’est pas un trop mauvais siège, quoiqu’il ait pour fondation les ossements des Mohawks.

Les deux sœurs se levèrent avec précipitation en entendant ces mots ; car malgré les scènes terribles dont elles venaient d’être témoins, et dont elles avaient manqué d’être victimes, elles ne purent se défendre d’un mouvement d’horreur en apprenant qu’elles étaient assises sur la sépulture d’une horde de sauvages. Il faut avouer aussi que la sombre lueur du crépuscule qui s’épaississait insensiblement, le silence d’une vaste forêt, le cercle étroit dans lequel elles se trouvaient, et autour duquel de grands pins, très proches les uns des autres, semblaient former une muraille, tout concourait à donner plus de force à cette émotion.

— Ils sont partis ; ils ne peuvent plus nuire à personne, continua le chasseur avec un sourire mélancolique en voyant leur alarme ; ils ne sont plus en état ni de pousser le cri de guerre, ni de lever leur tomahawk. — Et de tous ceux qui ont contribué à les placer où ils sont, il n’existe aujourd’hui que Chingachgook et moi. Les autres étaient ses frères et leur famille, et vous avez sous les yeux tout ce qui reste de leur race.

Les yeux des deux sœurs se portèrent involontairement sur les deux Indiens, pour qui ce peu de mots venaient de leur inspirer un nouvel intérêt causé par la compassion. On les distinguait à quelque distance dans l’obscurité. Uncas écoutait le récit que lui faisait son père, avec la vive attention qu’excitait en lui la relation des exploits des guerriers de sa race dont il avait appris à respecter le courage et les vertus sauvages.

— J’avais cru que les Delawares étaient une nation pacifique, dit le major ; qu’ils ne faisaient jamais la guerre en personne, et qu’ils confiaient la défense de leur territoire à ces mêmes Mohawks contre lesquels vous avez combattu avec eux.

— Cela est vrai en partie, répondit Œil-de-Faucon, et pourtant au fond c’est un mensonge infernal. C’est un traité qui a été fait il y a bien longtemps, par les intrigues des Hollandais ; ils voulaient désarmer les naturels du pays, qui avaient le droit le plus incontestable sur le territoire où ils s’étaient établis. Les Mohicans, quoique faisant partie de la même nation, ayant affaire aux Anglais, ne furent pour rien dans ce marché, et se fièrent à leur bravoure pour se protéger ; et c’est ce que firent aussi les Delawares, lorsque leurs yeux furent une fois ouverts. Vous avez devant vous un chef des grands Sagamores Mohicans. Sa famille autrefois pouvait chasser le daim sur une étendue de pays plus considérable que ce qui appartient aujourd’hui au Patron de l’Albany[2], sans traverser un ruisseau, sans gravir une montagne qui ne lui appartînt pas. Mais à présent que reste-t-il au dernier descendant de cette race ? Il pourra trouver six pieds de terre quand il plaira à Dieu, et peut-être y rester en paix, s’il a un ami qui veuille prendre la peine de le placer dans une fosse assez profonde pour que le soc de la charrue ne puisse l’y atteindre.

— Quelque intéressant que soit cet entretien, je crois qu’il faut l’interrompre, dit Heyward, craignant que le sujet que le chasseur entamait n’amenât une discussion qui pourrait nuire à une harmonie qu’il était si important de maintenir ; nous avons beaucoup marché ; et peu de personnes de notre couleur sont douées de cette vigueur qui semble vous mettre en état de braver les fatigues comme les dangers.

— Ce ne sont pourtant que les muscles et les os d’un homme dont le sang n’est pas croisé à la vérité, qui me mettent en état de me tirer d’affaire au milieu de tout cela, répondit le chasseur, en regardant ses membres nerveux avec un air de satisfaction qui prouvait qu’il n’était pas insensible au compliment qu’il venait de recevoir. On peut trouver dans les établissements des hommes plus grands et plus gros ; mais vous pourriez vous promener plus d’un jour dans une ville avant d’y en rencontrer un qui soit en état de faire cinquante milles sans s’arrêter pour reprendre haleine, ou de suivre les chiens pendant une chasse de plusieurs heures. Cependant, comme toute chair ne se ressemble pas, il est raisonnable de supposer que ces dames désirent se reposer, après tout ce qui leur est arrivé aujourd’hui. — Uncas, découvrez la source qui doit se trouver sous ces feuilles, tandis que votre père et moi nous ferons un toit de branches de châtaigniers pour couvrir leurs têtes, et que nous leur préparerons un lit de feuilles sèches.

Ces mots terminèrent la conversation, et les trois amis se mirent à apprêter tout ce qui pouvait contribuer à mettre leurs compagnes à portée de prendre quelque repos aussi commodément que le local et les circonstances le permettaient. Une source d’eau pure, qui bien des années auparavant avait engagé les Mohicans à choisir cet endroit pour s’y fortifier momentanément, fut bientôt débarrassée des feuilles qui la couvraient, et répandit son cristal liquide au bas du tertre verdoyant. Un coin du bâtiment fut couvert de branches touffues, pour empêcher la rosée, toujours abondante en ce climat, d’y tomber ; un lit de feuilles sèches fut préparé dessous ce toit ; et ce qui restait du faon grillé par les soins du jeune Mohican, fournit encore un repas dont Alice et Cora prirent leur part par nécessité plutôt que par goût.

Les deux sœurs entrèrent alors dans le bâtiment en ruines ; et après avoir rendu grâces à Dieu de la protection signalée qu’il leur avait accordée, l’avoir supplié de la leur continuer, elles s’étendirent sur la couche qui leur avait été préparée. Bientôt, en dépit des souvenirs pénibles qui les agitaient, et de quelques appréhensions auxquelles elles ne pouvaient encore s’empêcher de se livrer, elles y trouvèrent un sommeil que la nature exigeait impérieusement.

Duncan avait résolu de passer la nuit à veiller à la porte du vieux bâtiment honoré du nom de fort ; mais le chasseur, s’apercevant de son intention, lui dit en s’étendant tranquillement sur l’herbe, et en lui montrant Chingachgook :

— Les yeux d’un homme blanc sont trop peu actifs et trop peu clairvoyants pour faire le guet dans une circonstance comme celle-ci. Le Mohican veillera pour nous, ne songeons plus qu’à dormir.

— Je me suis endormi à mon poste la nuit dernière, dit Heyward, et j’ai moins besoin de repos que vous, dont la vigilance a fait plus d’honneur à la profession de soldat ; livrez-vous donc tous trois au repos, et je me charge de rester en sentinelle.

— Je n’en désirerais pas une meilleure, répondit Œil-de-Faucon, si nous étions devant les tentes blanches du 60e régiment, et en face d’ennemis comme les Français ; mais dans les ténèbres et au milieu du désert, votre jugement ne vaudrait pas mieux que celui d’un enfant, et toute votre vigilance ne servirait à rien. Faites donc comme Uncas et comme moi. — Dormez, et dormez sans rien craindre.

Heyward vit en effet que le jeune Indien s’était déjà couché au bas du tertre revêtu de gazon, en homme qui voulait mettre à profit le peu d’instants qu’il avait à donner au repos. David avait suivi cet exemple, et la fatigue d’une longue marche forcée l’emportant sur la douleur que lui causait sa blessure, des accents moins harmonieux que sa voix ordinaire annonçaient qu’il était déjà endormi. Ne voulant pas prolonger une discussion inutile, le major feignit de céder, et alla s’asseoir le dos appuyé sur les troncs d’arbres qui formaient les murailles du vieux fort, quoique bien déterminé à ne pas fermer l’œil avant d’avoir remis entre les mains de Munro le dépôt précieux dont il était chargé. Le chasseur, croyant qu’il allait dormir, ne tarda pas à s’endormir lui-même, et un silence aussi profond que la solitude dans laquelle ils étaient régna bientôt autour d’eux.

Pendant quelque temps Heyward réussit à empêcher ses yeux de se fermer, attentif au moindre son qui pourrait se faire entendre. Cependant sa vue se troubla à mesure que les ombres de la nuit s’épaississaient. Lorsque les étoiles brillèrent sur sa tête il distinguait encore ses deux compagnons étendus sur le gazon et Chingachgook debout et aussi immobile que le tronc d’arbre contre lequel il était appuyé à l’extrémité de la petite clairière dans laquelle ils s’étaient arrêtés. Enfin ses paupières appesanties formèrent un rideau à travers lequel il lui semblait voir briller les astres de la nuit. En cet état il entendait encore la douce respiration de ses deux compagnes, dormant à quelques pieds derrière lui, le bruit des feuilles agitées par le vent, et le cri lugubre d’un hibou. Quelquefois, faisant un effort pour entrouvrir les yeux, il les fixait un instant sur un buisson et les refermait involontairement, croyant avoir vu son compagnon de veille. Bientôt sa tête tomba sur son épaule, son épaule sentit le besoin d’être soutenue par la terre, et enfin il s’endormit d’un profond sommeil, rêvant qu’il était un ancien chevalier veillant devant la porte de la tente d’une princesse qu’il avait délivrée, et espérant de gagner ses bonnes grâces par une telle preuve de dévouement et de vigilance.

Combien il resta de temps dans cet état d’insensibilité, c’est ce qu’il ne sut jamais lui-même ; mais il jouissait d’un repos tranquille qui n’était plus troublé par aucun rêve, quand il en fut tiré par un léger coup qui lui fut donné sur l’épaule.

Éveillé en sursaut par ce signal, il fut sur ses pieds à l’instant même, avec un souvenir confus du devoir qu’il s’était imposé au commencement de la nuit.

— Qui va là ? s’écria-t-il en cherchant son épée à l’endroit où il la portait ordinairement ; ami, ou ennemi ?

— Ami, répondit Chingachgook à voix basse ; et lui montrant du doigt la reine de la nuit, qui lançait à travers les arbres un rayon oblique sur leur bivouac, il ajouta en mauvais anglais : — La lune est venue ; le fort de l’homme blanc est encore loin, bien loin. Il faut partir pendant que le sommeil ferme les deux yeux du Français.

— Vous avez raison, répliqua le major ; éveillez vos amis et bridez les chevaux, pendant que je vais avertir mes compagnes de se préparer à se remettre en marche.

— Nous sommes éveillées, Duncan, dit la douce voix d’Alice dans l’intérieur du bâtiment, et nous avons retrouvé des forces pour voyager après avoir si bien dormi. Mais vous, je suis sûre que vous avez passé toute la nuit à veiller pour nous, — et après une si longue et si pénible journée !

— Dites plutôt que j’aurais voulu veiller, Alice, répondit Heyward ; mais mes perfides yeux m’ont trahi. Voici la seconde fois que je me montre indigne du dépôt qui m’a été confié.

— Ne le niez pas, Duncan, s’écria en souriant la jeune Alice qui sortit en ce moment du vieux bâtiment, le clair de lune éclairant tous les charmes que quelques heures de sommeil tranquille lui avaient rendus, je sais qu’autant vous êtes insouciant quand vous n’avez à songer qu’à vous-même, autant vous êtes vigilant quand il s’agit de la sûreté des autres. Ne pouvons-nous rester ici quelque temps pendant que vous et ces braves gens vous prendrez un peu de repos ? Cora et moi nous nous chargerons de monter la garde à notre tour ; et nous le ferons avec autant de soin que de plaisir.

— Si la honte pouvait m’empêcher de dormir, je ne fermerais les yeux de ma vie, répondit le jeune officier, commençant à se trouver assez mal à l’aise, et regardant les traits ingénus d’Alice pour voir s’il n’y apercevrait pas quelques symptômes d’une envie secrète de s’égayer à ses dépens ; mais il n’y vit rien qui pût confirmer ce soupçon. — Il n’est que trop vrai, ajouta-t-il, qu’après avoir causé tous vos dangers par mon excès de confiance imprudente, je n’ai pas même le mérite de vous avoir gardées pendant votre sommeil, comme aurait dû le faire un soldat.

— Il n’y a que Duncan qui osât adresser à Duncan un tel reproche, dit Alice, dont la confiance généreuse s’obstinait à conserver l’illusion qui lui peignait son jeune amant comme un modèle achevé de toute perfection ; croyez-moi donc, allez prendre un repos de quelques instants, et soyez sûr que Cora et moi nous remplirons le devoir d’excellentes sentinelles.

Heyward, plus embarrassé que jamais, allait se trouver dans la nécessité de faire de nouvelles protestations de son manque de vigilance, quand son attention fut attirée par une exclamation que fit tout à coup Chingachgook, quoique d’une voix retenue par la prudence, et par l’attitude que prit Uncas au même instant pour écouter.

— Les Mohicans entendent un ennemi, dit le chasseur, qui était depuis longtemps prêt à partir ; — le vent leur fait sentir quelque danger.

— À Dieu ne plaise ! s’écria Heyward, il y a déjà eu assez de sang répandu.

Cependant, tout en parlant ainsi, le major saisit son fusil, et s’avança vers l’extrémité de la clairière, disposé à expier sa faute vénielle en sacrifiant sa vie, s’il le fallait, pour la sûreté de ses compagnons.

— C’est quelque animal de la forêt qui rôde pour trouver une proie, dit-il à voix basse, aussitôt que les sons encore éloignés qui avaient frappé les oreilles des Mohicans arrivèrent jusqu’aux siennes.

— Silence ! répondit le chasseur, c’est le pas de l’homme ; je le reconnais, quelque imparfaits que soient mes sens comparés à ceux d’un Indien. Le coquin de Huron qui nous a échappé aura rencontré quelque parti avancé des sauvages de l’armée de Montcalm ; ils auront trouvé notre piste, et l’auront suivie. Je ne me soucierais pas moi-même d’avoir encore une fois à répandre le sang humain en cet endroit, ajouta-t-il en jetant un regard inquiet sur les objets qui l’entouraient ; mais il faut ce qu’il faut. Uncas, conduisez les chevaux dans le fort, et vous, mes amis, entrez-y aussi. Tout vieux qu’il est, c’est une protection, et il a été accoutumé à entendre les coups de fusil.

On lui obéit sur-le-champ ; les deux Mohicans firent entrer les chevaux dans le vieux bâtiment ; toute la petite troupe les y suivit et y resta dans le plus profond silence.

Le bruit des pas de ceux qui approchaient se faisait alors entendre trop distinctement pour qu’on pût douter qu’il était produit par des hommes. Bientôt on entendit des voix de gens qui s’appelaient les uns les autres dans un dialecte indien, et le chasseur, approchant sa bouche de l’oreille d’Heyward, lui dit qu’il reconnaissait celui des Hurons. Quand ils arrivèrent à l’endroit où les chevaux étaient entrés dans les broussailles, il fut évident qu’ils se trouvaient en défaut, ayant perdu les traces qui les avaient dirigés jusqu’alors.

Il paraissait, par le nombre des voix, qu’une vingtaine d’hommes au moins étaient rassemblés en cet endroit, et que chacun donnait son avis en même temps sur la marche qu’il convenait de suivre.

— Les coquins connaissent notre faiblesse, dit Œil-de-Faucon qui était à côté d’Heyward, et qui regardait ainsi que lui à travers une fente entre les troncs d’arbre ; sans cela s’amuseraient-ils à bavarder inutilement comme des squaws ? Écoutez, on dirait que chacun d’eux a deux langues et n’a qu’une jambe !

Heyward, toujours brave et quelquefois même téméraire quand il s’agissait de combattre, ne put, dans ce moment d’inquiétude pénible, faire aucune réponse à son compagnon. Il serra seulement son fusil plus fortement, et appliqua l’œil contre l’ouverture avec un redoublement d’attention, comme si sa vue eût pu percer à travers l’épaisseur du bois et en dépit de l’obscurité, pour voir les sauvages qu’il entendait.

Le silence se rétablit parmi eux, et le ton grave de celui qui prit la parole annonça que c’était le chef de la troupe qui parlait, et qui donnait des ordres qu’on écoutait avec respect. Quelques instants après, le bruit des feuilles et des branches prouva que les Hurons s’étaient séparés, et marchaient dans la forêt de divers côtés pour retrouver les traces qu’ils avaient perdues. Heureusement, la lune qui répandait un peu de clarté sur la petite clairière, était trop faible pour éclairer l’intérieur du bois, et l’intervalle que les voyageurs avaient traversé pour se rendre au vieux bâtiment était si court, que les sauvages ne purent distinguer aucune marque de leur passage, quoique, s’il eût fait jour, ils en eussent sûrement reconnu quelqu’une. Toutes leurs recherches furent donc inutiles.

Il ne se passa pourtant que quelques minutes avant qu’on entendît quelques sauvages s’approcher ; et il devint évident qu’ils n’étaient plus qu’à quelques pas de distance de la ceinture de jeunes châtaigniers qui entourait la clairière.

— Ils arrivent, dit Heyward en reculant d’un pas pour passer le bout du canon de son fusil entre deux troncs d’arbres ; faisons feu sur le premier qui se présentera.

— Gardez-vous-en bien, dit Œil-de-Faucon ; une amorce brûlée ferait tomber sur nous toute la bande comme une troupe de loups affamés. Si Dieu veut que nous combattions pour sauver nos chevelures, rapportez-vous-en à l’expérience d’hommes qui connaissent les manières des sauvages, et qui ne tournent pas souvent le dos quand ils les entendent pousser leurs cris de guerre.

Duncan jeta un regard derrière lui, et vit les deux sœurs tremblantes serrées l’une contre l’autre à l’extrémité la plus reculée du bâtiment ; tandis que les deux Mohicans, droits et fermes comme des pieux, se tenaient à l’ombre aux deux côtés de la porte, le fusil en main, et prêts à s’en servir dès que la circonstance l’exigerait. Réprimant son impétuosité, et décidé à attendre le signal de gens plus expérimentés dans ce genre de guerre, il se rapprocha de l’ouverture, pour voir ce qui se passait au dehors. Un grand Huron, armé d’un fusil et d’un tomahawk, entrait dans ce moment dans la clairière, et y avança de quelques pas. Tandis qu’il regardait le vieux bâtiment, la lune tombait en plein sur son visage, et faisait voir la surprise et la curiosité peintes sur ses traits. Il fit l’exclamation qui accompagne toujours dans un Indien la première de ces deux émotions, et sa voix fit venir à ses côtés un de ses compagnons.

Ces enfants des bois restèrent immobiles quelques instants, les yeux fixés sur l’ancien fort, et ils gesticulèrent beaucoup en conversant dans la langue de leur peuplade ; ils s’en approchèrent à pas lents, s’arrêtant à chaque instant, comme des daims effarouchés, mais dont la curiosité lutte contre leurs appréhensions. Le pied de l’un d’eux heurta contre la butte dont nous avons parlé ; il se baissa pour l’examiner, et ses gestes expressifs indiquèrent qu’il reconnaissait qu’elle couvrait une sépulture. En ce moment Heyward vit le chasseur faire un mouvement pour s’assurer que son couteau pouvait sortir facilement de sa gaine, et armer son fusil. Le major en fit autant, et se prépara à un combat qui paraissait alors devenir inévitable.

Les deux sauvages étaient si près que le moindre mouvement qu’aurait fait l’un des deux chevaux n’aurait pu leur échapper. Mais lorsqu’ils eurent découvert quelle était la nature de l’élévation de terre qui avait attiré leurs regards, elle sembla seule fixer leur entretien. Ils continuaient à converser ensemble ; mais le son de leur voix était bas et solennel, comme s’ils eussent été frappés d’un respect religieux mêlé d’une sorte d’appréhension vague. Ils se retirèrent avec précaution en jetant encore quelques regards sur le bâtiment en ruines, comme s’ils se fussent attendus à en voir sortir les esprits des morts qui avaient reçu la sépulture en ce lieu. Enfin ils rentrèrent dans le bois d’où ils étaient sortis, et disparurent.

Œil-de-Faucon appuya la crosse de son fusil par terre, et respira en homme qui, ayant retenu son haleine par prudence, éprouvait le besoin de renouveler l’air de ses poumons.

— Oui, dit-il, ils respectent les morts, et c’est ce qui leur sauve la vie pour cette fois, et peut-être aussi nous-mêmes.

Heyward entendit cette remarque, mais n’y répondit pas. Toute son attention se dirigeait vers les Hurons qui se retiraient, qu’on ne voyait plus, mais qu’on entendait encore à peu de distance. Bientôt il fut évident que toute la troupe était de nouveau réunie autour d’eux, et qu’elle écoutait avec une gravité indienne le rapport que leur faisaient leurs compagnons de ce qu’ils avaient vu. Après quelques minutes de conversation, qui ne fut pas tumultueuse comme celle qui avait suivi leur arrivée, ils se remirent en marche ; le bruit de leurs mouvements s’affaiblit et s’éloigna peu à peu, et enfin il se perdit dans les profondeurs de la forêt.

Le chasseur attendit pourtant qu’un signal de Chingachgook l’eût assuré qu’il n’existait plus aucun danger, et alors il dit à Uncas de conduire les chevaux sur la clairière, et à Heyward d’aider ses compagnes à y monter. Ces ordres furent exécutés sur-le-champ ; on se mit en marche. Les deux sœurs jetèrent un dernier regard sur le bâtiment ruiné qu’elles venaient de quitter, et sur la sépulture des Mohawks, et la petite troupe rentra dans la forêt du côté opposé à celui par lequel elle était arrivée.



  1. Il y a quelques années, l’auteur chassait dans les environs des ruines du fort Oswego, élevé sur le territoire du lac Ontario. Il faisait la chasse aux daims dans une forêt qui s’étendait presque sans interruption l’espace de cinquante milles ; il aperçut tout d’un coup six ou huit échelles étendues dans le bois à peu de distance les unes des autres ; elles étaient grossièrement faites et en très mauvais état ; surpris de voir de tels objets dans un pareil lieu, il eut recours, pour en avoir l’explication, à un vieillard qui demeurait dans les environs.

    « — Pendant la guerre de 1776, le fort Oswego était occupé par les Anglais ; une expédition fut envoyée à travers deux cents milles de la forêt pour surprendre le fort. Il paraît qu’en arrivant au lieu où les échelles étaient déposées, les Américains apprirent qu’ils étaient attendus et en grand danger d’être coupés. Ils jetèrent leurs échelles et firent une rapide retraite. Ces échelles étaient restées pendant cinquante ans dans le lieu où elles avaient été ainsi déposées. »

  2. On donne encore le titre de Patron au général Van Nenpelen, qui est propriétaire d’un immense domaine dans le voisinage d’Albany. À New-York, ce propriétaire est généralement connu comme le Patron par excellence.