Le Dernier des Mohicans/Chapitre XVIII

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Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 5p. 215-228).

CHAPITRE XVIII


Eh ! n’importe quoi : un meurtrier honorable si vous voulez ; car je ne fis rien par haine, mais bien en tout honneur.
ShakspeareOthello


La scène barbare et sanglante que nous avons à peine esquissée dans le chapitre précédent porte, dans les annales des colonies, un titre bien mérité, — le massacre de William-Henry. — Un événement de cette nature, arrivé peu de temps auparavant, avait déjà compromis la réputation du général français ; sa mort glorieuse et prématurée n’a pu même effacer entièrement cette tache, dont cependant le temps a affaibli l’impression. Montcalm mourut en héros dans les plaines d’Abraham ; mais on n’a pas oublié qu’il lui manquait ce courage moral sans lequel il n’est point de véritable grandeur. On pourrait écrire un volume pour prouver, d’après cet illustre exemple, l’imperfection des vertus humaines ; démontrer combien il est aisé aux sentiments les plus généreux, la courtoisie et le courage chevaleresque, de perdre leur ascendant sous la froide influence des faux calculs et de l’intérêt personnel : on pourrait en appeler à cet homme, qui fut grand dans tous les attributs secondaires de l’héroïsme, mais qui resta au-dessous de lui-même quand il devint nécessaire de prouver combien un principe est supérieur à la politique. Ce serait une tâche qui excéderait les bornes de nos prérogatives de romancier ; et comme l’histoire, de même que l’amour, se complaît à entourer ses héros d’une auréole imaginaire, il est probable que la postérité ne verra dans Louis de Saint-Véran que le vaillant défenseur de son pays, et qu’elle oubliera son apathie cruelle sur les rives de l’Oswego et de l’Horican. Déplorant avec douleur cette faiblesse de la muse de l’histoire, nous nous retirerons de l’enceinte sacrée de ses domaines pour rentrer dans les sentiers plus humbles de la fiction.

Le troisième jour après la reddition du fort allait finir, cependant il faut que nos lecteurs nous accompagnent encore dans le voisinage du Saint-Lac. Quand nous l’avons quitté, tous les environs présentaient une scène de tumulte et d’horreur ; maintenant le profond silence qui y régnait pourrait s’appeler à juste titre le silence de la mort. Les vainqueurs étaient déjà partis, après avoir détruit les circonvallations de leur camp, qui n’était plus marqué que par quelques huttes construites par des soldats. L’intérieur du fort avait été livré aux flammes ; on en avait fait sauter les remparts ; les pièces d’artillerie avaient été emportées ou démontées et enclouées ; enfin le désordre et la confusion régnaient partout, et l’œil n’y apercevait plus qu’une masse de ruines encore fumantes, et un peu plus loin plusieurs centaines de cadavres sans sépulture, et dont quelques-uns avaient déjà servi de pâture aux oiseaux de proie et aux animaux féroces.

La saison même paraissait avoir subi un changement aussi complet. Une masse innombrable de vapeurs privait le soleil de sa chaleur en interceptant le passage de ses rayons. Ces vapeurs, qu’on avait vues s’élever au-dessus des montagnes et se diriger vers le nord, étaient alors repoussées vers le midi en longue nappe noire, par un vent impétueux, armé de toute la fureur d’un ouragan, et semblait déjà chargé des frimas de novembre. On ne voyait plus une foule de barques voguer sur l’Horican, qui battait avec violence contre la rive méridionale, comme s’il eût voulu rejeter sur les sables l’écume souillée de ses flots. On pouvait pourtant encore admirer sa limpidité constante ; mais elle ne réfléchissait que le sombre nuage qui couvrait toute la surface du firmament. Cette atmosphère douce et humide, qui, quelques jours auparavant, faisait un des charmes de ce paysage, et adoucissait ce qu’il avait d’inculte et de sauvage, avait entièrement disparu, et le vent du nord, soufflant à travers cette longue pièce d’eau avec toute sa violence, ne laissait ni à l’œil ni à l’imagination aucun objet digne de les occuper un instant.

Ce vent impétueux avait desséché l’herbe qui couvrait la plaine, comme si un feu dévorant y avait passé. Cependant une touffe de verdure s’élevait çà et là, comme pour offrir une trace de la fertilité future d’un sol qui venait de s’abreuver de sang humain. Tous ces environs, qui paraissaient si attrayants sous un beau ciel et au milieu d’une température agréable, présentaient alors une sorte de tableau allégorique de la vie, où les objets se montraient sous leurs couleurs saillantes, sans être adoucis par aucune ombre.

Mais si la violence de l’aquilon fougueux permettait à peine d’apercevoir ces touffes solitaires de verdure qui avaient échappé à ses ravages, il ne laissait voir que trop distinctement les masses de rochers arides qui s’élevaient presque tout autour de la plaine, et l’œil aurait en vain cherché un aspect plus doux dans le firmament, dont l’azur était dérobé à la vue par les vapeurs épaisses qui flottaient dans l’air avec rapidité.

Le vent était pourtant inégal ; tantôt il rasait la surface de la terre avec une sorte de gémissement sourd qui semblait s’adresser à la froide oreille de la mort, tantôt, sifflant avec force dans les hautes régions de l’air, il pénétrait dans les bois, brisait les branches des arbres et jonchait le sol de leurs feuilles. Des corbeaux, luttant contre la fureur du vent, étaient les seules créatures vivantes qui animassent ce désert ; mais dès qu’ils avaient dépassé dans leur vol le vert océan des forêts, ils s’abattaient sur le lieu qui avait été une scène de carnage pour y chercher une horrible pâture.

En un mot, tous les environs offraient une scène de désolation. On aurait dit que c’était une enceinte dont l’entrée était interdite à toutes les personnes, et où la mort avait frappé tous ceux qui s’étaient permis de la violer. Mais la prohibition n’existait plus, et pour la première fois depuis le départ de ceux qui avaient commis et laissé commettre cette œuvre de sang et de carnage, des êtres humains osaient s’avancer vers cette scène épouvantable.

Dans la soirée du jour dont nous parlons, environ une heure avant le coucher du soleil, cinq hommes sortaient du défilé qui conduisait à travers les bois sur les bords de l’Hudson, et s’avançaient dans la direction du fort ruiné ; D’abord leur marche était lente et circonspecte, comme si c’eût été avec répugnance qu’ils se fussent approchés de cette scène d’horreur, ou qu’ils eussent craint de la voir se renouveler. Un jeune homme leste et agile marchait en avant des autres avec la précaution et l’activité d’un naturel du pays, montant sur toutes les hauteurs qu’il rencontrait pour reconnaître les environs, et indiquant par ses gestes à ses compagnons la route qu’il jugeait le plus prudent de suivre. De leur côté, ceux qui le suivaient ne manquaient ni de prudence ni de vigilance. L’un d’eux, et c’était aussi un Indien, se tenait à quelque distance sur le flanc, et fixait sans cesse sur la lisière du bois voisin des yeux accoutumés à distinguer le moindre signe qui annonçât la proximité de quelque danger. Les trois autres étaient des blancs, et ils avaient pris des vêtements dont la couleur et l’étoffe convenaient à leur entreprise dangereuse, celle de suivre la marche d’une armée nombreuse qui se retirait.

Les effets que produisait sur chacun d’eux le spectacle horrible qui se présentait à leur vue presque à chaque pas, variaient suivant le caractère des individus qui composaient cette petite troupe. Celui qui marchait en avant jetait un coup d’œil furtif sur les victimes mutilées qu’il rencontrait en traversant légèrement la plaine, craignant de laisser apercevoir les émotions naturelles qu’il éprouvait, mais encore trop jeune pour résister à leur soudaine impulsion. L’autre Indien se montrait fort au-dessus d’une telle faiblesse. Il marchait à travers les groupes de cadavres d’un pas ferme et assuré, et avec un air si calme qu’il était facile de voir qu’il était depuis longtemps familiarisé avec de pareilles scènes.

Les sensations produites par ce spectacle sur l’esprit des trois blancs avaient aussi un caractère différent, quoiqu’elles fussent également douloureuses. L’un, dont le port martial, les cheveux blancs et les rides annonçaient, en dépit du déguisement qu’il avait pris, un homme habitué depuis longtemps aux suites affreuses de la guerre, ne rougissait pas de gémir tout haut quand les traces d’une cruauté plus ordinaire frappaient ses regards. Le jeune homme qui était à son côté frémissait d’horreur, mais semblait se contenir par ménagement pour son compagnon. Celui qui, marchant derrière eux, semblait former l’arrière-garde, paraissait seul se livrer sans contrainte et sans réserve à tous les sentiments qu’il éprouvait. Le spectacle le plus révoltant ne faisait pas mouvoir un seul de ses muscles ; il le considérait d’un œil sec, mais en indiquant par des imprécations et des malédictions l’horreur et l’indignation dont il était transporté.

Dans ces cinq individus le lecteur a sans doute déjà reconnu les deux Mohicans, leur ami blanc Œil-de-Faucon, le colonel Munro et le major Heyward. C’était un père qui cherchait ses enfants, avec le jeune homme qui prenait un si puissant intérêt à toute cette famille, et trois hommes qui avaient déjà donné tant de preuves de bravoure et de fidélité dans les circonstances cruelles que nous avons rapportées.

Quand Uncas, qui continuait à marcher en avant, fut à peu près à mi-chemin entre la forêt et les ruines de William-Henry, il poussa un cri qui attira sur-le-champ ses compagnons près de lui. Il venait d’arriver à l’endroit où les femmes sans défense avaient été massacrées par les sauvages, et où les corps, déjà attaqués par la corruption, étaient amoncelés. Quelque pénible que fût cette tâche, Munro et Duncan eurent le courage d’examiner avec attention tous ces cadavres plus ou moins mutilés, pour voir s’ils n’y reconnaîtraient pas les traits d’Alice et de Cora. Cet examen procura un peu de soulagement au père et à l’amant, qui non seulement n’y trouvèrent pas celles qu’ils y cherchaient avec tant de crainte de les apercevoir, mais qui même ne reconnurent, parmi le peu de vêtements que les meurtriers avaient laissés à leurs victimes, rien qui eût appartenu aux deux sœurs.

Ils n’en étaient pas moins condamnés aux tourments d’une incertitude presque aussi pénible que la plus cruelle vérité. Ils étaient debout, dans un silence mélancolique, devant cet horrible amas de cadavres, quand le chasseur adressa la parole à ses compagnons pour la première fois depuis leur départ.

— J’ai vu plus d’un champ de bataille, dit-il le visage enflammé de colère ; j’ai suivi plus d’une fois des traces de sang pendant plusieurs milles : mais je n’ai jamais vu nulle part la main du diable si visiblement imprimée qu’elle l’est ici ! L’esprit de vengeance est un sentiment qui appartient particulièrement aux Indiens, et tous ceux qui me connaissent savent qu’il ne coule pas une goutte de leur sang dans mes veines ; mais je dois dire ici, à la face du ciel, que sous la protection du Seigneur, qui règne même sur ces déserts, si jamais un de ces coquins de Français qui ont souffert un tel massacre se trouve à portée de fusil, voici une arme qui jouera son rôle tant que sa pierre pourra produire une étincelle pour mettre le feu à la poudre. Je laisse le tomahawk et le couteau à ceux qui ont un don naturel pour s’en servir. — Qu’en dites-vous, Chingachgook, ajouta-t-il en delaware, ces Hurons rouges se vanteront-ils de cet exploit à leurs squaws, quand les grandes neiges arriveront ?

Un éclair de ressentiment passa sur les traits du Mohican : il tira à demi son couteau hors de sa gaine, et détournant ensuite les yeux, sa physionomie redevint aussi calme que s’il n’eût été agité par aucun mouvement de courroux.

— Montcalm ! Montcalm ! continua le chasseur vindicatif, d’une voix pleine d’énergie, les prêtres disent qu’il viendra un jour où tout ce qu’on aura fait dans la chair se verra d’un coup d’œil, et avec des yeux qui n’auront plus rien de la faiblesse humaine. Malheur à celui qui est né pour avoir à rendre compte de ce qui s’est passé dans cette plaine !… — Ah !… aussi vrai que mon sang est sans mélange, voilà parmi les morts une Peau-Rouge à qui on a enlevé sa chevelure !… Examinez-le, Chingachgook ; c’est peut-être un de ceux qui vous manquent, et en ce cas il faudrait lui donner la sépulture, comme le mérite un brave guerrier… Je lis dans vos yeux, Sagamore ; je vois qu’un Huron vous paiera le prix de cette vie avant que le vent ait emporté l’odeur du sang.

Le Mohican s’approcha du cadavre défiguré, et l’ayant retourné ; il reconnut sur lui les marques distinctives d’une des Six Nations alliées, comme on les appelait, et qui, quoique combattant dans les rangs des Anglais, étaient ennemies mortelles de sa nation. Aussitôt, le repoussant du pied avec un air de dédain, il s’en éloigna avec la même indifférence que si c’eût été le cadavre d’un chien. Le chasseur comprit fort bien ce geste, et se livrant à la suite de ses propres idées, il continua les déclamations que le ressentiment lui inspirait contre le général français.

— Il n’appartient qu’à une sagesse infinie et à un pouvoir sans bornes, dit-il, de balayer ainsi tout à coup de la surface de la terre une pareille multitude d’hommes ; car Dieu seul sait quand il doit frapper ou retenir son bras. Et quel être aurait le pouvoir de remplacer une seule des créatures qu’il prive du jour ? Quant à moi, je me fais même scrupule de tuer un second daim avant d’avoir mangé le premier, à moins que je n’aie à faire une longue marche, ou à rester en embuscade. C’est tout autre chose quand on se trouve sur un champ de bataille en face de l’ennemi ; car alors il faut qu’on meure le fusil ou le tomahawk à la main, suivant qu’on a la peau blanche ou rouge. — Uncas, venez par ici, et laissez ce corbeau descendre sur le Mingo. Je sais par expérience que ces créatures ont naturellement un goût particulier pour la chair d’un Onéida : et à quoi bon empêcher l’oiseau de se satisfaire ?

— Hugh ! s’écria le jeune Mohican en se levant sur la pointe des pieds, et les yeux fixés sur la lisière du bois en face ; et cette interjection détermina le corbeau à aller chercher sa pâture un peu plus loin.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda le chasseur en baissant la voix, et en se courbant comme une panthère qui va s’élancer sur sa proie. Dieu veuille que ce soit quelque traîneur français qui rôde dans les environs pour piller les morts, quoiqu’on ne leur ait pas laissé grand chose : je crois que mon tueur de daims enverrait en ce moment une balle droit au but.

Uncas ne répondit rien ; mais bondissant avec la légèreté d’un faon, il fut en un instant sur la lisière du bois, brisa une branche d’épines, et en détacha un lambeau du voile vert de Cora, qu’il agita en triomphe au-dessus de sa tête. Le second cri que poussa le jeune Mohican et ce léger tissu eurent bientôt attiré près de lui ses autres compagnons.

— Ma fille ! s’écria Munro d’une voix entrecoupée ; qui me rendra ma fille !

— Uncas le tâchera, répondit le jeune Indien avec autant de simplicité que de chaleur.

Cette promesse et l’accent avec lequel elle fut faite ne produisirent aucun effet sur le malheureux père, qui avait à peine entendu les paroles d’Uncas. Saisissant le lambeau du voile de Cora, il le serra dans sa main tremblante, tandis que ses yeux égarés se promenaient sur les buissons voisins, comme s’il eût espéré qu’ils allaient lui rendre sa fille, ou qu’il eût craint de n’y retrouver que ses restes ensanglantés.

— Il n’y a point de morts ici, dit Heyward d’une voix creuse et presque étouffée par la crainte ; il ne paraît pas que l’orage se soit dirigé de ce côté.

— Cela est évident et plus clair que le firmament, dit Œil-de-Faucon avec son sang-froid imperturbable ; mais il faut que ce soit elle ou ceux qui l’ont enlevée qui aient passé par ici ; car je me rappelle fort bien que le voile qu’elle portait pour cacher un visage que tout le monde aimait à voir était semblable à cette gaze. — Oui, Uncas, vous avez raison, répondit-il à quelques mots que celui-ci lui avait adressés en delaware ; je crois que c’est elle-même qui a passé par ici. Elle aura fui dans les bois comme un daim effarouché ; et dans le fait, quel est l’être qui, ayant des jambes, serait resté pour se faire assommer ? Maintenant cherchons les traces qu’elle a dû laisser, et nous les trouverons ; car je croirais volontiers quelquefois que les yeux d’un Indien reconnaîtraient dans l’air les marques du passage d’un oiseau-mouche.

— Que le ciel vous bénisse, digne homme ! s’écria le père vivement agité ; que Dieu vous récompense ! Mais où peuvent-elles avoir fui ? où trouverons-nous mes deux filles ?

Pendant ce temps, le jeune Mohican s’occupait déjà avec activité de la recherche dont Œil-de-Faucon venait de parler ; et Munro avait à peine fini une question à laquelle il ne pouvait guère espérer une réponse satisfaisante, qu’il poussa une nouvelle exclamation de joie à peu de distance le long de la même lisière du bois. Ses compagnons coururent à lui et il leur remit un autre fragment du même voile, qu’il avait trouvé accroché à la dernière branche d’un bouleau.

— Doucement ! doucement ! dit Œil-de-Faucon en étendant sa longue carabine pour empêcher Heyward de courir en avant : il ne faut pas que trop d’ardeur risque de nous détourner de la voie sur laquelle nous sommes. Un pas fait sans précaution peut nous donner des heures d’embarras. Nous sommes sur la piste ; c’est ce qu’on ne peut nier.

— Mais par où faut-il prendre pour les suivre ? demanda Heyward avec quelque impatience.

— Le chemin qu’elles peuvent avoir pris dépend de bien des circonstances, répondit le chasseur : si elles sont seules, elles peuvent avoir marché en tournant, au lieu de suivre une ligne droite, et dans ce cas il est possible qu’elles ne soient qu’à une douzaine de milles de nous. Si au contraire elles sont emmenées par les Hurons ou par quelques autres Indiens alliés des Français, il est à croire qu’elles sont déjà sur les frontières du Canada. Mais qu’importe ! ajouta-t-il en voyant l’inquiétude et le désappointement se peindre sur tous les traits du colonel et du major ; nous voici, les deux Mohicans et moi, à un bout de leur piste, et nous arriverons à l’autre, quand il serait à cent lieues. — Pas si vite ! Uncas ! pas si vite ! vous êtes aussi impatient que si vous étiez né dans les colonies. Vous oubliez que des pieds légers ne laissent pas de traces bien profondes.

— Hugh ! s’écria Chingachgook qui s’occupait à examiner des broussailles qu’on paraissait avoir froissées pour s’ouvrir un passage dans la forêt, et qui, se redressant de toute sa hauteur, dirigeait une main vers la terre, dans l’attitude et avec l’air d’un homme qui voit un reptile dégoûtant.

— C’est l’impression évidente du pied d’un homme ! s’écria Duncan en se baissant pour examiner l’endroit désigné. Il est venu sur le bord de cette mare d’eau ; on ne peut s’y tromper. — Cela n’est que trop sûr, elles sont prisonnières.

— Cela vaut mieux que de mourir de faim en errant dans les bois, dit tranquillement Œil-de-Faucon, et nous n’en serons que plus sûrs de ne pas perdre leurs traces. Maintenant je gagerais cinquante peaux de castor contre cinquante pierres à fusil, que les Mohicans et moi nous trouverons les wigwams des coquins avant qu’un mois soit écoulé. — Baissez-vous, Uncas, et voyez si vous ne pourrez rien faire de ce mocassin ; car c’est évidemment la marque d’un mocassin, et non celle d’un soulier.

Le jeune Mohican s’agenouilla, écarta avec beaucoup de précaution quelques feuilles sèches qui auraient gêné son examen, qu’il fit avec autant de soin qu’un avare considère une pièce d’or qui lui semble suspecte. Enfin il se releva d’un air qui annonçait qu’il était satisfait du résultat de ses recherches.

— Eh bien ! demanda le chasseur, que vous a-t-il dit ? En avez-vous pu faire quelque chose ?

— C’est le Renard-Subtil.

— Encore ce maudit rôdeur ! Nous n’en serons, débarrassés que lorsque mon tueur de daims aura pu lui dire un mot d’amitié.

Cette annonce parut à Heyward un présage de nouveaux malheurs, et quoiqu’il fût porté à en admettre la vérité, il exprima des doutes dans lesquels il trouvait une consolation.

— Il peut y avoir ici quelque méprise, dit-il : un mocassin est si semblable à un autre !

— Un mocassin semblable à un autre ! s’écria Œil-de-Faucon ; autant vaudrait dire que tous les pieds se ressemblent, et cependant tout le monde sait qu’il y en a de longs et de courts, de larges et d’étroits ; que ceux-ci ont le cou-de-pied plus haut, ceux-là plus bas ; que les uns marchent en dehors, les autres en dedans. Les mocassins ne se ressemblent pas plus que les livres, quoique ceux qui lisent le mieux dans ceux-ci ne soient pas les plus capables de bien distinguer ceux-là. Tout cela est ordonné pour le mieux, afin de laisser à chacun ses avantages naturels. Faites-moi place, Uncas ; qu’il s’agisse de livres ou de mocassins, deux opinions valent toujours mieux qu’une.

Il se baissa à son tour, examina la trace avec attention, et se releva au bout de quelques instants.

— Vous avez raison, Uncas, dit-il : c’est la trace que nous avons vue si souvent l’autre jour, quand nous lui donnions la chasse, et le drôle ne manquera jamais de boire quand il en trouvera l’occasion. Vos Indiens buveurs marchent toujours en étalant et en appuyant le pied plus que le sauvage naturel, parce qu’un ivrogne a besoin d’une base plus solide, que sa peau soit rouge ou blanche. C’est justement la même longueur et la même largeur. Examinez à votre tour, Sagamore ; vous avez mesuré plus d’une fois les traces de cette vermine, quand nous nous sommes mis à sa poursuite depuis le rocher de Glenn jusqu’à la source de Santé.

Chingachgook s’agenouilla à son tour, et après un court examen il se releva, et prononça d’un air grave, quoique avec un accent étranger, le mot Magua.

— Oui, dit Œil-de-Faucon, c’est une chose décidée ; la jeune dame aux cheveux noirs et Magua ont passé par ici.

— Et Alice ? demanda Heyward en tremblant.

— Nous n’en avons encore aperçu aucune trace, répondit le chasseur tout en examinant avec attention les arbres, les buissons et la terre. Mais que vois-je là-bas ? Uncas, allez chercher ce qui est par terre, près de ce buisson d’épines.

Le jeune Indien obéit à l’instant, et dès qu’il eut remis au chasseur l’objet qu’il venait de ramasser, celui-ci le montra à ses compagnons en riant de bon cœur, mais d’un air de dédain.

— C’est le joujou, le sifflet de notre chanteur, dit-il ; il a donc passé par ici, et maintenant nous aurons des traces qu’un prêtre même pourrait suivre. Uncas, cherchez les marques d’un soulier assez long et assez large pour contenir un pied capable de soutenir une masse de chair mal bâtie, de six pieds deux pouces de hauteur. Je commence à ne pas désespérer de ce bélître puisqu’il a abandonné ce brimborion, peut-être pour commencer un métier plus utile.

— Du moins il a été fidèle à son poste, dit Heyward, et Cora et Alice ont encore un ami auprès d’elles.

— Oui, dit Œil-de-Faucon en appuyant par terre la crosse de son fusil et en baissant la tête sur le canon avec un air de mépris évident ; un ami qui sifflera tant qu’elles le voudront. Mais tuera-t-il un daim pour leur dîner ? Reconnaîtra-t-il son chemin par la mousse des arbres ? Coupera-t-il le cou d’un Huron pour les défendre ? S’il ne peut rien faire de tout cela, le premier oiseau-moqueur[1] qu’il rencontrera est aussi adroit que lui. Eh bien ! Uncas, trouvez-vous quelque chose qui ressemble à l’impression d’un pareil pied ?

— Voici une trace qui paraît avoir été formée par un pied humain, dit Heyward, qui saisit avec plaisir cette occasion pour changer le sujet d’une conversation qui lui déplaisait, parce qu’il savait le meilleur gré à David de ne pas avoir abandonné les deux sœurs ; croyez-vous que ce puisse être le pied de notre ami ?

— Touchez les feuilles avec plus de précaution ! s’écria le chasseur, ou vous gâterez toute l’empreinte. Cela ! c’est la marque d’un pied, mais de celui de la chevelure noire, et il est assez petit pour une si belle taille : le talon du chanteur le couvrirait tout entier.

— Où ? Laissez-moi voir les traces des pieds de ma fille ! s’écria Munro en s’avançant à travers les buissons, et se mettant à genoux pour en rapprocher ses regards.

Quoique le pas qui avait laissé cette marque eût été léger et rapide, elle était pourtant encore suffisamment visible, et les yeux du vétéran s’obscurcirent en la considérant ; car, lorsqu’il se releva, Duncan remarqua qu’il avait mouillé de ses larmes la trace du passage de sa fille. Voulant le distraire d’une angoisse qui menaçait d’éclater à chaque instant, et qui l’aurait rendu incapable des efforts qu’il avait à faire, il dit au chasseur :

— Maintenant que nous avons trouvé ces signes infaillibles, ne perdons pas un instant pour nous mettre en marche. En de pareilles circonstances, chaque minute doit paraître un siècle aux malheureuses prisonnières.

— Ce n’est pas toujours le chien qui court le plus vite qui attrape le daim, répondit Œil-de-Faucon sans cesser d’avoir les yeux attachés sur les indices de passage qui avaient été découverts. Nous savons que le Huron rôdeur a passé par ici, ainsi que la chevelure noire et le chanteur ; mais la jeune dame aux cheveux blonds et aux yeux bleus, qu’est-elle devenue ? Quoique plus petite et beaucoup moins brave que sa sœur, elle est bonne à voir et agréable à entendre. D’où vient que personne ne parle d’elle ? N’a-t-elle pas d’amis ici ?

— À Dieu ne plaise qu’elle en manque jamais ! s’écria Duncan avec chaleur. Mais pourquoi une telle question ? Ne sommes-nous pas occupés à la chercher ? Quant à moi, je continuerai ma poursuite jusqu’à ce que je l’aie trouvée.

— En ce pas, nous pourrons avoir à marcher par différents chemins, dit le chasseur, car il est constant qu’elle n’a point passé par ici. Quelque léger que puisse être son pas, nous en aurions aperçu quelques traces.

Heyward fit un pas en arrière, et toute son ardeur parut s’éteindre et céder à l’accablement. Le chasseur, après avoir réfléchi un instant, continua sans faire la moindre attention au changement de physionomie du major.

— Il n’existe pas dans les bois, dit-il, une femme dont le pied puisse laisser une pareille empreinte. Elle a donc été faite par celui de la chevelure noire ou de sa sœur. Les deux haillons que nous avons trouvés prouvent que la première a passé par ici ; mais où sont les indices du passage de l’autre ? N’importe ; suivons les traces qui se présentent, et si nous n’en voyons pas d’autres, nous retournerons dans la plaine pour chercher une autre voie. — Avancez, Uncas, et ayez toujours l’œil sur les feuilles sèches ; je me charge d’examiner Les buissons. — Allons, mes amis, en avant ; voilà le soleil qui descend derrière les montagnes.

— Et moi, demanda Heyward, n’y a-t-il rien que je puisse faire ?

— Vous, dit Œil-de-Faucon qui était déjà en marche ainsi que ses deux amis rouges, marchez derrière nous, et si vous apercevez quelques traces, prenez garde d’y rien gâter.

Il y avait à peine quelques minutes qu’ils marchaient quand les deux Indiens s’arrêtèrent pour examiner de nouveau quelques signes sur la terre ; Le père et le fils se parlaient à voix haute et avec vivacité ; tantôt les yeux fixés sur l’objet qui occasionnait leur discussion, tantôt se regardant l’un l’autre avec un air de satisfaction non équivoque.

— Il faut qu’ils aient trouvé le petit pied ! s’écria Œil-de-Faucon en courant à eux sans penser davantage à la part qu’il s’était réservée dans la recherche générale. — Qu’avons nous ici ? Quoi ! il y a eu une embuscade en ce lieu ? Eh non ! par le meilleur fusil qui soit sur toutes les frontières, voilà encore les chevaux dont les jambes de chaque côté marchent en même temps ! Il n’y a plus de secret à présent, la chose est aussi claire que l’étoile du nord à minuit. — Ils sont à cheval. — Voilà le sapin où les chevaux ont été attachés, car ils ont piétiné tout autour, et voilà le grand sentier qui conduit vers le nord, dans le Canada.

— Mais nous n’avons encore aucune preuve qu’Alice, que miss Munro la jeune, fût avec sa sœur, dit Duncan.

— Non, répondit le chasseur, à moins que nous n’en trouvions une dans je ne sais quoi que le jeune Mohican vient de ramasser. Passez nous cela, Uncas, afin que nous puissions l’examiner.

Heyward reconnut sur-le-champ un bijou qu’Alice aimait à porter ; et avec la mémoire fidèle d’un amant, il se souvint qu’il le lui avait vu au cou dans la fatale matinée du jour du massacre. Il se hâta de l’annoncer à ses compagnons, et le plaça sur son cœur avec tant de vivacité que le chasseur crut qu’il l’avait laissé tomber, et se mit à le chercher par terre.

— Ah ! dit-il après avoir inutilement écarté les feuilles avec la crosse de son fusil, c’est un signe certain de vieillesse quand la vue commence à baisser. Un joyau si brillant, et ne pas l’apercevoir ! N’importe ! j’y vois encore assez pour guider une balle qui sort du canon de mon fusil, et cela suffit pour arranger toutes les disputes entre les Mingos et moi. J’aurais pourtant été bien aise de retrouver cette babiole, quand ce n’aurait été que pour la rendre à celle à qui elle appartient ; ce serait ce que j’appelle bien rejoindre les deux bouts d’une longue piste ; car à présent le fleuve Saint-Laurent et peut-être même les grands lacs sont déjà entre elles et nous.

— Raison de plus pour ne pas nous arrêter, dit Heyward ; remettons-nous en marche sur-le-champ.

— Jeune sang et sang chaud sont, dit-on, à peu près la même chose, répliqua Œil-de-Faucon. Nous ne partons pas pour chasser les écureuils ou pour pousser un daim dans l’Horican. Nous commençons une course qui durera des jours et des nuits, et nous avons à traverser des déserts où les pieds de l’homme ne se montrent que bien rarement, et où toutes les connaissances de vos livres ne pourraient vous guider. Jamais un Indien ne part pour une pareille expédition sans avoir fumé devant le feu du conseil ; et quoique je sois un homme blanc, dont le sang est sans mélange, j’approuve leur usage en ce cas, parce qu’il donne le temps de la réflexion. D’ailleurs nous pourrions perdre notre piste pendant l’obscurité. Nous retournerons donc sur nos pas ; nous allumerons notre feu cette nuit dans les ruines du vieux fort, et demain à la pointe du jour nous serons frais, dispos, et prêts à accomplir notre entreprise en hommes, et non comme des femmes bavardes ou des enfants impatients.

Au ton et aux manières du chasseur, Heyward vit sur-le-champ qu’il serait inutile de lui faire des remontrances. Munro était retombé dans cette sorte d’apathie dont il sortait rarement depuis ses dernières infortunes, et dont il ne pouvait être tiré momentanément que par quelque forte émotion. Se faisant donc une vertu de la nécessité, le jeune major donna le bras au vétéran, et ils suivirent le chasseur et les deux Indiens, qui étaient déjà en marche en se dirigeant du côté de la plaine.



  1. Les talents de l’oiseau-moqueur d’Amérique sont généralement connus ; mais le véritable oiseau-moqueur ne se trouve pas aussi loin vers le nord que l’État de New-York, où il a cependant deux substituts de mérite inférieur : le cat-bird (oiseau-chat, ainsi nommé parce qu’il imite le miaulement d’un petit chat), souvent cité par le chasseur, et l’oiseau vulgairement nommé groum-thresher. Ces deux derniers oiseaux sont supérieurs au rossignol et à l’alouette, quoique en général les oiseaux d’Amérique ne soient pas aussi harmonieux que les oiseaux d’Europe.