Le Dernier des Port-Royalistes

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André Hallays
Le Dernier des Port-Royalistes
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 441-458).
LE DERNIER
DES PORT-ROYALISTES


AUGUSTIN GAZIER ET SON APOLOGIE DU JANSÉNISME


Augustin Gazier, qui mourut le 20 mars 1922, fut,— je n’ose écrire le dernier des jansénistes, car lui-même n’a cessé de répéter que le jansénisme était un fantôme, — mais le dernier des port-royalistes. Et ce mot veut encore un commentaire : jamais le souvenir de Port-Royal n’a autant qu’aujourd’hui passionné les esprits curieux de l’histoire religieuse et de la vie morale du XVIIe siècle ; mais pour Augustin Gazier, il ne s’agissait ni de philosophie, ni de littérature ; il était de Port-Royal dans ses maximes, dans sa vie, jusque dans ses manières. Il était un de ceux que les Nécrologes appelaient les « amis de la vérité et des gens de bien. » Les « messieurs » eussent reconnu en lui un des leurs. Ceux qui l’ont approché ont eu le privilège de se trouver en face d’un contemporain de Lancelot et de Nicole. Dans la gravité naturelle de cet homme d’autrefois il n’entrait ni tristesse, ni froideur, mais un égal respect de soi-même et d’autrui ; aucune trace de cette banale familiarité qui a fini par avilir tous nos propos, corrompre toutes nos amitiés. Cette réserve ne cachait qu’à demi la plus agissante bonté.

C’était un bourgeois de Paris laborieux et de piété sévère. Sa profession était d’enseigner la littérature française aux étudiants de la Sorbonne ; il s’en acquittait en homme de goût et de savoir. Il avait quelques amis et une admirable famille. Il était le plus régulier des paroissiens de Saint-Jacques du Haut-Pas, et l’on dirait qu’il a tracé son propre portrait en peignant les fervents port-royalistes de Saint-Séverin au lendemain du Concordat : « On voyait là des fidèles très édifiants, qui assistaient, avec leurs nombreux enfants, à la grand messe et aux vêpres ; ils avaient à la main de gros livres d’office ; ils se tenaient debout pendant le Credo et pendant la Préface ; ils chantaient volontiers avec le chœur ; ils communiaient seulement aux grandes fêtes, et ils s’abstenaient de paraître à la grand messe et aux vêpres le jour du Sacré-Cœur. Hors de là, c’étaient des paroissiens comme tous les autres, et ils avaient bien soin des pauvres. »

Tout le temps que lui laissaient ses étudiants, sa famille, ses prières et ses pauvres, il le donnait à Port Royal. C’était sa joie et sa mission, son grand devoir et son suprême divertissement. Alors ce pacifique s’indignait, cette âme charitable bouillonnait de passion, cet homme d’étude n’épargnait ni ses soins ni ses peines. Pour servir la cause de la vérité il se fit historien, théologien, archéologue même, administrateur.

Tout l’avait prédestiné à cette œuvre : au baptême, un père janséniste lui avait choisi pour patron le saint dont, depuis deux siècles, les persécutés invoquaient le nom et vénéraient la doctrine ; il avait grandi dans un milieu port-royaliste ; de singulières affinités de tempérament et de goût l’apparentaient aux hommes dont il devait honorer la mémoire ; si les gens de Port-Royal ont pu devenir ses maîtres, ses exemples, il n’en fallait pas moins, pour se plier à de tels modèles, un fonds peu commun de sérieux et de vertu.

Il a été toute sa vie le gardien vigilant du patrimoine et de l’honneur du jansénisme.

Le patrimoine se composait de ruines et de reliques, d’une petite fortune et d’une magnifique collection de livres et de manuscrits. Comment tout cela fut-il mis à la disposition de Gazier ? Jusqu’à présent le public en a été mal informé, mais dans son dernier ouvrage, le dépositaire lui-même nous a mieux renseignés.

Par testament, Nicole disposa de ses biens en faveur de légataires ayant mandat de secourir les prêtres qui souffraient pour la vérité, et de préparer des enfants au sacerdoce. Telle fut l’origine de la petite caisse qu’on a appelée la boîte à Perrette ; elle s’accrut bientôt grâce à de nouvelles libéralités. Par une suite de fidéicommis religieusement exécutés, des jansénistes se la transmirent jusqu’au dix-neuvième siècle. Elle devint alors la propriété d’une tontine nommée société Saint-Antoine, laquelle la remit, en 1868, à une autre société fondée sur le même principe et nommée société Saint-Augustin. Pendant plus de quarante ans, Gazier a été le représentant autorisé de cette petite association.

La société Saint-Antoine n’avait pas seulement la gérance de la boîte à Perrette, elle avait hérité du domaine de Port-Royal. Après la dispersion des religieuses et la destruction du monastère, les terres de Port-Royal-des-Champs avaient continué d’appartenir à l’abbaye de Port-Royal de Paris, devenu, comme on le sait, un foyer de molinisme. En 1791, elles avaient été vendues comme bien national. Les ronces avaient alors recouvert les derniers vestiges des bâtiments rasés par Louis XIV, les champs dépendant de la ferme étaient à peu près incultes. Acquis d’abord par une dame Duprez, puis par les époux Talmours, le domaine fut acheté en 1824 par Louis Silvy. Ce dernier était le fils d’un ancien conseiller du Roi ; crédule et indulgent aux convulsionnaires, détestable poète (il a rimé de fâcheuses inscriptions commémoratives pour les ruines de l’abbaye et les portraits des solitaires), c’était un port-royaliste très fervent. Il accomplit quelques restaurations regrettables et eut le tort de dessécher l’étang qui inspira d’aimables vers à Racine adolescent, mais il se fit bâtir une petite maison près du colombier, et commença d’y réunir quelques souvenirs et quelques portraits ; il y passa la fin de sa vie, veillant de son mieux sur ce lieu vénérable. Après lui, le domaine passa à la société Saint-Antoine, puis à la société Saint-Augustin.

C’est ici que la piété de Gazier s’est exercée de la manière la plus touchante. Il a d’abord rectifié quelques erreurs commises par Louis Silvy, restitué le plan exact du monastère et de ses dépendances. Sur l’emplacement du chœur de l’église du XIIIe siècle, il a fait élever un oratoire-musée dont la construction neuve trouble un peu l’émouvante tristesse du vallon, mais où il a rassemblé des portraits, des livres, des autographes, des gravures, des reliques, des plans qui racontent le passé de l’abbaye. Il a voulu qu’une stèle marquât la place où fut enseveli Racine, avant qu’on eût transporté sa dépouille à Saint-Étienne-du-Mont. Il a donné dans l’oratoire une sépulture convenable à Armand de Bourbon, prince de Conti, que convertit Pavillon, un des saints du jansénisme, ironique destinée d’un prince du sang dont les restes, après de macabres tribulations, ont fini par reposer là même où, sur l’ordre de Louis XIV, tant de tombes avaient été violées et tant de jansénistes arraches à leur dernier sommeil. Enfin, si le paysage de Port Royal n’a pas été saccagé comme bien d’autres, si, dans l’enclos de l’ancienne abbaye, nous devinons encore ce que furent les « saintes demeures du silence, » si le site mélancolique et charmant conserve un peu de sa mystique beauté, si l’entrée du vallon est interdite aux puants automobiles, et si les amateurs de repas champêtres ne viennent pas s’abreuver à la source de la mère Angélique, nous savons qui nous devons en remercier.

En même temps que le vallon de Port-Royal, la Société possédait dans le voisinage deux maisons, l’une à Saint-Lambert et l’autre à Magny-les-Hameaux. C’est une jolie demeure que l’ancienne maison presbytérale de Saint-Lambert : un beau couvert d’arbres la précède, et elle domine la pente d’un grand verger. Louis Silvy y avait établi une école. Gazier tint à lui maintenir cette destination, jugeant qu’il convenait de garder aux amis de Port-Royal cette maison toute proche du cimetière où, en 1712, on enfouit pêle-mêle les ossements des solitaires et des religieuses. Et ce fut encore lui qui, il y a quelques années, désira que dans le cimetière une simple pyramide de granit marquât la place du « carré de Port-Royal. » A Magny furent hospitalisées quelques religieuses d’un ordre suspect de jansénisme, les Sœurs de Sainte-Marthe : la plus précieuse des reliques de Port-Royal, le masque mortuaire de la mère Angélique, avait été mise sous leur garde. La dernière des sœurs étant morte pendant la guerre, la relique a été portée dans le musée oratoire. Ce fut un grand chagrin pour Gazier que la disparition de cette religieuse en qui s’éteignait la postérité spirituelle des filles de Port-Royal.

Gazier raconte qu’en 1876, il se rencontra avec Mgr Maret, alors doyen de la Faculté de théologie de Paris. Celui-ci lui dit à brûle-pourpoint : « Vous publiez des choses bien intéressantes. — Monseigneur, elles ne sont peut-être pas d’une orthodoxie parfaite. — Continuez, c’est bien intéressant. » Puis le prélat conseilla au jeune professeur de se faire ouvrir la bibliothèque janséniste. « Vous la connaissez, Monseigneur ? — Oui et non, je n’y suis jamais entré, et je ne sais même pas où elle se trouve ; mais on m’a prêté, grâce à M. Parent-Duchâtelet, des livres précieux qui en provenaient. Entrez-y, vous y trouverez des trésors. » Cependant Gazier avait peine à garder son sérieux, car il avait dans sa poche la clef de la bibliothèque. Mystérieuse était la bibliothèque janséniste, et mystérieuse elle est restée. Les mieux renseignés savent qu’il existe à Paris, quelque part, une riche collection d’imprimés et de manuscrits amassés par les « amis de la vérité. » Dans son dernier livre, Gazier a révélé que cette bibliothèque fut logée rue de la Parcheminerie, numéro 10,... en 1828. Depuis elle a été transportée ailleurs. Ce n’est pas nous qui manquerons au souvenir de Gazier en disant son secret. Le goût du mystère, c’est le pli des persécutés. Aux temps du Formulaire et de la bulle Unigenitus, les jansénistes furent forcés de ruser avec leurs adversaires, de chercher des refuges et des cachettes ; ils prirent l’habitude de la méfiance. A tort ou à raison, Gazier s’imaginait que les ennemis, les éternels ennemis de Port-Royal, rôdaient toujours autour de la place ; il surveillait son arsenal. Ajoutons-le tout de suite, jamais un écrivain loyal et désintéressé ne s’est vainement adressé à lui pour obtenir communication des précieux documents du fonds janséniste. Avec une obligeance infatigable, il mettait livres et archives à la disposition des travailleurs, même les plus modestes, dès qu’il était certain de leur bonne foi ; non content de leur livrer ses trésors, il leur faisait largesse de sa propre érudition, qui était vaste et sûre.

Il y a donc, au premier étage d’une vieille et sombre maison, dans un grand appartement carrelé, plusieurs pièces remplies de volumes rares et de manuscrits du plus haut intérêt pour l’histoire religieuse des trois derniers siècles. Tout y est parfaitement catalogué et classé. Cette collection provient en majeure partie de la grande bibliothèque de l’avocat Adrien Le Paige qui, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, fut un janséniste notoire. D’autres legs vinrent l’augmenter. Elle renferme des éditions rares, des exemplaires uniques, des correspondances inédites, des pièces inestimables, comme les actes originaux des religieuses de Port-Royal calligraphiés par sœur Catherine de Sainte-Suzanne de Champaigne, des mémoires, des procès-verbaux, des traités de théologie, des pamphlets, des feuilles périodiques, tout ce qui peut éclairer l’histoire du jansénisme et celle de la Compagnie de Jésus. Il faut y ajouter encore les précieux papiers de Grégoire dont on connaît le rôle dans les affaires de l’Eglise constitutionnelle : registres originaux des deux conciles de 1797 et 1801, registres des presbytères de Paris et de la cultuelle de Notre Dame, quinze à vingt mille lettres conservées par Grégoire et d’innombrables brochures. Le fonds janséniste est d’une telle richesse qu’après la guerre la bibliothèque a pu prendre sur ses doubles 12 000 volumes pour les expédier à Louvain.

En écartant les simples curieux et les hommes de parti, Gazier se savait fidèle au vœu de ceux qui lui avaient confié le dépôt de ces livres. Il était non moins sûr d’obéir à la volonté de ses commettants, lorsque lui-même livrait au public quelques-uns des documents les plus intéressants de cette grande archive, et les faisait servir à la gloire de Port-Royal ou à la défense du jansénisme. D’ailleurs jamais il n’a écrit un livre, un essai, un article qui traitât d’un sujet différent. Il eût été content qu’on fit pour lui la même épitaphe qui fut gravée sur la tombe de M. Le Nain de Tillemont : A puero usque ad vitæ finem unus semper ac sibi constans, quotidie repetiit quod quotidie fecit.

« Il s’agit de Pascal, écrivait-il un jour : l’honneur de Port-Royal est en cause... » L’honneur de Port-Royal ! Ce fut à le venger qu’il consacra tout son labeur d’historien et de critique. Afin de confondre les calomnies extravagantes du P. Rapin, il édita les six volumes des Mémoires de Godefroi Hermant, mémoires pesants et touffus, mais indispensables à qui veut connaître les querelles religieuses du XVIIe siècle. — Pour répondre aux historiens qui prétendaient établir une opposition entre la tradition port-royaliste et la tradition salésienne, il publia la correspondance de sainte Jeanne de Chantal et de la mère Angélique, ainsi qu’une lettre de Saint-Cyran à l’amie de saint François de Sales. — Lorsqu’il conta les dernières années de Retz, ce fut pour jeter quelque lumière sur les mystérieuses relations du Cardinal avec les jansénistes, et, fort du témoignage d’Arnauld, il crut sincère la conversion du vieil intrigant. — S’il s’attarda à dessiner la figure du prince de Conti, ce fut que ce bossu vicieux et cruel revint dans les voies de la pénitence sous la direction de l’évêque Pavillon.— Sainte-Beuve ayant parlé sans respect de Lancelot, « une de ces natures avant tout secondaires, modestes, saintement famulaires qui passent volontiers dans la vie en s’inclinant, » Gazier tira de ses archives des lettres de Lancelot et prouva que, pour avoir été sacristain et professeur de grec, cet honnête homme ne s’en était pas moins montré à certains jours plein d’énergie, presque un héros. — Des admirateurs de Port-Royal avaient traité dédaigneusement les jansénistes du XVIIIe siècle et prétendu que l’esprit des grands solitaires et des grandes religieuses n’avait point survécu à la destruction de l’abbaye : en guise de réplique, il conta la touchante histoire des frères Tabourin qui, en plein XVIIIe siècle, ouvrirent des écoles chrétiennes pour les petits enfants du faubourg Saint-Antoine, puis il se fit l’historiographe des Hospitalières du faubourg Saint-Marcel qui, n’ayant point voulu accepter la bulle Unigenitus, furent persécutées par l’impitoyable archevêque Christophe de Beaumont du Repaire, et il exhuma les lettres vives et charmantes d’une de ces religieuses, Jeanne de Boisgnorel, en qui revivaient les vertus de Port-Royal : même probité de conscience, même opiniâtreté douce et tenace à vivre et à mourir dans son scrupule. — Une légende voulait que le Christ « aux bras étroits » fût une invention janséniste : il accumula textes et estampes pour montrer que les diverses représentations du Christ en croix n’ont rien à voir avec la théologie. Avec une dévotion propre à réjouir les amateurs d’iconographie, mais qui eût un peu surpris M. Hamon, il rassembla et publia tous les portraits connus des « messieurs, » des religieuses et des « amis du dehors. » — Cependant trois grands écrivains du XVIIe siècle lui paraissaient les plus sûres cautions de Port-Royal devant la postérité : Racine, Bossuet et Pascal. Il ne pouvait souffrir que leur gloire ne fût pas liée à celle des « amis de la vérité. » Il voulut donc que le deux centième anniversaire de la mort de Racine fût célébré à Port-Royal même, mais il fit mieux, il nous donna une excellente édition de l’admirable Abrégé de l’Histoire de Port-Royal et compléta l’ouvrage inachevé de Racine en y joignant un abrégé chronologique, des notes, des éclaircissements, un essai bibliographique, si bien que ce petit livre est devenu un parfait manuel. Assurément Bossuet n’était pas janséniste, mais il était augustinien, gallican, et n’aimait pas les jésuites, — qui le lui ont bien rendu : pour ces trois raisons Gazier le chérissait autant qu’il détestait Fénelon ; aussi n’a-t-il rien écrit de plus passionné et de plus éloquent, qu’un opuscule intitulé Bossuet et Louis XIV. Enfin, grâce à lui, il ne reste plus rien de l’histoire romanesque et absurde des amours de Pascal et de Mlle de Roannez, rien du prétendu désaveu que Pascal aurait fait de ses opinions jansénistes à son lit de mort. Il faut aussi rappeler qu’il publia une édition nouvelle des Pensées où la répartition des fragments est conforme à la première édition de Port-Royal, mais les textes y sont rétablis selon la grande édition Brunschvicg, et les pensées non reproduites par les premiers éditeurs s’y trouvent rassemblées sous les rubriques de la version primitive.

Tels furent les services rendus par Gazier à la cause de Port-Royal. A travers toutes ces recherches, tous ces travaux, il ne cessait de méditer un grand ouvrage qui devait être le testament de sa sainte et laborieuse existence. Son dessein était d’écrire une histoire générale du mouvement janséniste. Il y consacra sa vieillesse, une vieillesse assombrie par le chagrin et les deuils ; la guerre lui fut atrocement cruelle, sa famille fut décimée ; puis vint la maladie. Il put cependant achever son entreprise, écrire son dernier feuillet, revoir même les épreuves de son premier volume. Jusqu’à la fin il travailla sous le regard des grands jansénistes dont les portraits étaient le seul ornement de son cabinet d’étude. Ce fut là que, de son écriture claire et soigneusement formée, il recopia, pour en faire la conclusion de son livre, les lignes qu’en 1711, le père Quesnel adressait à Fénelon : « J’ai en horreur tout parti, soit dans l’Etat, soit dans l’Église. Mon nom est chrétien, mon surnom est catholique, mon parti est l’Eglise ; mon chef est Jésus-Christ ; ma loi, c’est l’Évangile ; les évêques sont nos pères, et le Souverain Pontife est le premier de tous. »


Cette Histoire générale du mouvement janséniste tient-elle absolument la promesse de son titre ?

En ce qui concerne le dix-septième siècle, assurément non. L’auteur a craint de reprendre le récit d’événements trop connus ; il renvoie ses lecteurs à l’Abrégé de Racine ; il sait qu’il y a des scènes et des personnages dont on ne peut recommencer la peinture après Sainte-Beuve ; il s’attache donc aux faits et aux hommes sur lesquels il se croit en mesure d’apporter du nouveau, il insiste sur des épisodes qui, à son gré, ne furent pas suffisamment mis en lumière : les relations de Saint-Cyran avec saint François de Sales et avec saint Vincent de Paul, la construction de Port-Royal de Paris, les rapports de Mme de Sablé et de la princesse de Guémenée avec les religieuses, etc... Chaque chapitre forme un essai intéressant et bien ordonné, mais nous aurions quelque peine à y découvrir la suite des événements, si nous n’avions présent à l’esprit le Port-Royal de Sainte Beuve, que, du reste, Gazier complète et rectifie heureusement sur plus d’un point.

Pour les dix-huitième et dix-neuvième siècles, il n’en va plus de même ; le champ était inexploré. Lorsqu’il veut s’orienter à travers les discordes confuses que soulève la bulle Unigenitus, démêler les motifs qui dictèrent la politique du roi, celle des évêques, celle du parlement, déterminer le rôle des jansénistes pendant la Révolution, conter quelle fut, au XIXe siècle, la vie du petit groupe janséniste, Gazier trouve de sûrs moyens d’information dans la bibliothèque de Le Paige, dans les papiers de Grégoire, enfin dans ses propres souvenirs. Il n’a peut-être pas tout dit ; mais qui, après lui, se risquerait à traiter des querelles religieuses du XVIIIe siècle, ne pourrait le faire sans recourir avant tout à son ouvrage.

Il est une question sur laquelle il s’est montré singulièrement réservé, celle des miracles de Saint-Médard et des convulsionnaires. Sainte-Beuve déclare que, pour tout l’or du monde et toutes les promesses du ciel, il ne voudrait pas aborder ce chapitre de l’histoire du jansénisme. Gazier répond qu’on peut aborder les chapitres même les plus scabreux, « quand on a conscience de chercher uniquement la vérité et de se tenir à égale distance des exagérations qui la défigurent. » Il rapporte donc les premiers miracles opérés par l’intercession du diacre Paris, esquisse la biographie de Carré de Montgeron, ce libertin cynique, qui, converti dans le cimetière de Saint-Médard, consacra le reste de sa vie à prouver la vérité des miracles et la sainteté des convulsions ; il relate un curieux entretien du lieutenant de police Bertin avec un médecin parisien (1758) ; mais sans pousser plus loin, il avoue que, pour se prononcer pour ou contre, « le plus sage est d’attendre en silence que la science ait dit son dernier mot, si jamais elle parvient à le dire. » Conclusion prudente, mais qui peut-être décevra les historiens, car il est certain que le « merveilleux » fut pour beaucoup dans le mouvement janséniste de 1730 à 1789.

Sans nous arrêter à ces lacunes, allons à l’essentiel, et pour Gazier, l’essentiel est de justifier et de défendre sa croyance. C’est pour confondre les ennemis de la vérité qu’il composa cette apologie non pas du jansénisme, mais, comme il prend soin de le dire, du « mouvement janséniste ; » car cette pensée domine son livre et y reparait presque à chaque page : jamais il n’y eut de jansénistes, mais seulement de bons catholiques fidèles aux enseignements de saint Augustin, soumis aux lois de l’Eglise, hostiles aux doctrines et aux pratiques de la Compagnie de Jésus. Voilà ce qu’il a prétendu prouver en suivant les vicissitudes de la grande querelle « depuis ses origines jusqu’à nos jours. »

Les arguments que nous allons résumer sont les siens ; nous les exposerons de notre mieux ; étrangers à la théologie, nous laissons le soin de les réfuter à d’autres, s’il s’en trouve ; il s’en trouvera.

Si l’on admet que le jansénisme fut une hérésie, il serait naturel de penser que ses premiers chefs furent des hérésiarques, et condamnés comme tels. Or les trois hommes que l’on considéré comme les pères du jansénisme, Jansénius, évêque d’Ypres, Du Vergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, et le docteur Antoine Arnauld, ont beaucoup écrit, beaucoup publié, mais de leur vivant, personne ne douta jamais de leur parfaite orthodoxie. Jansénius, un bon vivant de flamand à la Jordaens, qui se faisait envoyer par Saint-Cyran des jambons de Bayonne, enfouis sous des paquets d’in-folios, et se divertissait dans sa correspondance à affubler ses amis de noms saugrenus pour mystifier les espions, avait la passion de l’orthodoxie ; certains lui reprochèrent même d’être ultramontain à l’excès. Il fit une compilation de textes tirés de saint Augustin, l’Augustinus. « Je ne me mets pas en peine, écrivait-il, de savoir si les maximes que je produis sont vraies ou fausses, mais seulement si elles sont dans saint Augustin qui a eu assez d’éloquence pour exprimer ses sentiments. » Et dans l’épitre dédicatoire au pape qui précède son ouvrage, comme dans son testament, il déclarait « qu’il soutiendra, qu’il rejettera, qu’il condamnera ou anathématisera tout ce que Rome a voulu soutenir, rejeter, condamner ou anathématiser, et cela parce qu’il veut vivre et mourir dans la communion de cette Eglise. » L’Augustinus fut d’ailleurs approuvé par cinquante docteurs réguliers ou séculiers. — Saint-Cyran, ami de Bérulle et de saint Vincent de Paul, fut emprisonné sur l’ordre de Richelieu pour des raisons de politique assez obscures ; mais dans ses papiers, pas plus que dans ses livres, on ne découvrit un mot qui pût justifier une accusation d’hérésie, pas une proposition suspecte. Il ne fut jamais blâmé par le Saint-Siège, ni même censuré par la Sorbonne. Sainte Chantal voyait en lui « un saint homme tout apostolique qui souffrait pour la vérité et pour la justice. » Six évêques ou archevêques assistèrent à ses funérailles. — Antoine Arnauld a publié quarante-trois volumes qui n’encoururent aucune censure ecclésiastique. Au siècle suivant, le pape Benoit XIV devait applaudir à l’édition de ses œuvres complètes. Bossuet, qui l’estimait, ne lui fit jamais qu’un reproche, celui de n’avoir pas abandonné la défense de l’Augustinus. Son ouvrage de la Fréquente communion, réfutation très modérée d’une consultation passablement scandaleuse qu’un jésuite avait adressée à la princesse de Guéménée, fut approuvé à Rome. C’est un « livre admirable, » disait l’archevêque Péréfixe, peu suspect d’indulgence à l’égard des gens de Port-Royal.

D’où vient que ces catholiques irréprochables furent soudain assaillis de calomnies, traités comme des Luther et des Calvin ?

Pour comprendre cette aventure, il faut remonter aux dernières années du XVIe siècle, au procès de l’Université contre les Jésuites. En 1594, l’avocat Arnauld avait plaidé pour l’Université, puis, huit ans plus tard, il avait composé contre la Compagnie le Franc et véritable discours au roi Henri IV. Il était mort, en 1619, laissant vingt enfants et dix neveux et nièces, la grande famille des Arnauld qui réforma, peupla et défendit Port-Royal. Le ressentiment des Jésuites s’exerça contre toute la tribu et ses amis, c’est-à-dire Jansénius et Saint-Cyran. Mais, en cette affaire, ils ne poursuivaient pas seulement des représailles contre qui avait voulu leur barrer la route et contrecarrer leur influence, ils prenaient hardiment l’offensive, afin d’assurer le succès de leurs doctrines nouvelles sur la grâce. Traités de pélagiens par les Pères du concile de Trente, solennellement condamnés par l’Université de Louvain, inquiets de la réprobation qu’avait soulevée jusqu’à Rome le fameux ouvrage de Molina, ils accusèrent d’hérésie tous les antimolinistes, travestirent leurs maximes, incriminèrent leurs intentions, détournant ainsi sur leurs adversaires l’anathème dont ils allaient être frappés. Ces adversaires, c’étaient les Arnauld, c’était Jansénius, c’était Port-Royal.

En réalité, la nouveauté, c’était alors le molinisme. La raison humaine est incapable de concilier la toute-puissance de Dieu et le libre arbitre de l’homme, — problème insoluble que complique encore le péché originel, l’état de nature déchue dont l’homme ne peut être tiré que par la grâce, don gratuit du Tout-Puissant. Le chrétien n’a donc qu’à adorer et se taire, comme l’ont enseigné saint Augustin, Saint Bernard, le concile de Trente, et à reconnaître dans un même acte de foi la puissance, mais aussi la bonté infinie du Créateur. Or, une théologie nouvelle prétendait, renouvelant l’hérésie de Pélage, élargir le domaine du libre arbitre au détriment de la puissance divine. Les Jésuites la propageaient afin de pouvoir mieux défendre l’œuvre de leurs casuistes ; ils y étaient poussés par le « relâchement de leur morale, » disait Pascal, C’était contre cette doctrine que s’élevaient les Jansénistes ; ils proclamaient les droits de Dieu en face d’une trop audacieuse déclaration des droits de l’homme.

Les jésuites durent renoncer à assaillir de front les Arnauld et Port-Royal. La rigoureuse orthodoxie de leurs adversaires brisait leurs attaques. Le spectacle de la vie pure et pénitente que l’on menait à Port-Royal et autour de Port-Royal, démentait leurs calomnies. On savait qu’étrangers à toutes controverses, les solitaires ne s’occupaient que du soin de leur salut ; que, dans les petites écoles, les maîtres enseignaient uniquement le catéchisme du diocèse de Paris et les prières qui y étaient approuvées ; qu’à l’intérieur de Port-Royal, les religieuses observaient scrupuleusement la règle de saint Bernard, priaient la Vierge, disaient leur chapelet, communiaient plus fréquemment que dans aucun autre monastère, ignorantes de toutes les disputes sur la grâce. Pour venir à bout des jansénistes, il fallut donc recourir à une longue et subtile machination, qui aboutit à l’équivoque du Formulaire. Appuyés sur une bulle d’Alexandre VII, les jésuites obtinrent, à force d’intrigues, le concours de la majorité des évêques français, et ceux-ci exigèrent de tous les séculiers et réguliers du royaume qu’ils rejetassent, dans une déclaration écrite, cinq propositions dûment hérétiques, mais faussement attribuées à Jansénius. Alors Port-Royal se déclara prêt à condamner les cinq propositions, mais refusa de reconnaître qu’elles aient jamais été formulées par Jansénius. Ce fut la célèbre distinction du droit et du fait, fondement de toute la résistance janséniste. Personne mieux que l’oratorien J.-J. Du Guet, n’a exprimé les raisons de conscience et de bon sens qui légitimèrent alors le refus de signature :

« Il est étonnant qu’on ait établi un formulaire pour faire signer la condamnation d’un livre épargné à dessein dans le commencement, enveloppé ensuite par artifice dans la censure de quelques propositions dont il enseigne les contradictoires, examiné avec si peu d’attention en France, et ne l’ayant été nulle part.

« Il est inouï dans toute l’antiquité, qu’on ait condamné un auteur pour des propositions qui ne fussent pas conçues dans ses propres termes. On n’en pourrait citer aucun exemple, et quand on en pourrait citer un exemple, ce serait un scandale, et non pas un exemple, parce qu’il est de droit naturel de ne rendre un auteur responsable que de ce qu’il a dit et non de ce qu’on a substitué à ses paroles...

« Il est inouï que, lorsqu’il n’y a personne qui enseigne ou qui défende l’erreur, qu’il n’y a ni chef ni disciples, qu’il n’y a point ombre de secte ni de parti, et que les preuves en sont aussi évidentes que le soleil, on ait établi une formule pour faire signer à tout le monde la condamnation d’une erreur qui est rejetée de tout le monde...

« Enfin, il est inouï que, dans un temps où l’on avait tant à craindre d’une erreur naissante [le molinisme], on se soit appliqué à l’accréditer en frappant d’anathème un livre composé pour le réfuter, et en obligeant tout le monde, sous de grandes peines, à jurer que l’anathème prononcé contre le livre et contre la doctrine qui y est contenue est juste et qu’on en est persuadé. »

Depuis, les prétendus jansénistes n’ont jamais tenu un autre langage. Parce qu’ils se sont acharnés à soutenir que les cinq propositions n’étaient pas dans l’Augustinus (on ne leur a jamais prouvé qu’elles y fussent), l’Église a été troublée pendant plus d’un siècle, Port-Royal a été anéanti, des justes ont été persécutés et retranchés de la communion des fidèles. Orgueil, a-t-on dit, ou bien excès de scrupule, car en définitive l’objet de la dispute n’était qu’un point de fait bien secondaire. Non, répondent-ils, comme Du Guet, il s’agissait de savoir si Molina triompherait de saint Augustin.

L’affaire de la bulle Unigenitus n’a été que le recommencement de l’affaire du Formulaire. Les jésuites ont repris la tactique qui leur avait si bien réussi quarante années auparavant. Les Réflexions morales du Père Quesnel remplacèrent alors l’Augustinus. Jamais cet ouvrage de Quesnel n’avait été incriminé. Depuis plus de vingt-cinq ans, les Réflexions, tirées à un grand nombre d’éditions, étaient dans toutes les mains ; le Père La Chaise en faisait sa lecture quotidienne, Bossuet les louait, et, lorsqu’elles furent attaquées, il en prit la défense. L’archevêque Noailles les avait d’abord approuvées. L’accusation porta sur cent cinquante-cinq propositions. La Cour de Rome se prêta volontiers à la condamnation : de tels arrêts flattaient sa prétention à l’infaillibilité et lui permettaient d’établir sa suprématie sur les Eglises nationales. Elle réduisit cependant à cent une le nombre des propositions. Cette fois encore, il s’agissait d’atteindre les antimolinistes, quitte à contredire les Pères et le concile de Trente. Le soulèvement fut général. Quatre évêques, qui pourtant ne pouvaient être taxés de jansénisme, appelèrent de la bulle au futur concile.

Ce nouveau jansénisme, le jansénisme des appelants, n’est plus, comme celui du XVIIe siècle, l’opinion de quelques bourgeois parisiens. Il gagne la plupart des ordres religieux, il se répand dans le peuple. Pour tout le reste, il ne diffère en rien du premier : même origine, mêmes maximes, mêmes vertus, et, chez ces prétendus hérétiques, même passion de l’orthodoxie. Il reste la religion des catholiques qui n’aiment pas les jésuites, mais il n’est ni une secte ni un parti.

Dans les querelles du Roi et du Parlement, il ne joue aucun rôle. Le Parlement n’est pas janséniste : la plupart des magistrats font élever leurs enfants chez les jésuites ; beaucoup d’entre eux sont des incrédules, comme Montesquieu, ou des hommes de plaisir, comme Carré de Montgeron avant sa conversion ; mais le Parlement est gallican : s’il protège les appelants, c’est afin qu’une bulle pontificale ne devienne pas une loi d’Etat.

Jamais le jansénisme ne se fit l’allié des philosophes. Voltaire sembla d’abord lui être favorable, mais il le malmena, après s’être réconcilié avec les jésuites.

On a voulu rendre les jansénistes responsables de l’expulsion des jésuites ; mais la publication de l’Histoire du peuple de Dieu du Père Berruyer et les spéculations commerciales du Père La Valette sont les causes directes de la catastrophe. « C’est proprement la philosophie, dit d’Alembert, qui par la bouche des magistrats a porté l’arrêt contre les jésuites, le jansénisme n’a été que le solliciteur. »

Enfin il n’est pas vrai que l’organisation de l’Église révolutionnaire ait été inspirée par l’esprit janséniste. La Constitution civile du clergé fut élaborée par un comité de trente membres où il y avait à peine quatre jansénistes. Dans les délibérations on ne parla ni du Formulaire, ni de la Bulle, et, la loi votée, les « amis de la vérité » se divisèrent : Le Paige, Camus, Larrière, Durand de Maillane, Grégoire approuvaient ; l’avocat Maultrot, l’abbé Jabineau, Vauvilliers, l’abbé Mey, Louis Silvy, les bénédictins Deforis et Coniac et beaucoup d’autres jugeaient la mesure inique et désastreuse.

Après la Révolution, une petite société resta fidèle aux traditions de Port-Royal. Elle vécut tranquille sous l’Empire, suspecte sous la Restauration, toujours étroitement attachée à l’orthodoxie. Elle a vu la loi Falloux rendre aux jésuites le droit d’enseigner, le concile du Vatican proclamer l’infaillibilité du Pape, le molinisme et le liguorisme triompher dans l’Eglise, elle s’est tue, elle a repoussé avec horreur toute pensée de schisme Sa devise est restée celle de ses devanciers : silere, orare, pati. Pour elle il n’y eut, il n’y aura jamais de jansénisme.


On connaît maintenant le sens et la pensée capitale de cette longue apologie. Elle n’offre rien d’inattendu pour qui connaît les écrits des grands jansénistes : depuis les Provinciales, la thèse n’a point varié ; mais qu’il est intéressant de la voir reprise, développée, historiquement commentée par un homme de notre temps dont elle a inspiré toute la vie ! Puis, comment concevoir le prestige que Port-Royal continue d’exercer sur les imaginations, si l’on ignore les assises spirituelles du jansénisme ?

L’influence religieuse de Port-Royal agit pendant le XVIIIe siècle sur une grande partie des catholiques français ; élit se perpétue au XIXe siècle sur quelques consciences rigides et scrupuleuses ; on peut même dire qu’il existe encore aujourd’hui une sorte de jansénisme latent ; on a pu naguère s’en apercevoir aux protestations qui s’élevèrent, lorsque Pie X ordonna au clergé d’avancer l’âge de la première communion ; mais les grandes disputes sur la grâce ne passionnent plus personne. Les chrétiens ont perdu le goût des controverses, et, si un livre janséniste leur tombe entre les mains, ils le lisent sans péril pour leur foi, tant ils sont devenus indifférents aux subtilités des théologiens. D’ailleurs, ce n’est point parmi eux que Port-Royal a trouvé ses amis les plus fervents. Il est vrai, le mot de Renan : « Qui admire et aime maintenant ces grands hommes d’un autre âge ? Nous autres qu’ils eussent sûrement traités de libertins. »

On dira que l’admiration et l’amitié des libertins ne sont point pures de tout alliage, qu’en exaltant les vertus des hérétiques, certains ne sont pas fâchés de décocher une flèche aux orthodoxes, que ceux qui sont affranchis de toute règle religieuse, méprisent volontiers les « tièdes » et se plaisent à célébrer le mérite des ascètes. Sans doute. Il n’en reste pas moins que des esprits probes et sincères subissent l’ascendant moral et intellectuel de Port-Royal, que le nombre en augmente chaque jour, et qu’il s’est peu à peu formé une sorte de port-royalisme laïque.

Sainte-Beuve en a été le fondateur, il en reste le patron. Dans la page célèbre qui termine son Port-Royal, lui-même a défini son œuvre lorsqu’il s’adresse à tous les héros de l’admirable histoire qu’il vient de conter : «... J’ai compté les degrés de l’échelle de Jacob. là s’est borné mon rôle, là mon fruit... J’ai été votre biographe, je n’ose dire votre peintre ; hors de là, je ne suis point à vous... Je ne vous ai point imités, je n’ai jamais songé à faire comme vous, à mettre au pied de la Croix (ce qui n’est que la forme la plus sensible de l’idée de Dieu) les contrariétés, les humiliations même et les injustices que j’éprouvais à cause de vous et autour de vous... J’ai eu beau faire, je n’ai été et ne suis qu’un investigateur, un observateur sincère, attentif et scrupuleux. » Quand parut la première partie de l’ouvrage, les purs jansénistes furent « saisis d’indignation et de chagrin : » l’« auteur de Volupté » se permettait de toucher aux choses saintes, de pénétrer dans le cloître, d’en user familièrement avec les plus illustres des « messieurs ! » quel scandale ! « Sancta sanctis, les choses saintes pour les saints, ou du moins pour ceux qui travaillent avec humilité et componction à le devenir. » Cela s’écrivit en 1843. Depuis, il a fallu reconnaître qu’après tout Sainte-Beuve avait travaillé à la gloire de Port-Royal plus sûrement que tous les pieux hagiographes. Gazier ne lui a jamais pardonné telle page où il laisse voir l’agacement que lui cause la manie disputeuse des docteurs jansénistes, telle autre où il parle du « déclin » de Port-Royal. Il y a quelques années, l’ouvrage de Sainte-Beuve ne figurait pas encore sur les rayons de l’oratoire-musée de Port-Royal, où s’alignent les diverses histoires du jansénisme. Cependant l’ostracisme a cessé. En composant son Histoire du mouvement janséniste, Gazier déclare n’avoir eu d’autre ambition que d’« améliorer » Sainte-Beuve. »

C’est de Sainte-Beuve qu’est venue l’initiation. C’est lui qui, par la sûreté de ses investigations, la vivante beauté de ses tableaux et de ses portraits, la finesse de ses analyses morales, a éveillé les curiosités et les sympathies ; mais les curiosités ne se sont pas lassées, les sympathies se sont avivées. Les six volumes de Sainte-Beuve continuent d’enchanter une foule de lecteurs. Il n’est point de site plus visité que le vallon où fut le monastère, et si les milliers de visiteurs qui le traversent par un dimanche d’été, n’ont pas, tous, les pieuses pensées qui animaient les pèlerins d’autrefois, on voit souvent des regards graves et attentifs se fixer sur le masque mortuaire de la mère Angélique.

Nous ne demandons pas tous à Port-Royal les mêmes enseignements et les mêmes émotions, mais il peut à chacun de nous donner une leçon, suggérer une méditation. Pour le moraliste, c’est une magnifique école d’énergie et d’abnégation, fondée sur la doctrine en apparence la plus désespérante, en réalité la plus propre à engendrer l’héroïsme, car moins l’homme se sent libre, plus il tend sa volonté. Pour l’historien, c’est un des sommets du XVIIe siècle ; or, chaque jour, nous sentons davantage que le génie de la France a, ce temps-là, réalisé son chef-d’œuvre. À l’écrivain Port-Royal apprend le goût et la décence, car « seul, dit Renan, il a connu la simple allure de la belle antiquité, ce style qui laisse chacun à sa taille, ne donne pas les airs du génie à celui qui n’en a pas, mais, comme un juste vêtement, est l’exacte mesure de la pensée, et ne cherche d’autre élégance que celle qui résulte d’une rigoureuse propriété. » Enfin, deux des plus grands noms de la littérature française sont étroitement unis à celui de Port-Royal. Les bustes de Pascal et de Racine placés à l’entrée du musée de Port-Royal sont de bons emblèmes. Certes, Pascal ne doit pas son génie à Port-Royal, mais, — c’est encore une remarque de Renan, — il lui doit « sa vérité. » On en peut dire autant de Racine : ses maîtres ne firent pas seulement de lui un bon helléniste, ils lui donnèrent leur vérité, cette vérité janséniste qui fait le tragique de son théâtre ; et il est aussi janséniste, autant par la forme que par l’intention, son Abrégé de l’histoire de Port-Royal.

Le souvenir de grandes vertus et de chefs-d’œuvre immortels, des fantômes et des gloires, voilà donc ce qui aujourd’hui nous rend Port-Royal si cher et si vénérable. Ce sont les hommes qui nous attirent, non la doctrine. Mais comme, pour une large part, ces hommes durent à cette doctrine l’originalité de leur génie ou la beauté de leur caractère, nous voulons connaître le fond de la dispute où les avait engagés leur conscience de chrétiens. Pour cela nous ne pouvons trouver meilleur guide que Gazier : son ouvrage n’est pas seulement une belle contribution à l’histoire religieuse, c’est la confession d’un janséniste qui, lui, ne répudie rien de l’héritage de Port-Royal.

André Hallays.