Le Deuil de l’Allemagne

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Le Deuil de l’Allemagne
Revue des Deux Mondes3e période, tome 86 (p. 608-629).
LE
DEUIL D'ALLEMAGNE


I

Le seul sentiment que l’âme puisse avouer, devant cette incomparable tragédie, c’est un respect religieux : l’émotion qui s’empare de l’homme, quand il contemple un coucher de soleil dans l’orage sur le sommet des grands monts. Il admire la sinistre beauté du phénomène, alors même que l’orage, en traversant la plaine, aurait ruiné sa demeure et dévasté sa moisson. Il y a une suprême grandeur dans les spectacles auxquels nous assistans, par-delà ce fleuve qui divise nos espérances. Ne contraignons pas notre admiration pour cette grandeur ; en la méconnaissant, nous nous méconnaîtrions nous-mêmes. Il n’a fallu rien moins que notre sang pour la porter si haut. Qui la rabaisserait diminuerait le prix de ce sang.

Ne contraignons pas notre respect pour le deuil de toute une nation, pour le chef que cette nation pleure et dont la mort vient d’achever la majesté. Il fut le premier souverain de son temps ; il en fut surtout le premier soldat ; il fit son métier contre nous comme nous voulons faire le nôtre. Soldats, nous le sommes tous désormais, de par la volonté du défunt. Rappelons-nous qu’on salue sous les armes, quand passe un convoi ; même celui d’un adversaire, même celui du général qui nous a vaincus. Il convient de saluer ce dernier plus gravement encore, dût la main trembler en serrant plus fort la poignée de l’épée qu’elle abaisse. Nos pères faisaient ainsi ; ils n’en valaient pas moins pour la guerre. Gardons leurs mœurs courtoises ; elles n’enlèveront rien à l’espoir de nos fils.

Ne contraignons pas notre pitié pour l’infortune inouïe qui succède à tant de gloire. La mort a fait pour un jour la trêve de Dieu. Elle ne semble pas satisfaite de sa grande prise, elle en tient une autre à la gorge. Hommes, envoyons une parole humaine à cet homme qui lutte si virilement contre elle. Il a l’ambition de montrer, ne fût-ce qu’un instant, les hautes qualités de son esprit et de son cœur. Souhaitons que cet instant se prolonge. Il faut l’espérer, dit-on, pour la paix du monde ; il faut le désirer surtout pour son édification ; dans la paix ou dans la guerre, un pareil exemple de force morale est parfaitement beau et bon à considérer. Puisse Frédéric III vivre des jours assez longs pour voir que rien n’est « imprescriptible » devant la justice et la bonté divines, ni la condamnation d’un homme, ni celle d’un peuple !

Inclinons-nous enfin devant les femmes mêlées à ces douleurs ; un ressentiment français expirera toujours avant d’arriver jusqu’à leurs pieds. Aucune d’elles ne l’a d’ailleurs encouru : ni l’épouse qui défend avec tant de vaillance la vie menacée de son mari ; ni l’auguste veuve qui est restée sacrée pour tous les survivans des mauvais jours : sa charité a secouru avec une sorte de passion nos prisonniers, nos malades ; celui qui écrit ces lignes en a ressenti personnellement les effets ; il adresse à cette noble femme l’humble hommage de sa gratitude.

On ne pouvait parler du deuil allemand sans avoir payé d’abord ce tribut de respect et de compassion. Feu l’empereur avait dit des nôtres, on sait en quelle circonstance : « Oh ! les braves gens ! » — C’est bien le moins que nous disions aujourd’hui des siens : « Oh ! les pauvres gens ! »

Ce devoir accompli, regardons librement. La Mort met beaucoup de sens dans ces fêtes lugubres qu’elle se donne à elle-même. Mieux que la vie, cette sage institutrice évoque parfois sur son tableau noir, dans une projection lumineuse, des visions pleines d’enseignemens. Elle excelle à montrer en un rapide éclair la physionomie cachée d’un peuple, d’un moment de l’histoire. Le moyen âge l’avait bien compris, et il lui confiait le soin de résumer sa philosophie des choses. Sachons voir comme lui. Pour présider au drame de Berlin, celle qui mène les rondes macabres est sortie des cimetières d’Allemagne, où les peintres d’autrefois l’avaient enfermée ; elle est sortie du Campo-Santo de Pise, où Orcagna l’a représentée, penchée sur les cercueils des trois rois à des degrés divers de décomposition. Faisons comme ces pieux artistes, quand ils donnaient un corps symbolique à leurs méditations sur le néant ; ils n’y mettaient pas d’ironie, ainsi qu’on l’a cru à tort, ni de satire ; dans ces jeux terribles, ils ne cherchaient qu’une grave leçon, et, comme ils le disaient, a un mirouër salutaire pour toutes gens. »


II

Sur ce miroir, si diverses et si pressées qu’on a peine à les suivre, les scènes changent au caprice de la Mort. Jusqu’à la dernière minute, elle nous a dérobé son véritable dessein. On l’avait reconnue en Italie, cachée sur une de ces plages clémentes où viennent se réfugier ceux qui lui demandent grâce. Elle y torturait l’héritier des couronnes d’Allemagne, sans dire le secret du mal qu’elle avait choisi. Au chevet du malade, des médecins disputaient sur leur art, et leurs querelles mêlaient à ce drame ce qu’il y a de plus amer dans le comique de Molière. Aux portes de la maison, des nuées d’informateurs épiaient l’agonie ; étant un des maîtres du monde, ce malheureux appartenait à la curiosité des foules, plus tyrannique, plus cruelle, plus blasée que ne fut jamais celle d’un Caligula ou d’un Néron ; elle ne souffre pas qu’on lui fasse tort d’un râle, d’un mot murmuré, d’une pudeur intime ; pour la servir, une machine de précision fonctionne jour et nuit, recueille les moindres bruits et les répercute instantanément dans le dernier village. Ses émissaires font chaque matin la voirie du globe, triant dans les scandales et les cadavres de la veille ce qui peut alimenter le monstre affamé ; comme une bande de corbeaux, ils s’attachent de préférence aux pas de la Mort. Cette fois, elle a trompé leur flair, pris son vol, franchi l’Europe : elle s’est abattue dans le palais impérial, à Berlin.

Là, on l’attendait depuis si longtemps qu’on ne croyait plus à sa venue. Seul, l’empereur nonagénaire l’a aussitôt entendue ; il a compris que Dieu l’appelait au rapport ; il a demandé une nuit encore pour s’occuper de ses troupes et leur donner le mot du lendemain. L’histoire retiendra les souvenirs de cette nuit, tels que des témoins les ont consignés dans les feuilles étrangères ; on ne les a pas rapportés chez nous avec les détails qu’ils méritent, avec leur grandeur simple, leur sévérité puritaine et militaire ; mieux que tous les commentaires biographiques, ils peignent cet homme, sa vie, son règne. Dans la journée du 8 mars, il devint évident que le vieillard faiblissait et que son heure était prochaine. Ses deux familles, — celle du sang, celle des armes, ses enfans et son état-major, — se réunirent autour du petit lit de fer, dans une chambre d’officier pauvre ; elle a pour tout ornement des gravures d’uniformes, un Christ en croix, un bouquet de bleuets, un trophée de sabres ; pour horizon, par-delà le maigre profil de Frédéric II, un corps-de-garde, avec des râteliers de fusils et des canons sous les colonnes doriques. Le feld-maréchal et le chancelier arrivèrent des premiers, pour assister leur maître dans cette dernière bataille. Le pasteur ouvrit la Bible au livre d’Isaïe et récita quelques versets. Au dehors, la population s’amassait autour du monument de Frédéric. A cinq heures, la cloche de la cathédrale tinta. Elle demandait des prières pour le mourant. Le peuple crut qu’elle sonnait le glas ; cette foule consternée se rua sur les derrières du palais, pénétra de vive force dans la cour intérieure et vint battre la porte en criant : « L’empereur est mort ! — L’empereur est vivant, » répondit un aide-de-camp qui sortit pour calmer la panique. Rassuré par ces affirmations, le peuple se dispersa. En effet, le souverain était revenu à lui, au moment où le télégraphe transmettait au monde entier l’annonce de sa fin ; il prit quelque nourriture, se leva sans aide, une dernière flamme de vie remonta dans ses prunelles. M. de Bismarck et M. de Moltke dirent avec confiance aux généraux qui les interrogeaient, comme ils quittaient la chambre : « Un homme qui a un pareil regard ne peut pas mourir »

L’empereur ne se trompait pas à ce répit. Sa fille l’ayant prié de ménager ses forces, il l’interrompit : « Je n’ai plus le temps d’être fatigué ; j’ai encore beaucoup de choses à dire. » Et il rappela le feld-maréchal, pour s’entretenir encore de l’armée. Puis ce fut le tour de son petit-fils, qui reçut les instructions politiques. Il parla de la Russie, il parla de la France. Les spectres commençaient à passer devant les yeux de l’agonisant. Ayant fini avec les soins du présent, sa pensée rétrograda vers les jours anciens, si anciens qu’en les remémorant il ne pouvait plus avoir de communication avec les vivans. Il demanda qu’on mît sur son cœur, quand il aurait cessé de battre, la Croix de Fer et le Saint-George, les premières étoiles gagnées dans la campagne de France ; l’autre, celle des temps déjà légendaires. Enfin l’idée fixe du soldat s’effaça, avec les soucis de la terre, pour laisser prier le chrétien. Il murmura quelques répons des cantiques psalmodiés par le pasteur ; on surprit encore sur ses lèvres des lambeaux de phrases, vagues et douces, qui témoignaient de l’entrée dans le mystère : « Il m’a aidé de son nom… Nous établirons des heures de recueillement… J’ai eu un rêve, la dernière fête à la cathédrale ; .. c’était beau… » Il s’assoupit. Le seul bruit qu’il pût percevoir, dans le silence de la nuit, le dernier qui berça son sommeil, ce fut le pas lent sur le trottoir de la sentinelle, effleurant les fenêtres de la pointe de son casque. Aux approches de l’aube, le pouls tomba ; l’impératrice, assise au pied du lit, tenait la main qui avait pris la sienne, soixante ans auparavant. Le jour vint : à l’heure de la garde montante, doucement, sans secousse, Guillaume cessa de respirer. Il avait, à deux semaines près, quatre-vingt-onze ans d’âge, quatre-vingt-deux ans de service militaire, vingt-sept de service royal, dix-sept de service impérial. La tête s’étant inclinée, quand on ferma ses yeux ils semblaient dirigés vers le buste de sa mère, la reine Louise. On jeta sur le corps le manteau gris de campagne. Les princesses apportèrent des roses. Le pasteur bénit le défunt et le loua d’avoir gouverné son peuple selon le conseil de Dieu. Les serviteurs et les grands officiers de l’empire vinrent baiser la main refroidie qui les avait élevés. Quand ce fut le tour du maréchal de Moltke, l’homme qui a tant vu et fait mourir fondit en pleurs. Le chancelier contint son émotion ; un peu plus tard, il revint passer une heure seul à seul avec son maître. Ensemble, ils ont arrêté le compte de leur journée de travail. Ce génie fantasque a d’étranges fuites d’imagination ; peut-être a-t-il pensé là que ce n’est rien, ce qu’on bâtit dans le sang et les larmes, pour que la Mort ricane un peu plus haut en soufflant dessus. Ce qui faisait pleurer M. de Moltke, esprit entier, certain de sa tâche et sans vues de dessous, a peut-être fait tristement sourire M. de Bismarck, lui qui a des vues secondes et un fonds d’ironie pour son œuvre.

Le surlendemain, à une heure avancée de la nuit, les deux grands vieillards ont conduit leur empereur au Dôme et pris pour la dernière fois congé de lui. Ceux qui assistaient au passage de ce cortège s’accordent à dire que nulle parole ne peut rendre la vision funèbre, reflétée un instant, dans la clarté des torches, par les eaux noires de la Sprée et les vitres du vieux-Château désert. Sous la tourmente de neige, aux lueurs de ces flammes dispersées par les rafales, les ombres muettes glissaient sur le sol assourdi, pelotons de cavaliers en deuil, masses obscures de l’infanterie ; à leur suite, sur les épaules des soldats, une bière d’ordonnance, étroite et pauvre sous le drap comme le lit de camp où elle avait pris son mort. Ce défilé n’avait rien d’une armée solide de Prussiens vivans : n’était-ce pas la garde laissée jadis sur les champs de Bohême et de France, revenue pour chercher son roi, pour relever du service la garde d’en haut, qui ne pouvait plus le suivre là où il allait ?

A la même heure, un autre convoi entrait dans Berlin. C’était le train qui amenait d’Italie le malade, l’empereur régnant. Celui-là aussi disparaissait comme une ombre, sous la tente drapée de noir, à peine entrevu de ses sujets, escorté de sa garde à lui, les médecins. Il voulut aller rejoindre son père au Dôme. Les médecins s’y opposèrent, jugeant que l’air glacial de son empire pouvait le tuer, craignant peut-être que le père n’appelât le fils. Il se soumit. Un équipage l’emporta vers ce triste Charlottenbourg, sépulture des Hobenzollern.


III

Guillaume Ier est couché sous le Dôme, au fond de la salle nue et froide ou prient les luthériens de Prusse. Dans ce temple vide, il n’y a que le mort et Dieu. A moins que ce ne soient des hommes, ces quatre statues au regard fixe, aussi rigides sous leurs armures, aussi immobiles que celui sur qui elles veillent. Supposons, par impossible, un étranger ignorant toute l’histoire de notre temps : il visite le monument, lève ce manteau militaire, et demande quel est l’officier qui dort là, dans l’uniforme du 1er régiment des grenadiers de la garde. Supposons, par impossible encore, qu’un de ces plantons ouvre la bouche, qu’il réponde et répète tout simplement ce que son maître d’école lui a appris sur la vie de son empereur. Le visiteur ignorant sourirait à ces imaginations, il croirait que le sergent lui récite quelque fabliau merveilleux de la vieille Allemagne. Car le réel d’aujourd’hui sera le merveilleux de demain ; il trouvera les âges futurs admiratifs et incrédules, comme nous le sommes pour ce qui fut le réel des vieux âges ; mais nous ne savons pas voir le moment du rêve où le sort nous fait vivre ; l’accoutumance et l’usure de chaque jour aveuglent notre regard intérieur.

Ce que le soldat dirait à cet étranger, on l’a raconté à satiété depuis une semaine. L’histoire de Guillaume Ier a été résumée dans tous les journaux, détaillée dans des livres qui sont entre toutes les mains[1]. Nous n’aurions rien à y ajouter ; et, s’il le fallait, en trouverions-nous la force ? A s’appesantir sur certaines pages, les plus nécessaires, la main tremblerait vite et l’œil ne verrait plus avec netteté. Quelques mots suffiront pour rappeler les extrémités de cette longue vie, avant qu’on essaie de la juger. Né au déclin de l’autre siècle, en des jours si lointains qu’ils sont déjà pour nous ceux des ancêtres, petit cadet dans un petit état, cet enfant de santé débile croit sur les marches d’un trône qui s’effondre ; ses yeux s’ouvrent pour voir grandir sur sa patrie et sur le monde l’ombre oppressive de Napoléon ; ils apprennent à pleurer sur cette patrie dépecée, sur les angoisses d’une mère, fugitive et mendiante dans ses propres domaines ; son berceau est ballotté dans les fourgons des armées vaincues ; au sortir de ce berceau, on l’habille en soldat, pour remplacer ceux que la guerre incessante fauche autour de lui : hussard, uhlan, cornette, on change ses petits uniformes comme les langes des autres enfans ; dès qu’il peut tenir une arme, à quinze ans, on le lâche dans la mêlée, et c’est l’heure du retour de fortune contre nous ; le reflux de l’Europe le jette sur la France, avec la meute de rois et de princes ramenés par la curée ; il se bat, ce vivant de l’autre semaine, entre des fantômes évanouis dans le fond de l’histoire, aux côtés de Blücher, de Schwartzenberg, de Barclay, contre Oudinot et Victor ; il entre dans Paris, il y fait peut-être un de ces rêves fous du premier âge, comme en faisait tout officier au temps de Napoléon : il se voit, lui, le petit capitaine prussien, promu soudain généralissime, prenant pour son compte la glorieuse ville, décidant le sort de l’empereur captif ; et sans doute il rit de son rêve, au réveil ; car le monde est las de guerres, la paix univers elle va condamner les soldats au repos ; Guillaume rentre pour longtemps dans l’obscurité, sa vie disparaît, semblable à ces longs fleuves dont nous ignorons le cours entre leur source et l’embouchure où ils changent de nom ; elle ne reparait qu’au bout d’un demi-siècle, au moment où tout finit pour le commun des vieillards : celui-ci commence sa vraie carrière, il ramasse la couronne sur l’autel de Kœnigsberg, et la trouvant trop étroite à son front, il la reforge à coups d’épée, au feu des batailles, durant les sept années prodigieuses ; il étend son royaume aussi vite et aussi loin que la portée décuplée de ses obus : il fait du chétif corps-de-garde héréditaire la plus vaste caserne qu’il y ait sur le globe ; après s’être assuré la main sur un voisin sans défense, il abat d’un revers le saint-empire romain, de l’autre la puissance française ; il ne compte plus les victoires, les armées prises d’un coup de filet, les rois balayés devant loi ; un second Napoléon, prisonnier à la porte de sa tente, lui rappelle la chute du premier accomplie sous ses yeux ; et le rêve ancien du jeune capitaine est dépassé, quand devant Paris enveloppé par ses troupes, bombardé par ses canons, dans le palais de Louis XIV où l’on a dressé son lit de camp, les princes d’Allemagne apportent la couronne impériale au nouveau César ; il semble que ce septuagénaire n’ait plus qu’à finir dans cette apothéose : de longs jours de gloire et de bonheur lui sont encore réservés ; tandis qu’au-dessous de lui les autres trônes changent d’occupant, il demeure, chef incontesté et patriarche de tous ces rois, leur dictant ses volontés, les appelant d’un signe à sa cour ; son aigle repue plane tranquillement, hors de toute atteinte ; Dieu le garde, il est invulnérable : deux fois les assassins le frappent, deux fois il guérit, à l’âge où l’on meurt d’un rien ; les peuples s’accoutument à le croire immortel, comme son prédécesseur Barberousse ; la mort s’impatiente et rôde timidement dans sa chambre, elle n’ose pas ; on revoit chaque matin la tête familière, droite et souriante à la fenêtre historique, on l’interroge pour savoir s’il est permis aux nations de vivre ce jour en paix ; on le dit malade, et le lendemain il passe une revue, il convoque un congrès, il va sur les frontières présider à une entrevue de souverains ; on le dit mort, et le monde, instruit de sa fin, refuse d’y ajouter foi : c’est à peine si l’on est persuadé depuis hier que l’empereur d’Allemagne, détruit enfin, lui aussi, par un grain de sable dans l’uretère, lentement gagné par le sommeil éternel, a subi la loi commune et consenti à mourir.


IV

Quand on lui aurait conté la fable de cette vie, le visiteur n’en serait qu’à son premier étonnement : le second, le plus fort peut-être, lui viendrait de l’affirmation qu’il entendrait répéter partout : le héros de cette épopée fut un homme médiocre, de facultés moyennes, sans relief personnel. — Avant qu’on emporte du Dôme la dépouille impériale, il faut pourtant juger l’esprit qui l’habita. Mais ne sommes-nous pas naturellement récusés ? On juge mal, avec une plaie au cœur, celui qui vous l’a faite. Et, d’autre part, le jugement de son peuple nous est suspect ; il sera dicté par l’adulation ou par d’affectueux regrets. Rapportons-nous-en à cet étranger que nous imaginons : il n’aurait pas plus de préventions qu’il n’avait de connaissance des faits. Une fois instruit de ces faits dans le détail, il serait bon arbitre. Approprions-nous le langage qu’il tiendrait.

Oui, Guillaume Ier n’était doué que d’une intelligence ordinaire ; mais il avait reçu un don plus précieux pour régner : une volonté patiente, toujours appliquée aux mêmes objets. C’est là le génie, selon la définition fameuse. Elle a toujours été vraie ; elle l’est dix fois plus dans notre temps ; l’élite des générations actuelles meurt de trop comprendre et de ne pas assez vouloir. Le prince de Prusse voulut apprendre son métier ; l’ayant appris, il voulut le faire consciencieusement. Bien d’autres ont les mêmes intentions, sans doute ; ils ne les mettent pas aussi longtemps, aussi constamment en pratique. Guillaume resta un demi-siècle à l’école, sans perdre une journée d’étude ; quand la mort de son frère lui eut enfin mis dans les mains les deux outils de son état, le glaive et le sceptre, il s’en servit jusqu’au bout sans perdre une journée de travail. Il ne grandit à nos yeux que dans cette dernière période, et par les résultats qui ont éclaté ; nous devrions l’admirer surtout dans la première, durant ces cinquante ans d’application à une besogne ingrate. Elle ne parle guère à l’imagination, cette première vie usée sur des états de troupes, dans un bureau de fourier, ou derrière les casemates des forteresses fédérales, à faire manœuvrer des recrues, à inspecter un matériel de place. La carrière orageuse d’un Bismarck séduit et frappe davantage ; mais, on l’a dit avec justesse, « il fallait à ce ministre, pour risquer les hardiesses et les fantaisies de sa politique, la solidité de cette roche[2]. » Comment se forme la roche, le marbre précieux où le ciseau taillera la statue ? Par la lente agrégation d’atomes semblables et de peu de prix. Il faut de longs siècles d’ennui à un brin de charbon pour devenir un diamant. Ni l’adresse ni le hasard des combinaisons ne peuvent suppléer à ce travail patient de la nature. Guillaume Ier a élaboré sa fortune comme la nature élabore ses produits. Le secret de sa grandeur est dans cette imitation de l’éternel modèle. Remarquons en passant l’harmonie existante entre toutes les manifestations d’une race à une époque, et comment elles sont toujours rattachées à un principe directeur ; le plus grand philosophe de l’Allemagne nouvelle a établi son système du monde sur la volonté obscure de l’être universel ; le plus grand souverain de ce pays l’a relevé par la durée d’une volonté individuelle.

Quel fut le métier de cet homme, on le sait de reste : celui de toute sa lignée, le métier de soldat. Il faut insister sur ce qui fit l’unité de cette vie, au risque de donner une impression de monotonie : impression nécessaire peut-être pour mieux rendre la morne régularité de la machine à gloire, telle qu’elle fonctionne à Berlin, et le mouvement égal de celui qui la tournait. — Par une heureuse et rare coïncidence, sa profession obligatoire était sa vocation. Ce n’est pas trop de dire qu’il naquit avec cette vocation dans le sang, déterminée par la plus forte accumulation d’atavisme qui se puisse imaginer. Tous ses ancêtres avaient appliqué à une même tâche un même esprit, borné chez quelques-uns, qui restèrent caporaux, développé chez d’autres, qui passèrent grands capitaines. Quand le roi de Prusse s’appelait Frédéric-Guillaume Ier, il coupait des uniformes, recrutait et habillait de beaux hommes pour un fils plus heureux ; quand il s’appelait Frédéric II, il donnait à ces hommes une âme militaire et en tirait bon parti. Né dans la condition la plus humble, Guillaume eût certainement choisi la carrière des armes ; il eût servi sans éclat et sans manquemens, supporté tous les rebuts, conquis à l’ancienneté les plus hautes situations. Sa naissance n’a fait que lui donner un peu d’avance sur le tableau ; elle le désignait en outre pour un grade spécial qui vint à vaquer, celui de roi. Si l’on veut comprendre les Hohenzollern, il ne faut jamais oublier que, dans l’esprit de ces princes, le titre royal est ramené à sa signification originelle : c’est un grade supérieur dans l’armée, rien de plus. Comme leur nation n’est qu’une armée, comme le bien-être des troupes est une chose de première conséquence pour la guerre, comme l’activité d’un général doit embrasser toutes les connaissances pour les rapporter toutes à l’idée fixe, ces princes peuvent fournir de grands règnes, voire même des règnes prospères et éclairés, malgré l’étroitesse de leur conception initiale.

Préparé à sa destinée par la pensée antérieure de toute une race, le futur empereur y fut affermi par toutes les circonstances de sa jeunesse. Il vit de près les calamités qu’on subit quand l’armée n’est pas bonne. Après le désastre d’Iéna, la reine Louise lui avait dit : « L’armée n’a pas répondu à la confiance du roi. » Il résolut d’en former une qui répondit mieux à cette confiance ; et former une bonne armée, c’était former une bonne Prusse, les deux termes étant identiques. Dès lors, cet objet précis, limité, absorba toutes les facultés du jeune homme. Dans une de ses lettres à son ami, le général Natzmer, il décrit une fête à la cour et fait confidence des rêveries qu’il y portait : « Je pensais à la cavalerie… » Cette citation dispense de toutes les autres. Soixante ans plus tard, la même préoccupation le poursuivra dans les cérémonies impériales ; une seule est indispensable, la parade. Pour y assister, il se fera hisser sur son cheval jusqu’aux extrêmes limites de la vieillesse. Quand la maladie lui interdit tout autre travail, une seule affaire ne souffre pas de retard, un seul rapporteur a accès dans sa chambre, le général d’Albedyll ; chaque matin, il règle avec le chef du cabinet militaire l’état d’avancement des officiers, il veut connaître personnellement les nouveaux promus. Et cela jusqu’au dernier jour.

V

La politique intérieure du prince de la couronne, celle du roi plus tard et enfin celle de l’empereur, seraient inintelligibles, si l’on perdait de vue un instant l’idée maîtresse : pour le commandant en chef de l’armée prussienne, le métier de roi n’est qu’une extension, disons mieux, une aggravation du métier militaire, un char pitre ajouté au règlement de service qui dirige la vie de cet officier supérieur. On a cru à des changemens de doctrine chez Guillaume 1er, parce qu’on l’a vu tour à tour autoritaire, constitutionnel, relativement libéral ; c’est qu’il attachait peu d’importance à ces billevesées bourgeoises ; d’ailleurs, ce n’était pas lui qui changeait, mais les événemens et l’esprit des parlemens : quand ceux-ci votaient les projets militaires, le roi les tolérait volontiers, leurs autres incartades ne tirant pas à conséquence ; quand ils faisaient obstacle à ces projets, le roi cassait les parlemens. Il a contresigné sans opposition et sans enthousiasme les élucubrations de son chancelier sur les matières commerciales, sociales, religieuses ; au fond de son cœur, il pensait que toute cette idéologie ne pouvait faire ni beaucoup de bien ni beaucoup de mal, tant qu’on ne touchait pas à l’arche protectrice, à l’armée ; et il opinait du casque. Pour définir les rôles respectifs de ces deux hommes, qu’on se représente un chirurgien de l’ancienne école consultant avec un médecin : le premier ne s’inquiète guère des poudres et des mixtures qu’administre son confrère ; il laisse faire et repasse son bistouri, ne croyant qu’à la vertu de cet instrument.

De même dans la politique extérieure. M. de Bismarck menait de front deux idées : une idée historique, métaphysique, l’unité de l’Allemagne ; une idée pratique, l’agrandissement de la Prusse. Son maître n’était guidé que par la seconde ; dans son élévation au pouvoir impérial, il a vu surtout l’élargissement des cadres prussiens. Sa conception du principat militaire lui fournissait même une solution pour les cas de conscience soulevés par les conflits internationaux. L’obéissance au supérieur hiérarchique est la règle fondamentale de la discipline ; promu au grade royal, l’officier n’a plus qu’un supérieur : Dieu. Le service commandé par Dieu s’appelle mission. Le défunt croyait très fortement à la sienne. Mais celui de qui il la tenait est un dieu national, spécialement chargé de faire prospérer une terre d’élection entre le Niémen et le Rhin. Il a un médiocre souci des autres royaumes. Le philosophe peut sourire de cette théologie, l’âme vraiment chrétienne peut s’en affliger ; le politique doit compter avec elle.. Les grands peuples n’ont dominé le monde qu’à lu condition d’avoir un dieu national. Nous l’avons dominé tant qu’on a lu en tête de nos chroniques cet acte de foi naïve : Gesta Dei per Francos. Guillaume marchait derrière le dieu de la Prusse, avec les sentimens d’un Gédéon ou d’un David, exécuteurs des hautes-œuvres de Jéhovah pour le châtiment des ennemis d’Israël. Ce prince était foncièrement honnête et d’une piété sincère ; plus d’une fois il s’est troublé, il a hésité devant une spoliation ; ce n’était pas l’intérêt égoïste qui le décidait à passer outre, c’était la mission. — Il ne s’agit pas ici, on le comprend, de plaider des circonstances atténuantes ; mais, il est nécessaire de dégager un état de conscience, de fixer le point de vue qui éclaire pour l’historien toutes les contradictions de cette vie.

Ce soldat n’était pas un soudard. Il ne restait rien dans ses mœurs de la brutalité des caporaux ses grands-oncles. Leur esprit militaire avait subi en lui une transformation comparable à celle que leurs méthodes de guerre subissaient dans l’atelier de M. de Moltke. La vieille mécanique sauvage et rauque était devenue une machine savante, polie, aux ressorts bien huilés, moins repoussante d’aspect, plus terrible dans ses effets. Guillaume admettait comme une nécessité stratégique la cruauté d’état-major ; on chercherait vainement dans toute sa vie un trait cruel de caractère. Il était humain, d’une égalité d’humeur proverbiale, affable et souriant avec tous. Dans la représentation, il payait de sa personne, moins volontiers de sa bourse : parcimonieux comme tous ceux de sa maison, car ces soldats eurent toujours un côté de bons commerçans, gérant leur comptoir sans jamais se permettre une folie, sans songer au repos après fortune faite. Comme presque tous ses mérites, son amabilité d’étiquette provenait de sa ponctualité dans le service, l’amabilité étant une des charges royales ; elle suffisait à lui gagner les cœurs, quand on voyait ce vieillard, tombant de fatigue, se surmener pour achever le tour du cercle et entretenir le plus jeune officier pendant le temps voulu par l’usage. Il sacrifiait ses aises aux exigences de sa position, comme il sacrifiait ses opinions aux idées des ministres qu’il avait choisis, ses plans à ceux de son conseil de guerre. La royauté n’était pour lui qu’une abnégation de tous les instans, dans les petites choses et dans les grandes ; ainsi comprise, elle est le plus rude des travaux forcés ; cela ne la rend pas enviable, mais elle grandit infiniment et désarme la critique. En somme, la vie privée de l’empereur fut parfaitement digue, peu onéreuse à ses sujets, facile pour son entourage, régie tout entière, comme sa vie publique, par le sentiment du devoir professionnel. Ce ne sont pas de minces éloges pour un souverain presque absolu, tenté par une fortune folle et par les adulations qu’elle soulève. Les hommes en tiendront compte dans leurs jugemens sur Guillaume Ier.

À cette heure, les jugemens des hommes lui sont indifférens. Leurs éloges valent pour lui juste autant que ces ordres brillans, épingles sur la tunique du mort, autant que les cires qui fondent et les fleurs qui meurent sur le cercueil. L’empereur est devant son Dieu. Il rencontre des témoins à charge, nombreux, redoutables. Il y aurait présomption impie à vouloir deviner la sentence du seul juge qui ait le droit d’en porter une. Espérons, pour le comparant d’hier comme pour chacun de nous, que l’homme est jugé par le Dieu auquel il a cru. Ce qui ne signifie pas qu’il y en ait plusieurs. Il n’y en a qu’un ; mais étant l’intelligence infinie, il se manifeste sous des aspects aussi divers que DOS besoins, il se mesure à la portée de nos vues ; étant la justice et la mansuétude infinies, il ne peut demander compte à une âme que de la manifestation qu’elle a connue.


VI

« J’ai eu un rêve… C’était la dernière fête à la cathédrale… » Pour emplir cette église, les palais de l’Europe se sont vidés : depuis une semaine, de chaque train qui se hâtait vers Berlin, des familles royales descendaient. L’heure est venue : cloches, orgues, canons, toutes les voix appellent pour la Mort. Mais sa maison est petite, elle n’y admet que des hôtes de choix : les rois d’abord, les héritiers des plus lourdes couronnes, la foule des princes. Derrière eux, tout ce qui est assez qualifié dans l’Allemagne pour approcher le catafalque ; l’armée enfin, tout ce qu’on a pu faire entrer des états-majors, les vétérans des grandes guerres, les compagnons d’armes et les élèves du défunt. Chacun a revêtu son uniforme et pris son poste de parade, au rang marqué par le grade : c’est la dernière revue que passera le vieil empereur. Une seule place est vide, la première, celle du fils, de l’empereur régnant ; et l’on ne sait quelle est la plus funèbre, de la place vide ou de celle occupée par le mort. A ses pieds, les conseillers de la couronne lui présentent les insignes de son pouvoir : le diadème, le sceptre, le globe, les sceaux, les chaînes d’Ordres, l’épée, la bannière. Ces jouets d’opéra seraient risibles devant une bière, si le temps n’avait ennobli leur vanité ; des siècles d’histoire ont mis un sens profond dans leur symbolique puérile ; ce sont des idées vivantes, les idées sur lesquelles repose l’empire. Si l’on n’abstrait pas ces idées, si l’on n’atteint pas la vision spirituelle derrière les emblèmes, tout ici n’est qu’une figuration d’opéra : les simulacres accessoires, les costumes, les hommes eux-mêmes. La plupart d’entre eux ont peine à soutenir leurs rôles d’apparat ; chez presque tous, l’homme naturel reparaît sous l’acteur en scène. Ils s’entretiennent à voix basse des petits intérêts du moment, des préséances, des croix, des pensions, des charges qu’on va donner ou retirer, de toutes les intrigues qui agitent une cour à l’ouverture de ces vastes successions. Le peuple qui attend aux portes avec de vrais sanglots, de vraies prières, une vraie stupeur devant ce grand effondrement, s’il pouvait saisir le murmure discret des conversations dans l’église, il serait surpris de voir à nu ces cœurs où il ne suppose que des méditations magnifiques ; il y découvrirait les soucis vulgaires, les jalousies d’atelier, les distractions banales qui occupent d’habitude sa propre existence, toutes les menues convoitises et l’affairement vide d’une pensée d’artisan.

Malgré tout, l’heure, le lieu et la cérémonie sont augustes. Pour en retrouver la grandeur, il ne faut que s’élever dans les ombres supérieures de la nef, à la hauteur où n’arrive plus le murmure d’en bas, où parviennent seules les plaintes de l’orgue et les paroles sacrées de l’officiant. Contemplée à distance, dans le recueillement de là-haut, la foule qui entoure ce cercueil change d’apparence, d’âme et de siècle ; les figurans revêtus de ces costumes historiques reçoivent indifféremment d’autres noms. Ce sont les pairs de Guillaume, convoqués pour l’accueillir dans l’empire où les barrières du temps n’existent plus : tous, les Césars ses prédécesseurs, Charlemagne, Othon, Barberousse, Frédéric de Souabe, Rodolphe de Hapsbourg, Sigismond de Bohême, Charles Quint ; les margraves de Brandebourg, depuis Albert l’Ours ; les Hohenzollern, depuis Joachim, le premier de la race qui disputa à Charles d’Espagne le titre suprême, ayant lu dans les astres que la couronne royale et la plus haute dignité de la chrétienté appartiendraient à un chef de la maison de Brandebourg ; les vasseaux du ban impérial, tout ce qu’on peut lever entre l’Escaut et le Danube d’électeurs, de ducs et de comtes palatins ; le conseil aulique, les Diètes, les Hanses, les milices, les Porte-glaives, tout ce qui a droit de paraître au sacre et aux obsèques de l’empereur romain, dans les dômes d’Aix-la-Chapelle ou de Prague, de Ratisbonne ou de Francfort ; tous les soldats fameux qui ont guerroyé sous l’aigle double et foulé le monde avant celui-ci ; enfin toute l’Allemagne de l’histoire et de la légende, tous les héros qui ont incarné aux heures mémorables ses forces, ses ambitions, son génie, toutes les âmes fondues dans l’âme de la statue nationale que ces bras inertes dressaient naguère sur le coteau du Niederwald. — Vision, dira-t-on ; non, réalité. C’en était une pour l’agonisant, quand il appelait ce cortège à la fête de la cathédrale, quand il le voyait dans son rêve, avec la lucidité du dernier regard. C’en est une pour nous. Qui oserait dire que ce monde antérieur est moins réellement présent que l’autre à la cérémonie ? L’autre, foule anonyme qui va passer sans laisser de traces dans le souvenir, en quoi est-il plus vrai, plus réel ? Accordons qu’il est plus sensible, qu’il nous montre des chairs d’un instant, des oripeaux et des bâtons dorés sur ces coussins de velours : tout ce qu’on peut voir chaque soir, pour deux thalers, avec autant de sérieux et de pompe, sur les planches du théâtre d’à côté. Mais ici comme partout, ce qui est vrai, réel et grand, c’est l’Idée, et non sa représentation momentanée ; ce sont les formes permanentes où viennent se mouler successivement des êtres accidentels ; c’est le rôle, et non l’acteur. Dans cette église, l’assistance vraiment vivante est celle qui occupe fortement notre pensée, non celle qui se peint sur la rétine distraite de notre œil.

De même pour le convoi qui s’allonge sous les Tilleuls, grosse par ces députations de l’Histoire, maintenant que la dernière prière est dite et que l’empereur s’achemine vers le lieu de sa sépulture. La décoration est maigre, mal réussie, la foule désordonnée ; le ciel a seul drapé avec magnificence : il a jeté un blanc linceul de neige sur la ville enveloppée de crêpes. Quelques-uns regrettent la somptueuse mise en scène qu’un génie plus artiste suggère en pareil cas à d’autres races. Ce serait moins beau. Ce qui est beau, c’est la raison d’être des choses, aperçue à travers elles ; c’est la concordance de ce qu’on voit avec ce qu’on sait ce ou qu’on devine. Le deuil de ce peuple est rude, pauvre et simple comme lui ; on retrouve sa gaucherie et sa roideur dans la toilette mortuaire de sa triste capitale, sa brutalité dans l’expression de sa douleur. Comme il convient, une seule partie est irréprochable, la partie militaire. Aux funérailles du chef germain, il ne faut que son cheval de bataille et ses soldats. Que les régimens défilent bien, et c’est assez. Le spectacle fait réfléchir par ce qu’il montre et par ce qui lui manque. Dans le cortège, ceux que le regard suit avec le plus d’attention, ce sont trois absens : l’héritier d’abord, le souverain, absent de cet intervalle qui lui était destiné, derrière le corps ; absens aussi, les deux grands compagnons qui devraient être aux côtés du maître, le maréchal et le chancelier, disparus dans leurs retraites depuis l’instant de la mort. Tout le monde les cherche, comme on cherche, en examinant la machine qui donne le branle à un grand bâtiment, les deux leviers moteurs ; l’œil qui ne les rencontre pas ne s’explique plus le jeu des ressorts et la marche du navire.

L’empereur est sorti par la porte de Brandebourg. Les rois et les princes l’abandonnent, le peuple s’écoule ; son escorte a rompu les rangs sur la place de Paris, sous le drapeau en berne qui pend de cette dernière maison. C’est un drapeau aux trois couleurs. L’empereur continue seul, par l’allée de la victoire. Il passe au pied de la colonne. On sait de quoi elle est faite, la funeste tour de bronze : ils montrent encore leurs bouches muettes, saillantes sur le pourtour en couronnes symétriques ; leurs âmes prisonnières sont engagées dans la masse de fonte. Ils attendaient Guillaume depuis longtemps ; serviteurs de la Mort, ils savent qu’elle aime à varier ses trophées ; ils le regardent passer. Les chevaux pressent le pas vers Charlottenbourg. Craindrait-on qu’aux allées solitaires de cette forêt, dans la brume lugubre de cette journée d’hiver, un nouveau cortège se reforme pour remplacer la suite princière qui ne marche plus derrière le char ? Cortège de fantômes, qui guettait son tour à l’ombre de la lourde pyramide d’où il sort : spectres innombrables, jeunes hommes mutilés, mères en deuil, toutes les figures de la misère et de la souffrance, et des princes encore, mais dépouillés, sans diadèmes, conduits par un vieux roi aveugle, qui les a ramassés sur tous les chemins de l’exil pour venir témoigner les derniers au bord de la tombe impériale, pour y découvrir l’envers mauvais de cette glorieuse histoire.

Qu’est-il besoin d’appeler des fantômes imaginaires ? On en a vu un trop réel, celui qui attendait l’empereur au seuil du mausolée de Charlottenbourg : la Destinée n’inventa jamais une rencontre plus tragique. Un instant, il a paru derrière la vitre, à une fenêtre du palais ; pour la première et dernière fois, il a salué de loin la dépouille de son père ; son regard l’a suivie, comme elle entrait dans le lit de repos des Hohenzollern. Tout s’est évanoui, l’apparition fugitive qui venait de recueillir l’empire au passage, et le mort qui échappait aux mains de ses gardes sur la pente du caveau.

Une dernière salve de tous les canons d’alentour, chiens hurlant après leur maître ; et c’est fini de son bruit. — « J’ai eu un rêve… C’était beau. »


VII

Qui sait s’ils n’étaient pas plus vastes, les horizons de ce rêve, et quel sens profond Guillaume a pu mettre dans ces mots : « La dernière fête à la cathédrale ? » La vue des yeux qui se ferment est souvent prophétique, bien des voiles se déchirent devant eux. Le roi de Prusse a-t-il éprouvé le frisson de la fin pour son œuvre comme pour lui-même ? L’empereur d’Allemagne, expression suprême d’une forme de la vie historique, a-t-il vu cette forme s’affaissant après lui, caduque et vide de substance ? voulait-il faire entendre que ces funérailles d’un homme seraient à quelques égards celles d’un monde ? Plus d’un se l’est demandé, peut-être, parmi ces princes qui célébraient au Dôme la communion des grandeurs royales. Plus d’un, peut-être, a senti trembler quelque chose sous ses pieds, au bord de cette tombe entr’ouverte, trembler quelque chose sur sa tête, comme se retirait la main solide qui avait raffermi tous les trônes.

Après le premier moment de silence et l’explosion de regrets, le bruit de la vie renaît ; le peuple qui formait la haie dans Berlin revient de la triste fête ; c’en est une pourtant, puisqu’on n’a pas travaillé ce jour-là. Chacun regagne son faubourg, sa province, chacun reprend son outil et son cœur des jours ouvriers. Suivons-les au hasard par l’Allemagne, ces compagnons, écoutons ce qu’ils disent. De partout arrive à nos oreilles la même menace sourde contre le vieil ordre social ; moins violente et moins fanfaronne qu’en d’autres pays, mais plus tenace, raisonnée et constante comme le génie de ce peuple. Ce n’est pas le fracas du torrent qui écume ailleurs au grand jour, arrache quelques pierres, passe et tarit jusqu’à l’autre saison ; c’est le grondement lointain de la mer, amenant de l’infini ses vagues méthodiques, rongeant sans relâche tout le rempart des hautes falaises. Ces gens-là veulent comme voulait leur empereur, ils préparent leur règne avec la même patience qu’il avait mise à préparer le sien ; l’heure venue, ils le réaliseront par le même emploi scientifique de la force brutale. Des lois rigoureuses ferment leurs bouches et condamnent leurs presses ; le bulletin de vote leur reste ; la dernière fois qu’ils se sont comptés, ils étaient 800, 000. La rumeur de défi monte des villes et des campagnes : on l’entend sous le battement des métiers, dans ces fabriques serrées autour de Berlin comme les lignes d’une armée d’assaut ; sous le tapage des marteaux qui forgent les canons monstres, dans le vaste enfer des usines d’Essen ; dans les forêts du Hartz, entre les coups de la hache fouillant le tronc des sapins ; on l’entend sur le marché de Leipsig et sur le port de Hambourg, dans le convoi de recrues qui rejoint le régiment, dans la cale du paquebot où les plus désespérés s’entassent pour fuir au bout du monde la caserne et l’impôt. Elle monte des profondeurs de la terre, des mines de Thuringe et des houillères de Silésie ; pour la propager, les méchans Kobolds ont creusé le sol allemand jusque sous le socle de la Germania ; ils avaient enfoui leur arme, la dynamite, sous l’image de la patrie, sous les pas de leur empereur, qui faillit disparaître en consacrant cette image. Que sera-ce donc, maintenant que sa figure respectée ne fera plus hésiter les cœurs, maintenant que sa main victorieuse ne contiendra plus les rancunes politiques des uns, les aspirations particularistes des autres, les révoltes libérales des parlementaires, les passions religieuses des fanatiques, l’athéisme des libertins, et surtout les revendications sociales d’une masse qui trouve le pain trop rare, la gloire trop chère, le caporal trop dur !

Ce n’est pas seulement dans l’atelier qu’on entend saper l’empire, ou mettre en doute sa durée ; c’est dans le bureau du fonctionnaire, dans la chaire du professeur, dans le cabinet du philosophe, — et il y a beaucoup de philosophes en Allemagne. Là, on déduit théoriquement les raisons de la dislocation prochaine ; elles sont spécieuses. La chaudière, dit-on, éclatera faute d’une soupape. Un peuple laborieux ne peut se maintenir longtemps à ce degré de tension administrative et militaire ; s’il ne tourne pas contre l’étranger les armes qui l’écrasent, il les tournera contre lui-même. Comme le service universel en a appris l’usage à chaque mécontent, les bataillons n’auront pas de peine à se reformer contre ceux qui les ont instruits. On ajoute, et non sans quelque orgueil, que lorsqu’une refonte du monde est imminente, l’Allemand est désigné par l’histoire pour y procéder. C’est lui, le barbare qui a balayé la pourriture romaine et renouvelé une première fois les rouages d’une civilisation usée. Quand la conscience chrétienne réclama une réforme de l’église, tandis qu’on l’essayait ailleurs partiellement et sans succès, l’Allemagne la fit radicale et définitive ; des flots de sang coulèrent pour cimenter la foi nouvelle ; ils couleront, s’il le faut, pour la seconde réforme, celle du droit social ; elle trouvera des apôtres dans le pays de Jean Huss et de Luther, on verra surgir des Lassalle et des Marx plus heureux, mieux secondés. Pour ceux qui ont abattu des autels quinze fois séculaires, changé des dogmes et mis la main sur les trésors du Seigneur, ce sera jeu d’enfans de brûler un code, d’exproprier des comptoirs et des banques, de loger la république populaire dans l’édifice impérial, réparé d’abord, puis rendu inhabitable par l’absolutisme prussien.

Voilà ce qu’ils répètent, et personne n’y contredit, parmi ceux-là mêmes qui seront frappés les premiers. Seulement, les uns disent : demain, les autres : après-demain, selon le degré d’optimisme. Les voix d’en bas nous tromperaient-elles ? Écoutons la plus haute, celle de l’homme qui doit connaître son œuvre, puisqu’il l’a faite. Il lutte devant la porte du monument, pour la défendre quelques années encore ; mais il sait que les siennes sont comptées, et qu’après lui nul ne sera de taille pour cette lutte ; il sait qu’il est venu trop tard, dans un siècle ingrat pour les architectes du passé, et que le lourd monument gothique porte sur un sol fouillé par les termites. Comme tant d’autres grands esprits de ce temps-ci, qui ont prophétisé pour des dieux qu’ils ne servaient pas, il reste fidèle aux siens, dévoué aux intérêts de sa condition ; mais son génie regarde par-dessus le mur qu’il bâtit et dénonce la vanité de ce qu’il fait devant la fatalité de ce qu’il voit. M. de Bismarck n’a jamais caché ses pensées intimes ; en ses jours d’humeur, il prédit l’avenir, et il le prédit sombre. Que de fois, du haut de la tribune du Reichstag, sa voix ironique a soufflé sur les illusions de ceux qu’il sert, en Allemagne et au-delà ! Le fond de ses discours les plus sincères est un étrange composé d’orgueil et de philosophie sceptique ; on peut le condenser dans cette phrase : « Si l’on ne m’écoute pas, le vieux monde est perdu ; il le sera quand je ne parlerai plus. » Le 29 novembre 1881, il montrait la république comme le terme fatal de l’évolution libérale, « tant que le progrès est livré à lui-même et que le militarisme prussien ne lui oppose pas une digue. » Il ajoutait : « Avec tout le poids que mon expérience et ma position donnent à mon témoignage, j’exprime ma conviction que la politique du parti progressiste nous rapproche lentement de la république. » Or, il n’ignore pas qu’après lui, les progressistes auront tôt ou tard les mains libres. Pour se consoler, dans ce même discours, il promenait ses regards sur l’Europe, il marquait l’heure de la république au cadran des divers états, il l’annonçait prochaine à celui qui est aujourd’hui l’un de ses meilleurs alliés. Les réserves de style et les conditionnels de courtoisie adoucissaient à peine l’affirmation qui était dans sa pensée ; on sentait que la source amère jaillissait des profondeurs méditatives de cet esprit, entre les blocs de granit accumulés sur elle par l’homme d’action. Comme toujours en pareil cas, il se tournait vers le foyer du mal, il donnait en exemple la nation de scandale. Quand il feint de s’émouvoir contre nous, ce ne sont pas quelques déplacemens de garnisons qui l’effraient, comme il le dit et le fait croire au vulgaire ; c’est le principe antagoniste que nous personnifions dans le monde vis-à-vis du sien ; il en méprise la valeur morale, mais il en connaît la force historique, et il la redoute.

Il y a pensé sans doute plus d’une fois, au lendemain du coup irréparable qui découronnait son principe. Pendant la fête de la cathédrale, où il ne figurait pas, tandis que la. Mort traçait sur son tableau noir cette vision d’apothéose, le contemplatif de Varzin revoyait peut-être, sur ce même tableau, l’autre allégorie funèbre qu’elle y peignait naguère dans Paris. Trois années à peine séparent les deux chefs-d’œuvre de l’inimitable artiste ; un rien de temps oublié, pour celui qui regardera dans cent ans, et qui verra les deux grandes fresques symboliques sur le même plan, simultanées, parallèles, placées à la fin de notre siècle pour en résumer le sens, comme ces représentations totales de la vie que les Égyptiens gravaient à l’issue de leurs galeries sépulcrales,


VIII

C’est une autre fêle, sous le dôme du ciel. Le soleil de juin l’éclaire. La France porte son poète au Panthéon. Des flancs de l’arche triomphale, là-haut, un fleuve d’hommes descend, grossit en route et devient une mer. Ce peuple, lui aussi, suit le cercueil d’un souverain, du seul qu’il ait reconnu et respecté. Comme l’autre, ce monarque s’en va chargé du poids de son siècle, de son œuvre et de sa gloire ; comme l’autre, il a passé les limites ordinaires de la vie humaine, et chacun de ses jours a été une journée de travail. En France, comme aujourd’hui en Allemagne, c’est la même stupeur devant une mort qui ne semblait pas possible, le même désarroi devant un vide que nul ne peut combler. Mais ici, point de couronne, pas de simulacres, pas de gardes. Les seuls serviteurs qui escortent le défunt, ce sont des maîtres imprimeurs. Avec cette poignée de soldats et quelques livres de fonte, moins qu’il n’en faut pour forger un des canons de l’autre roi, celui-ci a conquis son empire. Empire plus vaste, car les deux hémisphères en relèvent, ils ont envoyé leurs délégations ; plus absolu, car personne ne le conteste ; plus durable, car il s’augmente de tous ceux qui naissent. Derrière le char, on devine aussi des fantômes ; ce ne sont pas des morts stériles, retranchés à jamais de la vie universelle ; ce sont des créatures fécondes et bienfaisantes, ajoutées à celles de Dieu pour doubler le monde réel d’un monde enchanté. Le convoi traverse lentement la ville, fendant à grand’peine ces masses compactes de sujets ; leur nombre défie tout calcul, l’histoire n’a pas souvenir d’une pompe aussi colossale : c’est un peuple entier qui roule ce mort dans ses flots.

Qui est-il donc, ce peuple, et quels sentimens le poussent ? Si l’on extrait du cortège l’élite intellectuelle de la nation, — et elle ne fait pas compte, goutte d’eau perdue dans cet océan, — si l’on prend séparément chacun de ces anonymes, il n’y aura pas de mots pour dénombrer les ridicules et les sottises qui se sont donné rendez-vous aux obsèques de ce roi de l’esprit. On voit là toutes les palinodies de la politique d’estaminet, toutes les inventions grotesques ou indécentes de la plèbe, toutes ses passions mesquines ou niaises ; durant des jours et des nuits, elle s’est fait un jouet de ce cadavre, elle ne se résolvait plus à s’en séparer, elle s’ébaudissait autour de lui aux chansons et aux ripailles. Parmi les spectateurs accourus sur les larges voies où on le promène, c’est la curiosité ignorante, la gaité triviale, qui dominent ; bien peu pourraient dire ce qu’a fait le poète, pourquoi ils l’admirent, pourquoi ils sont là ; les raisons qu’ils donnent confondent la raison.

Pourtant, ce spectacle est grand, comme celui de Berlin, autrement que celui de Berlin. Là-bas aussi, sous l’éclat des dignités et les dehors imposans, nous avons surpris les petitesses au fond des cœurs ; et il a fallu regarder les emblèmes puérils à travers de longues traditions pour retrouver ce qu’ils ont d’auguste. Ici encore, si l’on veut être également juste, il faut oublier ces bannières, ces exhibitions foraines, ces propos idiots ; il faut recourir à la vision spirituelle et s’élever au total magnifique de ces misérables unités ; alors on pourra abstraire l’idée inconsciente qui travaille ce monstrueux animal ; ce n’est qu’un instinct confus, dans chacun des membres isolés qui le composent ; multiplié par la masse et séparé de l’alliage qui le déshonore, cet instinct devient une idée. Quand trois cent mille hommes sont réunis, il se forme un cerveau collectif, et dans ce cerveau une pensée claire ; chacun d’eux la voit mal, tous ensemble la voient bien.

L’idée incarnée dans l’empereur d’Allemagne apparaissait nettement, un long passé historique l’éclairait. L’idée symbolisée par la foule dans le poète révolutionnaire, — arbitrairement ou non, peu importe, l’homme n’est ici qu’un prétexte à l’explosion d’un sentiment, — est plus difficile à dégager, étant plus neuve ; elle est à peine formulée dans l’histoire d’hier. — Ce peuple célèbre à la fois la souveraineté du génie humain et sa propre souveraineté. Il contente ses besoins contradictoires : le premier, qui est de reconnaître un maître, une puissance, de l’admirer et de la servir ; le second, qui est de la choisir lui-même, librement, et de ne l’accepter que dans la mesure où elle ne le contraint pas. Une puissance intellectuelle satisfait à merveille aux deux conditions. Mille motifs accessoires viennent se greffer sur le principal, suivant les bizarreries de chaque esprit, mais le principal les absorbe tous : c’est la fête de l’intelligence et de la liberté. Le rite est inconvenant, théâtral, on le reconnaît : il a déjà servi pour la déesse Raison. L’objet du culte est généreux et élevé. Chimère idéale peut-être, mais qui vaut bien l’adoration de la Force victorieuse.

Et c’est une force aussi, l’enthousiasme désintéressé qui précipite derrière ce mort la population d’une ville. Vis gallica, au moins égale au furor teutonicus. Pour être irrésistible, il ne lui faudrait qu’un régulateur. Il manque dans la procession païenne. L’œil cherche vainement une croix, un signe religieux, un indice quelconque d’une foi, pour rattacher ces nobles aspirations aux vérités éternelles qui devraient les envelopper. Il ne comprend pas, ce peuple, que pour contenir l’orgueil du génie, pour justifier et corroborer la liberté absolue du citoyen, rien n’est si nécessaire qu’une règle morale imposée d’en haut. A le voir passer ainsi, on tremble pour lui, et l’on se rappelle la parole du grand orateur : «… Vous verriez ce que peut faire dans le cœur humain la terrible pensée de n’avoir rien sur sa tête. » L’absence d’une règle et d’un frein au ciel ou sur la terre, là est le danger de la force qui se révèle à nous dans le convoi du poète. A Berlin, c’est le danger contraire ; la force que nous considérions là-bas est toute militaire et hiérarchisée, depuis le caporal jusqu’à Dieu ; mais elle étrangle le peuple qu’elle a soulevé si haut ; un instant de défaillance, et tout peut s’écrouler.

Les deux forces, telles que ces deux cortèges les traduisent aux yeux, sont en présence depuis le commencement du siècle. Quand il naquit, la force nouvelle débordait sur l’Europe, elle avait tout subjugué. Depuis, elle a exercé de courtes reprises, à ses heures d’explosion. La force ancienne a eu sa revanche la plus complète avec l’empereur Guillaume ; il l’a concentrée, portée à son maximum de tension, il lui a rendu pour un temps la disposition du monde. Comment s’établira dans l’avenir l’équilibre des deux forces ? Laquelle fera pencher le monde ? C’est le secret de Dieu. Nous n’aurions pas de peine à le deviner, si nous savions discipliner la nôtre et l’appliquer à un seul objet. Elle est d’essence supérieure, puisqu’elle contient l’idéal vers lequel l’humanité gravite.


Le poète et le conquérant se sont rejoints dans l’histoire. On sait comme il décroît vite, ce grand bruit de ceux qui ont occupé la terre, comme il s’évanouit bien avant que cette terre ait repris leur chair dans ses entrailles. Sous les coups de la Mort, la mémoire des hommes est comme l’eau où un enfant jette des pierres : les plus grosses font des cercles un peu plus larges ; petites ou grosses, avant que les pierres aient touché le fond, les rides s’effacent, l’eau a oublié. — Oublions le rêve, mauvais pour nous, qui vient de finir dans la tombe de Charlottenbourg. Et maintenant, vivons. Vivons mieux, s’il se peut. Vivons unis. Ne désespérons pas. L’heure nous invite aux pensées qui doivent être désormais les nôtres. Au jour où s’envoleront ces pages, avec les derniers échos du glas qui tintait hier dans les neiges de Berlin, d’autres cloches lanceront leurs volées dans les premières joies du ciel d’avril ; elles sonneront à tous les cœurs le réveil, la vie, l’espérance. Cloches de Pâques, cloches de France, parlez-nous de la résurrection I


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. voir, en particulier, la plus récente et la plus équitable des grandes publications sur ce sujet, l’Empereur Guillaume et son règne, par M. Edouard Simon ; Paris, 1887.
  2. E. Lavisse, l’Allemagne impériale. — En général, tout ce qu’on pout dire ici sur le caractère de Guillaume est forcément une redite, après les études de M. Lavisse. Cette physionomie appartient à l’historien qui l’a arrêtée d’un trait si juste, si profond. L’empereur allemand aura trouvé son Holbein de ce côté du Rhin.