Voyage de Marco Polo/Livre 1/Chapitre 44

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XLIV
De la ville de Lop et d’un fort grand désert.


Lop est une grande ville à l’entrée d’un grand désert[1], située entre l’orient et le septentrion ; les habitants sont mahométans ; les marchands qui veulent traverser le grand désert doivent s’y pourvoir de vivres. Ils s’y reposent pour cet effet pendant quelque temps pour acheter des mulets ou de forts ânes, pour porter leurs provisions, et à mesure que les provisions diminuent, ils tuent les ânes ou les laissent en chemin, faute de pouvoir les nourrir dans ce désert ; ils conservent plus aisément les chameaux, parce que, outre qu’ils mangent fort peu, ils portent de grosses charges. Les voyageurs rencontrent quelquefois dans ce désert des eaux amères, mais plus souvent de douces, en sorte qu’ils en ont tous les jours de nouvelles pendant les trente jours qu’il faut au moins employer pour le passer ; mais c’est quelquefois en si petite quantité qu’à peine y en a-t-il suffisamment pour une bande raisonnable de voyageurs. Ce désert est fort montagneux, et dans la plaine il est fort sablonneux ; il est en général stérile et sauvage, ce qui fait qu’on n’y voit aucune habitation. On y entend quelquefois, et même assez souvent pendant la nuit, diverses voix étranges. Les voyageurs alors doivent bien se donner de garde de se séparer les uns des autres ou de rester derrière ; autrement ils pourraient aisément s’égarer et perdre les autres de vue, à cause des montagnes et des collines, car on entend là des voix de démons qui appellent dans ces solitudes les personnes par leurs propres noms, contre faisant la voix de ceux qu’ils savent être de la troupe, pour détourner du droit chemin et conduire les gens dans le précipice. On entend aussi quelquefois en l’air des concerts d’instruments de musique, mais plus ordinairement le son des tambourins. Le passage de ce désert est fort dangereux[2].

  1. L’étendue immense qui sur nos cartes d’Asie porte le nom de grand désert de Gobi ou Cha-mo (sables mouvants).
  2. « Les phénomènes extraordinaires que rapporte ici Marco Polo, remarque M. Pauthier, ne sont pas, quelque étranges qu’ils puissent paraître, aussi rares et absolument incroyables qu’on pourrait le croire. La part étant faite aux amplifications populaires, on peut admettre de certains effets de mirage ou d’écho qui ont frappé les voyageurs, disposés aux illusions par les fatigues endurées en traversant ce pays. » Le savant commentateur cite à l’appui de sa remarque plusieurs passages de récits contemporains où des phénomènes tout naturels ont été observés que de certains esprits eussent assurément interprétés comme manifestations surnaturelles.