La description géographique des provinces/Livre 2 - 01 à 07
De la puiſſance & magnificence de Cublai
grand Cham de Tartarie.
Chapitre I.
n ce ſecond livre j’ay determiné deſcrire la ſumptueuse magnificence, ſingularitez, puiſſance & richeſſes, avec le gouvernement & adminiſtration de l’Empire du grand Cham, Empereur des Tartares, nommé Cublai à present regnant, Car en magnificence & ample domination il surpaſſe ſans comparaiſon tous ſes predeceſſurs, auſſi il a tellement eſtendu les limites, & frontieres de ſon Empire, qu’il à preſque reduict tout l’Orient en sa puiſſance & ſubjection. Ce grand ſeigneur Cublai eſt deſcendu de la lignée de Chinchis premier Empereur de Tartarie, & le ſixieſme en ordre, qui commença à regner des l’an de l’incarnation de noſtre Seigneur mil deux cens cinquante ſix, gouvernant ſon peuple avec grande ſageſſe & gravité. Il eſt bel homme, bien adextre & exercité aux armes, robuſte & bien diſpos de ſes membres, avec promptitude d’eſperit, pour entreprendre & executer grandes choſes, toutesfois avec conſeil, uſant de grande
providence & diſcretion au gouvernement de ſon peuple, car au paravant qu’il parvint à l’Empire, il s’eſt pluſieurs fois porté vaillamment en guerre, ayant reputation de prompt & hardy capitaine, & en toutes autres choſes s’eſtoit demonſtré prudent & diſcret. Toutesfois depuis qu’il a eu le gouvernement de l’Empire, il ne s’eſt trouvé qu’une fois en bataille : car il y a touſjours commis ſon lieutenant, ou l’un de ſes enfans, ou quelque autre grand ſeigneur de ſa court.
De la rebellion que fist Naiam contre Cublai.
Chapitre II.
ous avons dict cy deſſus que l’Empereur Cublai ſ’eſt trouvé ſeulement une fois en bataille pendant ſon regne, mais maintenant en dirons la cauſe. En l’an mil deux cens quatre vingtz & ſix, un de ſes neveux nommé Naiam jeune homme de l’aage de trente ans, eſtant gouverneur en pluſieurs provinces & ſur divers peuples, eſmeu par temerité & preſumption, s’eſleva contre ſon oncle & ſeigneur ſouverain l’Empereur Cublai, dreſſant & mettant ſus alencontre de luy une groſſe armée. Et afin de mieulx s’aſſeurer de la victoire pour eſtre le plus fort, trouva moyen d’aſſocier en ceſte rebellion un autre Roy nommé Caidu nepveu du grand Cham.Caydu, qui ſemblablement eſtoit nepveu de l’Empereur Cublai, mais avoit conceu alencontre de luy inimitié & malveillance mortelle. À quoy facilement ſ’accorda de luy donner confort & ayde en ceſt affaire, meſmes luy promist de ſ’y trouver en personne, & mener avec luy cent mil hommes en armes. Eulx donc ſuyvant leurs deſſeinctz, delibererent d’eulx aſſembler avec leurs forces en une certaine campaigne, pour de la entrer en pays, & courir ſus à l’Empereur. Et deſlors Naiam avoit en ſon camp environ Je croy que il y a icy faulte, & qu’on y a mis quadringenta pour quadraginta, c’est 400000 pour 40000.quatre cens mil hommes en armes.
Comment l’Empereur prevint & ſe fortifia
contre ſes ennemis.
Chap. III.
eſte entreprinſe fut incontinent deſcouverte à l’Empereur Cublai, & de quel couraige ſes nepveuz de conſpiration publique s’eſtoient eſlevez contre luy. Au moyen dequoy il jura par ſon chef, & ſa couronne Imperialle qu’il ſe defendroit d’eulx, & oultre ſe vengeroit de l’audace & temerité de ſes ennemis. Et de faict en moins de vingtdeux jours il aſſembla tumultuairement & ſelon l’exigence de l’entreprinſe une aſſez groſſe armée, aſçavoir de Not. qu’il y a 360000 pour 36000.trenteſix mille chevaulx, & cent mille hommes de pied, & ce des environs de la cité de Cambalu ſeulement. Et combien qu’il euſt peu aſſembler & mettre ſus une plus groſſe armée, eu eſgard à ſa puiſſance, & grandeur de ſon Empire. Toutesfois voulant ſurprendre & charger à l’improviſte ſon ennemy, ne voulut s’arreſter à faire pluſgrand amas de gens, de peur que ſon entreprinſe fuſt deſcouverte à ſes ennemis, & que advertiz de ce, ilz prinſſent la fuyte, ou ſe retiraſſent avec leur armée en quelque fortereſſe, en laquelle ilz ne peuſſent facilement eſtre rompuz & deſconfictz, joinct auſſi que l’Empereur Cublai avoit lors d’autres armées en campaigne, qu’il avoit envoyées en diverſes provinces pour les ſubjuguer & conqueſter, leſquelles il ne voulut revoquer, & faire retourner, pour ne donner à congnoiſtre ſon intention, ains commanda Bons ſtratageme de guerre.d’obſerver ſoigneuſement & prendre garde ſur les chemins, paſſaiges, & frontieres, qu’aucun ne portaſt nouvelles à Naiam de ſon entrepriſe, & qu’il ne peuſt eſtre preadverty de ſa venue, au moyen dequoy tous allans & venans eſtoient arreſtez par les gardes à ce commiſes, de peur que Naiam en ſceuſt ſeulement le bruit. Les choſes ainſi diſpoſées, l’Empereur Cublai demanda l’advis & conſeil de ſes aſtrologues ſur l’evement de ceſte guerre, & en quel temps & quelle heure il debvoit partir & marcher en bataille contre l’ennemy, pour ſelon les diſpoſitions fatalles heureuſement ſucceder, leſquelz luy predirent tous d’un commun accord l’heureux ſucces de la guerre & qu’il eſtoit temps de partir pour obtenir victoire de ſes ennemis.
De la victoire de Cublai contre Naiam.
Chap. IIII.
onc l’Empereur Cublai fiſt diligemment marcher ſon armée, tellement qu’il parvint en brief temps juſques aupres d’une grande plaine, en laquelle Naiam s’eſtoit campé, attendant le Roy Caydu, qui venoit à ſon ſecours. Or pour ceſte nuict l’Empereur Cublai aſsiſt ſon camp, & le fiſt repoſer ſur un petit couſtau aſſez pres des ennemis ſans rien eſmouvoir ne faire aucun bruit. Alors les gens d’armes & ſoldatz de Naiam, ne ſe doubtans de riens, comme ne ſachans la venue de leur ennemy, vagoient ça & là deſarmez par la campaigne, faiſans grande chere ſans ſoucy, ne craincte d’aucun. La nuict paſſée, & ſi toſt que le jour commença à poindre l’Empereur Cublai à la deſcente du couſtau, miſt en ordre ſon armée, laquelle il diviſa en douze bataillons en chacun deſquelz il miſt trois mille hommes de cheval. Et au regard des gens de pied, ilz eſtoient mis en tel ordre, qu’en plusieurs endroictz à chacun homme de cheval il y avoit deux hommes de pied de chacun coſté, ayans lances, & bois long pour les ſervir. Quand à l’Empereur il eſtoit aſsis en un Chaſteau de l’Empereur, porté par elephans.chaſteau porté par quatre elephans (choſe admirable) auquel eſtoit ſemblablement l’enſeigne imperialle. Or quand ceulx de l’armée de Naiam eurent aperceu les enſeignes deſployées & l’Empereur Cublai & ſes bataillons marchans contre eulx en bataille rangée, ilz furent grandement effrayez, car ilz attendoient encores le ſecours du Roy Caydu, auquel ilz avoient leur pluſgrande fiance : & ſoubdainement coururent au pavillon de Naiam pour l’en advertir, lequel ilz trouverent couché avec une concubine qu’il avoit amenée avec luy. Lors Naiam promptement ſe reſveille, & en la plus grande diligence qu’il peult, miſt ſes gens en ordre, & par bandes. Or tous les Tartares ont de couſtume au paravant que d’entrer en bataille, de premierement ſonner les trompettes, tabourins, phiffres, & autres inſtrumens de guerre, & oultre chanter à haulte voix, & juſques à ce que le Roy leur ayt baillé ſigne de marcher & courir ſus à l’ennemy. Ainſi apres que les deux armées eurent finy leurs ſons & clameurs, l’Empereur commanda ſonner l’alarme & Bataille.donner dedans les ennemis : ce que promptement fut faict, & commencerent à tirer de leurs arcz de telle furie que les fleſches & ſagettes tumboient du ciel druz comme greſle. Et apres que le traict fut ceſſé, prindrent leurs lances & eſpées & vindrent à eulx joindre & approcher, recommençans la bataille plus furieuſement que devant : & lors y eut grande occiſion & tuerie d’une part & d’autre. Or ce Naiam eſtoit Chreſtien de nom, & profeſsion, combien qu’il fuſt mauvais obſervateur de la foy Chreſtienne, & en fiſt mal les œuvres, ce neantmoins avoit faict mettre en ſon principal guidon & enſeigne, le ſigne de la croix & avoit grand nombre de Chreſtiens en ſon camp. La bataille dura depuis le poinct du jour juſques à midy fort aſpre & cruelle, & y fut tué grand nombre de gens d’une part & d’autre. Et juſques à ce que finablement Victoire de Cublai.l’armée de Naiam commença à decliner, ſe rompre, & mettre en route, l’Empereur Cublai eſtre ſuperieur & victorieux. Entre ceulx qui ſe misrent en fuyte fut prins Naiam prisonnier, & grande multitude de ſes gens occis en fuyant.
Comment Naiam fut faict mourir.
Chapitre V.
onc le Roy Cublai ayant en ſes mains ſon adverſaire priſonnier, commanda incontinent qu’on le feiſt mourir, pour ſa grande temerité d’avoir excité ceſte rebellion, & prins les armes contre ſon seigneur. Mais pour autant qu’il eſtoit yſſu de ſa lignée, il ne voulut point que la terre fuſt arrouſée du ſang royal, ou que l’air & le ſoleil veiſſent aucun deſcendu de royalle lignée, ainſi malheureuſement mourir. Nouvelle manière de mort.Au moyen de quoy il commanda qu’il fuſt lyé & enveloppé dedans un tapiz, & par tant de foys & ſi long temps ſecoux, remué, tourné & viré, que finalement à fault de reprendre halaine il fuſt eſtouffé & ſuffoqué. Apres la mort de Naiam, tous les principaux chefz & capitaines de ſon armée, enſemble les ſoldatz & gendarmes, qui s’eſtoient eſchappez de la bataille, & ſaulvez à la fuyte, ſe vindrent rendre & ſubmettre à la ſubjection & obeyſſance de l’Empereur Cublai. Et deſlors accreurent à ſa ſeigneurie & Empire quatre provinces, aſſavoir Funoria, Cauli, Barſcol, & Sinchintinguy.
La reprimende que feist Cublai aux Juifz & Sarrazins,
qui blaſmoient & meſpriſoient le ſigne de la croix de Jeſus Chriſt.
Chapitre VI.
r les Juifz & Sarrazins qui eſtoient en l’armée de Cublai, soubz pretexte de telle victoire, commencerent à dire pluſieurs injures & parolles oultrageuses aux Chreſtiens, qui avoient eſté au camp de Naiam, leur diſant que le Chriſt duquel le signe eſtoit pourtraict au guidon de Naiam, n’avoit peu les ayder & ſecourir, & chacun jour leur en faiſoient de grands reproches & contumelies, au grand ſcandale, meſpris & deriſion de la puiſſance de Jeſus Chriſt, qu’ilz diſoient eſtre vaine & frivolle. Au moyen dequoy les Chreſtiens qui s’eſtoient renduz à l’obeiſſance & ſubjection de l’Empereur Cublay, eſtimans eſtre choſe indigne d’un Chreſtien, de ſupporter & endurer un tel blaſpheme, à la diminution de la gloire & honneur de Jeſus Chriſt, en feirent leur plainctif à l’Empereur, luy remonſtrans de quel poix & conſequence leur eſtoient telles contumelies. Alors l’Empereur feit appeller & aſſembler devant luy les Juifz, Sarrazins & Chreſtiens. Et premierement se tournant vers les Chreſtiens leur diſt : Harengue du grand Cham aux Chreſtiens.Voſtre Dieu par ſa croix n’a pas voulu donner aucun ſupport, n’ayde à Naiam, mais pour cela n’en debvez avoir honte ne faſcherie : car le dieu bon & juſte n’a pas voulu favoriſer à une telle injuſtice & iniquité. Naiam a eſté traiſtre & deſloyal envers ſon ſeigneur, & contre tout droict & equité, luy à ſuſcite guerre & rebellion, puis en ſa meſchanceté & felonnie à imploré l’ayde de voſtre Dieu, mais luy comme bon Dieu, juſte & droict, ne luy a voulu porter faveur en ſes malverſations. Et au regard des Juifz & Sarrazins qui ainſi detractoient & ſugilloient l’honneur des Chreſtiens, l’Empereur leur defendit expreſſement, que dela en avant aucun ne preſumaſt blaſphemer ne detracter contre le Dieu des Chreſtiens, ne ſa croix. Ainsi furent contrainctz eulx taire. Donc Cublai ayant appaiſé & pacifié ceſte diſſenſion, s’en retourna victorieux & en grande joye en ſa cité de Cambalu.
En quelle maniere le grand Cham recompenſe
ſes genſdarmes apres la victoire obtenue.
Chapitre VII.
uand l’Empereur Cublai retourne victorieux de quelque guerre, il recongnoiſt & remunere ſes Capitaines, chefz de bandes, & caporaulx en ceſte maniere. Celuy qui au paravant n’eſtoit que centenier, l’eſlevera en plus haut degré, & luy baillera charge de mil hommes, & ainſi par ordre & degrez il eſlevera chacun des chefz, Ducz & capitaines en plus hault eſtat & dignité : leur faisant en oultre pluſieurs preſentz de vaiſſelle d’or & d’argent, & leur octroyant pluſieurs privileges & immunitez, leſquelz privileges ſont inſcriptz & engravez en certaines tables, ou lames de cuyvre, d’un coſté deſquelles ſont contenuz ces motz : Pour la vertu du grand dieu, & pour la grace indicible qu’il a conferée à l’Empereur, le nom du grand Cham soit beneiſt. De l’autre coſté est engravée l’image d’un lyon, avec le soleil, & la lune, ou la figure d’un gerfault, ou de quelque autre beſte. Enſeigne de faveur. Et ceulx qui ont ces tablettes merquées du lyon avec le ſoleil & la lune, ilz les portent sur leurs veſtemens quand ilz vont par la ville, & en lieu public, en ſigne de grande authorité. Mais celluy qui porte l’image du gerfault, peult d’un lieu en autre mener & conduyre toute l’armée de quelque Prince, ou Roy de Tartarie. Ainſi toutes choſes ſont diſtribuées ſelon leur ordre, & par ces tables eſt demonſtré à qui on doibt porter reverence & obeyſſance. Et s’il y a aucun qui ſoit refuſant d’obeyr & faire ſon debvoir, ſelon la demonſtrance qui luy eſt faicte par ces tables, & qu’il ne tienne compte de l’auctorité d’icelles, incontinent on le faict mourir comme rebelle à l’Empereur.