Le Diable à Paris/Série 2/Le Jardin du Roi

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LE JARDIN DU ROI
par gustave droz

Je sortais ce matin, vers midi, du théâtre de la Porte-Saint-Martin, et, tout en mettant dans ma poche le coupon de loge que je venais d’y prendre, je me disposais à remonter en voiture, lorsque j’aperçus devant les affiches un grand monsieur sec, long, à cheveux blancs et à nez pointu, qui se tenait en équilibre sur la jambe droite. Il ne resta qu’un instant dans cette posture instable, — sans doute il souffrait du pied gauche, — mais ce brave monsieur avait été si comique, qu’il me fut impossible de ne pas rire et de ne pas me rappeler le héron du Jardin des Plantes. Du héron, j’en vins à penser aux autruches, à l’ours Martin, aux petites cahutes en paille, au jardin botanique, noyé dans le soleil… Bref, je dis au cocher de me conduire au Jardin des Plantes par les quais, et j’allumai un cigare tout joyeux. Il y avait plus de dix ans que je n’avais vu l’éléphant et le cèdre.

Lorsqu’une idée riante vous traverse le cerveau, je trouve qu’il faut s’y accrocher et la suivre jusqu’au bout. C’est la réunion de tous ces petits bonheurs, de toutes ces petites joies imperceptibles, et que la masse néglige, qui constitue la sérénité de la vie. Il n’y a pas de plaisirs insignifiants ; ils s’enchaînent l’un à l’autre, comme les grains d’un chapelet. La question est de n’en point omettre, de ne pas laisser passer un rayon de soleil sans tendre le dos, pas un éclat de rire sans prêter l’oreille. Je suis de ceux qui se mettent à la fenêtre quand un régiment passe, musique en tête, qui se réservent un livre amusant pour un jour de pluie, qui ménagent leurs plaisirs, se préparent des joies et sautent sur celles qui se présentent comme un écureuil sur une noix.

Mais tout cela nous mènerait bien loin. Quant à présent, il ne s’agit que de l’ours Martin et des feuilles qui poussent. Parlons de tout cela, et si vous avez une demi-heure à perdre, cher lecteur, entrez avec moi dans le Jardin du Roi.

Je dis Jardin du Roi, et c’est avec intention. On est là dans un lieu qui appartient au passé. Il y a là, dans la grille d’entrée, dans ces cahutes empaillées et ces allées palissadées de treillage rustique, dans ces maisonnettes à petits carreaux, cachées dans le lierre, dans ces pignons élevés, ces mansardes d’une autre époque, un petit air vieillot qui vous rajeunit de quatre-vingts ans ; il semble que rien ne soit changé depuis Louis XVI, et j’y éprouve les mêmes impressions qu’au Petit-Trianon. J’apercevrais le vieux Duranton ou l’estimable Buffon, en ailes de pigeons et l’épée au côté, dans l’un de ces petits bosquets qui ont l’air de joujoux, que je ne serais pas étonné. — Oui, c’est bien là le Jardin du Roi, et le factionnaire devrait avoir la culotte courte, la grande guêtre noire et le lampion à cocarde.

Dans tous les pays d’Europe vous trouverez des ménageries plus riches et plus grandes que celle de Paris ; partout vous trouverez des allées plus larges, un emplacement plus vaste, des bâtiments plus grandioses et plus neufs, mais peu m’importe. Ce que j’aime, c’est précisément cette vieillerie, c’est cet amphithéâtre en forme de temple grec, devant lequel j’achetais des pains de seigle quand j’étais tout bambin, ce labyrinthe qui me semblait une montagne et qui me paraît si petit maintenant ; la lunette qui est en haut, et dans laquelle je regardais moyennant un sou, en montant sur un petit banc — et l’homme au chapeau graisseux qui disait de sa voix éraillée : À droite, au-dessus de la cheminée qui fume, vous apercevez…, etc. ! — Et quand la cheminée ne fumait pas on cherchait longtemps. — Comme il sentait le vin, cet homme ! Vous souvenez-vous aussi, sur les colonnes en fonte du kiosque, les centaines de noms de baptême et de cœurs enflammés ? — Comme cela m’intriguait, ces cœurs enflammés ! et lorsque je voyais, dans les petites allées étroites et sinueuses, toutes sombres, sous la verdure, le voltigeur au pompon jaune, cheminant près de sa payse, la main sur la poignée de son sabre, je suivais des yeux le pompon jaune, et je restais rêveur, tout en grignotant mon pain de seigle. Vers le milieu du labyrinthe, à l’endroit deux allées se réunissent, vous rappelez-vous le marchand de bagues en perles et de coco à la glace — à la glace ! — il était là, sous un arbre à petites feuilles, pimpant, gai près du treillage, auquel étaient accrochés des cerceaux, des cordes et des filets pleins de balles. Et le cèdre, avec ses bras immenses et son feuillage serré, sous lequel la voix devient sonore comme dans une église ! Je montais sur le banc de pierre qui entoure le géant, et l’histoire du chapeau qui avait contenu ce colosse me plongeait dans un océan de rêveries. Et les serres, et la fosse aux ours, avec son arbre où Martin ne montait jamais ! —
Le cèdre du Jardin des Plantes.


Et le squelette de la baleine ! et.. ; et tous les souvenirs merveilleux de l’enfance, qu’on retrouve au détour de chaque allée ! — Rien n’est changé ; tout en marchant le passé s’anime, et sur le sable je crois retrouver la trace des petits petons que j’avais en ce temps-là. Voilà pourquoi j’aime le Jardin des Plantes, c’est que je le vois encore avec mes yeux d’enfant, que je me rappelle mes terreurs devant les bêtes féroces, mes stations devant le paon qui ne voulait pas faire la roue, mon amitié pour l’éléphant, quoique sa trompe me fît un peu peur lorsqu’elle s’approchait de mon visage et que j’apercevais l’intérieur rose et humide de ces deux trous qui semblaient me regarder.

Mais je l’aimais bien parce qu’il était fort et qu’il paraissait bon. Son petit œil me fixait, je le croyais du moins, j’étais sûr qu’il lisait dans mon regard l’affection que j’avais pour lui. Seulement je le trouvais un peu sale, et, je me le rappelle parfaitement, j’en étais blessé. « Il ne se lave pas, me disais-je, et pourtant il a de l’eau ! » Cela me choquait.

J’ai revu tout cela ce matin, j’ai arpenté le jardin dans tous les sens, allant à la recherche de mes impressions. Eh bien, je suis enchanté ! Vive la joie ! je suis jeune encore, car j’ai été ému comme un enfant ! Je me suis rappelé et j’ai été voir la grande horloge dont on aperçoit le mouvement et le balancier à travers une glace. C’était là, sous cette horloge, que nous nous arrêtions lorsque nous étions en promenade. Aux heures, aux quarts et aux demies, tous les regards se tournaient du côté de la grosse machine qu’on voyait s’agiter. Il y avait des ailes qui remuaient, des contre-poids qui descendaient, et toute une confusion de roues, de volants, de tiges s’agitant avec un bruit particulier ; puis on entendait des grincements ; on voyait le marteau s’élever lentement, retomber sur la cloche, et l’heure sonnait pure, vibrante, et à mesure que le son diminuait d’intensité on saisissait les vibrations qu’on aurait presque comptées. Cette impression me rappelait celle qu’on éprouve à la vue de ces vagues circulaires qui se produisent dans l’eau lorsqu’on y jette une pierre. À mesure que ces cercles s’élargissent et s’éloignent de leur point de départ, ils deviennent plus lents, plus confus, mais plus saisissables au regard.

C’est au milieu de tous ces bons vieux souvenirs que mon temps de collège m’est revenu en tête, et je me suis assis tout exprès pour penser à toi, cher ami, qui te rappelles l’ami Z. et lui envoies de l’autre bout du monde une si cordiale poignée de main. Est-ce étrange, dis-moi : avoir jeté ensemble des pains de seigle à l’ours Martin et se retrouver un beau jour séparés par l’Océan, l’un à Paris, l’autre à Washington !… Il y avait ce matin pas mal de monde devant le lion. Il était étendu béatement, la tête contre la grille, les yeux à moitié fermés — un chanoine après le café.

À un moment il se mit à bâiller et sa grande gueule s’ouvrit démesurément, sa crinière s’agita, il étira ses grosses pattes nerveuses et referma les yeux. Il était superbe de calme et de force. — Cependant les spectateurs étaient irrités de le voir dormir ainsi devant eux. On lui jetait des petites pierres et on lui adressait mille injures, — la grille étant en fer forgé et à l’épreuve. — À côté de moi il y avait un petit monsieur chétif, mal bâti, d’une mise extrêmement soignée, peigné, brillant, bien ganté et ayant un parapluie. Il regardait la grosse bête fixement, et pour ainsi dire sévèrement, et répétait avec une impatience visible et constante :

« Allons, voyons… Allons donc ! » Mais comme le roi du désert soulevait à peine les paupières et que ses larges flancs restaient immobiles, le monsieur se retourna brusquement en haussant les épaules et s’en fut.

Je m’en allai aussi, sans lever les épaules toutefois, et je sortis du jardin par la vieille porte qui donne sur les derrières de l’hôpital. J’étais curieux de revoir ce quartier, et je m’y enfonçai avec tant d’enthousiasme, que dix minutes après j’étais perdu.

Je me gardai de demander ma route, comme bien vous pensez, ayant du temps devant moi, et j’errai à l’aventure dans les ruelles. — Vous n’avez pas idée de ce qu’est ce coin de Paris. On est à cinq cents lieues du boulevard des Italiens. Autres têtes, autre population, autre architecture. Des terrains vagues contenus dans des murs qui croulent, des baraques en planches toutes pleines de haillons, puis dans des cours immenses des montagnes de tan jaunâtre que travaillent des hommes demi-nus. Aux petites fenêtres étroites des giroflées, un gilet qui sèche ou une fille qui chante. — Au fond de cette cour de grandes routes sombres où l’on distingue confusément les premières marches vermoulues d’un grand escalier à rampe de bois. — À gauche, au milieu de débris et de planches noirâtres, les enroulements d’une grille Louis XV perdue dans la poussière et les toiles d’araignée. On ne sait où l’on est, on croit découvrir dans la pierre sombre un écusson à moitié effacé, et tout à coup on entend le chant du coq. C’est une vacherie qui est derrière le mur. On fait dix pas et par une petite porte étroite on plonge dans une autre cour. De la paille et des poules, deux espèces de chaumières au pied desquelles croît l’herbe, et, dans le fond, des arbres, un marais, des carrés de légumes, et une fille en sabots, jupon court, les bras nus, tourne la manivelle d’un puits. C’est une ferme en pleine Normandie. — Plus loin, un grand mur qu’on suit pendant longtemps et qui rend la rue sombre. De grands marronniers apparaissent au-dessus de ce vieux mur couronné de mousse et de lierre. C’est un couvent qui est là derrière : voici la petite porte avec ses clous saillants, sa serrure à peine visible sous la poussière et la boue ; à droite et à gauche, deux bornes immenses et pointues. Au milieu de cette porte épaisse, enfoncée dans la pierre, est un grillage à barreaux solides, puis une petite croix. Des enfants déguenillés montent sur les bornes, jouent aux billes dans les coins, et tout à coup dans cette ruelle sombre, humide, et qui sent le renfermé, on entend le son lent et triste de la cloche à travers les arbres. Cloche de monastère, plaintive et discrète, pénétrante. On songe à la Chartreuse de Pavie, et, en se retournant, on aperçoit un écriteau sur lequel on lit : Pension bourgeoise. Trois marches, une porte à barreaux verts et, dans l’intérieur, un jardinet à sable jaune, une treille, un vase au fond, et deux petits Amours en plâtre, à droite et à gauche d’un banc de gazon.

Est-ce la pension bourgeoise où Vautrin enjôlait Rastignac ? N’était-ce pas dans ce quartier ? — Oui, sans doute. — Voilà la salle à manger du rez-de-chaussée, avec son papier jaune, son armoire en sapin jouant l’acajou ; la table est mise et une odeur de pomme moisie arrive jusqu’à moi. Oui, oui, madame Vauquier est là, dans la cuisine, qui taille les côtelettes et coupe les oignons. Derrière ce petit carreau fendu, orné de papier gris, n’est-ce point la large face du vieux Trompe-la-Mort qui fait mousser le savon, le rasoir à la main ? Mais passons !

D’immenses hangars encombrés de ballots. — les poutres noires s’enchevêtrent ; se perdent dans l’obscurité, et tout un monde d’êtres étranges, vêtus de loques, les bras nus, chaussés de souliers sans semelle, grouille dans ce milieu puant. C’est le dépôt d’un chiffonnier en gros. Là, une montagne d’os, ici un amas de vieux papiers, d’énormes balances pendent du faîte. Repaire de bandits, Cour des Miracles, comptoir du commerce… qu’est-ce ? Les ferrailles amoncelées semblent être des armes cachées sous la poussière. On entend des bruits de chaîne… Mais un sergent de ville qui passe accepte une prise de tabac du maître de la maison qui flâne sur sa porte, son gros ventre en avant.

À dix pas de là, une petite boutique de bric-à-brac où sont étalés dans une confusion charmante des chapelets, des boutons de culotte, des tabatières en cuir bouilli avec le portrait du général Foy et le profil des quatre sergents de la Rochelle, surmontés d’une étoile rayonnante. Des roulettes, des tenailles ébréchées, des vases sans anse et des anses sans vase, et des milliers de choses sans forme, sans nom. — Cela a l’air d’un rêve. N’est-ce point là la boutique d’un pauvre juif du Ghetto ? Sommes-nous dans le Transtévère, ou dans une de ces ruelles tortueuses qui descendent au Bosphore ? Pourquoi ce vieux truand paraît-il souriant dans cette masure, au milieu de ces épaves ? — Je m’approche : il lit le Petit Journal en caressant un chat qui ressemble à un vieux manchon.

Tout à coup je me trouve au milieu d’une place immense, pleine de décombres sur lesquels l’herbe commence à pousser. Sur les hautes buttes de terre, des enfants jouent et des femmes tricotent au soleil. Au loin, à l’horizon, une silhouette d’église ou de couvent, je ne sais, se détachant sur le ciel bleu au milieu des grands arbres, puis, vers la gauche, une masure fendillée sur laquelle je lis : Théâtre Saint-Marcel — un théâtre éphémère, car il va bientôt disparaître.

Mais je n’en finirais pas, cher lecteur, si je voulais tout dire, et vous êtes déjà trop bon d’avoir consenti à vous perdre avec moi dans ce quartier perdu.

Si toutefois vous voulez m’en croire et êtes amateur de sensations étranges et de flânerie pittoresque, au sortir des Tuileries ou de la Madeleine, faites-vous conduire bien vite derrière l’hospice de la Pitié et marchez au hasard jusqu’à l’Observatoire. Vous crotterez vos bottes, mais vous aurez lu un roman.

gustave droz.
Fontaine Cuvier.