Le Diable à Paris/Série 3/Dans le jardin du Luxembourg

La bibliothèque libre.
DANS LE JARDIN DU LUXEMBOURG

SCÈNE PREMIÈRE.
deux messieurs, se promenant leur chapeau à la main.

premier monsieur. — C’est un pari que j’avais fait, et des plus plaisants.

second monsieur. — Oui-da ! J’en ai beaucoup entendu parler.

premier monsieur. — Je ne l’avais vue qu’une fois en ma vie ; mais c’était assez pour moi.

second monsieur. — Et vous osâtes en faire la gageure, sur ce simple souvenir ?

premier monsieur. — Elle m’était demeurée là, vous dis-je, et rien de ce qui est entré là n’en sort.

second monsieur. — Vous êtes un terrible homme ! Mais comment en fîtes vous la conquête ?

premier monsieur. — J’avais parié, comme vous savez, que je la posséderais sous trois mois.

second monsieur. — C’était beaucoup vous engager.

premier monsieur. — Audaces fortuna… J’avais été poussé à bout : j’étais résolu à n’y rien épargner.

second monsieur. — Et c’est à Berne que vous la découvrîtes !

premier monsieur. — Incontinent après le pari, je courus chez le père Sabran, rue de Ménars, où je l’avais vue autrefois.

second monsieur. — Bon !

premier monsieur. — Il était parti pour Florence, et ne l’avait point laissée derrière lui : il n’avait garde, car, si vous avez connu le père Sabran, vous devez savoir que c’était un gaillard qui s’y connaissait.

second monsieur. — Certes, et c’est à quoi il s’est ruiné.

premier monsieur. — J’arrive à Florence : le père Sabran était mort.

second monsieur. — Mort ?

premier monsieur. — Absolument : c’était un homme fatigué.

second monsieur. — S’il était mort, vous en dûtes concevoir de l’espoir, — expectata dies

premier monsieur. — Comme vous dites, mais après avoir retourné Florence, comme je vous retourne ce gant, j’appris qu’elle devait être à Rome.

second monsieur. — Vous y allâtes ?

premier monsieur. — J’y courus à bride abattue, quadmpedante putrem ; mais comme j’arrivais par une porte, elle sortait par l’autre, en trousse d’un académicien, Suisse de nation.

second monsieur. — Spes delusa ! fâcheux contre-temps !

premier monsieur. — Ce n’est pas tout. Voilà ma femme qui me tombe sur le dos.

second monsieur. — À Rome ?

premier monsieur. — À Rome !

second monsieur. — Ah ! ah ! ah !

premier monsieur. — L’inquiétude, la jalousie peut-être, l’avaient lancée à ma poursuite.

second monsieur. — Genus irritabile ; — enfin ?

premier monsieur. — Enfin, je lui avouai tout : elle se fâcha modérément, et, bref, elle voulut m’accompagner dans mes recherches. Je partis avec elle pour la Suisse.

second monsieur. — Avec votre femme ? (il rit.)

premier monsieur. — Avec ma femme, et c’est à Berne enfin, mon cher monsieur, que je gagnai mon pari. Je l’y trouvai, — rem acu tetigi. Je la possède depuis ce temps-là, et je ne regrette ni l’argent ni l’ennui qu’elle m’a coûtés. La voici. (Il tire de sa poche une petite édition de Juvénal.)

second monsieur. — Ne me ferez vous pas voir la virgule, objet du pari ?

premier monsieur. — C’est celle que voici. Remarquez : c’est une édition faite par les jésuites : il n’en reste plus que cet exemplaire. Voyez un peu le sens que donne à ce vers la virgule placée après le second mot.

second monsieur. — (Après avoir lu.) Ho ! ho ! ho ! Le latin dans les mots

premier monsieur. — N’est-ce pas ? Ma femme n’a jamais voulu comprendre. Je vais faire mon cours. Bonsoir.

second monsieur. — Et moi, ma classe : adieu. (ils s’éloignent.)

SCÈNE II.
deux dames.

première dame. — Mon Dieu ! laissez-les aller, ma chère.

seconde dame. — Soit ! Vous avez vu Rome, de cette affaire ?

première dame. — Oui, c’est très-joli.

seconde dame. — Votre mari a fini par trouver ce qu’il cherchait ?

première dame. — Oui.

seconde dame. — Et vous, n’avez-vous rien rapporté de ce voyage ?

première dame. — Je vous demande pardon.

seconde dame. — Quoi donc ?

première dame. — Ce jeune Romain qui nous suit, (Elles s’éloignent.)

SCÈNE III.
le jeune romain, tenant un livre, puis sébastien.

le jeune romain. — La tavola, la table ; il fazzoletto, le mouchoir.

sébastien. — (L’abordant.) Que diable étudies-tu là, Pierre ? Viens-tu au cours ?

le jeune romain. — Appelle-moi Pietro, désormais, dans les lieux publics. J’étudie l’italien. Pendant les vacances, j’ai rencontré à Rome cette dame que tu vois là-bas ; elle me prend pour un Romain. Je ne puis pas décemment lui écrire en pur français. Je prétends lui gazouiller du toscan avant peu. La tavola, la table ; il fazzoletto, le mouchoir. (Il s’éloigne.)

octave feuillet.