Le Diable à Paris/Série 3/Les Maîtresses à Paris

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LES MAITRESSES À PARIS
par léon gozlan

Ce mot n’a pas d’équivalents délicats dans la plupart des langues étrangères, par la raison que l’objet qu’il indique chez les autres peuples n’est pas comme parmi nous un être qui aime et qui est aimé. Les étrangers ont emprunté au vocabulaire grossier des sens des dénominations plus ou moins blessantes pour qualifier la femme choisie entre toutes que nous nommons en France Maîtresse. Leurs langues ingrates déshonorent sans pitié ce que la nôtre élève, elles souillent ce que nous parons de fleurs, elles tachent de boue le front que nous couronnons. Chez eux, la maîtresse est encore l’esclave antique, debout à l’angle du chemin ou accroupie dans l’ombre sur les degrés de marbre du palais ; chez nous, la maîtresse procède de la chevalerie et de la royauté ; elle a suivi Renaud et Tancrède aux croisades et s’est assise sur le trône avec Charles VII, François Ier, Henri III, Henri IV et Louis XIV. Agnès Sorel, Diane, Gabrielle, Montespan, nobles femmes, cœurs tendres, esprits charmants ! Sans elles les princes sur la volonté desquels elles ont régné n’auraient eu ni courage, ni délicatesse, ni loyauté, ni distinction. Ils n’auraient été que rois.

puissance renfermée dans le mot : — maitresse.

La maîtresse n’est pas la femelle du maître, comme une définition inexacte semblerait le laisser croire. Elle s’appelle maîtresse, parce qu’elle est tout simplement le maître. Elle est maîtresse, ou de la volonté, ou des actions, ou de la pensée, ou des secrets, ou de la fortune, ou de l’honneur, ou de la vie de l’homme, ce qui ne laisserait pas grande autorité au maître si elle en avait un ; et voilà pourquoi elle se nomme à bon droit maîtresse.

Quand on dit : « M. le comte se promenait aujourd’hui au Bois avec sa maîtresse, » cela signifie que la maîtresse de M. le comte a voulu aller se promener au Bois, non pas à cause de l’envie que celui-ci en avait, mais malgré son envie.

J’ai mené ma maîtresse au bal, je conduirai cette année ma maîtresse en Italie ou aux eaux, je vais chez ma maîtresse, cela veut dire, dans les mœurs parisiennes, ma maîtresse veut que je la mène au bal, que je la conduise en Italie, et elle consent à me recevoir chez elle.

Ainsi une maîtresse parisienne vous laisse faire, non pas tout ce que vous voulez, mais bien tout ce qu’elle veut. Cela n’a pas toujours été ainsi ; on peut le voir par :

les maitresses astiques, qu’il ne faut pas confondre avec les vieilles maitresses.

Ouvrez le spirituel Horace, le mordant Juvénal, ou Ovide, et vous vous convaincrez qu’à Rome les maîtresses ne pouvaient sortir que du rang des esclaves. Aussi étaient-elles loin de représenter, par l’autorité, la fantaisie, le caprice souverain, la maîtresse parisienne, qui vous choisit avant que vous ne l’ayez choisie. Au premier pli du front, au plus léger sillon à l’angle des tempes, au moindre changement de nuance dans la pureté du teint ou l’émail bleuâtre des dents, le maître la renvoyait à sa maison des champs, à ses cuisines ou au service du bain ; et il s’en occupait ensuite autant que de la louve de Romulus.

Ce qui ôtait chez les Romains toute saveur à ces liaisons particulières, c’est le mépris qu’affectait la loi envers les femmes affranchies et les femmes esclaves. Elles étaient si peu considérées, que le mari qui les fréquentait publiquement ne passait pas pour adultère. Aucun opprobre, aucune flétrissure ne l’atteignait. Or, comme le nombre des femmes esclaves et des femmes affranchies étrusques, grecques, africaines, juives, formait l’immense majorité des femmes marchant sur le pavé de Rome, le concubinage y était aussi étendu que peu remarqué.

On voit que la maîtresse antique n’a rien de commun avec la maîtresse parisienne, si magnifiquement personnifiée dans celle qui osa dire un jour à son amant : « Quand finirez-vous de me compromettre ? Vous ne cessez de vous montrer en public avec votre femme. »
la femme et la maitresse.

Le grand Albert, dans son fameux Traité d’Histoire naturelle, a écrit un chapitre fort érudit et fort ingénieux où il déroule la vaste série des êtres antipathiques ; il les nomme tous, excepté deux qu’il a oubliés : la femme et la maîtresse. Autant vaudrait passer sous silence Adam et Eve. en racontant l’histoire de la création du monde.

ce qu’est la maitresse aux yeux de la femme prise dans le sens d’épouse.

Fut-elle belle comme Ninon, elle est sans beauté, sans grâce, surtout sans pudeur.

Fut-elle spirituelle comme Aspasie et madame de Sévigné, elle n’a pas l’ombre d’intelligence ; elle est sotte, ennuyeuse, stupide.

Eût-elle la distinction d’une reine, elle est commune, vulgaire et grisette.

Ce jugement est injuste et faux, quoique la femme, dès qu’elle se croit trahie par son mari, fasse un retour sur elle-même pour savoir en quoi elle est inférieure à sa rivale. Jamais conseil de révision n’a soumis les conscrits à un examen aussi rigide. Il est rare que la femme ne finisse pas par découvrir la cause physique ou morale de sa défaite, et plus rare encore qu’elle ne la jette un jour comme un reproche à la face de son mari.

Ce fut après s’être convaincue avec raison de sa supériorité qu’une femme dit à la maîtresse de son mari, qui avait été autrefois son amie :

« Ah ! ma chère, si j’avais pu prévoir que mon mari aimât les dents gâtées ! »

ce qu’est la femme aux yeux de la maitresse.

La maîtresse parisienne a une peur instinctive de la femme de son amant. Elle s’attend toujours à la voir tomber sur elle. Cette terreur est la cause d’un dédain sans exemple. La maîtresse se dépeint la femme sous le jour le plus désavantageux et le plus ridicule. D’abord elle la voit très-vieille, fut-elle plus jeune qu’elle, ce qui arrive fréquemment ; laide, cela va sans dire ; mal mise, portant le cabas, un parapluie rouge et un tartan, fût-elle une des reines de la mode dans le haut monde parisien.


opinion sur la maitresse et la femme mariée, émise par un de mes amis qui n’a pas été marié et qui n’a jamais eu de maitresse.

« Je pense que la femme mariée, opposée à la maîtresse, représente le côté grave, noble et utile de la vie, le côté architectural, si l’on peut s’exprimer ainsi, celui sans lequel il n’y aurait pour l’homme ni repos, ni abri, ni dignité. Elle est encore le beau fruit qui renferme tous les pépins de la famille et de la société. Otez l’épouse, vous êtes bien près de supprimer la mère, non pas celle qui est uniquement chargée de produire des enfants, mais celle qui a mission de les aimer tendrement, de les élever, d’en faire des hommes et des citoyens. Ainsi la femme, selon le mariage, n’est pas moins que la société même, puisqu’elle est ce qui en constitue la force, la grandeur, la durée et la perpétuité.

« Voici maintenant ce que je pense de la maîtresse. Elle est le côté jeune et riant de la vie, elle en est le mois de mai, l’esprit, la verte poésie, l’imagination. Retranchez la maîtresse, vous retranchez nécessairement tout ce que l’imagination, la poésie et l’esprit enfantent de gracieux et de beau dans la sphère de l’idéal, c’est-à-dire les arts. Aussi se démontre-t-on facilement que les plus splendides œuvres (prenez au hasard) de la peinture, de la statuaire et de la poésie ont été inspirées par ces femmes indépendantes que nous appelons aujourd’hui maîtresses. Ne citez pas, il faudrait tout citer, enfermer le monde des arts tout entier entre des guillemets. Érudition facile, érudition blessante pour la femme du mariage. Mais pourquoi la blesserait-on ? Elle est la raison, la maîtresse n’est que l’esprit ; elle est l’ordre, la maîtresse n’est que l’enthousiasme ; elle est le bon sens, la maîtresse n’est que le délire ; elle est la terre, la maîtresse n’est que le ciel ; non pas, expliquons-nous vite, celui où l’on va pour ses bonnes œuvres, mais celui où l’on voudrait aller pour ne faire aucune sorte d’œuvre, même une bonne. »


réflexion ingénieuse qui ressort de mon sujet ; malheureusement elle n’est pas de moi, mais d’un auteur espagnol peu célèbre.

« J’ai connu, dit cet auteur peu célèbre, un jeune seigneur portugais « qui fut assez heureux pour épouser la jeune maîtresse qu’il adorait et « pour la voir mourir dès qu’elle fut sa femme. »
les maitresses de cœur a paris.

Paris, qui passe pour la ville sceptique par excellence, est pourtant celle où se trouvent, avec toutes les conditions du dévouement le plus éthéré, les maîtresses de cœur. La province les rêve ; Paris les tient en réserve pour ces milliers de jeunes gens qui accourent avec des trésors d’espérance et qui n’y rencontrent que des abîmes de déception. On les voit arriver avec une fougueuse suffisance et frapper aux portes de la gloire et de la fortune. Ces portes sont dures à s’ouvrir ! Des années s’écoulent, les ailes de l’illusion se fatiguent, l’espérance tombe épuisée sur le seuil. Que deviennent alors ces pauvres exilés ? Beaucoup s’éteignent dans les brumes du suicide : il y a tant d’eau et tant de ponts à Paris ! Quelques-uns retournent à pied dans leurs villages, mais le plus grand nombre découvre à la fin une main protectrice sur laquelle il n’avait pas compté. Ce n’est pas celle de l’homme riche ou puissant auprès duquel une lettre de recommandation ou de mystification avait introduit à leur arrivée ces pauvres dupes.

Sur le carré de sa mansarde, le jeune provincial a vu voler un jour les plis d’une jupe blanche, glisser une jambe nue. Le lendemain, il a aperçu le corsage ; le surlendemain, il a entendu chanter. Le chant, la jupe, le corsage, annoncent la jeune fille aimante et gaie, pauvre et laborieuse, blanchisseuse ou fleuriste. Le hasard, ce brave garçon de hasard, fait qu’un beau soir on se prête de l’eau ; un autre beau soir, de la lumière ; un autre soir infiniment plus beau, la romance en vogue. Bientôt on ne se prête plus rien, on se donne tout : on n’a plus qu’un loyer à payer, quand on le paye. Enfin l’artiste a trouvé sa muse, celle qui le soutient, l’encourage, l’inspire, écoute ses vers, admire ses tableaux, copie ses romans ou ses drames. Quelle bonne créature que la maîtresse parisienne lorsqu’elle s’éprend d’un fol et joyeux amour pour celui qui n’a rien ! Gai, elle rit avec lui ; découragé, elle rit pour lui ; malade, elle souffre avec lui ; applaudi, elle s’exalte plus que lui ; riche… elle a cessé d’être avec lui. Hélas ! oui, c’est triste à écrire, mais c’est vrai. Presque tous ces grands talents, toutes ces illustres renommées qui deviennent l’orgueil de la science médicale, du barreau, de la littérature et des arts, seraient morts de froid et de faim sans la grisette parisienne, sans la maîtresse de cœur, qu’ils laissent mourir dans un grenier, à l’hôpital ou dans la rue. À maîtresse de cœur, maîtres en ingratitude.

Après cette maîtresse, celles qui vont passer sous nos yeux sont sans contredit d’un ordre plus brillant ; mais impriment-elles un souvenir aussi doux, aussi tendre au fond du cœur ? Je vous en fais juge, mon lecteur.

les maitresses d’argent.

Sous ce titre s’ouvre devant nous une vaste galerie de portraits, car il y a :

1° La maîtresse qui vous aime autant pour vous que pour votre argent ;

2° Celle qui vous aime plus pour votre argent que pour vous ;

3° Celle qui ne vous aime que pour votre argent ;

4° Celle qui vous aime plus pour vous que pour votre argent, et cependant qui aime l’argent.

Étudions d’abord :


la maitresse qui vous aime autant pour vous que pour votre argent.

Celle-là ne sera pas longtemps, je le crains, dans les mêmes termes avec vous. Elle finira, tombant du côté par où elle penche, par préférer ce qui sonne dans la poche à ce qui brûle au fond du cœur. Un jour l’équilibre, péniblement maintenu, sera rompu tout à fait. Les très-jeunes maîtresses deviennent à Paris des exemples de ces conversions en faveur de l’argent, dès qu’elles ont acquis avec vous une expérience qu’elles ne peuvent mettre à profit qu’avec d’autres. Après avoir balancé, comme la tombe de Mahomet, entre l’aimant du cœur et l’aimant de l’argent, elles finissent, plus résolues que le cercueil du Prophète, par vous quitter avec une larme et un sourire, heureuses et tristes à la fois.

À dater de ce jour elles prennent place à côté de :


la maitresse qui vous aime plus pour votre argent que pour vous.

Les maîtresses de ce genre ont été de tout temps fort nombreuses dans la bonne ville de Paris, et c’est à elles, rien qu’à elles, que la littérature doit, inestimable avantage, ces amusantes, ces délicieuses comédies du xviiie siècle où l’on voit les fermiers à gilets d’or, à culottes de brocart, les financiers à bec-de-corbin-grugés par tant de spirituelles grandes dames dont les servantes, aussi friponnes qu’elles, s’appellent Nérine, Dorine et Marton. Dancourt s’est fait un nom en excellant dans la peinture un peu haute en couleur, mais fort divertissante, de ces femmes, qui dissolvent, plus activement que certains acides, l’or, l’argent et les pierres précieuses. Dans notre siècle, le vaudeville les a traduites avec moins de succès, par la raison qu’elles ont pris, au milieu de notre société moderne, une physionomie plus accusée qu’au xviiie siècle. Elles volaient Mondor et M. de la Rapinière, elles ne trompent même plus Arthur devenu banquier. Les ingénieuses roueries à l’aide desquelles elles plumaient tout vivants les financiers et les maltôtiers ont été remplacées par un traité en règle et fidèlement observé des deux parts : ce qui donne lieu à parler ici, mais très-succinctement, de la maîtresse qui ne vous aime que pour votre argent.

la maitresse qui ne vous aime que pour votre argent.

Cette glorieuse subdivision se compose des maîtresses qui vous aiment :

Rue de Grammont, pour trois cents francs par mois, les gants et les fleurs ;

Rue du Helder, pour quatre cents francs par mois et un groom ;

Rue Saint-Lazare et du Mont-Blanc, pour cinq cents francs par mois et une voiture à un cheval ;

Faubourg du Roule, deux mille francs par mois, le pavillon d’un hôtel, deux voitures, un cuisinier, un chasseur et deux chevaux.

Enfin, pour borner cette liste et non la clore, il faut encore citer celles qui aiment pour leur argent les princes et les ducs, et qui sont toujours obligées de plaider avec leur intendant quand elles veulent rentrer dans les frais de leur amour.

Ces maîtresses blasonnées ont un profond dédain pour :


la maitresse qui vous aime plus pour vous que pour votre argent.

Cette maîtresse désintéressée s’expose à votre avarice ou à votre générosité, deux sentiments que les femmes détestent parce qu’elles n’admettent ni le despotisme ni les concessions. Afin de ne tomber ni dans les concessions ni dans le despotisme, elle creusera un piège innocent auquel vous vous prendrez avec une merveilleuse facilité. Nous allons indiquer ce piège, échantillon de bien d’autres, en rapportant un dialogue sténographié par une victime.

Frédéric dit à sa maîtresse, qui l’aime plus pour lui que pour son argent :

« Chère Herminie, tu me disais l’autre jour que tu devais deux cents francs à Mme  Rampon, ta couturière. Les voici ; paye-la et débarrassons-nous-en.

— Merci, mon ami. »

Herminie court déposer l’argent dans son secrétaire.

Une semaine après, Frédéric, à propos de mille choses, dit à sa chère Herminie :

« Eh bien, as-tu payé le petit mémoire de Mme  Rampon ? »

Herminie, avec un petit air gêné :

« Non, mon ami ; mais voici pourquoi : mon malheureux tapissier s’est présenté juste le jour où je comptais payer Mme  Rampon, et il m’a obligée, — tu sais comme il est besoigneux ! — à lui acquitter son mémoire.

— Qui s’élevait ?

— À cent quarante francs.

— Fort bien. Il te manque donc à présent cent quarante francs pour faire face à la note de la couturière ?

— Mais oui…

— Les voici. Tes deux cents francs sont de nouveau complétés. Finis-en avec cette Mme  Rampon.

— Oh ! oui, mon ami, nous n’y penserons plus. »

Dix jours s’écoulent, et Frédéric dit à Herminie, qui lui montre, pour savoir s’il est de son goût, un nouveau bonnet :

« Enfin as-tu terminé tes comptes avec la couturière ?

— Pas précisément. Figure-toi que mon bijoutier est venu — on dirait un fait exprès ! — le lendemain du jour où tu m’avais complété les deux cents francs de Mme  Rampon ; et il m’a suppliée — d’ailleurs il est déjà venu si souvent ! — de lui régler sa note, qui se monte à cent vingt francs.

— Mais la couturière, la couturière ?

— Ah ! dame ! je n’ai plus assez pour elle maintenant, puisqu’il ne me reste plus que quatre-vingts francs.

— Il s’agit donc, en ce cas, de te remettre une seconde fois le complément des deux cents francs destinés à Mme  Rampon ?

— Si tu voulais….. »

Et Frédéric verse le complément, c’est-à-dire cent vingt francs. En sorte que Mme  Rampon n’est pas encore payée et qu’Herminie a reçu quatre cent soixante francs.

Ce manège dure quelquefois plusieurs semaines, quelquefois plusieurs mois. On cite un de ces ménages de la main gauche où la femme paye depuis dix ans ses milliers de fantaisies personnelles avec deux cent dix francs dus au miroitier de la maison, que l’amant paye et qui est censé n’être jamais payé.

En général, il faut toujours exiger de sa maîtresse, et j’ajoute tout bas de sa femme, qu’elle acquitte immédiatement la dette pour laquelle vous lui donnez de l’argent. J’ai dit pourquoi.


d’une espèce de maitresse très-commune à paris et dans les départements.

Corneille a dit, dans un magnifique vers qu’il fait prononcer par Auguste, que, « monté sur le faîte, l’homme aspire à descendre. » Beaucoup de bourgeois parisiens justifient cette maxime, et non-seulement ils aspirent à descendre, mais ils descendent jusqu’à leurs cuisinières. Rien n’est commun à Paris comme ces unions intimes entre les maîtres et celle qui confectionne leur dîner. Elles sont longues, se découvrent tard, transpirent peu au dehors, mais elles ont leur drame et leurs nombreuses péripéties. Pour nous servir d’une expression empruntée à notre sujet, nous appellerons ces intrigues des amours à l’étouffée. Il en résulte un bouleversement social dont le proverbe suivant peut donner une idée.

AUGUSTINE ET SON MAITRE
proverbe en un acte et une scène, refusé par le théâtre français
PERSONNAGES :

AUGUSTINE, cuisinière.
SON MAITRE, âgé de quarante ans, bel homme.

La scène se passe à Paris, rue Saint-Honoré. Le théâtre représente une chambre à coucher en désordre.

le maitre, couché, sonnant et appelant. — Augustine ! (Augustine ne répond pas.)

le maitre, sonnant et appelant plus fort. — Augustine ! Augustine ! (Augustine continue à ne pas répondre.)

le maitre, cassant le cordon de la sonnette. — Augustine ! Augustine ! Augustine !

augustine. — Voilà ! m’vlà ! Quel affreux sabbat vous faites ! Que voulez-vous ?

le maitre. — Mes journaux !

augustine, étonnée. — Je les lisais.

le maitre. — Il me semble que vous pourriez me les donner d’abord.

augustine, avec dédain. — Oh ! mon Dieu ! les voilà, vos journaux. Ils ne sont pas déjà si intéressants. Depuis trois jours nous sommes sans feuilletons…..

le maitre. — Mon café, Augustine.

augustine. — Il n’est pas fait. Voilà tout.

le maitre. — À dix heures !

augustine. — Vous oubliez que nous sommes en hiver et qu’il n’est jamais jour.

le maitre. — Il faut pourtant que je sorte.

augustine. — Si vous preniez votre café à votre second déjeuner.

le maitre. — Je ne déjeunerai pas ici.

augustine. — Deux soucis de moins pour moi, en ce cas. Et où allez-vous déjeuner ?

le maitre. — Chez un ami.

augustine. — …e.

le maitre. — Chez un ami, vous dis-je.

augustine, appuyant sur la voyelle. — …e.

le maitre. — …e ! e ! e ! e !… Voyons que je m’habille.

augustine, s’asseyant dans un fauteuil. — Ne vous fâchez pas.

le maitre. — Mes bottes !

augustine, croisant les jambes. — Vos bottes ne sont pas prêtes.

le maitre. — Et pourquoi ?

augustine, fièrement. — Je vous ai dit que je ne voulais plus les vernir. Cette besogne-là n’est pas d’une femme.

le maitre. — Vous n’avez plus voulu frotter mon appartement, parce que ce n’était pas, disiez-vous, la besogne d’une femme ; vous n’avez plus voulu ensuite battre mes habits, parce que ce n’était pas, avez-vous dit encore, la besogne d’une femme ; vous n’avez plus voulu faire mes commissions, toujours parce que ce n’était pas la besogne d’une femme ; aujourd’hui, vous refusez de vernir mes bottes, parce que ce n’est pas la besogne d’une femme. Mais quelle est donc, je vous prie, la besogne d’une domestique ?

augustine, décroisant les jambes. — Comme cela vous coûte peu à dire ! votre domestique !  ! Eh bien, votre domestique vous demande son congé.

le maitre, très-agité. — Soit ! Je suis las de ce despotisme !

augustine, quittant le fauteuil. — Despo… quoi ?

le maitre, jetant son bonnet de nuit. — …tisme

augustine. — Vous ne savez qu’humilier les gens ! Voilà vos clefs. Voilà celle du caveau ; veillez-y : vos portiers sont des ivrognes.

le maître. — Tu ne me l’avais jamais dit.

augustine. — Voilà la clef de votre argenterie. Veillez-y aussi. La maison n’est pas sûre. On y entre comme dans une halle.

le maître. — C’est vrai.

augustine. — Voilà la clef de vos vins fins et de vos liqueurs. Ne les laissez pas traîner. Les bonnes aiment le parfait-amour.

le maître. — Un calembour.

augustine. — Je ne sais pas ce que vous voulez dire, monsieur.

le maître. — Quel ton superbe !

augustine. — Ah ! j’oubliais de vous rendre cette croix d’or que vous m’avez donnée la dernière fois que je vous ai soigné de votre gros rhume.

le maître. — Garde-la, Augustine.

augustine. — Je ne veux rien de vous. (En cherchant la croix d’or pendue à son cou au bout d’un cordon de soie, Augustine dérange sa collerette, son fichu, elle s’impatiente.)

le maître. — Voyons… Augustine ; pas d’enfantillage… Je prendrai un homme de peine pour vernir mes bottes, tu as raison.

augustine. — Laissez-moi m’en aller.

le maître. — Ne suis-je pas un bon maître ?

augustine. — Qu’est-ce que cela me fait ?

le maître, solennellement. — Augustine, j’élève tes gages à cinq cents francs.

augustine, près de la porte. — Croyez-vous que ce soit l’intérêt qui me guide ?

le maître. — Ne parlons plus de cela.

augustine. — Vous allez vous habiller ?

le maître. — Oui, mon enfant.

augustine. — Vous déjeunerez ici ?

le maître. — Je le l’ai dit, on m’attend……

augustine, moins loin de la porte. — On attendra. Vous aviez promis de me faire voir le drame qu’on joue à la Porte-Saint-Martin. On le joue ce soir.

le maître. — Eh bien ! tu iras ce soir à la Porte-Saint-Martin. Es-tu contente ?

augustine. — Oui……

le maître. — À présent, écoute-moi

augustine. — Dites……

le maitre. — Je t’ai donné un domestique pour cirer l’appartement, un domestique pour battre mes habits, un domestique pour faire mes commissions, un domestique pour vernir mes bottes. Laisse-m’en prendre un à mon tour pour qu’il fasse mon lit. Voilà dix ans que je dors dans un lit qui n’est pas fait.

augustine, boudant. — Il parait que mes précédentes avaient donc aussi de l’autorité chez vous. Je m’en doutais.


De la cuisine suivez-moi au théâtre, et nous ferons connaissance avec

les maitresses de théâtre.

Fuyez les courtisanes et les femmes de théâtre, disent encore les vieux parents de province en donnant leurs bénédictions aux jeunes fils de famille qui viennent à Paris.

Chers vieux parents, il n’y a plus de courtisanes à Paris, et les femmes de théâtre ne sont pas ce que vous pensez. Les unes, parmi ces dernières, sont d’honnêtes mères de famille qui élèvent plus ou moins mal leurs enfants ; les autres, en très-petit nombre, sont les plus énigmatiques créatures de la terre, ou de l’enfer, si vous l’aimez mieux.

De six heures à minuit, elles appartiennent au directeur, au régisseur, au coiffeur, à l’habilleuse et au public. Après minuit, après s’être débarbouillées, par conséquent faites comme un pastel estompé, elles rentrent chez elles pâles, brisées, haletantes. Elles soupent. Affreux régime ! l’estomac bourré de viandes froides, elles se couchent, et dorment mal jusqu’à huit heures du matin. À peine les yeux ouverts, elles se mettent à répéter leur rôle dans la pièce à l’étude ; puis elles prennent précipitamment une tasse de café, à la crème et s’en vont dare-dare au théâtre, où la répétition les retient jusqu’à quatre ou cinq heures. De cinq à six il faut qu’elles dînent. C’est le seul instant qui leur est laissé pour songer à ce qui constitue la vie de tout le monde, au ménage, à la famille, aux créanciers. Cherchez maintenant le temps qu’elles ont à prodiguer aux plaisirs, au champagne frappé et à l’amour.

définition un peu exagérée de la femme de théâtre.
C’est une poulie qui gémit et qui crie. Quand elle ne crie pas, elle est de bois.
UN RUSSE ET SON AMANTE.
FABLE.

Un Russe, riche en fourrures, aimait une fois une actrice du Théâtre-Français. Sur ce terrain les nationalités sont sans rancune ; elles s’embrassent même. Ce Russe aimait donc cette actrice. On le voyait tous les soirs à l’orchestre applaudir son adorée. On le vit constamment à cette place pendant les trois mois qu’elle joua un rôle d’homme dans je ne sais plus quel drame infiniment spirituel. Qu’il devait être heureux ! La jeune actrice était vraiment charmante en culotte de satin, en bas de soie, en justaucorps pincé, avec ses moustaches et ses regards de velours bleu en amande.

Vous croyez qu’il était heureux ?

Un jour, il quitte brusquement l’orchestre, la France, et laisse ces mots à son adorée :

« Mademoiselle,

On m’avait dit en Russie que vous étiez la femme de Paris, par conséquent de l’univers, qui saviez le mieux et le plus élégamment vous habiller. Personne, me disait-on, ne se drape comme vous dans un châle, personne ne pose plus adorablement son pied sur le pavé, aucune femme n’est aussi gracieuse dans une robe de satin.

J’arrive à Paris, je me présente, vous m’accueillez. Votre porte m’est toujours ouverte, mais excepté le jour. Vos travaux, vos études commandent cette exception. Je ne puis donc vous voir que le soir et après le soir. Mais, depuis trois mois, tous les soirs vous êtes en homme, et après le soir vous n’êtes en rien du tout, comme, du reste, tout le monde.

Je pars donc, mademoiselle, sans avoir pu vous voir dans le costume de votre sexe, sous lequel on m’avait dit en Russie que vous étiez si ravissante ; et c’est pour cela que je pars. »

moralité de la fable.

Aucune. Je ne lui en trouve pas.


Parvenu à ce point de la route que nous nous sommes tracée, le découragement nous saisit. Nous avons déjà marché bien longtemps, et pourtant que ne nous reste-t-il pas à dire ! Que d’intéressants épisodes, de portraits originaux, de peintures vraies et railleuses sont encore dans les limbes et qu’une main habile aurait pu en tirer ! Nous avions une chasse magnifique à faire sur la terre la plus féconde en gibier, et nous rapportons un moineau franc. Cet aveu ne part pas d’une fausse modestie, et nous le prouvons en nous accusant de n’avoir pas parlé de :

la maitresse dont on a peur,

Celle qui vous écrit :

« Monstre,

« Si vous vous mariez, je me jette à l’eau, je mange du vert-de-gris, ou je me précipite du haut des tours Notre-Dame. On ne se joue pas ainsi d’une âme tendre et crédule.

Anastasie. »

Anastasie a quelquefois quarante ans, et ce qu’il y a de plus affreux, c’est qu’elle serait capable d’exécuter ses menaces. À Paris, les passions n’ont pas d’âge.

Nous n’avons pas parlé non plus de :

la maitresse grande dame,

Qui vous renvoie, sous enveloppe parfumée, toutes vos lettres et vous redemande les siennes avec le sang-froid qu’elle apporte aux actes les plus ordinaires de la vie ; et qui, si elle vous aperçoit, trois mois après, dans le monde, se penche a l’oreille de sa voisine en lui disant : Est-ce que ce n’est pas monsieur un tel ? Aidez-moi donc à dire son nom !

J’ai passé sous silence :


la maitresse qu’on a la faiblesse de chercher à revoir, après l’avoir quittée depuis longtemps, afin de se donner le plaisir de s’entendre dire : comme vous avez grossi ! dieu ! comme vous avez vieilli !

Pauvre femme dont vous avez célébré les yeux qui ont la patte-d’oie, dont vous avez loué le front qui maintenant miroite et tourne, par sa nuance, à la conserve d’ananas, dont vous ayez admiré la poitrine, aujourd’hui ravinée comme par un torrent, dont vous avez admiré les beaux cheveux que couvre à cette heure un turban taillé en forme de charlotte russe. Oh ! ne revoyez pas vos maîtresses, ne revoyez pas vos anciens portraits, ne revoyez pas… ne revoyez rien.

Ai-je dit un seul mot de :

la maitresse anglaise,

Démon cousu dans la peau d’un ange, rose du Bengale enragée, aimant quelqu’un plus que son mari, c’est vous ; aimant quelqu’un plus que vous, c’est elle (beaucoup de Françaises sont dans ce cas) ; aimant quelque chose plus qu’elle, c’est sa réputation ; aimant quelque chose beaucoup plus que sa réputation, c’est le thé vert coupé avec du thé russe ?


De combien d’autres maîtresses encore ne faudrait-il pas parler avant d’arriver à la plus dangereuse de toutes, à celle qui n’a son amour ni dans la tête, ni dans le cœur, ni dans les yeux, mais dans son écritoire ; à celle qui vous répond, quand vous lui dites : « Je t’aime ! » par : « Quand ferez-vous passer mon roman dans la Presse ou dans le Siècle ? » À celle qui vous prend pour corriger ses fautes, et que vous gardez pour vous mortifier des vôtres :

la maitresse bas-bleu !  !  !
leon gozlan.