Le Diable amoureux/05

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Texte établi par Gérard de NervalPlon (p. 144-154).
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V


À travers la gaze de mon rideau, je vois le prétendu page arranger dans le coin de ma chambre une natte usée qu’il a trouvée dans une garde-robe. Il s’assied dessus, se déshabille entièrement, s’enveloppe d’un de mes manteaux qui était sur un siège, éteint la lumière, et la scène finit là pour le moment ; mais elle recommença bientôt dans mon lit, où ne pouvais trouver le sommeil.

Il semblait que le portrait du page fût attaché au ciel du lit et aux quatre colonnes ; je ne voyais que lui. Je m’efforçais en vain de lier avec cet objet ravissant l’idée du fantôme épouvantable que j’avais vu ; la première apparition servait à relever le charme de la dernière.

Ce chant mélodieux que j’avais entendu sous la voûte, ce son de voix ravissant, ce parler qui semblait venir du cœur, retentissaient encore dans le mien, et y excitaient un frémissement singulier.

Ah ! Biondetta ! disais-je, si vous n’étiez pas un être fantastique, si vous n’étiez pas ce vilain dromadaire !…

Mais à quel mouvement me laissé-je emporter ? J’ai triomphé de la frayeur, déracinons un sentiment plus dangereux. Quelle douceur puis-je en attendre ? Ne tiendrait-il pas toujours de son origine ?

Le feu de ses regards si touchants, si doux, est un cruel poison. Cette bouche si bien formée, si coloriée, si fraîche, et en apparence si naïve, ne s’ouvre que pour des impostures. Ce cœur, si c’en était un, ne s’échaufferait que pour une trahison.

Pendant que je m’abandonnais aux réflexions occasionnées par les mouvements divers dont j’étais agité, la lune, parvenue au haut de l’hémisphère et dans un ciel sans nuages, dardait tous ses rayons dans ma chambre à travers trois grandes croisées.

Je faisais des mouvements prodigieux dans mon lit ; il n’était pas neuf ; le bois s’écarte, et les trois planches qui soutenaient mon sommier tombent avec fracas.

Biondetta se lève, accourt à moi avec le ton de la frayeur. « Don Alvare, quel malheur vient de vous arriver ? »

Comme je ne la perdais pas de vue, malgré mon accident, je la vis se lever, accourir ; sa chemise était une chemise de page, et au passage, la lumière de la lune ayant frappé sur sa cuisse, avait paru gagner au reflet.

Fort peu ému du mauvais état de mon lit, qui ne m’exposait qu’à être un peu plus mal couché, je le fus bien davantage de me trouver serré dans les bras de Biondetta.

« Il ne m’est rien arrivé, lui dis-je, retirez-vous ; vous courez sur le carreau sans pantoufles, vous allez tous enrhumer, retirez-vous…

— Mais vous êtes mal à votre aise.

— Oui, vous m’y mettez actuellement ; retirez-vous, ou, puisque vous voulez être couchée chez moi et près de moi, je vous ordonnerai d’aller dormir dans cette toile d’araignée qui est à l’encoignure de ma chambre. » Elle n’attendit pas la fin de la menace, et alla se coucher sur sa natte en sanglotant tout bas.

La nuit s’achève, et la fatigue prenant le dessus, me procure quelques moments de sommeil. Je ne m’éveillai qu’au jour. On devine la route que prirent mes premiers regards. Je cherchai des yeux mon page.

Il était assis tout vêtu, à la réserve de son pourpoint, sur un petit tabouret ; il avait étalé ses cheveux qui tombaient jusqu’à terre, en couvrant, à boucles flottantes et naturelles, son dos et ses épaules, et même entièrement son visage.

Ne pouvant faire mieux, il démêlait sa chevelure avec ses doigts. Jamais peigne d’un plus bel ivoire ne se promena dans une plus épaisse forêt de cheveux blond-cendré ; leur finesse était égale à toutes les autres perfections ; un petit mouvement que j’avais fait ayant annoncé mon réveil, elle écarta avec ses doigts les boucles qui lui ombrageaient le visage. Figurez-vous l’aurore au printemps, sortant d’entre les vapeurs du matin avec sa rosée, ses fraîcheurs et tous ses parfums.

« Biondetta, lui dis-je, prenez un peigne ; il y en a dans le tiroir de ce bureau. » Elle obéit. Bientôt, à l’aide d’un ruban, ses cheveux sont rattachés sur sa tête avec autant d’adresse que d’élégance. Elle prend son pourpoint, met le comble à son ajustement, et s’assied sur son siège d’un air timide, embarrassé, inquiet, qui sollicitait vivement la compassion.

S’il faut, me disais-je, que je voie dans la journée mille tableaux plus piquants les uns que les autres, assurément je n’y tiendrai pas ; amenons le dénoûment, s’il est possible.

Je lui adresse la parole.

« Le jour est venu, Biondetta ; les bienséances sont remplies, vous pouvez sortir de ma chambre sans craindre le ridicule.

— Je suis, me répondit-elle, maintenant au-dessus de cette frayeur ; mais vos intérêts et les miens m’en inspirent une beaucoup plus fondée : ils ne permettent pas que nous nous séparions.

— Vous vous expliquerez ? lui dis-je.

— Je vais le faire, Alvare.

« Votre jeunesse, votre imprudence, vous ferment les yeux sur les périls que nous avons rassemblés autour de nous. À peine vous vis-je sous la voûte, que cette contenance héroïque à l’aspect de la plus hideuse apparition décida mon penchant. Si, me dis-je à moi-même, pour parvenir au bonheur, je dois m’unir à un mortel, prenons un corps, il en est temps : voilà le héros digne de moi. Dussent s’en indigner les méprisables rivaux dont je lui fais le sacrifice ; dussé-je me voir exposée à leur ressentiment, à leur vengeance, que m’importe ? Aimée d’Alvare, unie avec Alvare, eux et la nature nous seront soumis. Vous avez vu la suite ; voici les conséquences.

» L’envie, la jalousie, le dépit, la rage, me préparent les châtiments les plus cruels auxquels puisse être soumis un être de mon espèce, dégradé par son choix, et vous seul pouvez m’en garantir. À peine est-il jour, et déjà les délateurs sont en chemin pour vous déférer, comme nécromancien, à ce tribunal que vous connaissez. Dans une heure…

— Arrêtez, m’écriai-je en me mettant les poings fermés sur les yeux, vous êtes le plus adroit, le plus insigne des faussaires. Vous parlez d’amour, vous en présentez l’image, vous en empoisonnez l’idée, je vous défends de m’en dire un mot. Laissez-moi me calmer assez, si je le puis, pour devenir capable de prendre une résolution.

S’il faut que je tombe entre les mains du tribunal, je ne balance pas, pour ce moment-ci, entre vous et lui ; mais si vous m’aidez à me tirer d’ici, à quoi m’engagerai-je ? Puis-je me séparer de vous quand je le voudrai ? Je vous somme de me répondre avec clarté et précision.

— Pour vous séparer de moi, Alvare, il suffira d’un acte de votre volonté. J’ai même regret que ma soumission soit forcée. Si vous méconnaissez mon zèle par la suite, vous serez imprudent, ingrat…

— Je ne crois rien, sinon qu’il faut que je parte. Je vais éveiller mon valet de chambre ; il faut qu’il me trouve de l’argent, qu’il aille à la poste. Je me rendrai à Venise près de Bentinelli, banquier de ma mère.

— Il vous faut de l’argent ? Heureusement je m’en suis précautionnée ; j’en ai à votre service…

— Gardez-le. Si vous étiez une femme, en l’acceptant je ferais une bassesse…

— Ce n’est pas un don, c’est un prêt que je vous propose. Donnez-moi un mandement sur le banquier ; faites un état de ce que vous devez ici. Laissez sur votre bureau un ordre à Carle pour payer. Disculpez-vous par lettre auprès de votre commandant, sur une affaire indispensable qui vous force à partir sans congé. J’irai à la poste vous chercher une voiture et des chevaux ; mais auparavant, Alvare, forcée à m’écarter de vous, je retombe dans toutes mes frayeurs ; dites : Esprit qui ne t’es lié à un corps que pour moi, et pour moi seul, j’accepte ton vasselage et t’accorde ma protection. »

En me prescrivant cette formule, elle s’était jetée à mes genoux, me tenait la main, la pressait, la mouillait de larmes.

J’étais hors de moi, ne sachant quel parti prendre ; je lui laisse ma main qu’elle baise, et je balbutie les mots qui lui semblaient si importants ; à peine ai-je fini qu’elle se relève : « Je suis à vous, s’écrie-t-elle avec transport ; je pourrai devenir la plus heureuse de toutes les créatures. »

En un moment, elle s’affuble d’un long manteau, rabat un grand chapeau sur ses yeux, et sort de ma chambre.

J’étais dans une sorte de stupidité. Je trouve un état de mes dettes. Je mets au bas l’ordre à Carle de le payer ; je compte l’argent nécessaire ; j’écris au commandant, à un de mes plus intimes, des lettres qu’ils durent trouver très-extraordinaires. Déjà la voiture et le fouet du postillon se faisaient entendre à la porte.

Biondetta, toujours le nez dans son manteau, revient et m’entraîne. Carle, éveillé par le bruit, paraît en chemise. « Allez, lui dis-je, à mon bureau, vous y trouverez mes ordres. Je monte en voiture ; je pars. »