Aller au contenu

Le Diable amoureux/16

La bibliothèque libre.
Texte établi par Gérard de NervalPlon (p. 249-258).
◄  XV
XVII  ►


XVI


Mais le repas a déjà paru trop long à la jeunesse, elle attend le bal. C’est aux gens d’un âge mûr à montrer de la complaisance. La table est dérangée, les planches qui la forment, les futailles dont elle est soutenue, sont repoussées au fond de la feuillée ; devenues tréteaux, elles servent d’amphithéâtre aux symphonistes. On joue le fandango sévillan, de jeunes Égyptiennes l’exécutent avec leurs castagnettes et leurs tambours de basque ; la noce se mêle avec elles et les imite : la danse est devenue générale.

Biondetta paraissait en dévorer des yeux le spectacle. Sans sortir de sa place, elle essaye tous les mouvements qu’elle voit faire.

« Je crois, dit-elle, que j’aimerais le bal à la fureur. » Bientôt elle s’y engage et me force à danser. D’abord elle montre quelque embarras et même un peu de maladresse : bientôt elle semble s’aguerrir et unir la grâce et la force à la légèreté, à la précision. Elle s’échauffe : il lui faut son mouchoir, le mien, celui qui lui tombe sous la main : elle ne s’arrête que pour s’essuyer.

La danse ne fut jamais ma passion ; et mon âme n’était point assez à son aise pour que je pusse me livrer à un amusement aussi vain. Je m’échappe et gagne un des bouts de la feuillée, cherchant un endroit où je pusse m’asseoir et rêver.

Un caquet très-bruyant me distrait, et arrête presque malgré moi mon attention. Deux voix se sont élevées derrière moi. « Oui, oui, disait l’une, c’est un enfant de la planète. Il entrera dans sa maison. Tiens, Zoradille, il est né le trois mai à trois heures du matin…

— Oh ! vraiment, Lélagise, répondait l’autre, malheur aux enfants de Saturne, celui-ci a Jupiter à l’ascendant, Mars et Mercure en conjonction trine avec Vénus. Ô le beau jeune homme ! quels, avantages naturels ! quelles espérances il pourrait concevoir ! quelle fortune il devrait faire ! mais… »

Je connaissais l’heure de ma naissance, et je l’entendais détailler avec la plus singulière précision. Je me retourne et fixe ces babillardes.

Je vois deux vieilles Égyptiennes moins assises qu’accroupies sur leurs talons. Un teint plus qu’olivâtre, des yeux creux et ardents, une bouche enfoncée, un nez mince et démesuré qui, partant du haut de la tête, vient en se recourbant toucher au menton ; un morceau d’étoffe qui fut rayé de blanc et de bleu tourne deux fois autour d’un crâne à demi pelé, tombe en écharpe sur l’épaule, et de là sur les reins, de manière qu’ils ne soient qu’à demi nus ; en un mot, des objets presque aussi révoltants que ridicules.

Je les aborde. « Parliez-vous de moi, mesdames ? leur dis-je, voyant qu’elles continuaient à me fixer et à se faire des signes…

— Vous nous écoutiez donc, seigneur cavalier ?

— Sans doute, répliquai-je ; et qui vous a si bien instruites de l’heure de ma nativité ?…

— Nous aurions bien d’autres choses à vous dire, heureux jeune homme ; mais il faut commencer par mettre le signe dans la main.

— Qu’à cela ne tienne, repris-je ; et sur-le-champ je leur donne un doublon.

— Vois, Zoradille ; dit la plus âgée, Vois comme il est noble, comme il est fait pour jouir de tous les trésors qui lui sont destinés. Allons, pince la guitare, et suis-moi. » Elle chante :


L’Espagne vous donna l’être,
Mais Parthénope vous a nourri :
La terre en vous voit son maître,
Du ciel, si vous voulez l’être,
Vous serez le favori.

Le bonheur qu’on vous présage
Est volage, et pourrait vous quitter.
Vous le tenez au passage :
Il faut, si vous êtes sage,
Le saisir sans hésiter.

Quel est cet objet aimable ?
Qui s’est soumis à votre pouvoir ?
Est-il…


Les vieilles étaient en train. J’étais tout oreilles. Biondetta a quitté la danse : elle est accourue, elle me tire par le bras, me force à m’éloigner.

« Pourquoi m’avez-vous abandonnée, Alvare ? Que faites-vous ici ?

— J’écoutais, repris-je…

— Quoi ! me dit-elle en m’entraînant, vous écoutiez ces vieux monstres ?…

— En vérité, ma chère Biondetta, ces créatures sont singulières : elles ont plus de connaissances qu’on ne leur en suppose ; elles me disaient…

— Sans doute, reprit-elle avec ironie, elles faisaient leur métier, elles vous disaient votre bonne aventure : et vous les croiriez ? Vous êtes, avec beaucoup d’esprit, d’une simplicité d’enfant. Et ce sont là les objets qui vous empêchent de vous occuper de moi ?…

— Au contraire, ma chère Biondetta, elles allaient me parler de vous.

— Parler de moi ! reprit-elle vivement, avec une sorte d’inquiétude, qu’en savent-elles ? qu’en peuvent-elles dire ? Vous extravaguez. Vous danserez toute la soirée pour me faire oublier cet écart. »

Je la suis : je rentre de nouveau dans le cercle, mais sans attention à ce qui se passe autour de moi, à ce que je fais moi-même. Je ne songeais qu’à m’échapper pour rejoindre, où je le pourrais, mes diseuses de bonne aventure. Enfin je crois voir un moment favorable : je le saisis. En un clin d’œil j’ai volé vers mes sorcières, les ai retrouvées et conduites sous un petit berceau qui termine le potager de la ferme. Là, je les supplie de me dire, en prose, sans énigme, très-succinctement, enfin, tout ce qu’elles peuvent savoir d’intéressant sur mon compte. La conjuration était forte, car j’avais les mains pleines d’or. Elles brûlaient de parler, comme moi de les entendre. Bientôt je ne puis douter qu’elles ne soient instruites des particularités les plus secrètes de ma famille, et confusément de mes liaisons avec Biondetta, de mes craintes, de mes espérances ; je croyais apprendre bien des choses, je me flattais d’en apprendre de plus importantes encore ; mais notre Argus est sur mes talons.

Biondetta n’est point accourue, elle a volé. Je voulais parler. « Point d’excuses, dit-elle, la rechute est impardonnable…

— Ah ! vous me la pardonnerez, lui dis-je, j’en suis sûr ; quoique vous m’ayez empêché de m’instruire comme je pouvais l’être, dès à présent j’en sais assez…

— Pour faire quelque extravagance. Je suis furieuse, mais ce n’est pas ici le temps de quereller ; si nous sommes dans le cas de nous manquer d’égards, nous en devons à nos hôtes. On va se mettre à table, et je m’y assieds à côté de vous : je ne prétends plus souffrir que vous m’échappiez. »

Dans le nouvel arrangement du banquet, nous étions assis vis-à-vis des nouveaux mariés. Tous deux sont animés par les plaisirs de la journée : Marcos a les regards brûlants, Luisia les a moins timides : la pudeur s’en venge et lui couvre les joues du plus vif incarnat. Le vin de Xérès fait le tour de la table, et semble en avoir banni jusqu’à un certain point la réserve : les vieillards mêmes, s’animant du souvenir de leurs plaisirs passés, provoquent la jeunesse par des saillies qui tiennent moins de la vivacité que de la pétulance. J’avais ce tableau sous les yeux ; j’en avais un plus mouvant, plus varié à côté de moi.

Biondetta, paraissant tour à tour livrée à la passion ou au dépit, la bouche armée des grâces fières du dédain, ou embellie par le sourire, m’agaçait, me boudait, me pinçait jusqu’au sang, et finissait par me marcher doucement sur les pieds. En un mot, c’était en un moment une faveur, un reproche, un châtiment, une caresse : de sorte que livré à cette vicissitude de sensations, j’étais dans un désordre inconcevable.