Le Diable au XIXe siècle/XI

La bibliothèque libre.
Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 1p. 175-232).

CHAPITRE XI

Une initiation de Maîtresse Templière.




En retournant de Calcutta à Pointe-de-Galle, j’eus de nouveau à bord mistress D*** et sa fille Mary, qui, cette fois encore, s’arrêtèrent à Madras. Parmi les passagers, se trouvaient aussi Walder et Cresponi, eux, se rendant en Europe ; je les laissai à Galle. Là, je permutai avec un de mes collègues ; celui-ci prit la place de R*** sur le Meïnam, et moi la sienne sur le courrier de Chine, direction de Shang-Haï. La première station du paquebot est Singapore, à la pointe sud de la presqu’île de Malacca.

Singapore forme avec Sumatra, Java, Bornéo et les archipels des Célèbes, des Moluques, des Philippines, la circonférence, la partie supérieure, en quelque sorte, de l’entonnoir au fond duquel le monde d’Hoeckel a sombré.

On dirait qu’il y a là un précipice gigantesque, incommensurable, dans lequel toute une humanité a disparu, précipice sur le bord duquel Singapore serait restée comme en équilibre et à moitié plongée dans l’eau.

La première chose qui frappe, en effet, dès l’arrivée, c’est l’aspect des alignées de terre submergées, d’où sortent des arbres, dont le faite seulement se voit, le reste étant sous l’eau. On a là la singulière impression d’un terrain qui descend en pente, s’éboule, se dérobe, s’effondre, entrainant avec lui les constructions et la végétation qui le recouvrent dans une sorte de gouffre immense, d’abîme colossal, qui serait comme le chemin incliné, la descente en un endroit inconnu et bouleversé, en un mot, si j’ose le dire, un enfer sous-marin.

Et, chose plus bizarre encore, c’est précisément sur les bords de ce gouffre que l’on ne voit pas, mais que l’on devine, que d’instinct l’on pressent là-bas au fond, sous le calme apparent de la mer qui le dissimule, c’est sur ces bords, dis-je, de Java à Singapore et Manille, que courent, que rampent, que voltigent, que glissent et que poussent toutes ces flores et ces faunes extraordinaires, biscornues, auxquelles j’ai déjà fait allusion.

Pendant que le volcan mal éteint, cheminée du feu central, bouillonne encore profondément sous l’eau, tandis que constamment le sol trépide et tremble, comme prêt à vomir quelque monstre surnaturel, cause d’un cataclysme des temps antiques, cause peut-être d’un autre cataclysme qui couve, d’autre part tout s’agite sur ces bords, une vie curieuse y évolue, estropiée, ankylosée, toute à rebours.

Regardez cette plaine nue et stérile. Des myriades et des myriades de petits morceaux de bois y sont accumulés, des secs et des pourris, des longs et des courts, des épais, des ronds, des carrés ; et cependant, à plusieurs lieues à la ronde, il n’y a pas de forêts ni même d’arbustes. Comment donc se sont ainsi accumulés là tous ces déchets de végétation ? toutes ces cassures et ces branches d’arbres, d’où viennent-elles ?… Mais regardez mieux. À côté même de tous ces bois qui déjà semblent vermoulus, sont répandues sur le sol des nuées de feuilles du plus beau vert, nacrées et fraîches, humides encore de la rosée du matin ; la vie à côté de la mort, la sève à côté du bois pourri ! Encore une fois, d’où tout cela provient-il ?…

Voulez-vous en avoir l’explication ? Rien n’est plus aisé.

Avancez-vous, faites du bruit, lancez une pierre dans cet amas de feuilles et de branches, et un spectacle vous stupéfiera. Les branches et les bois pourris se mettront à courir de tous côtés, et, quant aux feuilles vertes, vous les verrez s’envoler, former un nuage et tout à coup disparaître sous l’horizon.

Les branches, en vérité, n’étaient pas des branches, pas plus que les feuilles n’étaient des feuilles. Les unes sont des fourmis, des mantes, des criquets, des sauterelles ; les autres, des papillons de toute espèce. Au lieu de ressembler comme dans nos pays à des bêtes, ces animaux, ces insectes ressemblent à des plantes, à des végétaux.

Dans les régions que je décris, vous vous approchez d’un buisson, pour cueillir une belle fleur que vous apercevez sur un arbuste et qui vous tente. À votre approche, l’arbuste se sauve, c’est un animal ; la fleur s’envole, c’est un insecte.

D’autre part, vous voyez par terre un animal ; par exemple un crapaud, une grenouille ou un rat. Vous vous avancez et l’écrasez du pied. Sous votre pied, c’est le vide, la terre ; c’est une fleur que vous venez de froisser.

Et ceci, — pas plus que tout ce que je relate, — n’est du roman ; c’est la très exacte et très scrupuleuse vérité.

La science appelle cela des phénomènes de « mimétisme » ; elle connaît la propriété qu’ont certains animaux de ressembler aux plantes sur lesquelles habituellement ils vivent et dont ils se nourrissent, ainsi que la propriété qu’ont certaines plantes de simuler des animaux ; mais jamais la ressemblance n’a été plus frappante, le mimétisme plus parfait. Entre la mante des Indes, qui ressemble à un morceau de bois sec, et la branche d’arbre elle-même, je défie qui que ce soit de différencier et de deviner quel est l’insecte et quel est le végétal.

Et, — pendant que ceci se passe sur terre, au centre de l’île, — au fond de l’eau, des choses plus curieuses encore se voient. Les plantes de cette contrée s’animent, leurs fleurs sont des bouches qui s’ouvrent, les végétaux chassent les coquillages, les crabes, et pêchent les poissons ; les népenthès et les utriculaires les mangent, les digèrent, immobiles comme des boas dont la queue végétale aurait sa racine plantée dans le sol.

Puis, sur le rivage, au moment où un poisson des plus étranges, l’anabas, sort de l’eau pour s’amuser à terre, joue avec un autre, le poursuit en sautant, grimpe comme un chat le long d’un mur ou sur un arbre, prend un bain d’air et de soleil, derrière lui, dans l’ombre, une fleur vraiment diabolique, la drosera, qui n’a ni tige, ni feuilles, ni rameaux, se glisse silencieusement, guette le poisson promeneur, bondit sur lui, le pourchasse, enfin l’attrape pour le dévorer.

Dans la lutte entre la plante et l’animal, c’est ce dernier qui est la proie.

Mais tout cela n’est rien encore. Alors que la plante ressemble à l’animal, ce dernier ressemble à l’homme ; le singe y vit en être civilisé, parle, s’exprime, et l’homme vit à l’état sauvage, crie et ne parle pas ; le singe y est omnivore, l’homme exclusivement anthropophage ; le singe a la peau glabre, l’homme est couvert de poils et possède une griffe au lieu de main. Le singe, en définitive, ressemble à quelque chose, à une créature ; l’homme, le négrito, le Malais, ne ressemble à rien d’humain.

Quoi de plus curieux que ce bouleversement général des œuvres de la création ? et n’est-il pas permis de se demander, sans oser ni vouloir conclure, comment et pourquoi ces choses extraordinaires, invraisemblables, contre l’ordre naturel qui règne partout ailleurs, se trouvent réunies en ces régions où le souverain des âmes est Satan, asservissant les populations par le brahmanisme, le fakirisme et toutes les idolâtries ?

Passons, j’ai hâte de montrer comment s’y comporte l’homme, et surtout comment l’Européen, l’homme soi-disant civilisé y agit et y vit.

Singapore est un peu comme Port-Saïd, un égout ; égout humain, j’entends. Tout ce qui a fini de bien faire en Europe se réfugie à Port-Saïd, de même que tout ce qui a fini de bien faire en Asie trouve asile et protection à Singapore.

C’est encore un territoire anglais, et là, comme dans toutes les colonies du royaume britannique, les gredins, les chenapans, les scélérats des plus diverses espèces, les criminels qui ont réussi à échapper aux recherches de la police de leur pays, les condamnés par contumace, les forçats en rupture de ban, les assassins, y ont élu domicile et y trafiquent, au profit du grand peuple sans scrupules et de sa très gracieuse majesté. Oh ! non, ils ne sont pas difficiles à cet égard, messieurs les Anglais. L’Australie et les Indes sont ainsi peuplées de sacripants qui, digérant en paix le produit de leurs crimes, ont acquis un vernis extérieur de respectabilité, plus ou moins solennelle, mais impuissante à dissimuler leurs vices devenus pour eux une seconde nature. Le baronet actuel y descend du voleur, le marquis du faussaire, le duc du chourineur ; quant au négociant riche ou bourgeois aisé d’aujourd’hui, son grand-père ramait sur les galères ou cassait des pierres sur les chemins.

Qu’est-ce que tout cela, au demeurant, pour l’Anglais ?… All right ! tout va bien, pourvu que l’argent roule et que le commerce marche ; car, pour devenir un Anglais parfait, il ne suffit pas d’avoir été meurtrier, fût-ce parricide, il faut encore savoir faire fructifier le bénéfice de ses rapines, gagner de l’argent, tout est là. Joli peuple que celui-là ! et protestant fanatique, par dessus le marché ! Rien ne lui manque, on le voit.

Au moral comme au physique, comme au point de vue religieux, il est hideux, et l’on ne sait jamais, en définitive, à quelle sorte de cuistre l’on s’adresse, quand on parle à un Anglais.

Avec cela, du cant. Le cant est cette pruderie, cette réserve affectée, cette pose d’austérité, qui recouvre et sert à cacher le vice. Singapore est une des patries du cant.

Étudiez d’un peu près l’Anglais. Tout de suite, vous reconnaîtrez à son allure le sectaire, l’hérétique modelé sur le type d’Henri VIII ou sur celui de Cromwell, le mômier dont la fausse vertu apparente masque toutes les dégradations morales et autres ; le puritanisme anglais est le manteau d’hypocrisie par excellence, et l’individu, en dépit de son aspect austère, est bien l’hérétique forcené, mais captieux, dont l’impiété satanique revêt les dehors d’une religion faite de paradoxes rationalistes. Frottez le luthérien, a-t-on dit ; au-dessous, vous trouverez l’impie pétri d’orgueil, le révolté irréligieux, le luciférien déguisé. Grattez le protestant anglais, dirons-nous ; sauf chez le puséiste, rare exception, vous trouverez le criminel plus ou moins conscient, et souvent le criminel doublé d’un sataniste.

On juge quelle triste société doit contenir Singapore, faite de la réunion de ces divers éléments. Rien d’étonnant aussi à ce que la maçonnerie et le culte du démon y prospèrent, trouvant un milieu si favorable à leur développement.

Mais ce n’est pas tout ; Singapore est un caravansérail. Au-dessous de cette société anglaise, corrompue jusqu’aux moëlles, grouille une tourbe innombrable et cosmopolite, faite de Chinois, de Malais, d’Indiens, dont les plus civilisés en apparence sont en vérité les plus sauvages. Du sectaire à la brute, à l’animal même, il y a une gradation bestiale, très curieuse pour l’observateur, pour le psychologue ; et cette échelle bizarre, le franc-maçon protestant anglais en est l’expression étonnante et comme le répertoire, le résumé complet.

Aussi, quelle vie abominable sur le bord de cet abîme que j’ai décrit ! La vie de l’homme ressemble à celle de la bête ; il y a là je ne sais quoi de tors, d’antinaturel et d’infernal.

La femme anglaise, sans en excepter la jeune fille, — je parle en général, bien entendu, — résume à Singapore le vice et l’impiété. Tandis que, partout, la femme et la jeune fille sont, chaque fois que l’influence religieuse se fait sentir, l’expression la plus pure, la plus naïve de la création et de l’idée divinement touchante que synthétise la Mère immaculée du Christ, la Vierge Marie, par contre, en Angleterre, et plus particulièrement encore dans les colonies anglaises, sous l’influence pernicieuse de l’hérésie protestante engendrée par des révoltes vraiment d’inspiration diabolique, la femme et la jeune fille sont, en quelque sorte, l’opprobre de l’humanité.

L’exemple, d’ailleurs, part de très haut, on le sait. Le monde entier connaît ce que John Bull n’avoue pas, à savoir l’histoire intime de celle que les Indiens appellent « la vieille dame de Londres », tombée dès son jeune âge dans le vice et l’ivrognerie, Sa Majesté Wisky 1re  ! Elle est le type sur lequel se modèle la femme, dans toute l’étendue de l’empire anglais.

Donc, au-dessus de toutes ces monstruosités dont Singapore est la sentine, monstruosités de mélanges de races, de sectes, d’idolâtries, se dresse, plus monstrueuse encore, la jeune fille anglaise, comme un réceptacle quintessenciel d’infamies et de turpitudes. Charmes, jeunesse, intelligence, elle met tout au service de Satan, dont elle est la zélatrice, la lieutenante. Elle est vraiment la maudite de Dieu, la bien-aimée du prince des ténèbres ; femme seulement de nom, elle est absolument infernale et diablesse en réalité.

Les deux grands vices principaux de la nation britannique, chez la femme encore plus que chez l’homme, sont, l’un physique, l’ivrognerie, et l’autre moral, la duplicité, le mensonge ; c’est chose universellement connue. Eh bien, à cet égard, les Anglaises de Singapore sont stupéfiantes. On cite, dans cette ville, des jeunes filles, appartenant aux plus hautes familles, que l’on voit rester des mois entiers sans désaoûler (qu’on me pardonne le mot), sans même que les parents, dans le même état d’ailleurs, y prennent garde, et, ivres ainsi, le regard vague et hébété, aller, venir, se promener, voyager, avec cette liberté invraisemblable, cette licence inouïe, que l’éducation protestante laisse à la jeune fille.

On comprend ce qui se passe dans de telles conditions, l’adolescente appartenant à un monde dépravé, à un milieu où l’immoralité la plus ignoble règne à huis-clos, dépassant tout ce que l’imagination peut supposer ; ou frémit en songeant aux situations dans lesquelles ces jeunes filles se trouvent maintes fois, par la collaboration de l’ivresse et de l’impiété, situations qu’aucun qualificatif ne peut exprimer ; et l’on reste confondu, on s’incline devant la patience divine qui tolère de pareils forfaits ; les grands crimes de famille flétris par la Bible reviennent à l’esprit ; on se demande si le feu du ciel ne va pas bientôt réduire en cendres ce foyer d’iniquités que la géographie désigne sous le nom de Singapore, comme autrefois le Seigneur détruisit les villes maudites de la Pentapole.

Sans doute, si Singapore a été préservée jusqu’à présent de la colère du ciel, elle le doit à la présence des bons chrétiens qui se trouvent dans la ville ; car, au sein même de la cité maudite, le catholicisme a réussi à s’implanter. Il y a là un évêché même, des églises où Dieu est adoré, où sa parole est enseignée ; ces églises ont été fondées par l’admirable société des Missions étrangères de Paris. Les fils du bienheureux Jean-Baptiste de la Salle, les dévoués et modestes éducateurs du peuple, les frères de la Doctrine chrétienne, ces vaillants si calomniés par la presse impie, ont créé, eux aussi, un établissement à Singapore ; c’est une magnifique école, qui, espérons-le, sera une pépinière de conversions dans l’avenir ; toutes les religions et toutes les castes y sont admises. Mais, hélas ! jusqu’à présent, les catholiques sont à l’état d’infime minorité dans cette ville d’environ 150,000 habitants, et ils sont à mille lieues de soupçonner les sacrilèges épouvantables qui se commettent à quelques pas d’eux. Du reste, ils ne pourraient rien pour les empêcher ; toutes les infamies sont sous la protection du gouvernement anglais.

Singapore compte plusieurs temples protestants, soit de la secte presbytérienne, soit de celle moins dangereuse des épiscopaux, une synagogue juive, des mosquées malaise et arabe, des temples hindous, dont un réservé aux adeptes du fakirisme, des bonzeries chinoises, sans compter les loges maçonniques s’affichant orgueilleusement comme si elles étaient de véritables églises. Narguant le vrai Dieu, semblant le défier avec audace, toutes les idolâtries ont leur sanctuaire dans cette cité infernale.

J’ai eu bien des indignations au cours de mon enquête, indignations que je maitrisais de mon mieux, que j’ensevelissais au fond de mon âme pour pouvoir aller jusqu’au bout ; mais j’avoue en avoir peu éprouvé de semblables à celle qui, à Singapore, faillit me faire renoncer à ma mission. C’est là que j’assistai pour la première fois, non plus à des parodies, non plus à des évocations d’un résultat discutable, mais à des profanations d’une monstruosité inouïe, effroyable, et à des manifestations sataniques dont le caractère n’était plus douteux.

Je m’étais rendu, un soir, à l’un des locaux maçonniques ordinaires. Un aréopage de Kadosch, appartenant à l’écossisme, avait sa tenue. Avant l’ouverture des travaux, je me promenai, suivant l’usage, dans le parvis, me demandant si je devais me faire annoncer simplement comme frère visiteur du rite de Memphis, sans indiquer en entre ma qualité d’affilié au Palladium ; car Walder m’avait prévenu que l’existence du palladisme n’est pas révélée partout aux francs-maçons, et je n’avais pas eu le temps de me présenter dans la journée au grand-maître ; il m’eût fallu le rechercher, ne l’ayant pas rencontré à son domicile. En déjeunant à table d’hôte, à l’hôtel Adelphi, — car il y a encore un hôtel Adelphi à Singapore, — j’avais fait à plusieurs reprises le signe le plus usuel de reconnaissance des lucifériens du rite palladique ; mais aucun des convives, ni personne ensuite au café, n’y avait répondu. Évidemment, je n’avais rencontré aucun frère ré-théurgiste optimate.

Signe de reconnaissance luciférien.
Signe de reconnaissance luciférien.
En passant, puisque je viens de parler de ce signe, je vais l’indiquer. Il est d’une simplicité extrême, et mes lecteurs, instruits de ce petit secret, pourront à l’occasion voir s’ils se trouvent en présence de quelque luciférien. À table, dans un hôtel ou un restaurant, ou encore au café, lorsqu’un initié du Palladium veut découvrir sa qualité à quelque frère inconnu qui serait là, afin de lier connaissance, il prend son verre sans affectation de la façon que voici, au moment de boire : le verre tenu entre le pouce, d’une part, et le médius et l’annulaire joints, d’autre part, tandis que l’index et le petit doigt sont droits et écartés. Pendant que l’on boit en tenant le verre ainsi, la main droite a donc deux doigts levés, qui font les cornes dans la direction du ciel. Ce signe de reconnaissance est, comme on s’en rendra facilement compte, visible et remarquable au premier coup d’œil pour les initiés, et, d’autre part, il n’a rien qui puisse le signaler à l’attention des profanes, puisque cette position de la main tenant le verre a mille chances, si l’on n’est prévenu, de sembler naturelle ; en tout cas, un profane (ou non-initié) n’y prendra pas garde. À ce signe, deux lucifériens, qui sont en présence pour la première fois, se reconnaissent ; d’une table à l’autre, ils constatent qu’ils boivent en tenant le verre à la mode palladique, et ils peuvent ensuite s’aborder, sachant réciproquement à qui ils ont affaire. — Dans la maçonnerie ordinaire, pour se reconnaître dans une circonstance analogue, on fait, avant de boire, un petit mouvement avec le verre, mouvement dans le vide (devant soi) en forme d’équerre ; mais, si adroitement que soit exécutée cette manœuvre mimique, elle risque souvent d’être remarquée d’un profane, de l’intriguer, et de lui faire comprendre ainsi qu’on a fait un signe secret de convention. Le signe de reconnaissance des lucifériens n’a pas cet inconvénient ; mais aussi les adeptes du Palladium sont bien autrement habiles et bien plus rusés que les francs-maçons ordinaires.

Pour en revenir à la séance du soir, je me promenais donc, assez hésitant, dans le parvis ; mais je n’eus pas, cependant, longtemps à attendre pour être fixé. Le premier Kadosch qui se présenta portait le cordon palladique, en sus des insignes du rite écossais. Tous les membres de cet aréopage étaient théurgistes. Je signai sur le registre des visiteurs, et je revêtis, au grand complet, les décors, qui étaient les marques extérieures de mes hautes dignités. Le chevalier servant d’armes m’annonça ; une députation fut envoyée par le grand-maître pour me recevoir ; les portes du sénat (nom de la salle des séances d’un aréopage, en chambre rouge) s’ouvrirent, et je fus reçu solennellement, avec tous les honneurs de la voûte d’acier.


Je fus reçu par les frères d’un des aréopages de Singapore, avec tous les honneurs de la voûte d’acier.

La séance, à vrai dire, se trouva fort insignifiante ; le programme était banal. Un certain docteur Murray, médecin de la ville ou des environs, fit une conférence assommante sur « la Jérusalem céleste » ; c’était une harangue diabolique, mais confuse et bête. Un fabricant de conserves d’ananas lui donna la réplique.

L’assistance formait un méli-mélo de négociants anglais, allemands, arméniens, juifs, arabes, parsis, hollandais, danois, belges et chinois ; il y avait aussi deux ou trois indiens.

Le plus intéressant de la soirée fut la distribution d’un balustre (nom de tout papier, procès-verbal, circulaire, en réunion de Kadosch), qui invitait les frères du Palladium, présents à Singapore, à assister le lendemain à l’initiation d’une jeune fille du monde. On devait conférer à cette demoiselle les grades d’Élue et de Maîtresse Templière dans une seule séance. L’initiation allait avoir lieu, — on ne devinera jamais où, — à l’un des temples protestants de la ville, un temple presbytérien ! J’en fus stupéfait, en lisant le balustre. Mais ma surprise fut à son comble, quand je lus le nom de la récipiendaire, imprimé en toutes lettres ; c’était miss Arabella D***, la sœur de miss Mary !…

Je savais que bon nombre de protestants, parmi les calvinistes et les presbytériens surtout, sont tout uniment des sociniens honteux, pratiquant dans le mystère la doctrine secrète de Fauste et Lélio Socin, c’est-à-dire inféodés aux vieilles erreurs du gnosticisme, adorant Lucifer ; mais je croyais que cette perversité suprêmement impie s’exerçait en particulier, à domicile seulement, et non en commun, comme un culte collectif ; en tout cas, il ne m’était jamais venu à la pensée qu’un temple, officiellement dédié au protestantisme, pût abriter les réunions d’un Grand Triangle palladique. Pourtant, il en était bien ainsi ; la convocation du balustre ne laissait aucun doute.

On comprendra avec quel empressement je me rendis, le lendemain dans la journée, au temple indiqué, pour le visiter.

Je ne fus pas peu étonné de n’y constater rien d’anormal. Comme pour la plupart des temples protestants, l’intérieur ressemblait à un grand hangar, tenu très proprement, une sorte de grenier à fourrage, vide, aux murs nus, avec de nombreux bancs alignés, en bois bien ciré, bien astiqué, comme les banquettes des brasseries allemandes ; pas d’autel, ni de niches, aucune statue, rien de ce qui est partout ailleurs nécessaire à l’exercice du culte. En fait de mobilier, il n’y avait, pour attirer l’attention, qu’une chaire, indiquant que l’on prêchait, et qu’un orgue de grandeur moyenne, dans une tribune, pour accompagner sans doute des chants ou pour faire une musique d’intermède. La chaire, située à gauche, avait un dôme arrondi, ornementé de bosselures et de trous sculptés, et surmonté de deux grandes palmes, sculptées aussi : je ne pris pas garde, outre mesure, à cette forme spéciale ; dans le jour, l’ensemble n’offrait aucune singularité.

J’étais, ma foi, désappointé. Je me demandais si les Ré-Théurgistes Optimates de Singapore avaient constitué un rite palladique à part, à leur façon, sans aucune des cérémonies que je connaissais, non pour y avoir assisté, mais pour les avoir copiées dans les rituels, à la bibliothèque du Directoire de Calcutta.

Cette simplicité exagérée semblait cacher une énigme. Un moment, j’eus l’idée de questionner le gardien ; mais, toute réflexion faite, je me dis :

— Attendons à ce soir ; je verrai bien ce qu’il en est.

Pourtant, en m’en allant, pour éviter toute erreur, je fis au gardien le signe général luciférien : la main gauche ouverte et à plat sur le cœur, tandis qu’en même temps on laisse tomber le bras droit le long du corps, la main droite fermée, sauf l’index tendu vers la terre. Le gardien, qui m’avait pris pour le premier étranger venu, me regarda, surpris, et fit à son tour le signe, en me disant :

— D’où venez-vous ?

Et le tuilage s’opéra. Je savais par cœur demandes et réponses.

Quand il fut ainsi certain que j’étais pour lui un frère en Lucifer, ayant reçu de moi au surplus la poignée de main en griffe palladique, je me retirai, en l’interrogeant simplement sur un point.

— C’est bien pour ce soir, n’est-ce pas ? lui dis-je.

— Oui, frère.

— Initiation de miss Arabella D*** comme Maîtresse Templière ?

— Oui, frère ; initiation de miss Arabella D***, et clôture par la solennité divine, si la récipiendaire satisfait à toutes les épreuves.

— À ce soir.

Ce soir-là, c’était, il m’en souvient encore, un jeudi. Vers les neuf heures, je quittai le bord, et je ravins au temple.

Sans grand étonnement, je ne trouvai pas la rue en mouvement, avec des allées et venues d’équipages, tout ce qui entoure, en un mot, nos cérémonies, même les plus petites, du culte catholique, lequel se pratique au grand jour, à la pleine lumière, et toujours au milieu d’un concours extraordinaire de fidèles.

J’eus grand’peine même à trouver le temple, dans la nuit profonde et à la lueur incertaine, mais cependant suffisante pour se conduire, des étoiles reflétées sur le ciel d’un beau noir-bleu.

La grande porte centrale et les deux petites portes latérales étaient absolument fermées. J’hésitai même un instant, je l’avoue. Je récapitulai dans ma tête les termes du balustre palladique, les mots échangés l’après-midi avec le portier. Je considérai plus attentivement le monument ; c’était bien le temple presbytérien que j’avais visité dans la journée. Je ne commettais aucune erreur, je ne m’étais pas trompé de route… La solennité avait-elle été contremandée ?… D’ordinaire, pour les réunions maçonniques, dans ces pays, il y a toujours une porte entr’ouverte, les soirs de séance : on ne fait pas quatre pas, il est vrai, sans se heurter à un frère servant, qui vient vous tuiler aussitôt ; mais enfin on peut entrer, faire ces premiers pas.

J’allais rebrousser chemin, lorsque je me dis, comme poussé par un instinct intérieur :

— Voyons tout de même, je veux en avoir le cœur net.

Je m’approchai de la grille qui précède la façade, et je prêtai l’oreille. Tout de suite, dans le silence de la nuit, j’entendis ce murmure particulier, lointain, mais caractéristique, sorte de bruissement vibratoire qu’émettent les réunions de gens enfermés, et qui traversent en quelque sorte les murs, si épais qu’ils soient, avec le courant d’air qui y existe toujours.

Ce courant d’air, — je le dirai en passant, — est scientifiquement démontré ; l’hygiéniste en tient compte et s’en préoccupe. Si épais et en quelques matériaux que soient les murs d’une maison ou d’un monument, ils sont avant tout poreux, l’air y passe, traverse les pierres comme au travers d’un crible, infiniment petit si l’on veut, mais qui n’en existe pas moins. Ainsi, une maison a beau avoir un mur plein (sans ouverture) exposé au nord, côté d’où soufflent les vents les plus vifs ; elle sera, de ce côté-là, pénétrée par le froid, et cela plus ou moins, suivant la porosité de la pierre ; la maison sera moins froide, si le mur est en granit, que s’il est en moëllon ; ceci est la preuve indiscutable du passage de l’air à travers les murailles.

Ce phénomène, observé et reconnu par la science, peut même, à mon avis, donner la clef de certaines apparitions d’esprits ou démons, dont le corps fluidique, aériforme, éthéré, peut ainsi passer au travers d’ouvertures microscopiques, — comme la fumée d’un cigare au travers d’un mouchoir (si fin qu’il soit), — et que l’on est tout étonné de voir apparaître tout à coup dans des endroits que l’on croyait hermétiquement fermés. Cela explique aussi peut-être comment, dans les évocations en général, l’apparition s’effectue peu à peu, par une sorte d’ombre, de vapeur légère, qui, peu à peu aussi, se condense. On comprend le mécanisme de cette formation, quand on connaît cette porosité des murs et cette fluidité des démons, qui, malgré leur chute, sont des esprits, et qui ont la malice de prendre, aux yeux des spirites, la forme et la ressemblance des personnes évoquées. En leur qualité d’esprits, ils se faufilent, absolument comme la fumée, par nuages très subtils, que l’on aperçoit tout d’abord, et qui ensuite se tassent dès leur sortie de la paroi qu’ils viennent de traverser, c’est-à-dire dès qu’ils se retrouvent dans un espace libre.

Telle est l’explication donnée par la plupart des savants qui ont observé les phénomènes de spiritisme. Si ces observateurs sont des spirites, ils croient que les esprits qui traversent les murs sont vraiment ceux des personnes défuntes qui ont été évoquées. Si, au contraire, les observateurs sont des chrétiens, se guidant d’après les enseignements de l’Église, ils croient avec raison que ces esprits sont des démons jouant une comédie de ressemblance et trompant les évocateurs. Mais le fait lui-même, envisagé d’une façon ou de l’autre, n’en est pas moins constaté.

De la même façon, bien entendu, les esprits disparaissent à travers les murailles, une fois apparus.

Ce qui étonne les adeptes du spiritisme et les observateurs convaincus qu’il y a subterfuge de la part des démons, et aussi ce qui n’est pas encore expliqué, c’est le plus ou le moins de promptitude dans ces apparitions. Il est constant que des apparitions sont lentes, et que d’autres sont rapides ; toutes celles de Satan lui-même, connues, rapportées par des témoins dignes de foi (le R. P. Jeandel, l’abbé Girod, etc.), sont spontanées. Il faudrait en conclure que les démons sont classés par catégories d’esprits plus ou moins subtils. Les Pères de l’Église ne s’étant pas prononcés sur cette question, je la laisserai de côté.

Du reste, si j’ai tenu à pénétrer dans les antres du satanisme moderne, c’est pour pouvoir dire ce que j’ai vu, c’est pour être en mesure d’apporter mon témoignage ; car les lucifériens se gardent bien de raconter leurs abominables pratiques. Par conséquent, je rapporte fidèlement ce que j’ai découvert dans mon exploration d’un odieux monde inconnu ; je transcris mes impressions ; je fais part de mon avis sans prétendre l’imposer, et je me soumets d’avance à l’opinion infaillible de Rome. Ceci, je le déclare bien haut.

Je prie donc mes lecteurs de m’accorder le plus d’indulgence possible. Mon livre aura, du moins, une utilité. Un des prélats les plus distingués de notre siècle, Mgr Germain, évêque de Coutances, a écrit quelque part : « La plus grande habileté de Satan a été de se faire nier ; comment se défier d’un ennemi qui n’existe pas ? » Certainement, cette malice diabolique vise la multitude, en proie au scepticisme en ces tristes temps. Du scepticisme à l’athéisme, il n’y a qu’un pas. Mais Satan n’est pas seulement malicieux ; avant tout, il est le père de l’orgueil. « Non serviam ! » tel est le cri qu’il a poussé dans sa révolte. Aussi, son monstrueux orgueil est-il satisfait, lorsqu’il voit des hommes, fussent-ils des fous, lui rendre hommage. À ses adorateurs il se manifeste. Eh bien, il est bon de faire connaître ces manifestations. Les constater, c’est obliger le scepticisme à s’avouer vaincu. Par orgueil, tu te manifestes à tes élus, ô Satan ; des témoins surgissent, tu ne peux plus te faire nier ; car, si tu te manifestes, donc tu existes. Et si tu existes, toi l’archange déchu, si tu apparais, même en dupant tes fidèles et en leur faisant croire que tu es le principe du bien, si tu te montres aux adeptes de ta religion réthéurgiste ou palladique, eh bien, l’athéisme n’est plus soutenable. Tu es pris à ton propre piège, esprit du mal !

Là-dessus, je reviens à mon récit. Je me faisais à moi-même les observations transcrites plus haut ; et, tout en écoutant, en essayant de percevoir et de définir les bruits, mon regard errait dans le vague des ténèbres nocturnes ; je me tenais penché en avant, lorsque tout à coup je me redressai brusquement. Je venais d’éprouver une sensation à laquelle un observateur du spiritisme ne se trompe pas.

Cette sensation, je l’avais déjà éprouvée à Calcutta, pendant la messe luciférienne, au moment où le pentagramme tracé par des éclairs flamboya dans l’espace.

D’autre part, — j’en ai eu la confidence de tous les adeptes du Palladisme avec qui j’en ai causé, — cette sensation est éprouvée invariablement chaque fois que Lucifer ou l’un des chefs de ses milices est présent. Aucun spirite pratiquant, ayant assisté à une œuvre surnaturelle, ne niera ce que je vais dire.

Ceci est réglé, fatal, absolu. C’est le critérium de la présence d’un esprit infernal. Chaque fois que, dans une société de sectaires lucifériens ou de spirites gens du monde, je n’ai pas éprouvé cette sensation, j’ai reconnu sur-le-champ ou ensuite que les prestiges dont j’étais témoin n’étaient que supercherie. Toutes les fois, au contraire, que cette sensation s’est produite, il m’a été impossible de découvrir un truc quelconque, et j’ai été obligé d’admettre l’action du surnaturel.

Les lucifériens et les spirites, même les spirites amateurs, les évocateurs opérant dans un salon, entre amis, ne me contrediront pas, je le répète. C’est par là qu’ils discernent s’il y a jonglerie, charlatanisme, ou phénomène réel.

C’est d’abord une vague sensation de tremblement général, qui peut aller presque jusqu’au frisson, accompagné de chaleur intermittente et de rougeurs fugaces de la face, laquelle, dans les intervalles, pâlit et se grippe légèrement.

Puis, survient une légère moiteur du corps, plus particulièrement localisée à la paume des mains. La gorge a une tendance à se sécher ; et un peu de raideur des articulations se produit, suivie de douleurs lombaires de fatigue dans la station debout.

Au milieu de cet ensemble de symptômes, l’esprit reste absolument calme, et le cœur ne bat ni plus vite ni plus lentement.

Après quoi, brusquement, intervient un phénomène optique. Quelques nuages mouches ou bluettes passent devant les yeux et semblent prendre des formes vagues et indécises, en même temps que des frôlements ont lieu sur la face, comme si l’on vous soufflait dessus ou comme si l’on vous passait des fils de soie sur le visage. En même temps, dans le silence, les oreilles vous bruissent légèrement ; c’est un bruit intermittent, léger et discret.

On se sent, à ce moment, entouré de quelque chose, comme d’une gaze, ou plutôt d’une sorte de couche d’électricité extérieure, qui vous donne, sous les vêtements, la sensation de froid et d’horripilation ; les cheveux se soulèvent légèrement.

Bien que parfaitement calme, -— et il faut l’être pour assister, en spectateur résolu, à certaines abominations, — on se sent, malgré soi, pris, entouré (je dirai presque : surveillé), par quelqu’un ou quelque chose d’indéfinissable, de fluide ; on se sent comme imprégné de surnaturel.

En ce qui me concerne, les phénomènes se sont toujours terminés par deux petits coups très secs et très nets, frappés sur mon épaule droite, comme si un esprit me prévenait de sa présence, comme s’il tenait à me faire constater que je n’allais pas assister à des œuvres de supercherie.

Les collègues lucifériens ou les spirites ordinaires que j’ai interrogés, m’ont affirmé avoir éprouvé des sensations analogues, débutant par le léger frisson accompagné de chaleur intermittente, suivi de tous les phénomènes que je viens de décrire, et se terminant par l’impression des deux petits coups, comme deux fortes chiquenaudes, dont ils se sentent, sans aucune erreur possible, frappés en une partie du corps, épaule droite ou gauche, nuque, l’une ou l’autre joue, haut du crâne, tempe droite ou gauche, front, n’importe où enfin, mais toujours au même endroit. Le frère Ruchonnet, vice-président actuel de la Confédération helvétique, qui est un des principaux chefs de l’occultisme en Europe, sent, lui, les deux petits coups sous le menton et frappés très précipitamment. Adriano Lemmi a déclaré à Cresponi, qui me l’a répété, que, lui, à la fin des phénomènes précurseurs habituels, il n’éprouve pas l’impression des deux petits coups, mais que, par contre, il se sent tirer la barbe, par deux fois, assez fort.

La sensation du souffle sur la face est inévitable ; aucun occultiste, dans une séance où le surnaturel se manifeste, n’y échappe ; ce souffle est léger pour les uns, et plus caractérisé pour les autres. Tous les lucifériens italiens savent et disent que Mazzini recevait ce souffle avec l’impression de la présence d’une bouche chaude qui expirait une haleine brûlante sur son visage avec une violence extrême ; c’était un souffle tellement fort, qu’il était obligé de fermer les yeux et qu’il en demeurait un moment comme asphyxié.

Ces phénomènes-là montrent, d’une façon indiscutable, que les démons, en qui les spirites amateurs s’obstinent à ne vouloir voir que des esprits de personnes défuntes, tiennent à prouver matériellement leur présence, afin qu’il n’y ait aucun doute chez ceux ou celles à qui ils font éprouver ces sensations particulières.

Or, ce soir-là, à Singapore, je ressentis toute la série de ces symptômes étranges, avant même de pénétrer dans le temple presbytérien. Évidemment, Satan et ses démons étaient là.

Je n’eus donc plus aucune hésitation, puisque mon but était de voir, de me rendre compte, pour dénoncer plus tard ces choses, quand le moment serait venu. Je frappai à la petite porte latérale de gauche, en maçon du Palladium ; on frappe deux coups, et l’on dit « Caïn » au premier frère qui se présente à vous.

Le servant qui vint m’ouvrir m’introduisit aussitôt, par un couloir, dans le petit parvis précédant la grande salle. La tenue était déjà commencée. Cinq frères et deux sœurs déambulaient dans le parvis, attendant impatiemment les quatre nouveaux venus qui complèteraient le nombre nécessaire pour avoir l’entrée ; moi arrivé, il fallait donc attendre encore trois visiteurs.

J’avais revêtu mes insignes, et je me disposais à aller m’offrir à un tuilage complet, lorsque, me dirigeant vers le couvreur (gardien préposé extérieurement à la porte de la salle des séances), je levai la tête pour voir en face de qui je me trouvais. Une double exclamation échappe, en même temps, au frère couvreur et à moi :

— Crocksonn !

— Le docteur !

— Pas possible, fis-je ; vous ici ?

— Eh ! comme vous voyez, docteur, répondit l’autre, d’un air guilleret.

Le tuilage s’effectua néanmoins, entre nous deux ; il est obligatoire, surtout chez les ré-théurgistes optimates, dont les réunions sont gardées avec mille précautions.

Le Croksonn en question, que j’avais en face de moi, était pour moi une vieille connaissance. On ne voyait que lui, à bord ! il était constamment en voyage. J’avoue que, les nombreuses fois que je l’avais eu comme passager, jamais l’idée ne m’était venue de lui demander la raison de ces déplacements incessants, dont maintenant je commençais à comprendre ou à pressentir les motifs.

Ce Croksonn était un pasteur protestant, que nous appelions familièrement, à bord, « le révérend Alcool ». Nous ne l’avions, en effet, jamais vu qu’entre deux wiskys. Ce pasteur, doublé d’un sataniste, était, on le voit, triplé d’un parfait ivrogne.


Crocksonn, que j’avais en face de moi, était une vieille connaissance. C’était un pasteur protestant, que nous appelions familièrement, à bord, « le révérend Alcool » ; nous ne l’avions, en effet, jamais vu qu’entre deux wiskys.

En apparence, pas mauvais homme ; je le croyais presbytérien convaincu, et jamais je n’aurais supposé qu’il dissimulait un occultiste ; le gaillard cachait bien son jeu. Cent fois, j’avais eu l’occasion de lui rendre de menus services, sans compter un grand : un soir, je l’avais tiré des griffes de mon infirmier, qu’il poursuivait sous prétexte de tenter de le convertir au protestantisme ; celui-ci, impatienté, l’avait acculé dans un coin de la batterie, et s’apprêtait à lui administrer une de ces tripotées dont les matelots français possèdent la formule et le secret ; mon intervention seule empêche le révérend Croksonn de recevoir ladite tripotée.

— Ah ! quelle joie, docteur, de vous savoir des nôtres ! me disait-il à présent ; — et sa figure s’épanouissait ; il me serrait vivement les mains, après le tuilage, répétant : — Oh ! oui, je suis content, bien content, tout à fait content de vous voir ici et de pouvoir vous appeler mon frère !…

À bord, je n’avais jamais caché mes sentiments de bon catholique ; il pensa que c’était une ruse de ma part ; lui, l’hypocrite fieffé, dut certainement me mesurer à son aune. C’est ce que je compris ; car il me félicite de « mon habileté ».

Enfin, trois autres visiteurs arrivèrent à leur tour ; le nombre réglementaire d’entrée était atteint ; Croksonn nous ouvrit les portes du sanctuaire palladique.

À peine eus-je pénétré dans la salle, que je demeurai abasourdi. Était-ce bien là le même temple que j’avais visité quelques heures à peine auparavant ?… D’où avait-on sorti l’autel du Baphomet et tous les accessoires du culte luciférien ?

Le local était décoré comme il convient pour une réception de Maîtresse Templière, et l’on était en pleine séance.

Sauf à l’orient, où l’autel de l’idole palladique était recouvert d’un immense baldaquin à draperies rouges, tout le reste de la salle était tendu en blanc ; par exemple, les tentures et les draperies étaient magnifiques, très riches, en soie et velours, avec des franges d’or.

L’autel du Baphomet, abrité sous le vaste baldaquin dont je viens de parler, ressemblait à un autel d’église catholique ; il y avait même un tabernacle, dont la porte reproduisait, en miniature, celle de l’entrée, avec ses deux colonnes latérales sur lesquelles on voyait les lettres J et B, et au milieu de la porte du tabernacle, la lettre M. À droite, un chandelier d’argent avec une bougie de cire noire, allumée ; à gauche, un chandelier semblable, mais avec une bougie de cire blanche, également allumée. Sur l’autel, trônait le Baphomet ou Palladium, ressemblant exactement à celui de Calcutta, moins les serpents. Au-dessus de l’idole, on apercevait, brodé sur la draperie du fond, l’aigle à deux têtes, emblème de l’autorité maçonnique suprême, dominé par un triangle entouré de rayons ayant la pointe du milieu dirigée en bas, c’est-à-dire un triangle renversé, au centre duquel on lisait le chiffre 33. Il n’est pas inutile de rappeler ici la signification de ce chiffre : il est là pour rappeler l’âge du Christ, quand il fut mis à mort ; c’est aussi à raison de ce nombre que le premier Suprême Conseil du globe a été établi à Charleston, ville située au 33e degré de latitude, et que le rite écossais a été créé en 33 degrés. N’oublions pas de dire que, là comme partout, l’aigle à deux têtes tenait entre ses serres un glaive auquel était accrochée une banderole portant l’inscription : Ordo ab Chao.

Au fond, de chaque côté de l’autel du Baphomet et en dehors du baldaquin rouge, il y avait un des deux tableaux que j’ai déjà décrits : à gauche, la parodie sacrilège de la mort du Christ, et à droite, le jeune homme planant dans les airs, semant la fécondité sur la terre ; dans ce dernier tableau, le jeune homme est appelé Éblis, qui est le nom servant à masquer la personnalité de Lucifer dans les légendes débitées en loge de la maçonnerie ordinaire.

À l’estrade, le grand-maître et la grande-maîtresse siégeaient, un peu au devant de l’autel, mais séparément, chacun de son côté, lui à gauche, elle à droite. Ils étaient assis dans des fauteuils superbes, qu’on qualifie de trônes, richement sculptés, avec des dorures. Chacun d’eux avait devant soi une colonnette terminée par un plateau, à la hauteur du coude de la personne assise : sur l’un de ces plateaux, le maillet du président ; sur l’autre, devant la grande-maîtresse, par conséquent, un petit poignard et un livre ouvert (constitutions et règlements du rite). L’emplacement de la présidence et, en même temps, de l’autel du Baphomet, était exhaussé seulement de deux degrés sur l’estrade.

Le grand-maître, nommé le frère Spencer, négociant de la ville, portait, pour insignes, le cordon blanc du 33e degré du rite écossais, en écharpe, de l’épaule gauche à la hanche droite, et, en outre, en camail, le cordon noir, en soie moirée, à liseré blanc en bordure, du rite palladique, avec un bijou d’or suspendu à la pointe sur la poitrine et consistant en une petite échelle de sept échelons : au surplus, il avait le tablier des ré-théurgistes optimates, qui est triangulaire, à fond noir, recouvert à moitié par une bavette blanche de même forme ; sur la partie blanche, la lettre L enrayonnée est brodée en or, tandis que le mot Éva est brodé en argent sur la partie noire.

La grande-maîtresse, mistress Vandriel, veuve d’un officier de la marine anglaise, était en toilette de soirée, couronnée d’un diadème de brillants, dont le sujet principal reproduisait le pentagramme magique ; elle avait un collier d’or en forme de chaîne, à anneaux triangulaires, auquel pendait la petite échelle bijou ; au corsage, une broche reproduisant encore le pentagramme, avec des pierres précieuses variées ; à chaque poignet, elle avait un bracelet d’or massif, auquel était suspendu un fragment de chaîne d’or, massive, brisée. Elle portait le tablier palladique, semblable à celui du grand-maître. Son cordon était celui du grade de Maîtresse Templiére ; cet insigne mérite une description spéciale.

Ce cordon se porte en écharpe, de l’épaule droite à la hanche gauche. Il est à fond noir, bordé tout le long, de chaque côté, d’une large dentelure formée par des triangles alternativement blancs et noirs. Au centre du cordon, il y a la représentation d’Isis et d’Osiris ; la déesse est figurée par une femme dévêtue, aux cheveux flottant épars, faisant de chaque main le signe de l’ésotérisme, main droite en l’air, main gauche abaissée, ses pieds pesant sur un croissant de lune ; quant à Osiris, il est figuré par un soleil rayonnant, juxtaposé sur Isis, dont il recouvre tout le milieu du corps ; au-dessous du croissant, on distingue un serpent monstrueux ou dragon, Typhon, qui se tortille dans l’espace. Au-dessus d’Isis, Osiris et Typhon, il y a les colonnes J et B s’élevant du sein d’un nuage, et, entre elles, la lettre M, dominée par l’étoile flamboyante, à cinq pointes. Au-dessous du groupe central, en voit un calice, surmonté d’une hostie transpercée par un poignard. À ce cordon, la grande-maîtresse porte suspendu un petit trident, dit trident de Paracelse.

Il ne faudrait pas croire que ces broderies de cordons maçonniques sont de la pure fantaisie. Je sais que, dans le public, on rit fort de ces ornementations bizarres, et moi-même, avant de connaître, j’ai été le premier à en rire. Mais tout cela est très étudié, tous ces emblèmes ont une raison d’être, un sens des plus sérieux. Ces insignes résument l’enseignement et la pratique de chaque grade. Or, ici, au grade palladique de Maîtresse Templière, enseignement et pratique ne sont qu’un tissu d’horreurs, d’infamies.

En racontant l’initiation de miss Arabella D***, je serai obligé de passer sous silence certaines particularités de la cérémonie ; car j’écris un livre qui doit pouvoir être lu par tout le monde. Ce que je supprimerai, les personnes d’âge mûr, qui me lisent, en trouveront le symbole dans le groupe central du cordon de ce grade palladique. J’ai dit, et je n’insiste pas.

Le calice, l’hostie et le poignard rappellent les sacrilèges exécrables qui se commettent.

Ceci me fait penser que, dans la description de l’estrade, j’ai oublié de mentionner un petit autel pentagonal, placé au pied de l’emplacement présidentiel, à peu de distance de la balustrade qui est la limite de l’orient. Cet autel supporte un calice, un vrai calice consacré. En Europe et en Amérique, c’est un calice acheté à quelque prêtre apostat ; à Singapore, c’est un calice volé à un missionnaire martyr et revendu aux francs-maçons par les Chinois, les bourreaux.

À l’orient, siégeaient encore deux frères et deux sœurs, par couple. À droite, le chevalier et la chevalière d’éloquence ; à gauche, le chancelier-secrétaire et la grande maîtresse des dépêches.

Dans la salle, frères et sœurs mêlés étaient répartis en deux groupes principaux, qu’on appelle les camps. Entre les deux camps, on voyait un lit antique, de style grec, très bas, nommé le Pastos, et sur lequel était étendu un frère, contrefaisant le mort. Au pied du Pastos, et de chaque côté, il y avait une urne funéraire où brûlait de l’esprit-de-vin. À gauche, entre le Pastos et la balustrade, on remarquait encore une tablette portée par une petite colonne et recouverte d’un tapis blanc avec bordure de triangles blancs et noirs ; sur cette tablette se trouvait une sphère terrestre, autour de laquelle s’enroulait un serpent en carton durci, la tête dominant la sphère.

Les Européens, en habit de soirée, des Anglais principalement, formaient la majorité de l’assistance ; des Indiens et des Chinois, en costumes nationaux, complétaient la partie masculine de la réunion. Quant aux dames, elles appartenaient, toutes sans exception, à la colonie anglaise. Les hommes portaient en camail le cordon palladique, semblable à celui du grand-maître Spencer, et, en écharpe ou autrement, le cordon de leur plus haut grade dans un autre rite non luciférien. Les femmes, au contraire, n’avaient, en fait de cordon, que celui du grade de Maitresse Templière, comme mistress Vandriel, la grande-maîtresse ; mais le bijou, qui était suspendu à l’extrémité, était un petit poignard, au lieu du trident. Comme mistress Vandriel, elles avaient le collier et les bracelets décrits plus haut ; mais elles ne portaient ni la broche pentagramme, ni le diadème. Toutes, ainsi que la grande-maîtresse, étaient en toilette de soirée, blanche ; la robe, retroussée du côté gauche jusqu’à la hauteur du genou, pour laisser voir la jarretière des sœurs maçonnes, jarretière en satin blanc où la devise Silentium et Virtus est brodée en soie bleue. Frères et sœurs avaient enfin le tablier triangulaire palladique, blanc et noir.

Lorsque j’entrai avec dix autres visiteurs, nous allâmes nous placer sur les banquettes de droite ; cette partie de la salle se nomme « le camp de l’Afrique ». En effet, dans toute réunion où sont des dames, les noms des points cardinaux sont remplacés par ceux de parties du monde. L’orient devient « l’Asie » ; la porte d’entrée s’appelle « l’Europe » ; vis-à-vis de moi, j’avais « le camp de l’Amérique ».

À ce moment, l’initiation n’était pas encore bien avancée.

Miss Arabella, la récipiendaire, une belle fille de vingt-cinq ans, grande, robuste, ni maigre ni grasse, le regard mauvais, le nez légèrement effilé, la bouche pincée, était debout, à la tête du Pastos, à côté de la sphère au serpent, entre les deux camps. Elle était, elle aussi, en toilette blanche ; mais son cordon, en écharpe de droite à gauche, était bleu moiré ; le poignard-bijou était remplacé par une minuscule truelle d’or ; quant à son tablier, il était de peau blanche et bordé de soie bleue, avec deux cœurs traversés d’une flèche, brodés en rose au centre. C’était là la tenue du grade de Maîtresse, troisième degré des rites androgynes qui ne sont pas lucifériens. Elle écoutait une harangue du chevalier d’éloquence.

Je reconnus, assis à peu de distance d’elle, le planteur D***, son père. C’était lui-même, ce misérable, qui la faisait affilier au Palladium. La tante Fausta était là aussi ; elle donnait donc dans l’occultisme, l’horrible mégère ; je n’en fus nullement étonné.

Il faut croire que miss Arabella avait en son affreux père un répondant sérieux, pour qu’on lui conférât les deux grades palladiques féminins en une seule soirée ; une pareille initiation est, en effet, des plus rares ; le grade d’Élue constitue un stage presque obligatoire, avant la révélation des derniers mystères. Nous allons voir tout à l’heure que cette jeune fille était vraiment digne de Satan, à qui elle allait se vouer.

On lui avait d’abord fait sommairement jouer la comédie de l’initiation d’Élue, comédie où, entre autres choses, on donne à la récipiendaire une figue confite qu’elle mange, tandis qu’on lui explique que ce fruit est le lotus ou figue religieuse des pagodes et que sa propriété est de faire disparaître la superstition de l’âme de quiconque en a goûté.

Puis, on lui avait dit pourquoi le rite s’appelle palladique. « Ce nom vient du Palladium, dont le Rite Réformé Nouveau a la garde. Ce Palladium, c’est le Baphomet original, qui fut donné aux Templiers du moyen-âge par le grand architecte de l’univers en personne ; transmis en secret, de génération en génération, des Templiers aux Sociniens et de ceux-ci aux francs-maçons, il est aujourd’hui le gage de la conservation de la franc-maçonnerie. Il est en dépôt au premier Suprême Conseil du globe, fondé le 31 mai 1801 à Charleston, dans la Caroline du Sud, aux États-Unis d’Amérique. »

Après quoi, on lui avait fait prêter un premier serment, pour recevoir le grade d’Élue. Voici ce serment :

« — En présence du grand architecte de l’univers, vrai Dieu, lumière des âmes, seul protecteur de l’humanité, et devant cette digne et vaillante assemblée, je promets et jure, au nom de ce que j’ai de plus sacré, et par mon sang que je mets à la disposition de la plus sainte des causes, de ne jamais révéler les secrets des Élues de ce rite, de ne jamais les laisser soupçonner aux profanes, ni même à mes frères et sœurs des autres rites maçonniques, quels que soient leurs grades. Je lutterai jusqu’à la mort, par tous les moyens, ressources et avantages dont la nature m’a dotée, contre le despotisme et la superstition. J’en fais le serment solennel, et je renouvelle celui d’aimer, défendre et secourir mes frères et sœurs en notre divin Seigneur, principe du Bien. Que le grand architecte m’aide et me reçoive un jour dans son sein. Ainsi soit-il. »

Maintenant, ai-je dit, le chevalier d’éloquence était en train de lui débiter un discours.

Ce discours, qui est tout au long dans les rituels palladiques, est le dernier mot de l’impiété. Je ne me sens pas le courage de le reproduire in-extenso ; je vais le résumer, en demandant à mes lecteurs pardon même pour cet aperçu. Mais il faut bien qu’on sache jusqu’où va le crime de cette secte infernale ; Léon XIII a expressément ordonné de dévoiler les horreurs qu’elle accomplit dans le mystère. « En premier lieu, a écrit le Souverain-Pontife dans son encyclique Humanum Genus, arrachez à la franc-maçonnerie le masque dont elle se couvre, et faites-la voir telle qu’elle est. » Je maîtrise donc mon indignation, et j’arrache le masque d’hypocrisie des sectaires. Ce discours, intitulé Instruction en deux parties pour les grades d’Élue et de Maîtresse Templière, c’est la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, telle qu’elle est odieusement travestie par les francs-maçons lucifériens. La première partie se débite à l’initiée Élue, la fin est réservée à la Maîtresse Templière.

Selon la franc-maçonnerie, Caïn est le fils d’Ève et de Lucifer, qui, dans tous les rites, sauf le palladique, est appelé Éblis. Le déluge est un acte de haine d’Adonaï, le dieu des chrétiens, qui a noyé l’humanité uniquement pour faire périr la descendance de Caïn ; mais il se trouve que, par un adultère de la femme de Cham, le jeune Chanaan, conçu avant l’entrée dans l’arche, est fils d’un descendant de Caïn, et ainsi la race d’Éblis-Lucifer est sauvée.

D’autre part, Baal-Zéboub ou Belzébuth, prince des génies de lumière, est, par un adultère de Sara, le père d’Isaac ; de telle sorte que Jésus descend, non d’Abraham, mais de Baal-Zéboub.

Quant au père de Jésus, c’est Joseph, que la franc-maçonnerie appelle Joseph Pandera et dont elle fait un soldat, avant qu’il soit charpentier. Ceci a été imaginé pour nier la virginité de Marie, nommée Mirzam dans la légende maçonnique. Mirzam est, en outre, donnée comme étant une coiffeuse pour femmes, et Jésus est né d’elle avant le mariage. Pandera a abandonné Mirzam, puis l’a reprise, enfin l’a épousée et a reconnu l’enfant. Mirzam et Pandera, mariés, ont eu d’autres enfants, deux filles et trois garçons.

À Bethléem, au moment de la naissance de Jésus, son père Joseph Pandera était absent. C’est Lucifer qui est venu au secours de Mirzam, en lui envoyant trois disciples de Zoroastre, nommés Jaspard, Balthazar et Melchior, adonnés à la théurgie ou magie, lesquels, suivant une étoile mystérieuse allumée par le Dieu Bon, ont trouvé l’étable de Bethléem, ont rendu hommage à Jésus comme descendant de Baal-Zéboub, et ont remis à Mirzam une cassette d’or, pour la mettre à l’abri du besoin ; c’est grâce aux libéralités de ces trois mages qu’elle a pu élever son enfant.

Le palladisme fait ressortir que les trois mages sont des adorateurs d’Ormuzd, en ajoutant qu’Ormuzd, dans la religion des Perses, correspond à Éblis-Lucifer, tandis qu’Ahrimane, principe du mal dans cette mythologie, n’est autre qu’Adonaï, le dieu des chrétiens.

Après la visite de Jaspard, Balthazar et Melchior, qui l’ont comblée de leurs dons, Mirzam a quitté Bethléem et s’est retirée en Égypte, où elle doit, d’après le conseil des mages, faire élever son enfant par les prêtres d’Isis et d’Osiris. À peine avait-elle mis le pied hors de la Palestine, que le roi de Judée, Hérode le Tyran, instruit par ses devins de la naissance d’un enfant appelé à donner la liberté au monde, ordonna le massacre de tous les nouveau-nés de Bethléem. Selon la légende maçonnique, c’est donc Baal-Zéboub, ancêtre de Jésus, qui préserva de l’égorgement le fils de Pandera et de Mirzam.

L’enfant Jésus, à qui Éblis-Lucifer et Baal-Zèboub avaient réservé de hautes destinées, fut élevé dans la magie par les prêtres égyptiens, et, lorsqu’il revint en Palestine, une fois le péril passé, il remplissait d’étonnement et d’admiration les prêtres juifs par la sagesse de ses réponses ; car il n’était aucune difficulté philosophique pouvant l’embarrasser ; il résolvait en quelques mots les problèmes sur lesquels on l’interrogeait. Il avait sept ans, quand il donna ces preuves de précocité ; et l’abominable légende palladique ajoute que c’est à cette époque que Joseph Pandera épousa Mirzam.

Jusqu’à dix ans, l’enfant prédestiné montra sa science et sa sagesse étonnantes ; et ici le parodiste sacrilège, — qui n’est autre que l’anti-pape Albert Pike, — établit des comparaisons. Il cite Pic de la Mirandole, qui, à dix ans, défiait les poètes et orateurs de son temps, parlait déjà la plupart des langues connues alors, et un certain enfant prodige, nommé Heinecken, dit-il, né à Lubeck, qui, a treize mois (c’est Albert Pike qui l’affirme), savait toute la Bible, à deux ans, l’histoire ancienne et moderne, qui parlait couramment, à quatre ans, l’allemand, le français et le latin, et qui mourut à cinq ans, succombant sans doute à un tel excès de science prématurée. Le prétendu souverain pontife de Charleston part de là pour mettre Jésus en parallèle avec Pic de la Mirandole et cet Heinecken, dans son instruction destinée aux grades d’Élue et de Maîtresse Templière. Il déclare qu’il n’y avait pas lieu, pour les catholiques, de diviniser Jésus, attendu, dit-il, que les francs-maçons n’ont jamais songé à mettre sur leurs autels Pic de la Mirandole et Heinecken.

Mais, ajoute la légende de la maçonnerie palladique, Jésus ne se borna pas à cultiver la science de la magie, dès son jeune âge ; il donna aussi l’exemple du travail manuel, et il apprit l’état de menuisier, augmentant ainsi par les bénéfices de cette profession les ressources de sa famille.

Maintenant, je cite textuellement quelques lignes de cette ignoble légende ; que le lecteur surmonte comme moi son dégoût.

« Arrivé à l’âge de trente ans, est-il dit dans l’instruction, le fils de Mirzam se trouva être le sujet d’une manifestation éclatante et surprenante de production instantanée de toutes les forces de guérison nécessaires, et cela en vertu de la loi de la nature qui veut deux genres de progrès, l’un du temps, de chaque instant, de chaque seconde, l’autre instantané, producteur de métamorphoses subites, bien connues dans l’ordre végétal et animal ; le fils de Mirzam en a été l’un des types les plus complets dans l’ordre nominal (sic). »

Comprenne ce pathos qui pourra. Je continue :

« Aussi le peuple ne le désigna-t-il que sous le nom de guérisseur, qu’il exprimait en disant : Iésus, du radical iésis, guérison. Et ce surnom de Jésus lui est resté et est devenu son nom distinctif. »

Miss Arabella écoutait attentivement cet évangile travesti, comme l’écoutent toutes les femmes et jeunes filles qui se vouent au satanisme.

Poursuivons en citant textuellement :

« Ce don de guérison des maladies du corps, d’une force toute particulière, dont était doué le guérisseur, le Jésus, et dont les effets se manifestaient comme ceux d’une loi naturelle, ajouté à des idées très élevées, à une logique très grande et à une bonté sans mesure, firent de Jésus la personnalité la plus marquante de son époque en Judée.

« Il captivait les foules par ses discours semés d’admirables paraboles, telles que celle du mauvais riche que nous connaissons tous : le riche égoïste dédaigne la misère du pauvre, de Lazare, qui, n’ayant même pas les miettes tombant de la table du capitaliste dévorant, en est réduit à attendre que le chien du maître veuille bien lui abandonner un os à demi rongé. Jésus stigmatisait ainsi la propriété, le capital, flétrissant leurs abus, leur despotisme. »

On remarquera avec quelle perfidie la franc-maçonnerie s’empare de la parabole du mauvais riche pour faire du socialisme à sa façon. Il y a vraiment un art satanique dans ce travestissement de l’Évangile.

Je note, en passant, un autre travestissement, celui-ci absolument infâme, de l’épisode relatif à la femme adultère, que le Christ, miséricordieux par excellence, sauva de ses bourreaux, en disant : « Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre ! » Dans cette magnifique intervention de la charité divine, dans cette leçon magistrale donnée aux hypocrites qui s’indignent contre une pécheresse alors qu’ils sont eux-mêmes pécheurs invétérés, la franc-maçonnerie prétend voir l’absolution, l’approbation de l’adultère ! Et, de cet épisode, l’anti-pape Albert Pike tire des conclusions véritablement infectes ; je ne trouve pas d’autre mot pour les qualifier ; et ma plume se refuse à reproduire cette dissertation d’une impiété telle, que son inspiration infernale ne laisse aucun doute. Pour moi, il est certain que cette immonde parodie du Nouveau Testament et été dictée à Albert Pike par Satan en personne ; il n’est pas d’impie, si pervers qu’il soit, qui ait pu imaginer de pareilles abominations ; c’est, du reste, l’avis de tous les théologiens qui ont eu connaissance des ouvrages dogmatiques de l’anti-pape de Charleston.

Évidemment, M. l’abbé Brettes, chanoine de Notre-Dame de Paris, et collaborateur de M. Paul Rosen, franc-maçon converti, — tous deux vivent encore, — avait sous les yeux les rituels d’Albert Pike et d’autres rituels analogues, quand il écrivait ces lignes (Cours de Maçonnerie Pratique, tome II, page 490-491) :

« Que dire de la Maçonnerie Adonhiramite, dont le troisième degré représente le troisième ciel, où tout est céleste par conséquent, où interviennent des personnages portant des noms de saints, de saintes et d’anges, de la Vierge Marie, du Saint-Esprit, de Dieu le Père et de Notre Seigneur Jésus-Christ, et dont les mystères enfin, chefs-d’œuvre incomparables de sacrilège et d’impudicité, paraissent dépasser de trop haut la malice du génie humain, pour n’avoir pas été directement révélés par l’enfer ?

« Et qu’on ne vienne pas crier à la calomnie ! Les documents authentiques sont là. C’est le cas, pour la maçonnerie, d’être fidèle à sa tactique de silence et de reprendre son jeu de martyre.

« Que l’on ne vienne pas nous dire non plus que ce sont là des exceptions d’un autre âge, qui tiennent de la folie, et dont on ne saurait rendre les loges responsables ; car je répondrais que Albert Pike, le grand pontife de la maçonnerie américaine, le Nazaréen inspiré, dont les paroles et les écrits ont, pour les francs-maçons des deux mondes, à peu près la même autorité que l’Évangile pour les catholiques, et qui n’est, au fond, qu’une contrefaçon du Pape, écrit et imprime en ce moment même (1886), en leur donnant un caractère profondément sacré, et en les noyant dans des flots d’érudition mystique, des horreurs comme seul pourrait en écrire Satan.

« Il y a tel de ses livres, — je me garderais bien de le nommer, — qui n’a été imprimé qu’à cent cinquante exemplaires, dont le texte original a été soigneusement brûlé, qu’on ne saurait trouver à prix d’or, que n’a jamais effleuré le regard d’un profane, et dans lequel il donne des trois premiers degrés maçonniques une explication que je défie une plume française d’oser jamais reproduire. »

J’ignore quel est le livre d’Albert Pike dont M. le chanoine Brettes a pu avoir un exemplaire ou une copie entre les mains ; ce ne peut être que celui intitulé Legenda Magistralia, tiré à deux cents exemplaires, ou le Discours sur le Symbolisme, tiré à cent-cinquante exemplaires ; l’un et l’autre se valent comme infamie et donnent l’explication secrète des trois premiers grades maçonniques. Ces livres-là, comme tous ceux de l’anti-pape de Charleston, je les ai eus a ma disposition, non seulement à Calcutta, mais à Charleston même ; je les ai copiés ; et je déclare à mon tour que le dit commentaire du symbolisme des grades d’Apprenti, Compagnon et Maître n’est pas imprimable dans un livre exposé à tomber sous des yeux innocents.

Un auteur a reproduit une partie importante de ces élucubrations diaboliques d’Albert Pike ; c’est M. Léo Taxil, dans son volume intitulé Y a-t-il des femmes dans la franc-maçonnerie ? Je ne le blâme pas ; car il a soin de prévenir que son livre est uniquement destiné aux personnes d’âge mûr, et il a, en outre, une très élogieuse approbation épiscopale. Mais, moi qui m’adresse à tout le public, qui veux démontrer le satanisme de la secte, sans entrer dans les détails de nature à troubler des âmes candides, je suis tenu à une grande réserve. Je dirai tout ce qu’il faut dire, et je n’irai pas au-delà de ce qu’il est indispensable de faire connaître. Le lecteur, j’en suis convaincu, me rend cette justice, que, tout en me faisant comprendre, je sais m’arrêter à propos et ne pas dépasser la mesure. Je continuerai ainsi jusqu’au bout. — Cette observation, je le répète, n’implique aucune critique à l’égard de qui a cru devoir reproduire tels quels certains passages de deux rituels lucifériens, passages que, moi, j’atténuerai. D’autre part, je donnerai mille renseignements que les auteurs n’ayant pas vu de près le palladisme ne pouvaient fournir, et je rectifierai diverses menues erreurs commises par plusieurs écrivains.

Poursuivons donc cette relation vécue.

Le chevalier d’éloquence, lisant sur le rituel l’instruction pour l’Élue, disait encore à miss Arabella :

« Jésus, enfin, voulut montrer avec éclat que la religion ne doit pas être un commerce, et que le trafic de tout ce qui se rapporte au culte du à la divinité est une chose infâme. Il se rendit donc un jour au temple de Jérusalem, à l’heure où de cyniques vendeurs encombraient les parvis et assaillaient les fidèles de leurs offres à tout prix ; s’armant d’une verge, à la face du soleil, il chassa, plein d’un juste courroux, tous ces trafiquants indignes. Et, en vous rappelant, ma sœur, cet épisode tout à l’honneur de Jésus, nous ajoutons que le catholicisme fait preuve d’une rare impudence en célébrant cet acte courageux dans les sermons de ses prêtres ; car le catholicisme protège ce même cynique commerce, ses prêtres en retirent leurs plus gros profits, vendant tout, bénédictions et prières, baptême, mariage et enterrement, pardon des fautes commises, espoir en la miséricorde divine, vendant non seulement les choses de la terre, mais même, sous le nom d’indulgences, vendant leur ciel, qu’ils appellent le paradis. Aussi, est-ce bien aux prêtres catholiques que s’appliquent exactement les paroles de Jésus irrité : « De la maison de prière, vous avez fait une caverne de voleurs. »

Cette interprétation, odieusement déloyale, de la franc-maçonnerie, montre bien l’origine, la source des honteuses calomnies d’une partie de la presse moderne contre le clergé, accusé de vénalité, alors que nos desservants ont à peine de quoi vivre, reçoivent, en dédommagement de la confiscation des biens de l’Église, un traitement infime, égal tout au plus à celui du dernier facteur rural, alors que les dons volontaires des fidèles ne sont déposés dans la main d’un prêtre que pour soulager la misère des pauvres. Et c’est la franc-maçonnerie qui ose parler de trafic, elle qui vend ses grades, ses diplômes à des prix exorbitants, elle qui fait payer mille francs chacune de ses initiations aux divers degrés du Palladium, elle qui a un tarif, variant de cent à trois mille francs, pour chacun des trente-trois grades du rite écossais !

Le chevalier d’éloquence continuait en ces termes :

« Il est encore un épisode de la vie de Jésus que nous célébrons dans nos mystères ; c’est celui de la résurrection de Lazare. Le catholicisme y voit un fait surnaturel, un cadavre déjà décomposé rappelé réellement à la vie. La maçonnerie, faisant, au contraire, la part de la tendance des écrivains orientaux à dramatiser les enseignements sous la forme de récits d’événements accomplis, la maçonnerie voit, dans la résurrection de Lazare, un symbole, et son explication naturelle et raisonnable est donnée au dernier grade féminin du rite palladique. »

En réalité, la maçonnerie travestit ignoblement ce miracle du Christ, sous prétexte de symbolisme, et ce travestissement est à deux fins. On dit d’abord à la récipiendaire, au grade d’Élue, que Lazare est l’emblème du prolétaire qui se lèvera un jour à l’appel de la franc-maçonnerie. Un autre symbolisme, mis en action, sert d’épreuve, lors de l’initiation au grade de Maîtresse Templière.

« Jésus, poursuit le chevalier d’éloquence, fut un guérisseur incomparable, ce qui est dans l’ordre naturel des choses ; mais il ne ressuscita vraiment personne, ce qui est d’une impossibilité absolue[1]. Jésus, pour une grande part de sa vie, peut être cité comme un modèle. Il excite, dans le peuple juif, un tel enthousiasme, qu’on répandit le bruit de sa divinité. Mais il s’empressa de démentir cette fausseté, et, d’après les Évangiles même, il en agit ainsi en deux occasions parmi beaucoup d’autres : « Pourquoi m’appelez-vous bon ? répondit-il un jour ; il n’y a que Dieu qui soit bon. » (Marc, ch. x, v. 17-18 ; Matthieu, ch. xix, v. 16-17 ; Luc, ch. xviii, v. 18-19.) « Jésus dit à Magdeleine : Allez vers mes frères, et dites-leur ceci en mon nom : Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. » (Jean, ch. xx, v. 17.)

« Les Juifs, entraînés par l’attrait de ses guérisons, de son incontestable génie et de sa bonté sans bornes, se prirent à rêver de secouer le joug des Romains qui les dominaient.

« Mais je m’arrête. La narration de la vie de Jésus, au grade d’Élue, doit s’interrompre ici ; nous la reprendrons, très aimable et parfaite sœur, lorsque votre persévérance et de nouvelles preuves de votre dévouement à notre cause vous auront rendue digne d’être reçue Maîtresse Templière, dernier degré féminin de la maçonnerie palladique. »

Sur ces mots, le chevalier d’éloquence se rassit. Un maître des cérémonies éteignit une grande bougie placée dans un chandelier, à l’orient, et sur laquelle une lettre J était peinte en rouge.

On avait hâte de passer à l’initiation au grade de Maîtresse Templière, qui, exceptionnellement, devait être donnée à miss Arabella dans la même soirée. C’est pourquoi, on abrégea. D’ordinaire, après le discours du chevalier d’éloquence, a lieu une instruction complémentaire (dite catéchisme), qui est dialoguée entre le grand-maître et une sœur dignitaire. Cette récitation fut sautée, et l’on se borna à faire connaître à miss Arabella les secrets du grade d’Élue.

En maçonnerie, on entend par secrets d’un grade les mots et signes de convention qui ne sont connus que des seuls initiés. Ces secrets se composent généralement d’un signe d’ordre, d’une batterie, d’une acclamation, d’un âge, d’un signe de reconnaissance, d’un mot de passe, d’un mot sacré, et quelquefois d’une marche spéciale ou d’autres menues singularités.

Voici les secrets du grade d’Élue, dans la maçonnerie palladique :

Le signe d’ordre est la posture que tous les assistants doivent instantanément prendre en séance, lorsque le grand-maître s’écrie : « Frères et sœur, à l’ordre ! » En réunion d’Élues, on joint les coudes au corps, on avance les mains, doigts étendus et écartés, la paume en l’air. Ce signe a été imaginé, dit le rituel, en souvenir des adorateurs d’Ormudz, qui, honorant en Jésus le descendant du prince des esprits de lumière (Baal-Zéboub), lui offrirent des présents. »

Le signe de reconnaissance se fait, à l’entrée de la salle de réunion ; c’est un dialogue mimé en une demande et une réponse ; le gardien préposé à la porte du temple (frère couvreur) fait un geste, et il faut lui répondre par un autre geste convenu. Au grade d’Élue, le couvreur simule le geste de donner un coup de verge, la main droite repliée d’abord sur l’épaule droite et frappant ensuite dans le vide, droit devant soi. Le frère ou la sœur, qui se présente pour entrer dans la salle, doit répondre par un autre geste de coup de verge, la main droite à l’épaule gauche et frappant comme du revers. Par cette pantomime ridicule, « on figure, dit le rituel, l’acte énergique de Jésus, enseignant pratiquement et prophétiquement comment doivent être traités les charlatans sacerdotaux. »

L’attouchement est la jonction des mains, quelquefois des pieds ; c’est encore un signe, et celui-ci se donne non seulement à la porte du temple, mais aussi entre adeptes qui se rencontrent dans la rue. Deux Élues, ou un frère et une sœur du Palladium, se donneront l’attouchement ainsi : l’une présente la main droite à plat, doigts étendus serrés, sauf un écartement entre le médius et l’annulaire, et dit : « Le sépulcre s’ouvre » ; l’autre, dans l’écartement, place son pouce droit levé, gardant le poing fermé, et dit : « Résurrection ! »

Dans le catéchisme d’Élue, on explique cet attouchement de la façon suivante : « Le peuple est enseveli, mort, dans le sépulcre de l’ignorance ; la pierre du sépulcre se fend et laisse pénétrer la lumière dans le tombeau ; la lumière maçonnique ressuscitera le peuple. »

Il y a aussi un autre sens ; mais il est obscène, et je m’abstiendrai de l’indiquer. Ce double sens se comprend au grade de Maîtresse Templière.

Par batterie, en entend la série de coups réglés qui se frappent à la porte du temple ou qui servent dans les applaudissements pour faire honneur à une sœur ou à un frère. Les Élues exécutent la batterie par un coup fort, suivi de cinq petits coups. Il s’agit, d’après le rituel, de rappeler Jésus et les cinq frères et sœurs que la maçonnerie lui attribue.

L’acclamation est un cri que l’on pousse tous ensemble, en séance, après une batterie d’applaudissement. En réunion d’Élues, on crie : « Ave, Eva ! ave ! » Le rituel dit : « Nous saluons ainsi en Mirzam la digne fille d’Ève. » La maçonnerie nie la virginité de la mère de Notre Seigneur, et elle feint de célébrer, par un horrible blasphème, une épouse ayant donné le jour à six enfants. Tout ceci, on le reconnaîtra, est absolument satanique ; le palladisme est vraiment la preuve de l’esprit infernal qui inspire la franc-maçonnerie.

Quand on demande à un maçon ou à une maçonne quel est son âge, il ou elle répond par un âge de convention, qui varie suivant les rites et les grades. À une question de ce genre, on répond d’abord par l’âge du degré inférieur du rite ; si l’adepte qui vous interroge n’a que ce degré, il s’en tient là, ignorant la suite ; si au contraire il appartient à un grade supérieur, il pose une nouvelle question, ainsi : « Allez-vous plus loin ? » On dit alors l’âge du deuxième degré, et ainsi de suite, graduellement.

Je vais me faire bien comprendre par un exemple. Une Élue appartient au premier degré féminin palladique ; mais, pour être initiée au Palladium, il lui faut être Maîtresse (troisième degré) du rite d’Adoption ou tout autre. Elle possède donc quatre degrés.

L’interrogant lui dira : — Quel âge avez-vous ?

Elle répondra : — Trois ans, mon frère.

L’interrogant, poursuivant : — Allez-vous plus loin ?

La sœur maçonne : — Cinq ans, mon doux frère.

L’interrogant : — Allez-vous plus loin encore ?

La sœur maçonne : — Mon très cher frère, j’ai sept ans.

L’interrogant tendra alors la main, et, si la sœur la lui donne en griffe palladique, il comprendra qu’il a affaire à une maçonne luciférienne, et il dira encore : — Allez-vous toujours plus loin ?… Quel est votre âge, parfaite sœur ?

La sœur maçonne : — Onze ans, je dis ; quinze ans, je compte.

Telle est la réponse d’une Élue du Palladium. Trois ans est l’âge de l’Apprentie de la maçonnerie ordinaire ; cinq ans, l’âge de la Compagnonne ; sept ans, l’âge de la Maîtresse, toujours dans la maçonnerie ordinaire. Au-dessus, vient la maçonnerie palladique ou luciférienne, dont l’âge général, tant pour les sœurs que pour les frères, est onze ans. Et l’Élue a spécialement pour âge : quinze ans. Sa réponse signifie : « Je suis luciférienne (onze ans), et j’ai, personnellement, le grade d’Élue (quinze ans). »

Enfin, le mot de passe et le mot sacré sont deux mots de convention ; le second n’a rien de plus sacré que le premier ; tous les deux sont également secrets.

Au grade d’Élue, voici comment se donne le mot de passe :

— Voulez-vous me donner le mot de passe ? demande le tuileur.

Lazare ! répond la sœur maçonne.

Et le tuileur réplique : — Lève-toi !

Puis, il ajoute : — Donnez-moi le mot sacré.

Réponse de l’Élue : — Mirzam !

Par ces dernières formalités, le tuilage est terminé.

Voilà donc les grands secrets qui furent enseignés en premier lieu à miss Arabella, en échange du serment qu’elle venait de prêter. Se souviendrait-elle de tout cela ? Si elle l’oubliait, sa tante Fausta, luciférienne enragée, était là pour le lui répéter.

La tenue au grade d’Élue touchait à sa fin ; il restait à prononcer la clôture. Près de la porte, à droite en entrant, se tenaient deux dignitaires : le grand inspecteur et la grande dépositaire. C’est avec eux que le grand-maître engage les dialogues servant à ouvrir et à fermer les travaux.

Faisons connaître le dialogue final.

Le grand-maître. — Très digne sœur chevalière grande dépositaire, désirez-vous devenir Maîtresse Templière ?

La grande dépositaire. — Je veux connaître le Dieu vivant.

Le grand-maître. — Très parfait chevalier grand inspecteur, quelle heure est-il ?

Le grand inspecteur. — Très sage grand-maître, l’étoile mystérieuse a cessé de briller.

Le grand-maître. — Très digne sœur chevalière grande dépositaire, que doivent faire les maçons et maçonnes en triangle palladique ?

La grande dépositaire. — Invoquer le grand architecte de l’univers, en attendant de l’évoquer.

Le grand-maître. — Nous invoquons le grand architecte au fond de nos cœurs ; bientôt, nous l’évoquerons, et il sera parmi nous. C’est pourquoi je vais fermer le triangle par nos mystères accoutumés.

Sur un signal du grand-maître, tous les assistants exécutèrent la batterie de six coups, par un et cinq, et poussèrent l’acclamation : — Ave, Eva ! ave !

Après un moment de silence, le grand-maître frappa deux coups de son maillet et reprit la parole :

— Maintenant, frères et sœurs, nous allons rouvrir les travaux au grade de Maîtresse Templière.

C’était la partie de la soirée que tout le monde attendait ; la série des sacrilèges allait commencer.

Rien ne se changeait à la disposition de la salle ; mais les deux dignitaires placés à droite, près de la porte, prenaient désormais le titre de grand lieutenant et de grande lieutenante. En outre, maintenant, tout le monde devait se tutoyer, sauf la récipiendaire à qui l’on dirait « vous » jusqu’à son initiation définitive.

La séance se rouvrit donc selon le rite.

Le grand-maître. — Très illustre chevalière grande-lieutenante, quel âge as-tu ?

La grande lieutenante. — Trois fois dix ans et trois ans encore, très puissant commandeur grand-maître.

Le grand-maître. — Es-tu Maîtresse Templière ?

La grande lieutenante. — Je m’en fais gloire.

Le grand-maître. — Pourquoi es-tu Maîtresse Templière ?

La grande lieutenante. — Pour recevoir en moi le Dieu vivant.

Le grand-maître, s’inclinant devant la grande maîtresse. — Vaillante et très éclairée grande-maîtresse, ma sœur et mon égale, quelle heure est-il ?

La grande-maîtresse. — Midi a sonné, il y a déjà trois heures, et il est jour de vendredi.

Le grand-maître. — Puisqu’il est l’heure de la justice, chevaliers mes frères, et vous, chevalières mes sœurs, je proclame que le Grand Triangle des Maîtresses Templières, sous le titre distinctif de la Paix Profonde, en la vallée de Singapore, est ouvert… À moi, frères et sœurs !

Tous les assistants frappèrent deux coups dans leurs mains et dirent fortement : — Caïn ! Caïn !

Le grand-maître. — Très illustre chevalier grand-lieutenant, pour quelle raison sommes-nous assemblés aujourd’hui ?

Le grand lieutenant. — Pour offrir un sacrifice à notre Dieu.

Le grand-maître. — Est-ce là le seul but de notre réunion ?

Le grand lieutenant. — Nous voulons enseigner aussi à une Élue du Palladium comment nous châtions un traître.

Le grand-maître. — Quelle est la sœur chevalière Élue qui aspire à l’honneur de se joindre au Grand Triangle des Maîtresses Templières de Singapore ?

Le grand lieutenant. — C’est la sœur Arabella D***, ici présente, venant à nous sous le patronage du frère D*** (son père !) et de la sœur S*** (sa tante !).

Le grand-maître. — Quel est le nom maçonnique de la récipiendaire ?

Le grand lieutenant. — Idouna-Fréki.

Spencer (le grand-maître) frappa un coup de maillet ; tout le monde s’assit, sauf la récipiendaire.

Le grand-maître, à miss Arabella. — Sœur Idouna-Fréki, nous apprenons avec grande joie votre désir de parvenir à la pleine et entière connaissance de la vérité ; mais ne craignez-vous pas que son éclat ne soit trop fort pour vos yeux ?

Miss Arabella. — Non, très puissant grand-maître.

Le grand-maître. — Aucune épreuve ne vous fera-t-elle reculer ?

Miss Arabella. — Aucune.

Le grand-maître. — Sachez alors que nous allons reprendre le récit de la vie de Jésus au point où nous l’avions laissé, lors de votre initiation au grade d’Élue… Vaillante et très éclairée grande-maîtresse, ma sœur et mon égale, veuillez donner une première instruction à la postulante.

La grande-maîtresse. — Très parfaite sœur Idouna-Fréki, votre zèle nous a été signalé, et tous, tant que nous sommes ici, nous en avons été vivement touchés. Nous croyons pouvoir compter plus que jamais sur votre énergie, sur votre discrétion et sur votre vertu. Vous allez donc apprendre le sens naturel de la résurrection de Lazare, dont il ne vous a été révélé jusqu’à présent que le sens politique… Et d’abord, dites-moi ce que l’Élue répond en tenue de triangle, lorsqu’on lui demande si elle désire recevoir l’initiation de Maîtresse Templière.

Miss Arabella. — Je veux connaître le Dieu vivant.

La grande-maîtresse, se levant et montrant le frère qui est étendu sur le Pastos et qui, enveloppé d’un suaire, contrefait le cadavre. — Eh bien, ma sœur, vous voyez devant vous l’homme mort ; ecce homo ! Il vous appartient de le transformer en Dieu vivant. Vous le pouvez, si vous le voulez. À vous le royaume de l’humanité par la discrétion, la volonté, l’énergie et la science. Il faut savoir pour oser ; il faut oser pour vouloir ; il faut vouloir pour régner ; et, pour régner, il faut se taire… Connaissez-vous ce que vous êtes ? Vous appartenez à l’humanité… Quel est votre sexe ? Vous êtes femme. Votre sexe étant enclin à la faiblesse, vous avez d’abord accepté le joug de l’ignorance ; mais, ayant heureusement reçu la lumière, vous avez écrasé le vice, et vous commencez à recouvrer votre pouvoir… En quoi consiste ce pouvoir ? Ayant été engendrée par notre Dieu, vous avez reçu le pouvoir de rendre l’humanité immortelle, de commander aux esprits et de régner sur la terre. Luttant contre le Principe du Mal, qui n’avait organisé que le chaos, notre Dieu en a tiré l’ordre, c’est-à-dire a organisé la nature, ordo ab chao. La terre n’a été ainsi formée que pour l’humanité et pour être commandée pas elle ; mais vous ne pouvez parvenir à cet empire, si vous ne connaissez la perfection du moral et du physique, si ; vous ne possédez pas complètement notre doctrine sacrée, qui enseigne deux façons d’opérer : l’une qui vous permettra de triompher physiquement du Principe du Mal, l’autre qui vous permettra d’en triompher mentalement ; par l’une, vous ressusciterez l’homme mort ; par l’autre, vous meurtrirez Adonaï jusque dans sa divinité malfaisante… Ma sœur, promettez-vous de faire ici ce que je vais vous ordonner, d’abord pour assurer votre triomphe physique, ensuite pour assurer votre triomphe moral ?

Miss Arabella. — Je le promets.

La grande-maîtresse ouvrit alors le tabernacle de l’autel du Baphomet, prit une hostie, et descendit de son trône, la tenant à la main ; puis, elle se plaça à côté du petit autel pentagonal (dit autel de la Sagesse) sur lequel il y avait, ai-je dit, un calice.

La grande-maîtresse, tenant l’hostie au-dessus du calice. — Par cette victime vouée à l’expiation, je vous adjure, chère sœur Idouna-Frékil, de rendre la vie à Lazare. Nous pleurons l’homme mort. À vous est dévolue la glorieuse mission de le ressusciter. Vous êtes, par adoption, fille de celui qui peut tout. Approchez-vous de ce cadavre glacé. Embrassez-le, et dites-lui : « Lazare, lève-toi ! » Et Lazare se lèvera.

Le grand-maître, frappant deux coups. — Debout, frères et sœurs et que notre Dieu nous protège !

Tout le monde se leva, et l’on fit avec ensemble le signe de croix gnostique, tandis que l’orgue de la tribune jouait le Veni Creator.

Le rituel dit que la récipiendaire donne alors un baiser au pseudo-cadavre.

Le frère qui simulait l’homme mort, cria tout à coup : — Gloria in excelsis ! Lazare est ressuscité ! Dieu est vivant !

Aussitôt, il se levait, se drapait dans son suaire, et, à pas lents, majestueux, il sortit de la salle. Les frères servants s’empressèrent d’enlever le Pastos.

Là-dessus, miss Arahella fut félicitée par la grande-maîtresse, mistress Vandriel, qui avait déposé l’hostie dans le calice et était revenue s’asseoir à son trône. Tout le monde s’assit ; la récipiendaire au camp de l’Amérique, à côté de la sphère terrestre enveloppée par le serpent.

Le grand-maître adressa, lui aussi, quelques mots de félicitations à miss Arabella, et lui annonça qu’elle allait recevoir un supplément d’instruction, de la bouche du très illustre chevalier d’éloquence.

« — Au dernier degré féminin de la Maçonnerie Palladique, dit-il, les récipiendaires ayant été suffisamment éprouvées aux grades précédents, nous leur témoignons notre confiance dès le début de l’initiation. Aussi, le serment n’est-il plus une garantie que nous exigeons des néophytes. Nous vous le demanderons, mais seulement quand vous saurez tout, et il sera ainsi, de votre part, la ratification réfléchie de nos doctrines et l’adhésion mûrie et irrévocable à toutes les pratiques de notre liturgie… Vous allez entendre d’abord l’explication des derniers épisodes de la vie de Jésus, et ensuite la récitation du catéchisme de Maîtresse Templière. »

Le chevalier d’éloquence reprit donc l’exposé en parodie, qui avait été interrompu par l’extinction de la grande bougie portant la lettre J en rouge. Il fit remarquer que deux Hérode ont été mêlés à la vie de Jésus, l’un lors de sa naissance, lequel fut un tyran, et l’autre qui joua un rôle lors de sa mort et que la maçonnerie appelle Hérode le Juste. Cette qualification est méritée, dit l’orateur ; car la fin de Jésus ne répondit pas à ses commencements.

« Après avoir brillé d’un vif éclat parmi les populations juives, le fils de Mirzam s’enivra d’orgueil, n’attribua plus qu’à lui-même le génie dont le Dieu Bon l’avait doué, et se laissa, hélas ! corrompre par les inspirations d’Adonaï. »

Je passe quelques lignes, qui sont le comble de l’infamie et qu’il est impossible de reproduire dans ce livre.

« Jésus, fut-il dit ensuite conformément au rituel, renia son passé, repoussa ses frères et sœurs, dédaigna sa famille et poussa l’abomination jusqu’à mépriser sa mère. Mirzam l’ayant appelé « mon fils », un jour, devant le peuple, il lui répondit en ces termes d’un cynisme révoltant : « — Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? »

« L’insensé ! il s’imaginait n’être plus un homme ; il se croyait devenu Dieu.

« Or, c’est avec Adonaï qu’il venait de sceller un pacte criminel. » — Ici, la plus odieuse explication de ce prétendu pacte ; la légende maçonnique roule dans les bas-fonds du sacrilège ; je suis obligé de supprimer encore ce passage. — « Ce pacte exécrable fut conclu entre Adonaï et lui, dans une nuit néfaste, sur le Mont-Thabor. Adonaï l’adopte pour son fils : et il était bien dès lors le digne fils de l’éternel ennemi de la race humaine.

« Jésus, trahissent son céleste aïeul, prince des milices des esprits de lumière, s’intitula le Christ de l’obscurantisme. Ne songeant plus à libérer le peuple du joug de la tyrannie, il se fit décerner de ridicules ovations par les ignorants et ne réussit qu’à déchaîner contre lui ses ennemis. Appréhendé au corps, voyant ses apôtres et ses disciples dispersés par la peur dès l’arrivée des gardes, conduit à tous les tribunaux, condamné successivement par Caïphe, Pilate et Hérode Antipas, il vit la sentence de mort ratifiée par le peuple lui-même, qui, rougissant d’avoir été trois ans sa dupe, proclama qu’un voleur de grand chemin valait mieux que lui.

« Ainsi, deux Hérode, dans l’histoire, ont présidé, l’un à la naissance, l’autre à la mort de Jésus ; et nous donnons le surnom de Juste au second, Hérode Antipas, parce qu’il a rendu contre le Christ de l’obscurantisme une sentence pleine de justice et d’équité.

« Crucifié sur le Golgotha, il eut, à la dernière minute de son agonie, un cri de désespoir, qui témoigne qu’il comprit un instant l’horreur de son crime. Songeant à son céleste ancêtre, il s’écria dans sa douleur : « Mon père, mon père, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » Mais il était trop tard ; le jugement d’Hérode avait été confirmé dans le ciel. »

L’explication maçonnique de la vie de Jésus se termine là.

Le chevalier d’éloquence expliqua ensuite à miss Arabella les deux tableaux qui sont de chaque côté de l’autel du Palladium. « Celui de droite, dit-il, représente Osiris, Apollon, Ormuzd, semant la fécondité sur la terre. Le Dieu-Soleil est l’unique source de toute vie. Voilà la doctrine que Jésus eût dû enseigner jusqu’à son dernier jour. — Quant au tableau qui est à gauche, il montre le châtiment de la trahison. Vous apercevez le sphinx égyptien, qui signifie que, pour comprendre les incohérences de la vie de Jésus, les contradictions entre la plus grande part de son existence et le temps qui a précédé son ignominieuse fin, il faut connaître le secret de la trahison commise ; cherchez, dit le sphinx, et vous trouverez. Le Christ, vrai coupable de l’obscurantisme, vrai ennemi de la Lumière, complice et chef des trois scélérats, la Tyrannie, la Superstition et la Propriété, qui assassinent l’Homme, est, pour son châtiment, frappé de la lance, non pas au cœur, mais au nombril, foyer sublime de la vie. »

Enfin, il est encore un emblème dont il est question au grade d’Élue et qui reçoit son explication seulement au grade de Maîtresse Templière. Ce symbole consiste en un arbre étique, dépourvu de fruits, et entouré de flammes qui sortent de terre. « Cet arbre, dit le chevalier d’éloquence, rappelle une ingénieuse parabole de Jésus, au temps de sa gloire et de sa vertu. C’est le figuier maudit, l’arbre improductif. Jésus enseignait de la sorte, avec raison, que quiconque ne produit pas est plus qu’un inutile, est un coupable, méritant d’être anéanti par le feu. Ainsi, Jésus s’est condamné lui-même, d’avance, et son jugement nous l’exécutons contre lui dans nos assemblées palladiques. » Ainsi, la maçonnerie affecte de ne pas comprendre le sens de la parabole du Christ. Il s’agit, en réalité, des paresseux, des oisifs, des gens qui ne se rendent utiles à la société par aucun travail, par aucune production ; mais la maçonnerie, toujours fidèle à son infernal principe, prétend trouver un sens caché dans cette parabole, cela pour arriver à une obscénité, selon l’habitude de la secte. Ici donc, se trouve un parallèle établi entre le figuier maudit et un symbole exclusivement maçonnique ; mais ce parallèle, je ne puis le reproduire. Finalement, il est expliqué que, en réunion d’Élues palladiques, le figuier maudit est placé à l’Europe (c’est-à-dire vers la porte d’entrée), et qu’il figure ainsi « la Rome papale, centre de la superstition et du célibat ecclésiastique, que nous avons condamnés à disparaître de la face de la terre. »

— Maintenant, aimable et parfaite sœur, dit pour conclure le chevalier d’éloquence, s’adressant à miss Arabella, vous allez assister à la récitation du catéchisme des Maîtresses Templières. Veuillez y prêter toute votre attention,

Et il s’assit. Alors le dialogue suivant s’engagea entre le grand-maître Spencer, parlant du haut de l’estrade du fond, et une dignitaire, la grande lieutenante, qui siégeait près de la porte d’entrée.

Le grand-maître. — Très illustre chevalière grande lieutenante, es-tu Maîtresse Templière ?

La grande lieutenante. — Je m’en fais gloire, très puissant commandeur grand-maître.

Le grand-maître. — Quel zèle t’anime ?

La grande lieutenante. — Je brûle du feu sacré.

Le grand-maître. — Qui es-tu ?

La grande lieutenante. — Fille par adoption de Celui qui peut tout.

Le grand-maître. — D’où viens-tu ?

La grande lieutenante. — De la flamme éternelle, qui donne la vie à la matière et illumine la raison humaine.

Le grand-maître. — Où vas-tu ?

La grande lieutenante. — À la flamme éternelle, soleil de justice, âme des âmes pures, régénératrice de l’univers.

Le grand-maître. — Quelle est ta devise ?

La grande lieutenante. — Maudit soit Adonaï !

Le grand-maître. — Quel Dieu adores-tu ?

La grande lieutenante. — Le Dieu que l’on adore sans superstition.

Le grand-maître. — Quel est ton Credo ?

Récitation du Credo de la maçonnerie palladique, par la grande lieutenante. J’ai déjà reproduit ce document ; voir page 126.)

Le grand-maître. — Quels sont les deux adversaires en ce monde ?

La grande lieutenante. — L’Église et le Temple.

Le grand-maître. — Qu’est-ce que l’Église ?

La grande lieutenante. — La secte des intolérants, fanatiques et aveugles, subordonnant leur raison à leur foi en l’absurde, et dont les prêtres sont fatalement semeurs de la discorde universelle.

Le grand-maître. — Qu’est-ce que le Temple ?

La grande lieutenante. — La communion des tolérants, apôtres par la persuasion, zélateurs éclairés, illuminant les splendeurs de leur foi par la logique de leur raison, et dont les propagandistes sont nécessairement missionnaires de la paix universelle.

Le grand-maître. — Quel est le symbole de l’Église ?

La grande lieutenante. — Le mouton stérile, c’est-à-dire l’emblème du célibat systématique et absolu, auquel le pape Sylvestre Ier substitua l’agneau, afin de voiler aux simples fidèles le vrai sens du symbole ecclésiastique, connu exclusivement des prêtres, seuls initiés. Et l’Église se divise en deux classes bien distinctes : la caste privilégiée des prêtres, dont la chasteté obligatoire est considérée comme marque de supériorité, et la classe subalterne des laïcs ou simples fidèles, à qui le mariage est permis, mais à titre de concession humiliante, dégradante même pour celui qui en use, acceptant ainsi dans sa religion une situation d’infériorité. Et c’est pourquoi, parmi les sacrements de l’Église, celui de l’Ordre, ou consécration du célibat systématique et absolu des prêtres, est tenu en plus grand honneur que celui du Mariage[2].

Le grand-maître. — Quel est le nom du symbole de l’Église dans sa liturgie ?

La grande lieutenante. — Agnus Dei, agneau de Dieu, c’est-à-dire agneau divin, qui, pour les prêtres, se traduit par : la chasteté absolue est divine.

Le grand-maître. — Quel est le symbole du Temple ?

La grande lieutenante. — Le bouc de Mendés, emblème de la puissance et de la fécondité. Et la communion templière des Maçons ne comporte pas de prêtres, attendu que notre doctrine est que le célibat systématique et absolu est un crime social, et que, par conséquent, nous, par la pratique pieuse de l’union, nous sommes tous au même degré consacrés à notre Dieu ; ce qui est indiqué par le choix du titre de Kadosch pour désigner le parfait initié, le mot hébreu Kadosch signifiant « consacré ». (Suit une indication impossible à reproduire ici).

Le grand-maître. — Comment est représenté le symbole du Temple ?

La grande lieutenante. — Sous la forme d’un bouc, figure panthéistique et magique de l’absolu éternel et infini : ayant entre les deux cornes un flambeau, qui représente l’intelligence équilibrante, c’est-à-dire l’âme élevée au-dessus de la matière, bien que tenant à la matière même, comme la flamme tient au flambeau ; portant sur le front le signe du pentagramme, la pointe en haut, image de la lumière divine ; possédant deux seins de femme, marque de la maternité, pour signifier que notre Dieu nourrit l’humanité, et deux bras humains, l’un masculin, l’autre féminin, pour signifier que (passage impossible à reproduire et même à atténuer) ; faisant des deux mains le signe de l’ésotérisme, qui recommande le mystère, et qui, par la bénédiction au nom de notre Dieu, donne la malédiction au principe du Mal ; montrant en haut la lune blanche de Khésed et en bas la lune noire de Géburah, double signe qui exprime le parfait accord de la miséricorde avec la justice ; pourvu, enfin, indifféremment, comme emblème de la vie éternelle, soit du caducée des anciens, soit de la croix gnostique avec la rose à l’intersection de ses bras.

Le grand-maître. — Quel est le nom du symbole du Temple dans notre liturgie ?

La grande lieutenante. — Baphomet.

Le grand-maître. — Quel est le secret de la formation de ce nom mystique ?

La grande lieutenante. — Le secret est dans le renversement de l’ordre des lettres, qui donne Tem-0-H-P-Ab.

Le grand-maître. — Comment le nom mystique ainsi révélé se traduit-il ?

La grande lieutenante. — Par cinq mots, qui sont : Templi Omnium Hominum Pacis Abbas, et dont la traduction nous rappelle notre Dieu, c’est-à-dire : Père du Temple, qui est la paix de tous les hommes.

Le grand-maître. — Quel est le signe des Maîtresses Templières en tenue de grand triangle ?

La grande lieutenante. — Il se fait (en parlant, elle fait le signe) : 1° en portant la main gauche au front, et en disant : Tibi sunt, Domine Pater ; 2° en descendant la main à la poitrine, et en disant : Malkhuth, 3° en portant ensuite la main à l’épaule gauche, et en disant : Géburah ; 4° en la portant de là à l’épaule droite, et en disant : et Khésed ; 5° en joignant enfin les deux mains, que l’on laisse retomber sur le ventre, et disant : per æonas[3].

Le grand-maître. — Quelle est la traduction des mots mystiques qui se prononcent en faisant le signe des Maîtresses Templières en tenue de grand triangle ?

La grande lieutenante. — À toi, Seigneur notre Père, appartiennent le royaume, la justice et la miséricorde…

(La traduction des mots per æonas ne peut se reproduire, même voilée, dans cet ouvrage.)

Le grand-maître. — Comment les Maîtresses Templières se reconnaissent-elles entre elles hors du grand triangle ?

La grande lieutenante. — En faisant le même signe, mais sans prononcer les mots mystiques.

Le grand-maître. — Quel est l’attouchement des Maîtresses Templières ?

La grande lieutenante. — L’une et l’autre initiée ferment la main droite, en gardant le pouce seul tendu, et croisent l’un contre l’autre les pouces, en disant ensemble : Saint André. On a formé ainsi, l’une avec l’autre, par cet attouchement, la croix de Saint André.

Le grand-maître. — Que signifie le nom de Saint André, prononcé pendant l’attouchement ?

La grande lieutenante. — André a pour étymologie andros, homme, pris dans le sens de virilité, et les deux mots signifient ainsi : virilité sainte.

Le grand-maître. — Quelles sont la batterie et l’acclamation des Maîtresses Templières ?

La grande lieutenante. — On frappe deux coups en disant : Caïn ! Caïn !

Le grand-maître. — Pourquoi acclamons-nous le nom du premier fils d’Ève ?

La grande lieutenante. — Parce qu’il est le fils unique de notre Dieu.

Le grand-maître. — Quel est le mot de passe des Maîtresses Templières ?

La grande lieutenante. — Baal-Zéboub.

Le grand-maître. — Que dit ce nom ?

La grande lieutenante. — Aïeul d’un traître qui, après une vie bien commencée, s’enivra d’orgueil et méprisa la loi de son père.

Le grand-maître. — Qui est ce traître ?

La grande lieutenante. — Jésus, qui s’est fait appeler Christ.

Le grand-maître. — Renies-tu le traître ?

La grande lieutenante. — Je le renie et je le hais.

Le grand-maître. — La trahison fut-elle punie ?

La grande lieutenante. — Baal-Zéboub abandonna Jésus aux mains de ses ennemis.

Le grand-maître. — Quel fut le châtiment ?

La grande lieutenante. — Un trépas ignominieux. Jésus fut attaché à la croix (ici, une explication infâme de la croix, au point de vue maçonnique ; cette explication ne saurait être indiquée, même à mots couverts). Et, comme Jésus, méprisant son père et sa mère, s’était refusé finalement à pratiquer la religion de la nature et avait calomnie devant les hommes l’éternel Dieu Bon, principe du feu sacré qui vivifie le monde, la providence divine permit que, sur l’arbre même de la croix et au-dessus de la tête du traître crucifié, une inscription en quatre lettres fût placée, enseignant aux humains, du haut du Golgotha, le mystère de la perpétuelle régénération de l’univers.

Le grand-maître. — Quelles sont les quatre lettres de cette inscription ?

Le grande-lieutenante, épelant. — I. N. R. I.

Le grand-maitre. — Que signifient-elles ?

La grande lieutenante. — Igne Nature Renovatur Integra.

Le grand-maître. — Comment traduis-tu cette devise mystérieuse ?

La grande lieutenante. — La nature tout entière se régénère par le feu.

Le grand-maître. — Quel est le mot sacré des Maitresses Templières ?

La grande lieutenante. — Le nom de l’éternel Père des humains, le nom béni de Celui qui peut tout.

Le grand-maître. — Prononce ce nom béni.

La grande lieutenante. — Très puissant commandeur grand-maître, m’entends-tu ?

Le grand-maître. — Nous sommes à l’abri des profanes ; je t’écoute.

La grande lieutenante. — Lucifer.

Le grand-maître. — Ne trembles-tu point en prononçant ce nom ?

La grande lieutenante. — Les méchants et les superstitieux tremblent, mais l’âme d’une Maîtresse Templière ne connaît pas l’effroi. Saint, saint, saint, Lucifer ! Il est le seul vrai Dieu.

Le grand-maître. — Quel est le devoir d’une Maîtresse Templière ?

La grande lieutenante. — Exécrer Jésus, maudire Adonaï, et adorer Lucifer.

Le grand-maître, faisant solennellement le signe de l’ésotérisme. — Per benedictionem Luciferi, maledictus Adonaï adumbratur !

Puis, il frappa un coup de maillet, auquel [tous les assistants se levèrent.

— Frères et sœurs, dit-il encore, invoquons et prions notre Dieu.

Il frappa un second coup de maillet, et il se leva, ainsi que la grande-maîtresse.

Tout le monde se mit à genoux. Le grand-maître et la grande-maîtresse, tournant le dos à l’assemblée, s’agenouillèrent sur la première marche de l’autel du Palladium. La grande-maîtresse, alors, les mains étendues vers le Baphomet, dit à haute voix l’Oraison à Lucifer[4].

La grande-maîtresse. — « Viens, Lucifer, viens ! ô le calomnié des prêtres et des rois ! Viens, que nous t’embrassions, que nous te serrions sur notre poitrine ! Il y a longtemps que nous te connaissons et que tu nous connais aussi. Tes œuvres, ô le béni de notre cœur, ne sont pas toujours belles et bonnes, aux yeux du vulgaire ignorant ; mais elles seules donnent un sens à l’univers et l’empêchent d’être absurde. Toi seul animes et fécondes le travail. Tu ennoblis la richesse ; tu sers d’essence à l’autorité ; tu mets le sceau à la vertu… Et toi, Adonaï, dieu maudit, retire-toi, nous te renions. Le premier devoir de l’homme intelligent et libre est de le chasser de son esprit et de sa conscience ; car tu es essentiellement hostile à notre nature, et nous ne relevons aucunement de ton autorité. Nous arrivons à la science malgré toi, au bien-être malgré toi, à la société malgré toi ; chacun de nos progrès est une victoire, dans laquelle nous écrasons ta divinité. Esprit menteur, dieu imbécile, ton règne est fini ; cherche parmi les bêtes d’autres victimes. Maintenant, te voilà détrôné et brisé. Ton nom, si longtemps le dernier mot du savant, la sanction du juge, la force du prince, l’espoir du pauvre, le refuge du coupable repentant, eh bien, ce nom incommunicable, Adonaï, désormais voué au mépris et à l’anathème, sera conspué parmi les hommes ! car Adonaï, c’est sottise et lâcheté ; Adonaï, c’est hypocrisie et mensonge ; Adonaï, c’est tyrannie et misère ; Adonaï, c’est le mal… Tant que l’humanité s’inclinera devant ton autel, l’humanité, esclave des rois et des prêtres, sera réprouvée ; tant qu’un homme, à ton nom exécrable, recevra le serment d’un autre homme, la société sera fondée sur le parjure, la paix et l’amour seront bannis d’entre les humains… Adonaï, retire-toi ! car aujourd’hui, guéris de ta crainte et devenus sages, nous jurons, la main élevée vers ton ciel, que tu n’es que le bourreau de notre raison et le spectre de notre conscience ! »

Mistress Vandriel avait prononcé d’une voix forte les imprécations qui forment la seconde partie de l’oraison satanique.

Quand elle eut dit les derniers mots, le grand-maître Spencer prit son bijou (petit poignard), qui était à sa portée, et, de la main droite l’élevant jusqu’à hauteur de l’épaule gauche, il donna un coup en l’air, frappant le vide dans la direction du ciel, et poussant ce cri : Nekam, Adonaï ! nekam !

Littéralement, ces mots signifient : Vengeance, Adonaï, vengeance ! Bien entendu, le sens est : Vengeance contre toi, ô Adonaï !

Tous les assistants, saisissant aussitôt leur bijou-poignard, répétèrent le geste du grand-maître avec le même cri : — Nekam, Adonaï, nekam !

Là-dessus, Spencer et mistress Vandriel se levèrent, reprirent leur place ; le grand-maître frappa deux coups de maillet ; à ce signal, tout le monde fut debout.

Maintenant, miss Arabella devait être parfaitement édifiée, en supposant que son père et la tante Fausta ne l’eussent pas préparée à l’initiation.

Le grand-maître prit la parole, et, s’adressant à la récipiendaire :

— Aimable et parfaite sœur Idouna-Fréki, dit-il, vous avez tout compris, à présent, vous savez tout. Or donc, ratifiez-vous nos doctrines ? Adhérez-vous irrévocablement aux pratiques liturgiques du Rite Palladique Réformé Nouveau ?

— Oui, grand-maître, répondit miss Arabella.

— Vous allez alors prêter votre obligation de Maîtresse Templière.

Le premier grand-maître des cérémonies fit monter miss Arabella à l’estrade. En passant, il prit le calice qui était resté sur le petit autel pentagonal dit autel de la Sagesse, et le remit à mistress Vandriel ; deux autres maîtres des cérémonies prirent le petit autel pentagonal et le descendirent au milieu de la salle, à l’endroit où se trouvait tout à l’heure le Pastos.

Miss Arabella s’agenouilla devant le Palladium, entre le grand-maître et la grande-maîtresse. Spencer lui remit un papier, qu’elle avait à lire ; c’était la formule du serment.

Certes, la fille du planteur était vraiment digne du démon, à qui elle allait se donner solennellement. Ce fut d’une voix résolue, ferme, vibrante, qu’elle prêta l’abominable serment que voici (je le reproduis textuellement d’après le rituel officiel d’Albert Pike) :

« — À toi, Lucifer, je jure respect, amour, fidélité. À toi, Dieu Bon, je jure de haïr jusqu’à ma mort le Mal. À toi, Esprit de Vérité, je jure d’abominer toujours le mensonge, l’hypocrisie, la superstition. À toi, Lumière Éternelle, je jure de combattre l’obscurantisme, fallût-il, dans cette lutte sainte, verser jusqu’à la dernière goutte de mon sang. À toi, Génie de la Liberté, je jure de m’employer, par tous les moyens, quels qu’ils soient, à anéantir le despotisme politique et la tyrannie sacerdotale. Et maintenant, ô Lucifer, me voici à jamais ta fille. Je me voue à toi de corps et d’âme, je t’appartiens. Dispose de moi sur cette terre, pour la gloire de ton saint nom. Accepte mon pieux hommage. Éclaire chaque jour plus vivement mon esprit, et fortifie mon cœur. Et, quand sonnera ma dernière heure, tu me trouveras calme et souriante à la pensée des folles terreurs inspirées par les imposteurs aux ignorants crédules, prête à entrer dans ton ciel de feu, séjour de la félicité sans fin, où les flammes divines vivifient et régénèrent. Ainsi soit-il. »

Depuis quelques moments, j’éprouvais les sensations que j’ai décrites plus haut, que j’avais eues avant d’entrer. Lorsque miss Arabella arriva à la fin de son serment, je sentis très nettement les deux petits coups habituels, frappés comme deux fortes chiquenaudes sur mon épaule droite. Évidemment, des esprits infernaux se trouvaient présents dans la salle, mêlés à nous et demeurant encore invisibles.

La grande maîtresse tenait à la main le calice, dans lequel il y avait l’hostie dont elle s’était un moment servie, lors de l’enseignement du Pastos, et qu’elle avait prise dans le tabernacle situé au-dessous du Baphomet. D’après le rituel, ce doit être une hostie consacrée.

Maîtrisons notre indignation ; car nous entrons dans le domaine des plus exécrables infamies.

Mistress Vandriel, toujours assise, parla ainsi à miss Arabella, agenouillée :

— Très aimable et parfaite sœur, le très puissant commandeur grand-maître va vous consacrer Maîtresse Templière. Mais auparavant vous avez à accomplir un acte agréable à notre Dieu… Lorsque le traître Jésus déserts la cause de son père céleste et conclut sur le Mont-Thabor un pacte criminel avec Adonaï, celui-ci lui communiqua, — du moins Jésus s’en vanta-t-il, — le prétendu don des miracles. Pour nous, nous nous ne croyons qu’à ce que nous voyons, et notre raison se refuse à admettre que Jésus ait en, même en récompense de sa trahison, le pouvoir de bouleverser l’ordre naturel des choses. Or, les prêtres affirment que leur Christ a, par un phénomène merveilleux, permis qu’à leur volonté ce pain (elle montrait l’hostie) soit changé en son corps, uni à l’âme d’Adonaï. Ce mystère grotesque a excité et excitera toujours la sage moquerie des philosophes. Mais admettons, pour un instant, la présence réelle du traître et de son père adoptif dans ce morceau de pain. Ainsi, par une providentielle absurdité, Adonaï et Jésus se sont livrés à notre discrétion. Eh bien, soit que ce pain soit un symbole, soit qu’il contienne vraiment les ennemis de notre Dieu, nous avons le devoir de lui cracher notre mépris. Aimable et parfaite sœur, imite-moi.

Elle cracha sur l’hostie, et miss Arabella cracha à son tour dans le calice.

— Alleluia ! alleluia ! crièrent en chœur les assistants.

La grande-maîtresse posa le calice sur l’autel du Palladium. Je regardai à la dérobée le planteur D*** ; sa physionomie bestiale et méchante exprimait une joie féroce, mêlée d’orgueil ; il était fier de sa fille, en même temps qu’il se réjouissait de l’horrible sacrilège qu’elle venait de commettre.

Spencer, le grand-maître, étendit les mains sur la récipiendaire, et débita la formule de consécration :

« — Au nom de Dieu Lucifer, seul vrai Dieu, et en vertu des pouvoirs que, par sa grâce divine, je tiens du libre suffrage des membres de cette respectable et régulière assemblée, sœur Arabella D***, en adoption Idouna-Fréki, je te reçois et consacre Maitresse Templière, dernier degré féminin de la maçonnerie palladique, au Rite Réformé Nouveau, et je te constitue membre du Grand Triangle la Paix Profonde, en la vallée de Singapore. »

— Alleluia ! alleluia ! clama de nouveau l’assistance.

Il fit relever la néophyte et l’embrassa à la mode des loges androgynes.

— Dès à présent, chère et illustre sœur, lui dit-il, tu es autorisée à tutoyer les membres de cette vaillante assemblée ; tu es leur égale.

La grande-maîtresse embrassa de même la néophyte, lui remit les insignes de Maîtresse Templière et lui communiqua les secrets du grade. En d’autres termes, elle lui enseigna le signe de reconnaissance, l’attouchement, la batterie et l’acclamation, le mot de passe et le mot sacré, toutes choses qu’elle avait déjà entendu dire et expliquer par la récitation du catéchisme ; elle y ajouta l’indication de l’âge de Maîtresse Templière (trois fois dix ans et trois ans encore), et elle lui expliqua que, lorsqu’elle irait dans une église catholique pour se procurer par la communion une hostie consacrée, destinée aux pratiques du Grand Triangle, elle était autorisée à faire le signe de la croix de la main droite, comme les sectateurs d’Adonaï, afin de ne pas éveiller leur défiance, mais qu’elle devait néanmoins, à la fin du signe, laisser retomber les deux mains, en les joignant un instant sur le ventre sans affectation ; cette particularité est jugée par les lucifériens suffisante pour profaner le signe catholique de la rédemption.

Miss Arabella, revêtue de ses nouveaux insignes de Maîtresse Templière, après avoir quitté ses précédents cordon et tablier, fut alors conduite par un maître des cérémonies à deux dignitaires, le grand lieutenant et la grande examinatrice, qui lui firent répéter les gestes de convention et dire les mots secrets. Spencer proclama que la réception de la néophyte était définitive et heureuse pour l’assemblée, et tout le monde applaudit par deux coups en criant : — Caïn ! Caïn !

Mais les sacrilèges n’étaient point terminés.

Le grand-maître. — Très illustre chevalière grande lieutenante, notre tâche est-elle accomplie ?

La grande lieutenante. — Il nous reste à enseigner à notre nouvelle sœur chevalière comment nous châtions le traître.

Le grand-maître, s’inclinant devant la grande-maîtresse. — Vaillante et très éclairée grande-maîtresse, ma sœur et mon égale, pour la gloire de Lucifer, notre Dieu, termine ce que tu as si bien commencé.

La grande-maîtresse, à la nouvelle chevalière. — Illustre et chère sœur, je t’ai dit tout à l’heure que le royaume de l’humanité t’appartenait par la discrétion, la volonté, l’énergie et la science. Ta discrétion, j’en suis sûre ; ta volonté et ton énergie, tu nous en as donné de grandes preuves ; notre science, nous te l’avons communiquée. Mais j’ai ajouté que, pour exercer cet empire, il te fallait encore, en vertu de notre doctrine sacrée, opérer de deux façons : l’une, qui te permettrait de triompher physiquement du Principe du Mal, en ressuscitant l’homme mort, et ce triomphe physique, tu l’as obtenu ; l’autre, qui te permettrait de triompher moralement, en meurtrissant Adonaï jusque dans sa divinité malfaisante, et c’est ce triomphe moral que tu vas obtenir avec nous… Tu sais comment Adonaï et le traître Jésus se sont livrés à notre discrétion. L’heure du châtiment a sonné… Les prêtres affirment que leur Christ et son prétendu père sont réellement dans ce qu’ils nomment l’eucharistie. Eh bien, soit. Sur l’eucharistie, donc, vengeons, en châtiant le traître, vengeons tous les martyrs immolés par l’obscurantisme !

Le grand-maître. — Très illustre chevalier premier grand maître des cérémonies, fais approcher de l’Autel de la Sagesse la dernière Maîtresse Templière reçue et ses deux Garants de Fidélité, ainsi que la sœur Idouna-Fréki à qui nous venons de conférer aujourd’hui le dernier degré féminin palladique.

Cet ordre fut exécuté. Miss Arabella fut placée à gauche du petit autel pentagonal ; la sœur reçue à la précédente initiation, à droite. C’était une dame ou demoiselle, assez jeune, vingt-trois ans tout au plus, à la mine sournoise, aux sourcils froncés, courte, petite et légèrement grosse. Ses Garants de Fidélité, un Kadosch du Palladium et une Maîtresse Templière, se rangèrent derrière elle.

— Sœur Padaël-Swadha, as-tu rempli ton devoir ? commença mistress Vandriel, interpelant la jeune personne.

— Oui, grande-maîtresse, répondit celle-ci.

En même temps, elle tirait de sa poche une petite boîte ronde, en métal. Elle montra triomphalement cette boite, qu’un maître des cérémonies porta à mistress Vandriel. Celle-ci l’ouvrit et en sortit une hostie de fidèle, c’est-à-dire une petite hostie. L’autre expliqua qu’elle avait reçu cette hostie en communiant le dimanche précédent à l’une des églises catholiques de la ville.

Le Kadosch et sa compagne attestèrent que la jeune sœur disait la vérité : ils l’avaient suivie, ce jour-là, à l’église, et ils avaient assisté en témoins à la communion. C’est pour avoir la certitude des sacrilèges commis et à commettre, que le Palladisme a institué les Garants de Fidélité.

La jeune sœur, désignée maçonniquement sous le nom de Padaël-Swadha, était donc en règle ; on la félicita ; grâce à elle, on possédait d’une façon certaine une hostie consacrée.

Mistress Vandriel descendit de son trône et vint à l’autel de la Sagesse, son poignard d’une main, l’hostie de l’autre. Les maîtres des cérémonies firent écarter tout le monde, excepté miss Arabella. La grande-maîtresse posa l’hostie à plat sur le petit autel pentagonal. Les deux femmes étaient maintenant prêtes à consommer le sacrilège, à le pousser au paroxysme. Leurs yeux brillaient d’une lueur fauve ; miss Arabella serrait les dents, grinçant avec fureur ; elle semblait avoir hâte de se servir de ce poignard qu’on venait de lui remettre tout à l’heure et qu’elle avait détaché de son cordon ; elle le tournait et retournait dans sa main crispée, attendant avec impatience l’ordre de frapper cette hostie blanche pour laquelle elle montrait une haine sauvage.

Un silence de mort planait sur l’assemblée.

La grande-maîtresse éleva la voix et dit avec un accent métallique, la gorge contractée :

— Les prêtres disent : Ceci est son corps. Nous répondons : C’est le corps d’un traître.

Sur un signal du grand-maître, tous les assistants levèrent leurs poi gnards contre le ciel, en criant : — Nekam, Adonaï ! nekam !

Mistress Vandriel reprit, et transperçant l’hostie d’un coup :

— Saint, saint, saint, Lucifer ! hurla-t-elle. Maudits soient Adonaï et son Christ !

Après quoi, se retournant vers la néophyte, elle dit :

— À ton tour, à présent.

Et la grande-maîtresse montrait l’hostie, d’un geste impérieux ; mais miss Arabella n’avait certes pas besoin d’être excitée ; le poignard à la main, elle se rua sur l’hostie avec rage, criant aussi comme un démon :

— Saint, saint, saint, Lucifer ! Maudits soient Adonaï et son Christ !


La grande-maîtresse, mistress Vandriel, montrait l’hostie, d’un geste impérieux ; mais la récipiendaire, miss Arabella, n’avait certes pas besoin d’être excitée ; le poignard à la main, elle se rua sur l’hostie avec rage.

La sœur reçue à la précédente initiation et ses Garants de Fidélité l’imitèrent. C’était une scène inimaginable. Je sentais une sueur froide couler sur mon visage. Il me semblait que la foudre allait tomber sur le temple et pulvériser tous ces impies, dont les figures contractées par la haine me paraissaient avoir un reflet d’enfer. Mistress Vandriel reprit l’hostie criblée de coups de poignard et la porta devant le Baphomet, où elle la jeta avec l’autre dans le calice. J’admirai en moi-même l’infinie patience de Dieu.

L’initiation était terminée ; une protestante de plus était maçonne luciférienne.

Mais la séance n’avait pas pris fin pour cela ; on avait encore à procéder à la « Solennité Divine », selon l’expression du frère gardien. Par là on entend une série de sortilèges, qui sert de clôture, qui complète dignement ces abominations.

Chacun reprit sa place ; on éteignit toutes les lumières ; un silence complet régnait dans la salle.

Alors, tout à coup, un phénomène bizarre se produisit. L’autel du Baphomet, qui était au fond, devint lumineux, comme phosphorescent ; les arêtes brillaient, en même temps qu’une légère fumée s’en dégageait, faisant trembloter l’ensemble, et, à travers ce nimbe étrange, qui exhalait une forte odeur d’ail (ce qui prouvait que c’était bien réellement du phosphore), l’idole apparaissait livide, couleur de vieille cire, parodie sacrilège de la lividité du Christ mort cloué sur la croix.

Chose curieuse, toute cette lueur n’irradiait pas et n’éclairait pas au-delà d’elle ; on eût dit qu’elle était arrêtée brusquement et comme enserrée par l’ombre de la nuit, ayant peine à la percer ; le temple n’en restait donc pas moins dans une obscurité profonde.

Puis, la chaire s’illumina à son tour et de la même façon, lueur livide et spectrale ; et voici que maintenant elle ressemblait, à s’y méprendre, à une tête de mort diabolique, la bouche ouverte. Le dôme arrondi de cette chaire, ornementé de bosselures et de trous sculptés et surmonté des deux grandes palmes dont j’ai déjà parlé, formait la partie supérieure du crâne, avec ses cornes ; on distinguait les cavités du nez, des yeux ; les dentelures supérieures formaient des dents ; la partie inférieure, c’est-à-dire la chaire elle-même, avait l’aspect d’une mâchoire inférieure ; l’escalier représentait le cou, un cou tendu ; l’intervalle entre le dôme et la chaire figurait l’ouverture de la bouche, énorme et béante. Tous les détails étaient accentués par les lignes de phosphore. On aurait cru avoir devant soi un gigantesque diable sortant du sol et ouvrant une gueule formidable pour avaler ou vomir.

Soudain, dans l’obscurité de la profondeur centrale, surgit une apparition lumineuse, le grand-maître Spencer, qu’on eût dit frotté, lui aussi, de phosphore. Selon toute vraisemblance, il était arrivé là sans bruit, profitant de l’obscurité épaisse, par une petite porte sans doute dissimulée dans le dos de la chaire et qui s’était refermée doucement.

Quoi qu’il en soit, il ne venait pas prêcher ; car il ne prononça pas une parole. Je le vis s’agenouiller, les mains sur le rebord de la chaire, puis se redresser ; ensuite il traça sur sa poitrine un grand signe de croix à rebours et se mit à souffler très fort, de la façon la plus bruyante possible.

Aussitôt, l’assemblée entière se leva ; chacun, laissant chaises et banquettes derrière soi, se retourna vers le mur qui faisait face à la chaire. J’entendis rouler sur des tringles les draperies qui décoraient cet endroit de la salle ; de cette façon, nous avions devant nous le mur nu. On fit avec plus ou moins d’ensemble le signe de la croix à rebours, et l’on souffla très fort, à l’imitation du grand-maître.

Après ce brouhaha, le silence se rétablit. Une horloge, dont je n’avais nulle part constaté la présence, sonna sourdement les douze coups de minuit, qui semblaient sortir de dessous le sol du temple.

Il y eut un instant d’attente ; puis, un long mugissement de plaintes traversa la salle ; là-haut, sous la voûte, on entendait comme des soupirs étouffés et des cris lointains. Je sentis ma face s’horripiler. Puis, nouveau silence, plus profond que le premier.

Alors, nous assistâmes à un spectacle des plus extravagants, à une fantasmagorie démoniaque.

Sur le mur, dont les tentures venaient d’être retirées, nous vîmes d’abord un disque blanc, simulant une grande, très grande hostie, avec l’image du Christ sur la croix. Ce disque apparut immobile, au premier moment ; après quoi, il se mit à rouler, rouler, et tout à coup éclata en mille pièces, sans aucun bruit. À l’hostie succéda une poule noire ; on ne la distinguait que grâce aux traits lumineux qui la dessinaient ; la poule s’enfuyait, le bec ouvert, la langue rêche, les plumes hérissées, paraissant en proie à une vive terreur, devant un serpent, un cobra, qui la poursuivait, qui finit par l’atteindre et la mordit ; blessée, elle se retourna sur le dos, contracta onze fois les pattes et mourut ; le serpent alors l’avala lentement. On voyait très distinctement le corps de la poule passer avec ses aspérités et gonfler le corps du serpent trop étroit, dans lequel elle formait des boules. Enfin, le serpent s’arrêta de déglutir et disparut en s’éteignant, comme si la couche de phosphore dont il était frotté eût fini de luire, se fût évaporée.

Au serpent et à la poule succéda une chauve-souris, qui semblait frôler le mur, s’envola vers le coin de gauche, et, de là, disparut dans le plafond. Enfin, ce fut un bouc, qui paraissait et disparaissait alternativement, et dont les yeux s’ouvraient et se refermaient.

Pendant ce temps, dans l’air, au-dessus de nous, se percevaient des bruits étranges ; on aurait juré que des corps pesants se mouvaient, s’agitaient sur nos têtes. Un instant, il me sembla que ma chaise, devant laquelle j’étais debout, s’élançait vers la voûte, me raclant imperceptiblement le dos. J’envoyai ma main derrière moi ; ma chaise n’y était plus. Je constatai, en outre, que celles de mes voisins n’y étaient pas davantage.

Le mur demeura quelques instants sombre et sans apparitions réelles ; mais il pétillait par intervalles ; un petit point y brillait, comme une étincelle, comme une étoile aussitôt disparue ; et cela crépitait avec une légère fumée répandant une odeur d’ail, des plus caractéristiques aussi. Cela se renouvelait constamment. On eût dit que le mur voulait parler, qu’il y avait en lui une pluie d’étincelles prêtes à sortir pour se réunir, pour former quelque chose, un tout, une image, mais qu’une cause inconnue empêchait momentanément la réussite de ce nouveau phénomène.

Enfin les pétillements d’étincelles redoublèrent, se multiplièrent, formant à présent des lignes courbes, droites, brisées, tordues, des dessins fantastiques, des arabesques, des caractères étranges qui n’appartenaient à aucune langue humaine, comme si c’eût été des signatures de démons. Il y en avait de toutes les sortes et de toutes les formes.

Le grand-maître Spencer, toujours dans la chaire, immobile, les bras étendus en avant, prononçait maintenant des mots, lentement, gravement, les espaçant avec méthode ; et c’était des noms de diables qu’il proférait ainsi ; au fur et à mesure, les étincelles du mur se réunissaient alors en un tracé de signature diabolique. Ces noms étaient : Sinbuck, Dagon, Zarobi, Pharzuph, Eirnéus, Moloch, Hatiphas, Suzabo, Zaren, Ouriel, Jaser, Sialul, Colopatiron, Astaroth, Hizarbin, Azeuph, etc., etc. Quand il prononça le nom Baal-Zéboub, aussitôt les points lumineux et pétillants du mur formèrent le hiéroglyphe qui est sous les pieds du Baphomet, inscrit sur la boule terrestre (voir page 89). Et toutes ces signatures, bizarrement variées, semblaient, par leurs traits de feu, des éclairs zébrant le mur ; il y en avait d’entortillées comme une queue de cochon, d’autres qui écrivaient le nom prononcé, mais dans une forme contournée, biscornue, d’autres enfin dont les traits simulaient des animaux, le plus souvent immondes.

Tout cela apparaissait instantanément, mais avec une netteté parfaite, sur la muraille dont le fond restait obscur, tandis que là-bas, l’autel du Baphomet fluoresçait toujours et que le grand-maître en chaire avait un aspect fantastique, ruisselant de phosphore au milieu de cette chaire également phosphorée qui semblait une gueule infernale grande ouverte.

Finalement, une énorme tête de diable parut sur le mur, très lumineuse, mais qui ne resta que trois secondes à peine, pendant lesquelles elle roula ses yeux et ouvrit la bouche, comme si elle allait parler.

Alors, la lumière revint brusquement, les lampes de la salle se rallumèrent d’elles-mêmes, tandis que la lueur de l’autel du Baphomet et de la chaire s’éteignait. Les draperies blanches reprirent leur place, roulant sur leurs tringles, tirées par les frères servants.

Mais ce qui nous stupéfia, ce qui plongea les assistants dans plus ou moins de surprise, ce fut le spectacle, qui s’offrit à nos yeux. Il n’y avait plus une chaise, plus un fauteuil, plus une banquette sur le sol ; tout le mobilier du temple était en l’air, les chaises accrochées aux tentures ou dans les corniches, les banquettes attachées aux lustres ; le petit autel pentagonal était couché sur le dôme de la chaire ; la balustrade de la tribune où se trouvait l’orgue était arrachée et pendait ; l’orgue lui-même avait été remué, manipulé, mis en travers, saillant des deux cinquièmes hors de la tribune, y tenant tout juste assez pour ne pas perdre l’équilibre ni s’écrouler sur nos têtes ; le tableau de la mort du Christ avait quitté l’Orient, il était comme vissé au plafond.

Par ce désordre extravagant, les esprits avaient prouvé leur présence ; car il était impossible que tout ce remue-ménage fût l’œuvre de mains humaines, ayant été opéré en si peu de temps, sans déranger personne ; si des frères servants eussent été les ouvriers de ce bouleversement, il leur eût fallu circuler parmi l’assistance, manier des échelles ; leurs manœuvres n’auraient pas pu passer inaperçues ; en outre, le temps normal leur avait absolument manqué.

Le grand maître improvisa un bref discours, que nous écoutâmes debout. C’était une paraphrase explicative de ce que nous venions de voir. Sa voix aigre montait, monotone, vers la voûte et retentissait dans le silence.

Il avait pris pour texte l’hostie, le sacrement eucharistique, le pain sacré dans lequel Dieu se donne aux fidèles, et que les misérables lucifériens meurtrissent par le plus épouvantable des sacrilèges. Il discutait le dogme catholique ; et, dans sa dissertation ambiguë, à la fois embarrassée et impudente, il se contredisait sans cesse. Tantôt il niait la présence « d’Adonaï et de son Christ », comme il disait, dans l’eucharistie ; tantôt, il faisait l’apologie des profanations les plus horribles de l’hostie. Il ajoutait que le Dieu Bon venait de faire la démonstration frappante de l’inanité du sacrement eucharistique ; il avait montré, sur le mur, l’hostie des catholiques roulant, roulant, puis éclatant, afin que chacun pût comprendre aisément qu’il n’y avait aucun cas à faire de ce pain mystique ; et c’étaient des blasphèmes effroyables !

Il commenta aussi l’apparition de la poule noire et du serpent ; nous venions de voir, nous dit-il, sous un emblème merveilleusement produit, la lutte entre les deux religions, celle d’Adonaï et celle de Lucifer, et, comme nous devions l’avoir compris, c’était sûrement la seconde qui aurait le triomphe final et qui même détruirait l’autre totalement.

Enfin, en apposant leurs signatures sur le mur, les génies de la lumière, les esprits du feu avaient entendu donner aux maçons du rite palladique des témoignages visibles de leur sympathie.

En fait de présence réelle, conclut-il, une seule était indiscutable ; c’était celle des esprits parmi nous ; les preuves avaient surabondé.

La séance, — si l’on peut appeler séance cette pitrerie démoniaque, — touchait à sa fin. Spencer venait de promettre à l’assemblée un dernier phénomène.

Il descendit de la chaire, se plaça contre le mur d’en face, tournant le dos à la draperie blanche, que des servants maintenaient fortement tendue. On fit cercle autour du grand-maître. Alors, il éleva ses bras au-dessus de sa tête, en les croisant, et ses mains faisaient le signe ésotérique luciférien (voir page 201). Derrière lui, se forma une ombre qui représentait une tête de diable derrière chacune de ses mains.

Le surprenant de la chose n’était pas le fait de l’ombre ; le premier venu peut obtenir semblable résultat, en s’y prenant de la même manière. L’important était de fixer l’ombre sur le mur. Il faut pour cela, disent les lucifériens, que les esprits soient favorables. J’ai vu souvent renouveler cette expérience, et la plupart du temps elle ne réussissait pas. Ce soir-là, il faut croire que Lucifer était dans les meilleures dispositions possibles à l’égard de ses adorateurs.

Le grand-maître Spencer, debout à peu de distance du mur drapé de blanc contre lequel son ombre se profilait, les bras et les mains dans la position que je viens de dire, prononça la formule suivante :

« — Trulu-krashkim-nihoé… Veryamathoben-mulu-istar-néphris… Parakomulu-igazzushu-ekimmugallu-zikika-dingir… Luluvikos-garbenium-lotiphrem-manasko-ix-pax-gremfik… Zipétach-asharshimatum-abraxas… Samatipoo… Soulathéki… Bolarik… Malarik… Abraxarik… Libbischu-mahari-shmasch… Foé ! foé ! foé !… Ranu ! ranu ! ranu !… Bélial-gog !… Foé ! foé ! foé ! »


L’expérience palladique, dite de l’ombre fixée au mur, par l’effet de la formule « Trulu-krashkim-nicoé, » etc.

Après avoir débité toute cette enfilade de mots baroques, que je viens de recopier ici d’après le rituel des évocations palladiques, Spencer fit quelques pas en avant, s’éloigna tout à fait du mur, et, chose renversante, l’ombre restait fixée sur la tenture blanche.

La place occupée précédemment par le buste du grand-maître représentait une large tête de démon, vue de face ; dans cette ombre, il y avait des endroits moins noirs que d’autres, de telle sorte que les traits étaient très bien accentués ; les yeux étaient blancs ; la bouche s’ouvrait et se fermait ; en un mot, c’était une ombre vivante. Les deux cornes étaient figurées par deux autres petites têtes diaboliques, allongées, et de profil. En tout, une trinité infernale de trois têtes, qui avaient, chacune, sa physionomie, son expression particulière.

Spencer expliqua que la tête centrale était Baal-Zéboub ; celle de gauche, Astaroth ; celle de droite, Moloch.

— Dis-nous, glapit le grand-maître de sa voix aigre ; dis-nous, Baal-Zéboub, prince des milices du Dieu Bon, est-ce bien toi qui es parmi nous ?

La bouche de la tête centrale s’ouvrit ; et nous entendîmes distinctement la réponse :

— Oui !

Spencer reprit :

— Est-ce toi, Astaroth ?

La tête de gauche s’inclina, en signe affirmatif.

— Est-ce toi, Moloch ? demanda encore le grand-maître.

La tête de droite s’inclina affirmativement, à son tour.

Le grand-maître continua :

— C’est bien Lucifer, le Dieu Bon, qui vous envoie auprès de nous ?

Les trois bouches s’ouvrirent successivement, et nous entendîmes, sur trois intonations différentes :

— Oui !… oui !… oui !…

Spencer posa une dernière question :

— Combien de temps encore le Dieu Bon et ses esprits de lumière nous protègeront-ils ?

L’ombre à triple tête s’agita, les trois bouches s’ouvrirent, et dirent, d’une voix vibrante :

— Toujours !… Toujours !… Toujours !…

Aussitôt, l’ombre disparut. L’assistance était impressionnée, mais joyeuse.

Le grand-maître remonta à l’autel du Baphomet, et prit le calice dans lequel mistress Vandriel avait tout à l’heure jeté les deux hosties.

L’instant était venu de procéder à la clôture de la séance.

Cette formalité se fit ainsi, conformément aux prescriptions du rituel :

Le grand-maître. — Très illustre chevalier grand lieutenant, quelle heure est-il ?

Le grand lieutenant. — L’heure des flammes, très puissant commandeur grand-maître.

Le grand-maître. — Illustre chevalier premier grand maître des cérémonies que par tes soins le figuier maudit soit jeté au feu !

En disant cela, il remit le calice au dignitaire qu’il venait de désigner. Celui-ci s’approcha d’une des urnes funéraires, que l’on avait garnie de nouveau de matières combustibles, et y vida le contenu du calice.

Le grand-maître. — À moi, chevaliers mes frères et chevalières mes sœurs de tous les climats !… Le grand architecte de l’univers a reçu satisfaction ; je vais fermer le grand triangle.

Il donna le signal de la batterie et de l’acclamation.

Tous applaudirent, en frappant deux coups dans les mains, et en criant :

— Caïn ! Caïn !

Le grand-maître. — Le grand triangle la Paix Profonde, en la vallée de Singapore, est fermé.

On se retira, en silence, laissant aux frères servants le soin de remettre tout en ordre ; et, le lendemain, le temple presbytérien avait repris sa physionomie habituelle, seule connue du public.

  1. Ici, la maçonnerie luciférienne se contredit ; Albert Pike oublie les fakirs qui se momifient, que l’on enterre et qui ressuscitent. Il est vrai que l’anti-pape de Charleston peut répondre que, dans le cas des fakirs en question, il y a, non pas mort, mais suspension de la vie.
  2. Les termes de cette tirade sont atténués dans ma reproduction, comme beaucoup d’autres passages du rituel de Maîtresse Templière. Néanmoins, je crois pouvoir dire que je fais la lumière aussi complète que possible, ainsi que je l’ai promis. Ne m’adressant pas à un public restreint de gens d’étude, mais bien au grand public, je suis obligé de changer certaines expressions du rituel, qui, dans le document original, sont d’une crudité révoltante. Je reste donc dans le programme que je me suis fixé : éclairer le lecteur, mais en le respectant.
  3. Ce signe des Maîtresses Templières n’est autre que le signe de la croix gnostique.
  4. Plusieurs auteurs and-maçonniques ont reproduit cette prière satanique, et l’ont attribuée à Proudhon. Il y a là une légère erreur. Cette oraison est une adaptation, imaginée par le vicomte de La Jonquière, grand chef maçon et occultiste, qui prit dans un ouvrage irréligieux de Proudhon divers passages ayant le caractère d’une imprécation contre Dieu ; il substitua le mot Adonaï au mot Dieu employé par Proudhon, fit quelques retouches, et produisit ainsi la fameuse prière qui est restée à la mode dans les arrière-loges lucifériennes.