Le Diable au XIXe siècle/XIII

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Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 1p. 251-274).

CHAPITRE XIII

Comment on pénètre dans la San-ho-hoeï.


Pour bien comprendre ce qu’il me reste à dire sur les faits se rapportant à la Chine, il ne faut pas perdre de vue ceci : dès que l’on met le pied en Asie, la vie ne compte plus, absolument plus. Il y a, chez tous les peuples de cette partie du monde, un mépris souverain de la mort, qui est comme leur caractéristique, et qui, le dirai-je, est aussi un peu celle du sataniste européen, même français ou parisien. Même, en réfléchissant bien, on en vient à se demander si certains crimes incompréhensibles, dont le but n’est ni le vol ni la vengeance, dont la cause et la genèse sont inexplicables, ne sont pas tout simplement l’œuvre de lucifériens sacrifiant ainsi à leur mépris de la mort et à ce besoin inné de tuer et de massacrer, après avoir martyrisé, instinct cruel qui caractérise sur tous les points du globe cette exécrable secte.

En ce qui concerne les asiatiques, ce fait est patent.

On sait comment, dans l’inde, les suttees (c’est-à-dire les veuves) se brûlent en souriant sur le même bûcher que leur époux, et, à ce propos, je me rappelle encore mon émotion, la première fois que j’assistai à une cérémonie de ce genre ; car ces cérémonies, abolies officiellement par le gouvernement anglais, sont néanmoins tolérées et favorisées en sous-main.

Tandis que l’on achevait de construire le bûcher, pendant les préparatifs de la cérémonie, la suttee causait avec moi et comme si de rien n’était, me demandant des renseignements sur l’Europe et regrettant, disait-elle, que les femmes européennes ne fissent pas comme les asiatiques.

— Enfin, cela viendra, conclut-elle, il faut l’espérer.

Puis, elle ajouta :

— Je vous quitte ; car voilà que l’on m’appelle.

Et, me faisant une gracieuse révérence, elle se hâta, en courant, d’aller au bûcher et d’y monter, avec la même tranquillité que s’il se fût agi de la chose la plus simple du monde.

Sur la façon dont sont faits ces bûchers, je n’apprendrai sans doute rien à un grand nombre de mes lecteurs. On a édifié un amas de bûches entrecroisées de bois d’essences et de matières résineuses, formant une base solide sur laquelle repose le corps de l’époux défunt, à côté duquel se place la veuve. Au-dessus, est une sorte de superstructure, aussi en bois, formant toit ou dôme, sous lequel cadavre et vivant disparaissent.

Dès que la veuve est à sa place, on lui remet une sorte d’arrosoir rempli d’essences, qu’elle verse elle-même, en imbibant ses cheveux, son voile, ses vêtements, s’en inondant, en un mot, afin de mieux flamber.

Cela fait, on lui passe une torche, et elle met elle-même le feu à ses vêtements, pour que ce soit par elle que l’incendie commence et que ce soit son propre corps qui enflamme le bûcher.

Cela est effrayant, n’est-ce pas ?… Eh bien, au milieu des préparatifs, ainsi que pendant qu’elle grille, la suttee sourit, comme si elle n’éprouvait pas la moindre douleur, et elle s’abat tranquillement toute en feu sur le cadavre de son époux. La mort par brûlures, ou par suffocation provenant de la fumée âcre qui se dégage, n’arrive guère qu’au bout de cinq à six minutes. On juge quel supplice affreux ! et cela, sans un pleur, sans un cri, sans un gémissement. C’est le mépris absolu de la mort et de la souffrance.

Ce que je dis là est chose connue, bien connue, autant d’ailleurs que la façon stoïque et méprisante de mourir des Arabes, des Cochinchinois et des Chinois.

Le journal l’Illustration a publié dernièrement, à ce sujet, un dessin des plus typiques : il reproduit la photographie d’une exécution capitale en Chine ; et l’authenticité du document est parfaitement certifiée.

Autour du patient agenouillé, tous les mandarins et la foule forment un cercle, au centre duquel est le bourreau debout à côté du condamné.

Je ne sais rien d’aussi caractéristique que cette photographie. Voyez la ; examinez la direction des yeux de tous les personnages présents à cette scène. Les assistants regardent quoi, qui ? le bourreau, le condamné ? Vous n’y êtes pas. Tous, et le condamné, le beau premier, regardent, avec un intérêt concentré, l’appareil braqué par le photographe, qui a en l’autorisation de prendre un instantané de l’exécution, au moment où le bourreau abaisse son bras, où le glaive étincelle, où la tête va tomber.

Que l’on observe bien, répèterai-je, la direction des yeux de tous ces personnages ; il n’y a pas d’erreur possible.

Comment trouvez-vous cela ? Le public d’une exécution capitale haletant après un photographe ! et le condamné lui-même se moquant du supplice comme d’une guigne, pour regarder, non le bourreau avec crainte, mais avec intérêt et curiosité le photographe !… Et cependant ce condamné n’a pas perdu la notion du sort qui l’attend à l’instant même ; car, dans la façon dont il tourne la tête, il tend d’instinct le cou pour faciliter l’œuvre du bourreau.

La conservation de la vie est, chez ces gens-là, une chose des plus indifférentes ; pour eux, mourir est un jeu.

Et, puisque je suis sur ce chapitre, je vais raconter un fait qui m’est absolument personnel et qui est vraiment stupéfiant.

J’avais eu l’occasion de soigner le tao-taï d’une petite ville des environs de Canton, que j’avais eu comme passager. Pour reconnaître mes soins, il me demanda ce qu’il pourrait bien faire pour moi. Je lui racontai que je m’occupais d’anthropologie, lui expliquant que c’était l’étude de l’homme, et que je serais bien aise qu’il me procurât, si toutefois cela lui était possible, quelques crânes de Chinois, précisément de la contrée où il était préfet ; cela me permettrait de les mensurer et de les étudier.

Il se mit à rire de la simplicité du service que je lui demandais, m’affirmant que j’aurais mes crânes à mon prochain voyage, et que rien ne lui était plus facile.

J’eus, en effet, mes crânes, ou plutôt je ne les eus pas, parce que, bien entendu, comme vous allez le comprendre, je refusai d’en prendre livraison.

Savez-vous comment mon ex-malade reconnaissant me les expédiait ?

Oh ! d’une façon bien simple, allez !

À mon retour, et comme nous étions mouillés depuis la veille en rade d’Hong-Kong, je travaillais dans ma cabine, lorsqu’un timonier vint me prévenir qu’un sampang, où se trouvaient une douzaine de Chinois, demandait à accoster et à parler au médecin du bord.

On les fit monter, et là, un interprète, qui les accompagnait, m’expliqua, en s’inclinant très bas, que mon ami le tao-taï m’envoyait les douze individus ici présents, pour que je prisse leur tête et d’autres parties de leur corps, si je voulais.

L’interprète, avec le plus grand sérieux du monde, me tendait un papier couvert de hiéroglyphes chinois, qui était, parait-il, un reçu, destiné au lao-taï, une fois que je l’aurais signé. Mon tao-taï avait disposé de ces douze hommes ; ceux-ci savaient parfaitement quel sort leur était destiné ; c’étaient probablement de pauvres diables qu’on avait choisis parmi les plus malheureux de la ville, et encore je n’oserais pas trop l’affirmer ; tout aussi bien, ils pouvaient être les premiers venus. En tout cas, mon tao-taï s’imaginait ainsi tenir sa promesse, et il faisait, à sa manière, les choses dans toutes les règles.

Je vous laisse à penser si je tombai de mon haut.

J’ajoute que j’eus toutes les peines du monde à faire déguerpir mes otages, et que jamais ils ne comprirent pourquoi je refusai de leur faire couper le cou, ayant demandé leurs têtes.

Cela leur parut invraisemblable, extraordinaire, et, s’ils vivent encore, ils doivent parfois raconter à leurs amis cet événement incompréhensible pour eux.


J’ai rappelé tout ce qui précède dans le but de faire bien comprendre au lecteur la possibilité des horreurs que j’ai déjà relatées, au sujet de l’Inde, et de celles qu’il me reste à raconter maintenant, au sujet de la Chine.

Tuer un homme, en Chine, n’est rien, ne compte pas. Le faire souffrir est peut-être quelque chose, et encore ! c’est à savoir…

Puisque j’étais à Shang-Haï, je tenais à assister à une séance de la San-ho-hoeï. Cresponi surtout m’en avait dit monts et merveilles, avait allumé au plus haut point ma curiosité. Comparant les épreuves des lucifériens chinois avec celles de la franc-maçonnerie ordinaire, il m’avait assuré que, dans le Rite Céleste dont l’origine est attribuée au philosophe Zi-ka, les adeptes, au lieu de poignarder ou décapiter des mannequins, se coupaient la tête pour tout de bon entre eux, — oui, vous l’entendez bien, entre eux ; — ces fanatiques, afin de s’assurer constamment les uns vis-à-vis des autres au point de vue de la discrétion, afin d’être certains que chacun d’eux est toujours prêt à braver tous les supplices plutôt que de livrer le commun secret qui les unit, ont imaginé de tirer au sort, de temps en temps, au cours d’une tenue, lequel des affiliés présents sera, séance tenante, torturé par les autres assistants, décapité ou coupé en morceaux ; et le supplice, l’exécution, m’avait affirmé Cresponi, a réellement lieu, n’est nullement un simulacre ; et c’est de gaieté de cœur, le plus joyeusement du monde, peut-on dire, que celui des initiés qui a été désigné par le sort s’offre et sert à l’expérience, heureux de montrer à ses frères à quel point on pouvait compter sur lui. Cette réciprocité permanente du meurtre, accompli à titre d’expérimentation, montre de quoi sont capables les lucifériens de la San-ho-hoeï.

Voici, à présent, quelques renseignements généraux sur cette importante branche de la maçonnerie universelle :

La San-ho-oeï n’admet pas de sœurs maçonnes et n’a qu’un seul grade. Dans le public, on les appelle « les hommes du secret » ; eux, ils donnent à leur grade unique le titre de « Sublime et Discret Vengeur ».

Le luciférien chinois se voue spécialement à l’assassinat des missionnaires catholiques. Toutes les émeutes ayant entraîné des massacres de nos Pères Jésuites, de nos Sœurs de charité et d’autres vaillants pionniers de la civilisation chrétienne, ont été décrétées dans les temples secrets de la San-ho-hoeï, préparées et fomentées par les initiés.

Au Rite Céleste, les nombres sacrés sont au nombre de quatre ; ce sont les nombres 3, 7, 9 et 11. Parmi ceux-ci, le premier est appelé « nombre sacré extérieur », parce que c’est celui qui est exclusivement usité dans les relations de frère à frère hors des temples. Ce nombre sacré de trois s’explique ainsi : 1° Tcheun-Young (c’est-à-dire Lucifer-Dieu), avec ses armées célestes commandées par 2° Zi-ka (c’est-à-dire Baal-Zéboub ou Belzébuth), triomphera de 3° Dieu-Diable ou cochon Yé-su (c’est-à-dire Adonaï ou Jésus-Christ, indistinctement).

Ainsi, pour se reconnaître, on glisse dans la conversation un sujet quelconque donnant prétexte à demander la valeur d’un multiple de trois, le premier venu, par exemple :

— Combien donc font trois fois sept ?

— Trois fois sept, répondra l’interrogé, s’il est initié, — cela fait dix-huit.

Étant admis que le nombre trois est sacré, il faut toujours le retrancher du produit réel, une fois, mentalement. En d’autres termes, on doit garder secret le nombre trois et ne dire que l’excédent.

Il peut arriver aussi que deux initiés, se sachant membres de la Sen-ho-hoeï, se rencontrent ; mais l’un d’eux est accompagné d’un troisième Chinois, qui n’est peut-être pas un frère luciférien. Comment découvrir si cet inconnu n’est qu’un profane ?

La question habituelle de demande relative à la bonne santé sera posée à son compagnon :

Hao ? pou-hao ?

Ce qui veut dire : « Bien ? ou non-bien ? » équivalant à notre : « Comment vous portez-vous ? »

Entre frères de la San-ho-hoeï, cette question a un autre sens. Elle signifie : « L’homme qui est avec vous est-il un frère ou non ? »

On comprend facilement quelle sera la réponse.

S’agit-il d’un profane, l’interrogé répondra : Pou-hao, non bien, il ne l’est pas. S’agit-il d’un affilié, il répondra : Hao, bien, il l’est.

Cependant, il peut se faire que l’interrogé, distrait ou ne songeant plus à la portée mystérieuse de la question conventionnelle, réponde bien ou non-bien, suivant que réellement il est en bonne ou en mauvaise santé. Pour parer à l’inconvénient qui résulterait de cet oubli de la part de l’interrogé, l’interrogant pose ensuite une deuxième question, qui est celle-ci :

— Pourriez-vous me prêter trois sapèques ? — en expliquant que, par négligence, il est sorti de chez lui sans la moindre monnaie.

Cette fois, l’interrogé aura certainement compris.

Trois sapèques, équivalant en tout à cinquante-cinq centimes de notre monnaie, forment donc une très minime somme.

N’importe, l’interrogé répondra qu’il est pris au dépourvu, qu’il a oublié son argent chez lui, en un mot, qu’il est désolé de ne pouvoir rendre le petit service que son ami lui demande.

Forcément, alors, le troisième Chinois interviendra, s’il est un profane, pour offrir les trois sapèques. Au contraire, s’il est affilié à la San-ho-hoeï, il gardera le silence, et, comme négligemment, prenant l’extrémité de sa natte à la main gauche, il la frottent trois fois avec le bout des doigts de la main droite.

Un autre signe de reconnaissance, dans le Rite Céleste, consiste à tenir son parapluie ou parasol renversé, c’est-à-dire la tête vers le sol, lorsqu’on le porte sous le bras, plié.

Comme on le voit, le tuilage n’est pas compliqué, dans la San-ho-hoeï. Mais ce n’est pas du tuilage que vient la difficulté, pour être admis à une réunion des lucifériens chinois. La grosse difficulté est que ces sectaires ne reçoivent chez eux, en fait de francs-maçons étrangers, que les Old-fellows, les membres du Lessingbund, les affiliés du Palladium et les fakirs lucifériens de l’Inde ; les 33es du Rite Écossais eux-mêmes ne sont pas reçus, s’ils n’ont pas été initiés à un grade palladique.

En outre, les temples de la San-ho-hoeï sont rigoureusement tenus secrets ; les Sublimes et Discrets Vengeurs n’en font même pas connaître l’endroit aux maçons de rites étrangers qu’ils consentent à recevoir. Enfin, il faut, au préalable, se mettre sans la moindre défense entre leurs mains et dans un état qui laisse la vie du frère visiteur à leur absolue discrétion.

Cresponi m’avait fourni des renseignements détaillés, aussitôt que j’avais été créé Hiérarque. Pour pénétrer dans une réunion de la San-ho-hoeï, lorsque l’on appartient à l’un des quatre rites qui frayent avec les lucifériens chinois, il n’y a qu’une marche à suivre : aller dans une fumerie d’opium ; avoir sur soi ses papiers établissant l’initiation luciférienne ; s’endormir à l’opium, en posant auprès de soi du côté gauche son parapluie ou parasol fermé, la tête en bas, c’est-à-dire la tête du parapluie touchant vos pieds et le bout dudit parapluie dans la direction de votre tête. Il arrive alors ceci : tout étranger qui vient dans une fumerie d’opium, et surtout seul, est très remarqué ; d’autre part, les affiliés de la San-ho-hoeï sont légion ; dès qu’ils vous voient vous endormir dans les conditions indiquées, ils savent que c’est là, de votre part, la sollicitation d’être admis à leur séance ; et tandis que vous vous êtes ainsi livré à eux, endormi, après qu’ils se sont assuré de votre qualité, en vous fouillant, alors ils vous enlèvent et vous transportent dans un de leurs temples, dont vous ne devez jamais connaître le chemin. On est donc apporté inerte à la réunion de la San-ho-hoeï, tandis que l’ivresse de l’opium vous a anéanti et que vous êtes mis complètement à la merci de ces frères inconnus ; il n’existe pas d’autre moyen d’obtenir l’introduction.


On est donc apporté inerte à la réunion de la San-ho-hoeï, tandis que l’ivresse de l’opium vous a anéanti et que vous êtes complètement à la merci de ces frères inconnus ; il n’existe pas d’autre moyen d’obtenir l’introduction.

Or, ce n’était pas tout que de savoir comment il faut s’y prendre pour pénétrer dans la San-ho-hoeï. La grande question était si je me résoudrais à me soumettre aux conditions requises ; et cette question-là, j’avoue que je me la suis posée maintes fois avant de prendre une décision définitive, irrévocable.

Il me semblait que, cette fois, ma vie allait être plus en danger que jamais. Certes, j’en avais fait volontiers le sacrifice à Dieu, dès le jour où j’avais entrepris mon enquête ; mais, du moins, je tenais à pousser mes investigations jusqu’au bout. Je voulais voir le temple de Charleston, ce Vatican de la religion luciférienne ; je voulais aussi constater la pratique du palladisme en Europe.

Heureusement, j’avais sur moi, — et ce fut ce qui me décida à tout braver encore, — un gage béni de la protection suprême qui m’était nécessaire ; je veux parler de cette petite médaille indulgenciée de Saint-Benoit, que le bon abbé Laugier m’avait remise au moment de mon départ et qui ne m’avait jamais quitté. Dès le début, je l’avais cousue secrètement à l’intérieur de mon cordon du rite de Memphis ; et cette précaution ne fut pas inutile, puisqu’à Calcutta, lors de l’épreuve imprévue des serpents, on m’obligea à me dépouiller de tous mes vêtements et à ne garder sur moi que mes insignes maçonniques ; pour moi, j’ai la conviction intime que c’est surtout à cette sainte et précieuse médaille que je dois d’être sorti indemne de cette première dangereuse affaire. Une fois constitué Hiérarque, c’est dans mon cordon palladique, toujours intérieurement, à la pointe, que j’avais cousu ma médaille de-Saint-Benoit. Elle me donna donc encore confiance, et je pris la résolution d’assister à une tenue de la San-ho-hoeï, quoi qu’il pût m’arriver.


Chinois et opium sont, on le sait, deux mots qui consonnent volontiers l’un avec l’autre ; dès qu’on prononce l’un, l’autre vient tout naturellement à l’esprit.

Avant de voyager, dans les quelques livres que j’avais eu l’occasion de lire sur la Chine et ses mœurs et coutumes, l’habitude de fumer l’opium était une de celles qui m’avaient le plus frappé. Ce n’était pas pourtant le fait de cette étrangeté qui avait impressionné mon esprit ; car cette étrangeté n’est en réalité qu’apparente. Ceux qui s’extasient à ce propos sont, en somme, de bons nigauds, et, disons le mot, de vrais Parisiens dont la badauderie est incommensurable, qui, ne connaissant rien, n’ayant rien vu, s’étonnent de tout ce qui n’est pas Paris. Hélas ! que Paris est petit, cependant, et peu de chose pour qui a vu le monde et a pu comparer !…

Mais la question n’est pas là, et il y aurait trop à dire si l’on voulait entamer un chapitre sur l’incongrue impertinence de mes compatriotes et, en particulier, des Parisiens, qui, par un sot chauvinisme, s’imaginent que nous sommes le premier peuple du monde, qu’après nous il faut tirer l’échelle, et qui le croient fermement.

Ils ne croient pas en Dieu, mais au sel renversé sur la table, aux fourchettes en croix, et à Paris. Ah ! le diable a beau jeu avec cette catégorie de nigauds, si nombreuse dans notre cher pays de France, gens qui se figurent que nous sommes au-dessus de tout, que nous absorbons tout, que nous sommes tout. Certes, notre pays a sa place et sa grande place dans le concert du monde, mais sa place et pas plus !

Fumer de l’opium, en résumé, n’est pas plus étonnant que fumer du tabac ; s’enivrer d’opium n’est pas plus extraordinaire que se saoûler, comme le fait l’ouvrier parisien ; avec des composés chimiques et des alcools frelatés. Tout cela s’équivaut : s’adonner à ces habitudes, c’est contracter un vice du même ordre, que l’on habite l’Europe ou l’Asie.

Mais que voulez-vous ? On a beau tenter de secouer ce joug de francianisme qui vous pèse sur les épaules ; on reste français, et l’on « s’épate » volontiers. J’essaye aujourd’hui de faire la leçon à mes compatriotes, et j’ai donné dans le même travers qu’eux. La première fois que je vins en Chine, je voulus, en vrai badaud émerveillé de l’inconnu, voir fumer et fumer moi-même de l’opium. Il n’y avait pas seulement curiosité de ma part ; mais il fallait que je pusse dire : « J’ai fumé de l’opium, et en Chine même ! » Petite faiblesse d’amour-propre.

C’est pourquoi, lors de mon premier voyage à bord du Courrier de Chine, dès que j’eus mis le pied sur le sol de la concession française de Shang-Haï, visé-vis de laquelle mouille le bâtiment, j’avais visité une fumerie d’opium.

Dans la rue même du consulat, à deux pas et sous l’œil paternel de l’autorité française, au-dessous du pavillon national qui couvre la marchandise, on abrutit les Chinois avec l’opium. Il se passe la une comédie, comme en Cochinchine : le gouvernement français crie à haute voix contre les Anglais qui cultivent l’opium et le vendent, et en sous-main il concède ce trafic à des Français et en encaisse les excellents revenus. Je n’avais donc pas eu de peine à me faire indiquer une « opium-shop » ou fumerie d’opium, tolérée, ce qui veut dire autorisée et payant patente.

Pour dire toute la vérité, je dois ajouter que je ne récidivai point, à aucun autre de mes voyages suivants, sauf à celui dont je fais le récit ; mais, cette fois, j’avais un but sérieux, que j’ai fait connaître. En outre, je ne me rendis pas dans une fumerie installée en territoire français ; j’allai à la ville chinoise, je m’enfonçai en plein cœur de Tong-Ka-Dou. Bien entendu, j’avais laissé à bord tout ce qui aurait pu me rendre suspect aux frères « fouilleurs », et, par contre, j’avais glissé dans mes poches mes insignes et mon diplôme palladiques.

Il faisait un temps superbe. Dans la San-ho-hoeï, les séances ont lieu aussi bien de jour que de nuit. Mon parasol à la main, je marchais, un peu au hasard, me demandant si j’aurais la « chance » d’être aperçu et compris par quelque frère luciférien et si aussi ma tentative coïnciderait avec une tenue diurne de quelqu’un des temples secrets.

Pas bien loin du lac légendaire dont j’ai parlé, je remarquai un vieux Chinois qui déambulait d’un pas lent, portant son parasol plié sous le bras, la tête en bas. Je savais ce que cela voulait dire. Je réglai mon pas sur celui du bonhomme, et, sans faire semblant de rien, je le suivis. Justement, il ne tarda pas à entrer dans une fumerie d’opium. J’y entrai aussitôt. Le vieux magot ne venait pas pour fumer, mais pour une affaire quelconque. Il me regarda, d’abord, parce que ma présence lui parut insolite en ce lieu ; ensuite, il remarqua que je tenais mon parasol plié dans la même position qu’il tenait le sien ; mais pas un muscle de sa face jaune ne tressaillit ; seulement, il ne me perdit pas des yeux, jusqu’à ce que j’eusse choisi ma place dans la fumerie.

C’était pour moi une première satisfaction ; j’étais maintenant à peu près certain que je n’allais pas m’enivrer d’opium en pure perte.

Imaginez-vous un grand hall, plutôt long que large. De chaque côté, dans le sens de la longueur, court un plancheyement disposé en lit de camp, sur lequel sont étalées, à peu de distance les unes des autres, séparées seulement par l’intervalle de l’épaisseur de deux corps d’hommes, des nattes de bambou tressées, qui elles-mêmes ont les dimensions d’une descente de lit.

Sur chacune de ces nattes, un homme, un fumeur d’opium, est étendu.

Dans l’intervalle, sont disposés les accessoires de l’opération, savoir : une lampe à esprit-de-vin ; un petit pot contenant de l’extrait gommeux d’opium, dans lequel une longue épingle est piquée ; une bouillotte à thé, dans son revêtement de bambou doublé de soie molletonnée ; la pipe à opium ; enfin, sur une soucoupe, des pépins de citrouille, de melon et de pastèque, légèrement torréfiés.

Voici comment le fumeur procède :

Il choisit une des nattes restées libres et s’y étend tout de son long,

sur un des côtés du corps, une jambe étendue, l’autre fléchie. Il allume la lampe à esprit-de-vin, et à cette flamme il fait légèrement chauffer l’épingle longue ; lorsqu’elle est chaude au degré voulu, il la plonge dans le petit pot d’extrait gommeux d’opium et la retire chargée, à son extrémité, d’une petite quantité de matière qui s’y enroule en forme de goutte ou de perle.

Il saisit alors la pipe. Celle-ci se compose d’un tuyau court et épais, comme une petite flûte, à laquelle elle ressemble absolument. À l’union du tiers inférieur avec les deux tiers supérieurs, est un trou recouvert d’une plaque de métal, ronde, de la largeur et de l’épaisseur très exactement d’une pièce de cinq francs en argent, trouée également au centre d’une petite élévation en forme de capsule qui en tient le milieu. C’est sur cette petite capsule et autour d’elle que le fumeur dépose successivement les perles d’opium qu’il a ramassées avec son épingle ; celles-ci s’agglomèrent et forment, au centre de la plaque et recouvrant la capsule, une petite massé ronde de la grosseur d’un pois chiche.

Alors, le fumeur penche sa pipe sur la lampe à esprit-de-vin, dont la flamme brûle l’opium, lequel produit ainsi une fumée épaisse et blanche que l’homme aspire en trois ou quatre aspirations et qu’il rend par le nez.

C’est fait. La première pipe d’opium est fumée.

On recommence la même manœuvre, en espaçant chaque pipe d’une petite séance de pépins torréfiés, que l’on épluche et que l’on mange en les accompagnant de quelques gorgées de thé.

La première pipe ne produit aucun effet, si ce n’est une toux légère causée par le passage de la fumée âcre sur l’épiglotte et le larynx supérieur. Mais, tout à coup, à la deuxième ou troisième pipe, une sensation particulière vous prend. On se sent comme éthérisé, volatilisé, subtilisé ; l’esprit semble se détacher du corps : on n’est plus homme, on n’est plus sur la terre ; ou est dans l’irradiation, dans l’éther, dans l’infini.

Alors aussi, mille sensations d’un plaisir inconnu vous étreignent, se succédant rapidement les unes aux autres, sans intermittence, et comme subintrantes même ; c’est une sorte de fièvre voluptueuse dans laquelle un accès n’est pas encore terminé que déjà un autre commence. On est absolument heureux ; on perd la notion des misères d’ici-bas ; on entend des sons délicieux de cloches, une musique céleste, des voix harmonieuses ; la poitrine se dilate ; un air pur et frais traverse les poumons ; la circulation s’active ; on a vingt ans.

Puis, les idées deviennent plus aiguës ; on sait tout, on voit tout, on entend tout ; c’est, en un mot, un bien-être inexprimable, une séparation de l’âme d’avec le corps ; on croit planer au-delà des mondes, en plein surnaturel.

L’état complet se produit à la quatrième ou cinquième pipe, — la quatorzième ou quinzième pour les habitués, — que l’on fume alors machinalement, sans s’en rendre compte, dans une hallucination complète de tous les sens.

Peu à peu, enfin, l’on s’endort.

Le réveil, par exemple, est désagréable. La tête est lourde ; les oreilles bourdonnent ; sans appétit et sans soif, annihilé, on est complètement abruti. Il parait que cet état devient encore à la longue une jouissance aiguë.

L’aspect d’une opium-shop est typique. Dans une demi-obscurité, piquée des flammes bleuâtres des lampes à esprit-de-vin, parmi un relent un peu nauséeux d’opium cuit, des formes humaines évoluent lentement dans la fumée. Gestes lents, silence complet, mouvements étranges de corps étendus ; telle se présente une opium-shop : une morgue dont les cadavres seraient chauds et remueraient légèrement.

Lorsqu’on envisage ces choses d’une façon superficielle, le fumage de l’opium n’apparaît que comme un vice ordinaire, au même titre que l’abus du tabac, la manie de l’absinthe ou la passion du jeu ; l’homme s’y abrutit, maigrit, dépérit, et, comme l’alcoolisé, finit dans le marasme ou la folie.

Mais n’y a-t-il rien autre à dire ? — Il y a encore ceci, et là est le plus grave : dans les hallucinations que l’opium procure, on aperçoit l’esprit du mal et ses démons, apparaissant sous les formes les plus variées, multipliant les tentations ; et comme alors on n’est plus maître de soi, comme on ne possède plus même la direction de ses pensées, on s’abandonne au Maudit, on l’écoute, on se laisse transporter par lui à travers l’espace. C’est là une hallucination, il est vrai ; mais il n’en est pas moins évident que ces Chinois qui s’y livrent régulièrement sont de grands coupables et que c’est de leur part une manière comme une autre de rechercher le contact des mauvais esprits. Si Satan et ses diables n’apparaissent pas réellement, puisque ce que le fumeur voit et sent est un rêve d’ivresse, du moins cette ivresse spéciale peut être qualifiée de satanique, et sa recherche consciente voue forcément l’homme à la malédiction divine.

Il faut noter aussi que le pavot, dont l’opium est le suc blanc qui noircit au contact de l’air, est une plante nécromantique, c’est-à-dire tout particulièrement employée par les occultistes dans leurs opérations infernales, comme les solanées vireuses, mandragore ou aiguë, que nous aurons à étudier plus loin dans un autre chapitre de ce récit.

Ce jour-là, donc, si je me décidais à me plonger dans cette déplorable ivresse, ce n’était point pour me procurer quelques longs instants de ces illusions étranges que ma conscience de chrétien réprouvait ; une expérience, remontant à plusieurs années déjà, m’avait pleinement édifié. Pour la première fois, j’acceptais de la renouveler, cette expérience, uniquement parce qu’il fallait en passer par là, sous peine de ne jamais pénétrer dans la San-ho-hoeï.

J’avais choisi ma place, et, comme les autres, je m’étendis sur une des nattes de bambou.

Encore une fois, une chose me frappa : les mains en griffe, chez le Chinois qui m’apportait mon service. Elles étaient plus marquées même, celles-là, que toutes celles que j’avais vues auparavant. On sait, d’ailleurs, que c’est la règle, chez les Chinois de caste, de se laisser pousser les ongles, non pas seulement longs et taillés comme les femmes européennes et les petits-maîtres, mais absolument en forme de griffes diaboliques. Chez quelques-uns même, cela devient de l’exagération poussée jusqu’à l’invraisemblance : pour montrer qu’ils sont de haute caste, c’est-à-dire qu’ils ne font jamais en quoi que ce soit œuvre de leurs dix doigts, ils se laissent ainsi pousser les ongles, qui ont ainsi deux et trois mètres de longueur, — on en cite même à sept mètres, — et qui s’enroulent en rond, de façon à former comme des cornes ou de véritables rouleaux aux extrémités des doigts.

Je plaçai mon parasol, le long de mon corps, à gauche, dans la position que Cresponi m’avait indiquée, et je me mis à fumer.

J’éprouvai toute la gamme des sensations ordinaires, j’eus les hallucinations habituelles, dans mon sommeil d’ivresse. Et, lorsque je me réveillai, je n’étais plus sur la natte de l’opium-shop où je m’étais endormi, mais sur une sorte de chaise longue à brancards qui avait servi à me transporter.

Je me trouvais au centre d’une vaste salle rectangulaire, très vivement éclairée par le haut, le plafond étant en de nombreux endroits coupé par de larges baies transversales dans le sens de la largeur ; ces bandes, qui permettaient au jour extérieur de pénétrer avec abondance, étaient hermétiquement fermées au moyen de solides plaques de verre, ou, pour mieux dire, de cristal, d’une limpidité étonnante.

Tout autour de moi, une foule de Chinois, mêlés de quelques Anglais, étaient là, me regardant avec curiosité et sans antipathie.

— Frère, me dit l’un d’eux en bon anglais[1], n’aie aucune crainte ; nous t’avons reconnu ; nous avons constaté, par les preuves authentiques placées sur toi, que tu es vraiment affilié à un rite ami du notre ; tu ce donc au milieu de tes frères, qui sont heureux de te recevoir dans leur temple sacré.

Je frottai mes yeux, je passai mes mains sur mon corps en me tâtant, afin de constater que j’étais bien éveillé ; puis, je me levai.

Un des Chinois lisait ma patente de Hiérarque. Un autre tenait mon cordon palladique, pris dans ma poche, et me le tendait. Sans me faire prier, je le passai immédiatement à mon cou.

— Il résulte de tes titres, reprit l’un des dignitaires, que tu appartiens au Palladium de Charleston, au grade de hiérarque. Quel est donc ton mot de passe et quels droits ton grade te donne-t-il ?

Ult, répondis-je, et ce mot dit le premier de mes droits.

— Ton mot sacré, alors ?

Baph, et ce mot dit le second de mes droits. À mon appel, les poignards se lèvent pour la vengeance ; à mon appel, lorsque six autres hiérarques m’accompagnent, le Père du temple daigne paraître.

Ces quelques mots échangés constituent la partie principale du tuilage, au second degré masculin palladique.

On ne m’en demanda pas davantage ; d’ailleurs, j’étais en mesure de répondre.

Je remerciai en quelques mots, à raison de l’honneur qui m’était accordé. Après quoi, tandis qu’on enlevait la chaise à brancards sur laquelle j’avais été transporté, je jetai sur la salle et sur l’assistance un coup d’œil moins sommaire qu’au premier moment.

À l’orient, sur une estrade élevée seulement de trois degrés, trônait, sur un autel, l’idole de la San-ho-hoeï, sous une espèce de baldaquin sans rideau, supporté par neuf colonnes torses. L’idole était un Baphomet, dont la moitié supérieure du corps était remplacée par un dragon chinois, gueule ouverte, et les pattes étendues écartées, comme bénissant l’assemblée. Au Rite Céleste, chose bizarre, le bouc n’est pas en honneur ; bien au contraire ! les Chinois affectent, par rage d’injure, de s’en servir pour symboliser les missionnaires catholiques, qu’ils appellent tantôt boucs, tantôt cochons.

Au milieu de la salle, dans un grand espace vide, j’apercevais une sorte de baptistère, recouvert d’un lourd couvercle en bois.

Mais le plus curieux à voir, c’étaient les peintures murales qui constituaient la principale décoration de la salle. Elles consistaient en une succession de tableaux, peints dans le goût bizarre, extravagant du pays, par ces artistes chinois qui n’ont jamais eu, pas plus aujourd’hui qu’autrefois, la moindre idée des ombres ni des effets de lumière ; dont la couleur n’est jamais fondue ; dont les lignes sont dures, les compositions sans perspective ; où, au rebours des idées naturelles les plus élémentaires, en dépit du sens commun, les personnages représentés au fond de la scène sont généralement plus grands et plus gros que ceux du premier plan, ce qui donne à ceux-ci un air de pygmées, de nains ; dont tous les personnages, enfin, semblent avoir été dessinés par un Boquillon plus ou moins fou, à la cervelle constamment hantée d’un monstrueux cauchemar.

Dans nos églises chrétiennes, nous avons une succession de tableaux formant série : le chemin de la croix. Eux, les sectaires de la San-ho-hoeï, ils ont, dans leurs temples secrets, une série d’horreurs, la série des supplices à infliger aux missionnaires catholiques.

Quand un maçon haut-gradé, d’un rite en correspondance avec les lucifériens chinois, est admis à une de leurs réunions, ils ne se mettent pas immédiatement en séance ; ils sont fiers de lui faire les honneurs de leur local ; très orgueilleux de leurs peintures, ils les lui expliquent.

Pour eux, le ré-théurgiste optimate, qui, dans des contrées où la religion de la majorité est soit le catholicisme soit le protestantisme, est en secret un fidèle fervent de l’éternel ennemi du dieu des missionnaires, ce frère est, à leurs yeux, un allié sûr ; ils se sentent unis à lui par la haine, une haine commune, une haine infernale ; c’est pourquoi celui-ci les voit tels qu’ils sont, c’est-à-dire plus affreux d’âme encore que de corps ; avec lui, ils s’épanchent, ils rejettent leur habituelle fourberie.

Ce que j’ai vu ce jour-là à Tong-Ka-Dou est épouvantable, et cela était en même temps extraordinaire ; j’ai assisté à des phénomènes de spiritisme satanique vraiment inouïs.

Le sceptique dira que ce que je vais raconter de cette séance de la San-ho-hoeï est un souvenir du rêve dont mon imagination a été frappée pendant mon ivresse d’opium ; il dira que je ne suis pas sorti de l’opium-shop et que je me figure avoir vu toutes ces choses.

Heureusement, j’ai eu une preuve matérielle, indiscutable, que je me suis très réellement réveillé dans un des temples de la San-ho-hoeï et que je n’ai nullement été l’objet d’hallucinations quelconques à partir de ce moment-là.

Cette preuve, la voici :

À l’un de mes voyages postérieurs, je visitai la loge anglaise de Hong-Kong (rite de Royale-Arche) ; dans la journée, je fus à la bibliothèque maçonnique, guidé par un frère archiviste fort complaisant. Or, parmi les curiosités qu’il me montra, se trouvaient, j’en fus stupéfié, des reproductions photographiques très exactes des peintures murales que j’avais vues dans le temple luciférien chinois de Tong-Ka-Dou.

Je demandai au frère archiviste ce qu’étaient ces photographies, me gardant bien, on le comprend, de lui dire que les sujets représentés ne m’étaient pas inconnus.

Il me répondit :

— Ce sont des tableaux dont l’association chinoise de la San-ho-hoeï orne ses salles de réunion. Notre rite n’a pas la correspondance avec cette société. Mais un de nos frères haut-gradés, qui est, en outre, affilié aux Old-Fellows, a eu l’occasion d’être admis à une tenue du Rite Céleste, à l’un des temples de Kouang-Tchéou-Fou (les Européens disent Canton), et c’est comme Old-Fellow qu’il a obtenu la permission de prendre la photographie de ces tableaux. Il nous en a laissé une épreuve à titre de document curieux. Il disait, du reste, qu’il avait vu ces mêmes peintures murales dans d’autres temples de la San-ho-hoeï, notamment à Pé-Kin et à Tong-Ka-Dou (Shang-Haï).

Cette réponse, que je reproduis telle quelle, est pour moi d’une extrême importance. Il est impossible d’admettre que j’ai pu voir, pour la première fois, dans une hallucination, des tableaux dont je devais retrouver, plusieurs années après, la reproduction exacte, la photographie même, dans les archives d’une loge.

Ce n’est pas tout. Les lucifériens chinois, s’ils sont d’une méfiance invraisemblable jusque vis-à-vis des francs-maçons ordinaires des autres pays, sont, par contre, très expansifs à l’égard de leurs compatriotes, non pas qu’ils renoncent pour eux à leur mystère, mais parce qu’ils agissent ouvertement au sujet de la propagande de leur haine parmi le peuple.

Extérieurement, ils s’affublent du nom de « parti anti-étranger » ; et, sous ce couvert, ils répandent leurs idées dans la population ; cela, au moyen d’imprimés de toute espèce, qu’ils distribuent gratuitement par millions et par millions d’exemplaires.

Ils affectent de n’avoir en vue que les étrangers à expulser ; mais ce sont toujours des missionnaires catholiques qu’ils peignent ou dessinent livrés à mille supplices. C’est toujours le missionnaire catholique qu’ils représentent dans leurs imprimés ou sur leurs tableaux. Sous prétexte d’avoir un but politique, ils crient tout haut qu’il faut chasser les étrangers ; mais, au fond, comme leur but est essentiellement anti-catholique, ils disent tout bas qu’il faut torturer, massacrer les missionnaires, et ils propagent ces excitations, même au moyen d’imprimés depuis quelque temps.

Le foyer du satanisme littéraire chinois est à Hwang-Pi, ville située à vingt milles au nord de Hang-Kéou qui est le centre du commerce intérieur du Céleste Empire ; à Hwang-Pi, on trouve des imprimeurs, des protes, des libraires, tous satanistes.

Ces imprimés, de la propagande luciférienne, sont sous forme soit de feuilles volantes soit de brochures du genre album. Tous les dessins qui s’y trouvent tirent leur inspiration des peintures murales des temples de la San-ho-heï. Il n’y a pas moins de 1,200 de ces publications différentes d’images, outrageant de la façon la plus grossière, non seulement les prêtres de la religion catholique, mais encore Notre-Seigneur Jésus-Christ, que ces misérables satanistes appellent couramment « le cochon crucifié ».

Eh bien, dans un autre encore de mes voyages, j’ai vu de ces images, et, dans leur formidable quantité, j’en ai constaté une dizaine environ qui étaient la copie fidèle, irréprochable, des tableaux dont sont ornées les diverses salles du temple luciférien, dans lequel j’ai assisté à une tenue tout entière, à Tong-Ka-Dou, vers la fin de novembre 1880.

Personne ne me soutiendra donc, en face, que j’ai été victime d’une hallucination, que je n’ai rien vu en réalité. Je sais que j’ai vu, bien vu, de mes yeux vu, étant parfaitement éveillé et mon sommeil d’opium absolument fini.

Je donne, dans ce livre, à titre de curiosité, sinon de preuve, la reproduction scrupuleusement conforme, identique, de quatre tableaux de la San-ho-heï. Je me suis procuré ces documents à la loge anglaise de Hong-Kong. Aux sceptiques qui douteraient encore et qui prétendraient que ce sont là des documents de fantaisie, sans valeur, fabriqués, je répondrai qu’ils n’ont, pour lever leurs doutes, qu’à s’adresser à n’importe quel savant orientaliste connaissant le chinois, — par exemple, à un professeur de l’École des langues orientales, à Paris, — à lui envoyer une de ces feuilles, et à lui demander son avis. Le professeur consulté répondra que ces images sont la reproduction de documents absolument authentiques, d’origine vraiment chinoise, et il traduira comme je vais le faire les notices qui forment encadrement à ces tableaux, notices en bon et vrai chinois, et non en faux chinois comme celui des caractères peints sur les éventails de Chine qui se fabriquent aux Batignolles.

En outre, je donnerai plus loin une scène horriblement tragique de la San-ho-heï, et je l’accompagnerai d’un document de premier ordre encore, reproduction de la photographie ; au surplus, je fournirai à tout lecteur un contrôle d’autant plus sûr qu’il sera plus facile.

Pour l’instant, occupons-nous seulement des peintures murales.

spécimen A



Titre du tableau. — Tir à l’arc sur le cochon et décollation des boucs.

À droite. — Le cochon est justement percé de plus de mille flèches…

À gauche. — Les boucs sont, pour leur châtiment, coupés en plus de mille pièces…

Il n’y a aucune erreur possible : c’est bien le Divin Sauveur que ces misérables entendent représenter sous la forme d’un pourceau. L’animal est attaché à une croix. En outre, les deux grosses lettres qu’on remarque sur le corps du cochon signifient, en chinois : Yé-Su (Jésus).

Quant aux hommes à tête de bouc, qu’un bourreau décapite, avant de les couper en morceaux, ils représentent les prêtres de Yé-Su.

Le principal personnage de la scène est le fameux général Tchou-han ; il ordonne les supplices et préside à l’exécution.

spécimen B



Titre du tableau. — Supplice des missionnaires et incinération de leurs mauvais livres.

À droite. — La religion dépravée du cochon Yé-Su est très répandue dans les pays étrangers. Les sectaires ont insulté et exterminé nos ancêtres ; mille coups de bâton et mille coups de fourche ne suffiraient pas à expier leurs crimes.

À gauche. — Les sages et les saints de la vraie religion assistent à l’incinération des mauvais livres apportés chez nous par les missionnaires ; l’odeur infecte de ces livres est un poison.

Dans ce tableau on aperçoit un vieillard appuyé sur un bâton ; il a été mis là pour personnifier les ancêtres.

Les livres qui sont jetés au feu sont les catéchismes donnés pas les missionnaires aux catéchumènes ; c’est, croyons-nous, dans le diocèse de Lyon qu’ils sont imprimés.

On remarquera que, devant les livres, les prétendus sages et saints se bouchent le nez.

spécimen C



Titre du tableau. — Une réunion de braves assiste au supplice des diables.

(Par diables, les lucifériens chinois entendent dire les prêtres du dieu-diable, c’est-à-dire les missionnaires, jésuites, lazaristes, etc.)

À droite. — Le fouet et la crevaison des yeux ; soit le nom de Yé-Su maudit jusqu’à mille générations !…

À gauche. — On rince la gueule (sic) des missionnaires avec l’eau qui leur convient, l’eau des latrines, et les tortionnaires sont obligés de se boucher le nez…

À côté du groupe des guerriers, qualifiés de braves, on aperçoit encore ici le vieillard, personnifiant les ancêtres.

Les supplices sont représentés sur ce tableau, tels qu’ils sont infligés à nos missionnaires catholiques. Le fouet se donne avec un faisceau de ronces.

Pour rendre un missionnaire aveugle, ces atroces Chinois l’attachent d’abord à une croix ; puis, avec l’affreux rire qui caractérise la satisfaction de leur cruauté, ils viennent à deux, et chacun enfonce le pouce droit dans l’un des yeux du martyr.

Les appareils, que l’on remarque dans ce dessin, et d’où les tortionnaires tirent l’urine qu’ils versent au moyen d’un entonnoir dans la bouche des prêtres martyrs, sont très exactement la représentation des urinoirs publics (portatifs) installés en Chine au coin des rues. La haine de ces scélérats est telle, qu’il arrive souvent qu’ils viennent l’un après l’autre uriner dans la bouche du missionnaire couché et attaché sur le sol ; il n’est pas d’horreur qu’ils n’aient imaginée pour raffiner leurs supplices.

spécimen D



Titre du tableau. — Châtiment suprême infligé justement aux cochons.

À droite. — Derrière les grilles de leur prison, les cochons-missionnaires assistent au supplice du cochon Yé-Su…

À gauche. — La scie et l’écorchoir…

Dans ce qui précède, je n’ai pas pu, par respect pour mes lecteurs, donner la traduction de tout ce chinois, non-seulement blasphémateur, mais blasphémateur ordurier et obscène.

Je ferai remarquer, pour terminer, que le pourceau que l’on scie en deux dans ce tableau porte sur le corps (comme celui crucifié du spécimen A) les caractères donnant le mot Yé-Su.



Après m’avoir montré avec orgueil leurs tableaux et me les avoir expliqués, les frères de la San-ho-hoeï m’annoncèrent qu’ils n’attendaient plus personne et qu’ils allaient ouvrir la séance.

Parmi les quelques Anglais qui se trouvaient là, il y en avait deux qui appartenaient au Rite Écossais, avec le grade de souverain grand inspecteur général (33e degré), mais qui avaient reçu en outre l’initiation palladique, ainsi qu’en témoignaient leurs insignes ; comme moi, ils avaient dû se soumettre à l’ivresse d’opium pour être admis à titre de visiteurs.

Les autres Anglais qui se trouvaient là étaient directement affiliés à la San-ho-hoeï, en faisaient partie ; ils portaient, en écharpe, le cordon du Rite Céleste, dont le principal ornement est le dragon à cinq griffes.

Mais tous les assistants sans exception avaient, en camail, le cordon palladique, moiré noir avec liseré blanc en bordure, et le bijou (petite échelle d’or à sept échelons) suspendu à la pointe. Ces ornements sont portés par les lucifériens chinois pour faire honneur aux affiliés du Palladium de Charleston qu’ils reçoivent et afin de leur témoigner combien, sous le rapport des idées religieuses, ils sont d’accord avec eux.

Les lucifériens chinois vont même plus loin. Pour marquer mieux encore leur parfaite concordance d’idées avec les palladistes, ils s’expriment en anglais, dans ces séances spéciales, et, chaque fois qu’ils ont à parler du Dieu-Bon, ils disent Lucifer au lieu de Tcheun-Young, et Baal-Zéboub au lieu de Zi-ka. C’est là la meilleure preuve que la San-ho-hoeï et la Maçonnerie Palladique sont sœurs et savent fort bien que l’objet de leur adoration, à l’une et à l’autre, est le même dieu, Satan.

La séance commença donc, à laquelle assistait le tao-taï de Shang-Haï, dans son grand costume impérial, bouton de cristal opaque et queue de paon.

Je fais grâce au lecteur des cérémonies rituelles de l’ouverture des travaux ; ce sont des banalités qui se ressemblent partout, dans tous les rites.

D’autre part, on n’était pas réuni pour une initiation, mais pour s’exciter les uns les autres contre les missionnaires catholiques. Et, ici, on me permettra de faire une remarque. À cette époque, dans tous les pays du monde, les persécutions religieuses avaient pris, depuis quelque temps, un caractère des plus aigus. L’Allemagne était en plein culturkampf ; quant à l’Italie et la France, les gouvernements de ces deux pays, empoisonnés de francs-maçons et de satanistes, travaillaient avec ardeur à ruiner progressivement les institutions de l’Église. Il y avait, de toutes parts, on ne savait pourquoi, une recrudescence de haine contre la papauté, contre le clergé catholique, contre les congrégations.

J’aurai à montrer plus tard, comment, dans certaines circonstances que le diable croit plus favorables que d’autres, ce dernier, qui est en rapports directs avec son vicaire du Directoire de Charleston, lui donne des ordres, lesquels sont aussitôt transmis à la haute maçonnerie universelle, c’est-à-dire aux chefs lucifériens des divers rites ; et ce mot d’ordre, ainsi communiqué par les messagers secrets de la secte internationale, a pour but de multiplier les vexations contre les catholiques et de les empêcher, par tous les moyens possibles, de se livrer aux manifestations de leur foi et à la pratique de leur religion.

Ce genre de persécution, qui reste plus ou moins longtemps assoupie, se réveille par intervalles, avec plus ou moins de vigueur, ainsi que chacun peut le constater. Eh bien, ces réveils ne sont pas aussi spontanés qu’ils le paraissent extérieurement ; ils ne sont pas dûs non plus à l’initiative des hommes ; mais ils sont soufflés par le Maudit, inspirés, ordonnés par lui, quand il croit le moment venu de monter à l’assaut de Dieu et de la Sainte Église, notre mère.

Précisément, alors, le monde impie commençait à s’agiter ; les émissaires de Charleston parcouraient les grands centres lucifériens, porteurs des ordres verbaux ; et de tous côtés, dans toutes les arrière-loges des rites occultistes, on se réunissait pour s’entendre, prendre des mesures et passer de la parole aux actes contre ceux que l’on appelait les prêtres d’Adonaï et de Jésus.

Le grand-sage du Milieu (titre du président d’une réunion de la San-ho-hoeï) nous fit, en effet, en excellent anglais, un discours, où, bien entendu, il ne raconta pas ce que je viens de dire, mais où se développait cette thèse : que les Sublimes et Discrets Vengeurs devaient avoir à cœur de se rendre dignes de leur titre.

— Les sectaires d’Adonaï et de son immonde fils, disait-il, arrivent, débarquent et catéchisent librement sur cette terre chinoise, domaine du Dieu le meilleur et le plus grand, Lucifer. Si l’on n’y prend garde, peu à peu ils envahiront tout et s’installeront en maîtres chez nous, et ce sera la fin du règne de la vraie et bonne religion… Voulez-vous cela ?

—- Non ! non ! crièrent d’une seule voix les assistants.

Et le grand-sage du Milieu continua son allocution, comparant la prédication des missionnaires catholiques à une marée montante. Il expliquait que le gouvernement chinois avait fixé le nombre de villes ouvertes aux étrangers, que les missionnaires qui s’aventuraient hors de ces villes pour conquérir les âmes agissaient à leurs risques et périls, et que, par conséquent, on avait le droit de les capturer et de les faire disparaître, après leur avoir fait subir les supplices les plus terribles et les plus ignominieux.

Tandis qu’il parlait, sa bouche bavait, et sa langue avait comme des sifflements de reptile.

L’assemblée était vivement surexcitée. Le grand-sage déclara, pour conclure, que l’on allait, afin de préparer par les moyens surnaturels l’anéantissement des missionnaires, recourir aux grandes œuvres en se mettant en communication avec les esprits du feu.

  1. Tous les dignitaires de la San-ho-hoeï connaissent l’anglais et le parlent très bien. C’est la langue dont ils se servent, chaque fois qu’ils reçoivent en frère visiteur un affilié à l’un des rites en correspondance avec le leur.
    On croit bien à tort que ces peuples de l’extrême-Orient sont arriérés au point de vue des lettres et des sciences ; ils sont, au contraire, très avancés.
    Ainsi, au Japon, en dehors de la langue nationale, les étudiants en droit connaissent le français ; les étudiants en médecine, l’allemand ; les jeunes gens qui se destinent à la carrière navale, l’anglais, etc.
    En Chine, bon nombre de mandarins, en dehors même de ceux qui appartiennent à la San-ho-hoeï, parlent et écrivent couramment l’anglais, et quelquefois l’allemand ou le français aussi.