Le Diable au corps (Nerciat)/3

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Texte établi par [s. n.],  (p. 179-253).





LE DIABLE AU CORPS.


TROISIÈME PARTIE.


La Marquise est dans son boudoir, la piece la plus reculée d’un fort bel appartement : le Tréfoncier (un Prélat Allemand) survient ; c’est avec lui qu’elle a l’entretien suivant.

LA MARQUISE, entendant frapper.

Qui va là ?

LE TRÉFONCIER, d’une voix aiguë et factice.

Ami.

LA MARQUISE, en dedans.

Je n’y suis pour personne.

(D’un ton fâché.)


Qui êtes-vous ?

LE TRÉFONCIER, de sa voix factice.

Un ami de cœur, vous dit-on.

LA MARQUISE, avec plus d’humeur.

Oh bien ! je me suis expliquée ; je n’y suis pour personne au monde. — Mais ! c’est que cela est du dernier singulier ! j’avais expressément défendu…

LE TRÉFONCIER, de sa même voix.

Paix, paix, mauvaise ! Dieu vous appaise[1]. Il n’y a point de consigne qui tienne contre un empressement tel que le mien. Porte, cour, antichambre ; appartement, tout est franchi ; me voici, je veux entrer, j’entrerai.

LA MARQUISE, d’un ton plus doux.

Faites-vous du moins connaître.

LE TRÉFONCIER, de sa voix factice.

Ouvrez…

LA MARQUISE, presque gaiement.

Jamais pareille voix de chat n’eut le privilege de pénétrer dans cette solitude… Si nous nous connaissons, vous savez…

LE TRÉFONCIER, de sa voix naturelle.

Nous nous y sommes cependant réunis quelquefois.

LA MARQUISE.

Ah ! — J’y suis, pour le coup. À quoi bon tout ce mystere ? Mais cela est très-mal, mon cher Comte[2], très-mal en vérité ; et pour vous punir, vous n’entrerez point.

LE TRÉFONCIER, gaiement.

De par toutes vos graces, j’entrerai.

LA MARQUISE, gaiement.

De par tout ce qu’il vous plaira, vous n’entrerez point. Impossible d’ouvrir… Je suis dans un état…

LE TRÉFONCIER.

Eh ! c’est le cas d’ouvrir.

LA MARQUISE.

Je n’en ferai rien : vous savez que j’ai une volonté ?

LE TRÉFONCIER.

Ouvrez, toujours ; j’amene quelqu’un.

LA MARQUISE, avec humeur.

Encore mieux ! vous moquez-vous des gens ? vous n’êtes pas seul ?

LE TRÉFONCIER, impatient
avec gaieté.

Oh, mais ! c’est qu’il faut d’abord être ensemble ; ensuite vous verrez… que vous serez bien aise.

LA MARQUISE, avec intérêt.

Attendez du moins un moment. Envoyez-moi quelqu’un… On ne paraît pas comme je suis faite…

LE TRÉFONCIER.

Débraillée ? chiffonnée ? nue comme la vérité ? Eh bien ! tant mieux ; c’est pour votre bien que…

LA MARQUISE, interrompant.

Que ?…

LE TRÉFONCIER.

Quand vous aurez ouvert.

LA MARQUISE.

Entrerez-vous seul ?

LE TRÉFONCIER.

Si vous l’exigez absolument.

LA MARQUISE.

Un moment.

(Le Comte gratte. Elle, impatiente.)


Un moment donc.

                  (Elle cache, à la hâte, quelques livres libertins dont elle s’amusait, en s’amusant encore autrement. — Elle ouvre.)


En vérité, M. le Comte, vous êtes bien le plus maussade entêté que je connaisse !

LE TRÉFONCIER.

Dites-moi des injures ! Eh bien ! je m’en retourne, et j’emmene mon homme.

LA MARQUISE.

Quel homme !

LE TRÉFONCIER, souriant.

L’homme en question.

LA MARQUISE.

Oh ! parlez plus clairement.

LE TRÉFONCIER.

Là… celui que je vous avais dit… qui…

LA MARQUISE, d’un ton dédaigneux

Ah, ah ! ce domestique ! quelle pompeuse préparation pour…

LE TRÉFONCIER.

J’aime fort ce dédain ! — Dix-huit ans ! Narcisse ! l’amour !…

(Il baise ses doigts.)


Un demi-Dieu !

LA MARQUISE, ironiquement)

Voyons donc ce chef-d’œuvre de la Nature… Il écoute peut-être ?

LE TRÉFONCIER.

Oh ! non : nous avons de la discrétion : il attend à trois pieces d’ici… Je vais l’appeller ?…

LA MARQUISE.

Faites.

(Tandis que le Tréfoncier s’éloigne, elle se dépêche de donner un bon tour à ses cheveux, et de la grace à son fichu. Le Prélat reparaît, tenant par la main le jeune homme, qui salue avec assez de grace et d’usage.)

LE TRÉFONCIER, avec un rire malin.

Bravo : pas un moment de perdu.

(C’est qu’il
a remarqué le soin coquet qu’a pris la Marquise. — Il poursuit.)


Ainsi, Madame, j’ai l’avantage de vous présenter Mons Hector…

(Avec charge.)


Bien plus Hector que celui…

(Naturellement.)


Ma foi, qu’il acheve ; c’est à lui de se faire valoir.

LA MARQUISE, d’un ton sec.

Vous perdez, l’esprit, M. le Comte ! —

(À Hector.)


Qu’êtes-vous, mon ami ?

HECTOR.

Domestique-coiffeur, pour vous servir Ma dame.

LE TRÉFONCIER, appuyant.

Pour vous servir, voilà le mot. C’est pour cela que je vous le propose ; entendez-vous bien, Marquise ? pour vous servir.

LA MARQUISE.

Mais je ne vous reconnais pas aujourd’hui ! Devenez-vous fou ?

LE TRÉFONCIER.

Jamais je ne fus plus sage, au contraire. — Écoutez, Hector. — Si Madame vous fait la grace de vous prendre à son service, comme je le lui conseille, vous serez bien payé, bien vêtu, bien nippé, cela s’entend. Au surplus, ce sera comme chez Madame…

      (Il lui nomme, à mi-voix, quatre ou cinq femmes, dont la Marquise connaît fort bien les mœurs et la réputation.)

LA MARQUISE, en colere.

Savez-vous bien, M. le Comte, que voilà de très-mauvais propos ! Avec quelles horreurs de femmes vous plaît-il de m’assimiler ! Je vous trouve bien plaisant…

LE TRÉFONCIER, gaiement.

De la colere ! des grosses paroles ! Rien de fait, Madame. Plions bagage, Hector : Madame ne veut point être une horreur.

                                                                                (Il a chargé ce mot.)


Des horreurs, des femmes adorables ! J’en fais juge Hector ?

HECTOR.

Assurément, Madame… Ces Dames sont bien respectables, en vérité. J’ai eu l’honneur de les servir toutes, et j’ose protester à Madame…

LE TRÉFONCIER, interrompant.

De les servir toutes. Vous l’entendez ? c’est pour servir que ce garçon-là sert ; il n’a pas d’autre métier, lui. — Mais on est des horreurs ! Allons, Hector : Madame est aujourd’hui tout-à-fait l’opposé de ces horreurs-là ; nous ne sommes point son fait… Sortons.

(Il fait semblant
de vouloir emmener Hector.)
LA MARQUISE, souriant à Hector.

Un moment. Si je ne connaissais pas M. le Comte pour un mauvais farceur, il faudrait quereller…

LE TRÉFONCIER.

Ah ! c’est moi, maintenant ! Je suis peut-être une horreur aussi ?

LA MARQUISE, lui sautant
vivement au cou et l’embrassant.

Oui, monstre !

LE TRÉFONCIER.

On s’entend, enfin.

(À Hector.)


Écoute derechef, mon ami. Tu fus un fortuné maraud : les plus délicieuses coquines du grand et joyeux monde t’ont mis dans le secret de leur tempérament et de leurs caprices ; mais saches, trop heureux Hector, que tu n’as encore rien vu, rien goûté ; qu’on n’a pas autant de charmes… Tiens : admire…

                  (En même-tems, il leve brusquement, et aussi haut qu’il peut, les juppes de la Marquise.)

LA MARQUISE.

Voilà bien la plus fiere insolence, par exemple !

LE TRÉFONCIER.

Ne prenez pas garde, Madame. Il faut bien instruire un nouveau serviteur.

(À Hector.)


C’est le feu, vois-tu ? c’est la foudre… Il ne s’agira pas ici comme chez la Princesse… de souffler des cendres chaudes qui ne donnent jamais une étincelle ; ni comme chez l’illustre Baronne… là-bas, tu m’entends ? de battre à froid une vieille lame qui a perdu tout son ressort ; ni comme… etc. etc. etc. — Enfin tu vas, trop heureux impur, trouver la sensibilité perfectionnée… Un regard… une posture… un rien… crac… cela part… — Oh ! quand il s’agira d’en découdre… ce sera pour le coup… Ma foi, tire-t’en comme tu pourras…

                                                                                                    (Hector,
pendant toute cette tirade, a eu la contenance la plus modeste, et les yeux baissés avec un respectueux embarras.)

LA MARQUISE, au Tréfoncier.

J’ai montré, je crois, assez de patience ? Au surplus, ce n’est pas de moi que tout ceci donnera la plus mauvaise opinion à votre protégé…

LE TRÉFONCIER.

Que gagneriez-vous à prendre en mauvaise part le bien infini que j’ai dit de vous ?

LA MARQUISE, souriant.

Et tout celui que vous paraissez me vouloir ! Eh bien ! il est clair que nous ne valons pas mieux, l’un que l’autre : il n’est donc plus à propos de faire des simagrées. — Hector ?

HECTOR.

Madame ?

LA MARQUISE.

Quelle était votre derniere condition ?

HECTOR.

M.me la Présidente de Conbannal, chez qui je remplaçais Chenu, le même qui avait eu l’honneur de vous servir[3].

LA MARQUISE, un peu confuse.

Ah ! ce garçon-là ? — Et pourquoi avez-vous quitté la Présidente ?

HECTOR.

Parce qu’il y a trois jours qu’elle est morte, Madame.

LE TRÉFONCIER.

Ils vous l’ont tuée ; c’est un fait.

LA MARQUISE.

Ne plaisantons point.

(À Hector.)


J’ai connu la Présidente, un peu Messaline il est vrai, mais bonne femme au fond.

LE TRÉFONCIER, regardant Hector.

La chronicle disait sans fond ? Mais que je n’interrompe point…

LA MARQUISE.

Je vous donnerai, mon ami, ce que vous aviez, chez la Présidente. Cela vous conviendra-t-il ? voyez…

HECTOR.

Madame est bien bonne !

(Regardant le Comte.)


D’après ce que je vois, et ce que M. le Comte m’a fait l’honneur de me dire, j’aurais volontiers celui de servir Madame à moitié moins.

LE TRÉFONCIER, à la Marquise.

Est-ce être honnête cela ?

LA MARQUISE.

J’aime ces sentimens : il m’intéresse.

LE TRÉFONCIER.

J’en étais sûr. Oh, peste ! Je ne me charge pas, moi, de produire du verreux : Hector était né pour être de qualité.

LA MARQUISE.

Fi donc ! voudriez-vous qu’il pensât comme…

LE TRÉFONCIER.

Chut, chut, vous allez médire ! J’en sais, là-dessus, plus que vous ne pourriez m’en apprendre. Je vous ai pourtant vu raffoler de nos petits apprentifs seigneurs.

LA MARQUISE.

Je l’avoue, à ma honte : mais la très-juste opinion qui me reste d’eux, c’est qu’ils sont fort avantageux, fort libertins, et souvent fort à charge.

LE TRÉFONCIER.

J’imaginais, moi, que leur plus grand défaut, aux yeux de certaines de mes connaissances…

(Regard malin.)


était de faire parfois… là… ce qu’en terme vulgaire on nomme rater ?
LA MARQUISE, avec dignité.

En vérité, M. le Comte, vos idées sont quelquefois d’un ignoble !… On me ferait peut-être à moi, des affronts de cette espece ?

(À Hector.)


Je vous retiens, mon ami : voilà des arrhes…

(Elle lui jette une bourse.)
HECTOR, la retenant adroitement,
et la laissant sur un siege
dans son chapeau.

Je tombe à vos pieds, Madame, non pas à l’occasion de cet or que vous me prodiguez, avec trop de générosité, mais pour[4]

(Il est aux pieds de la Marquise, et s’arrange brusquement de maniere à pouvoir la gamahucher.)

LA MARQUISE, au comble de l’étonnement.

Que fait-il donc ?… où va-t-il ?

LE TRÉFONCIER.

Il entre en exercice : cela me paraît tout uni.

LA MARQUISE, s’entr’ouvrant.

Mais il est fou !

LE TRÉFONCIER, persiflant.

Sans contredit : autrement serait-il excusable ?… Laissez-le faire, en attendant.

HECTOR, en admiration.

Dieux ! quelles formes ! quelle fraîcheur !

(Il applique sa bouche avec transport.)
LE TRÉFONCIER.

Vous voyez que nous savons penser et parler…

LA MARQUISE, souriant.

Et agir… Voyons ce que tout ceci deviendra.

LE TRÉFONCIER, observant
les yeux de la Marquise.

Mais il me semble que cela ne devient pas mal.

LA MARQUISE, avec émotion.

Il y a de… la démence… à permettre… ces sottises-là…

                  (Son agitation augmente, sa poitrine s’éleve, ses couleurs deviennent d’une extrême vivacité.)


Mais…

LE TRÉFONCIER, l’imitant.

Mais il y a bien du plaisir ?

(D’un ton naturel, en désignant Hector.)


Le premier homme du monde pour cet amusement-là, d’abord…

LA MARQUISE, avec oppression.

Ah ! ce n’est pas la peine… de me le dire.

LE TRÉFONCIER, à l’oreille.

Bardache unique, impayable.

LA MARQUISE, presque sans
voix, et fermant les yeux.

Cela ne me regarde pas.

LE TRÉFONCIER, vivement.

Peste ! mais cela me regarde, moi.

LA MARQUISE, souriant et pâmant.

Ne me fais pas rire… vilain homme.

LE TRÉFONCIER.

Vilain, tant qu’il vous plaira, mais chacun songe à ses petits intérêts.

LA MARQUISE, à l’agonie.

Lai… laisse-moi songer aux miens : ha !… ha !… il est divin… je pars… me voilà partie…

                  (Pendant cette crise de plaisir, elle serre de toute sa force un des doigts du Tréfoncier.)

LE TRÉFONCIER.

Hola, hé ! ma reine : vous m’estropiez…

(On lui rend son doigt.)
LA MARQUISE, avec un profond soupir.

De ma vie je n’en avais autant éprouvé. Dieux ! quel homme ! Il faut qu’il ait un talisman pour cela. Mais c’est comme un songe !

LE TRÉFONCIER, voyant qu’Hector
crache, s’essuie et se lave la bouche.

J’ai du penchant à croire plutôt qu’il y a eu quelque réalité. Je suis d’avis, Hector, qu’il faudrait ne laisser à Madame aucun doute ; et pour cela… recommencer.

HECTOR, avec feu.

Ah ! de toute mon ame.

(Il y procede.)
LE TRÉFONCIER.

De toute son ame ! Il est tout sentiment, ce garçon-là… Cela me remue, moi, cela… je vous le disais bien. Et la grace qu’il y met ! Oui, si j’avais été femme, j’aurais été folle d’un frippon tel que lui.

(Comme la Marquise, avec l’air de la distraction, porte la main à la culotte du Comte, badine avec les boutons, les défait, écarte le linge, et parvient enfin au nud, il ajoute :)


Fort bien ! j’ai mon rôle aussi : cela n’est pas malheureux.

LA MARQUISE, continuant.

Vous incommoderais-je ?

LE TRÉFONCIER.

Ah ! le supposer serait me faire outrage. Faites, faites à votre aise… Mais, divine !… un peu moins amicalement pourtant, car je n’ai pas mis dans mes projets de tirer ma poudre aux moineaux.

LA MARQUISE, d’un ton
mignard et continuant.

Bien fâché, mon cher Comte ; mais impossible pour aujourd’hui.

LE TRÉFONCIER, opposant sa main
de peur que celle de la Marquise
ne fasse trop d’effet.

Comment l’entendez. — vous ? Eh ! bon Dieu ! ne vous alarmez pas : il ne s’agit pas de vous, je vous jure.

LA MARQUISE, sans désemparer.

Vous avez des projets ?

LE TRÉFONCIER.

Faites votre affaire.

LA MARQUISE.

Elle s’avance furieusement.

LE TRÉFONCIER.

La mienne aussi, graces à ces doigts magiques ; mais ne la terminez, pas, je vous prie.

LA MARQUISE, avec feu.

Où comptez-vous donc placer cela ?

LE TRÉFONCIER.

Placer, c’est le mot propre. Allez, je ne suis pas en peine…

LA MARQUISE, jouant.

Mais ! c’est que vous devenez d’un superbe !

LE TRÉFONCIER.

Vous raviseriez-vous ?

LA MARQUISE, jouant.

Oui… et non… je passe fort bien mon tems comme cela.

LE TRÉFONCIER, tranquillement.

Je ne suis point exigeant ; voyez.

LA MARQUISE, continuant.

Mon Dieu, je ne suis pas votre dupe ; vous n’êtes point homme à laisser cela se passer

comme il est venu.
Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T1-p.196
Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T1-p.196
LE TRÉFONCIER.

Oh ! c’est de quoi je vous donne bien affirmativement ma parole.

LA MARQUISE, jouant.

Vous espérez donc d’emporter cela de chez moi, tout radieux, pour vous en faire honneur quelque part ?

LE TRÉFONCIER.

Je n’irai pas loin.

(D’un doigt il indique la croupe d’Hector.)
LA MARQUISE, lâchant prise.

Fi, le cochon !

LE TRÉFONCIER.

Comment ? Fi ! vous me la donnez bonne ! Chacun n’a-t-il pas ses caprices ?

                  (Dans ce moment l’office d’Hector tend à son plein effet. La Marquise haletante, embrasée, s’agite, se tord. Aux mouvemens d’Hector, il est aisé de reconnaître qu’il prend lui-même grande part au plaisir que donne son badinage. Il suit avec adresse les bonds convulsifs de la Marquise, et redouble d’activité.)

LA MARQUISE, avec délire,
donnant, à chaque exclamation, une secousse.

Ha !… ha !… ha !… Mille fois mieux encore… Tiens :

(Une secousse.)


Tiens :

(Autre secousse.)


Tiens donc… Pompe ma vie… Fais-moi mourir !… Foutre !… Je meurs.

                  (Elle tombe dans un état voisin de l’évanouissement : les yeux fermés, la respiration suspendue… Deux ou trois fois elle fait des demi-bonds sur son siege.)

LE TRÉFONCIER, en contemplation.

Est-on céleste comme cela ! Vois ? Jouis de ton ouvrage, Hector. Ne te l’avais-je pas dit ? — Mais à nous autres maintenant.

                  (À ces mots la Marquise entr’ouvre les yeux, sans changer sa posture qui livre avec la plus grande évidence ses appas secrets. Hector, provoqué comme on vient de le voir par le Tréfoncier, hésite et semble cependant prêt à céder, pourvu que la Marquise qu’il observe avec curiosité, veuille bien ne pas s’offenser de ce qu’ils pourront faire. Elle ne laisse remarquer ni défense ni consentement.

HECTOR, à la Marquise.

Il est comique, M. le Comte ?

LE TRÉFONCIER, avec humeur.

Je suis… Je suis… Point tant d’observations, Monsieur l’ingrat. Vous me devez, bien peut-être. —

LA MARQUISE, souriant.

Un droit de commission ? —

(Elle se rajuste,
et se donne une contenance moins indécente.)


Si bien que notre cher Comte est de cette religion-là ? Je ne vous connaissais pas, Monsieur, ce surcroît de perfection.

LE TRÉFONCIER, avec malignité.

Comment dites-vous, Belle ? Voulez-vous que je fasse venir le fidele Bricon[5], et que nous jasions ensemble ?

LA MARQUISE, un peu confuse
et se levant avec précipitation.

Là, là, Messieurs : tout ce que bon vous semblera. Je vous laisse le champ de bataille.

(Elle veut se retirer.)
LE TRÉFONCIER, l’arrêtant.

Parbleu nenni, Marquise, vous resterez.

LA MARQUISE, étonnée.

Il perd l’esprit, je crois ! Moi, témoin de cette abomination !

LE TRÉFONCIER, portant à la
fois ses mains sur le cul de la
Marquise et sur celui d’Hector.

Vous, ou lui, choisissez ; mais on ne sort point.

LA MARQUISE, presque gaiement.

C’est une rage !

LE TRÉFONCIER, d’un ton caressant.

Ça, Marquise, point de bégueulerie. Reste, ma divine, ta vue enchanteresse va rendre délicieux ce moment de caprice masculin.

LA MARQUISE, souriant.

La galanterie est neuve assurément ! mais pour la rareté du fait, je reste.

(Elle se jette dans
une bergere.)


Il est bon de voir, une fois dans sa vie, la grotesque figure qu’ont deux nigauds d’hommes qui se font cela… Cette scene de faux-amour doit être d’un ridicule !…

LE TRÉFONCIER, avec malice.

Si vous ne savez pas ce que c’est, le voilà. —

(Pendant ce colloque, le Tréfoncier s’est oint d’une essence savonneuse très-musquée qu’il a toujours sur lui. Il poste Hector et se met à la besogne.

LA MARQUISE, sur son siege,
balançant une jambe d’un air
délibéré et moqueur.

Cela est d’une bêtise !

LE TRÉFONCIER, installé.

Bêtise, à la bonne heure. Mais, outre que rien dans ce genre n’est, je crois, fort spirituel, au moyen de ma bêtise actuelle, point de gros-lot avec la danseuse ou la cantatrice ; avec la grisette, point d’enfant qu’un porteur d’eau fabrique, et qu’il convient ensuite à un honnête membre du clergé de payer au grand scandale de son chapitre ; point de maris ou de rivaux sur la hanche, prêts à perforer un pauvre diable de Tréfoncier qui se sera faufilé chez leurs Dames…

LA MARQUISE, ironiquement.

Ce que j’y vois sur-tout d’infiniment commode, c’est que ces doux ébats n’empêchent point de faire la conversation ? On n’y perd pas la tête.

LE TRÉFONCIER, d’un ton persifleur.

Pas plus qu’avec vous autres, Mesdames ; ou tout autant, comme vous voudrez. Combien de fois n’ai-je pas préparé toute une lettre d’affaires pendant que je confondais mon ame avec celle de l’objet de mes adorations !

LA MARQUISE.

L’exécrable ! avec moi, peut-être !

LE TRÉFONCIER, gaiement.

Avec vous !… cela est différent. Laissez-vous aux gens le tems de penser à quelque chose ! Vous les menez d’un train !… On tache de vous suivre… Vous passez… On vous rattrape… et…

LA MARQUISE.

C’est assez, mon pauvre Comte : vous n’êtes plus à l’entretien ; et… l’on dirait, en vérité, qu’il a du plaisir !… C’est à mourir de rire ! Tout de bon ! voilà ses yeux qui clignotent… N’est-ce pas, Comte, que cela vient ?

LE TRÉFONCIER, avec agitation.

Non, ma chere… Cela s’en va…

                  (En effet, le ridicule sacrifice est accompli. Le Tréfoncier se dégage aussi-tôt, et, sans dire un seul mot, passe aux lieux à l’anglaise.)

LA MARQUISE, enflammée
et courant à Hector.

Le pauvre garçon ! Le joli fichu métier qu’on lui faisait faire-là ! Viens, mon bijou ! on peut te procurer une plus douce fortune.

                  (Elle porte avec passion la main sur le bon endroit, et trouvant là toutes choses à son gré, elle ajoute en soupirant,)


et je t’en vois bien digne !

                  (Elle se jette en même tems sur sa chaise longue, entraînant sur elle Hector. Le Tréfoncier reparaît : la Marquise presse Hector avec fureur contre son sein, en lui donnant des baisers mordans. Enfin, elle l’introduit à fond dans le sanctuaire des vrais plaisirs.)


À nous deux pour le coup.

(Ils sont à l’ouvrage.)
LE TRÉFONCIER.

Que n’avez-vous eu quelques instans plutôt cette heureuse inspiration ! Nous aurions pu dire à nous trois !

LA MARQUISE, gaiement.

Laisse-nous en repos, vilain homme.

                  (Elle lui tend en même tems un petit coup de pied d’un air badin. Ensuite elle se livre aux caresses d’Hector avec la derniere vivacité. Leurs accens passionnés retentissent dans le boudoir. Ils goûtent les délices suprêmes. — Pendant cette charmante scene, le Tréfoncier, rajuste ses cheveux, son rabat, son ordre, et défroisse son manteau. Il paraît attendre un entr’acte pour dire quelque chose ; mais voyant qu’après un moment de complet anéantissement, des mouvemens réciproques, d’abord assez doux, vont en croissant, et prédisent une seconde jouissance, liée, sans intervalle, à la premiere…)

LE TRÉFONCIER.

Ils recommencent. Dieu me damne !

(On ne prend pas garde
à ce qu’il dit.)


Oh parbleu ! je n’ai pas envie de coucher ici. — Votre serviteur, toute belle ! Bonne chance, Mons Hector…

                  (Il se retire en riant aux éclats, sans que le couple s’occupe de lui.)





Après la retraite du Tréfoncier et la fin des chauds ébats qu’on vient de peindre, la Marquise quitte un moment Hector, en lui ordonnant d’attendre son retour : elle va se purifier, soin important dont elle ne se dispense jamais après de semblables aventures. En rentrant, elle jette ses bras au cou d’Hector, et lui donnant le baiser le plus tendre, elle lui dit :

LA MARQUISE.

Prends place à côté de moi, mon cher Hector.

HECTOR, tombant à genoux.

Non, Madame : ma place est à vos pieds : trop heureux de devoir à vos bontés le droit d’y être.

LA MARQUISE, avec un baiser.

Leve-toi, mon ami… Leve-toi… Faut-il que je te l’ordonne ? — Viens : partageons cette ottomane, et conte-moi, mais bien fidélement, toute l’histoire de ta vie. Elle doit être une chaîne d’événemens bien intéressans ?

HECTOR, modestement.

Rien moins que cela, Madame.

LA MARQUISE.

Tu n’es pas sincere. On n’est pas… ce que tu es, on ne vaut pas ce que tu vaux, sans avoir eu les plus flatteuses aventures. Quel pays t’a vu naître ? Quels parens t’ont donné le jour ?

HECTOR, baissant les yeux.

Paris, et les Enfans-trouvés : voilà ma patrie. En conséquence, j’ignore quels peuvent avoir été mes vrais pere et mere. Mais, par bonheur, lorsque j’avais trois ans, survinrent dans cet hospice honteux, deux personnages d’un état honnête, qui réussirent à persuader que j’étais leur fils ; ils m’emmenerent et me firent élever. J’appris autour d’eux bien des choses qu’on ne se donne pas le soin d’enseigner aux enfans des gens du peuple.

LA MARQUISE.

Ah ! Je le reconnais bien à tes manieres, et à ta façon de t’énoncer.

HECTOR.

Vous êtes trop obligeante, Madame.

(Elle lui donne un baiser.)
LA MARQUISE.

Poursuis.

HECTOR.

J’avais douze ans, lorsque le sort me priva de mes bienfaiteurs, qui moururent, presque ensemble, de la même maladie. Ce coup fut affreux pour moi, puisqu’au dernier moment, ils eurent le pieux scrupule de déclarer que je n’étais point de leur sang, et que s’ils avaient eu la faiblesse de feindre qu’avant leur mariage ils m’avaient donné le jour, ce n’avait été qu’afin de s’assurer la paisible jouissance de quelques biens substitués, dont leur conscience ne leur permettait pas de frustrer, après leur mort, l’héritier légitime.

LA MARQUISE.

Les frippons n’ont pas d’autre marche. Le beau scrupule ! — Et du moins cet héritier lit-il quelque chose pour toi ?

HECTOR.

Rien du tout. On eut bien de la peine à lui persuader que, du moins, il ne pouvait se dispenser de me faire apprendre un métier. Le perruquier de la maison offrit de me recevoir en apprentissage : cette seule circonstance décida de ma vocation… J’étais, disait-on, d’une beauté rare…

LA MARQUISE, avec feu.

Ah ! Je le crois.

HECTOR.

Comme on m’avait fait apprendre la musique…

LA MARQUISE

Tu es musicien ?

HECTOR.

Un peu, Madame. Je chante, et joue passablement du violon.

LA MARQUISE.

Des talens avec tant d’autres perfections ! mais tu es un être admirable !

(Un baiser.)
HECTOR.

Ces détails, Madame, ne sont point pour me vanter, mais pour vous faire comprendre que, si mes bienfaiteurs eussent vécu, sans doute ils m’eussent destiné à quelque profession moins ignoble que celle que la nécessité me forçait d’embrasser après leur mort. L’époux était une espece d’homme de lettres, ce qui me mettait dans le cas de m’instruire, et de lire sur-tout beaucoup d’ouvrages d’imagination : c’était le goût du personnage. L’épouse disait quelquefois que le théatre serait bien mon lot : elle aimait le spectacle à la fureur, et même plus d’un suppôt de Thalie était reçu parfois assez, secrétement au logis ; mais l’époux, qui jadis avait écrit pour la scene, et joué de malheur, à ce que je crois, faisait profession d’abhorrer jusqu’au nom d’acteur. — Cette digression, Madame, n’est pas inutile, puisqu’il s’agit de vous faire comprendre comment je ne pouvais avoir une seule idée juste, relativement à quelque état futur, quand le sort voulut que je me trouvasse tout-à-coup isolé, sans ressources, réduit en un mot à me faire du peigne un ignoble pis aller, après avoir reçu les élémens de la meilleure éducation bourgeoise. Heureusement, j’étais déja fort avancé pour mon âge, et formé, quoique petit. J’avais un fond précieux de la gaieté la plus vive.

LA MARQUISE.

Et beaucoup de tendresse naturelle, je gage ?

HECTOR.

Plutôt, Madame, de penchant au plaisir, sans en avoir encore la moindre connaissance.

LA MARQUISE.

C’est bien comme je l’entends : à Dieu ne plaise, mon ami, que je te soupçonne d’être né assez sot pour avoir jamais été enclin à cet amour bête qui fait soupirer, gémir et languir pour un objet unique. J’ai meilleure opinion de toi…

HECTOR.

Comme c’est pourtant assez volontiers par là qu’on commence, quand on est dans une position ordinaire, j’aurais pu donner dans ce travers là tout comme un autre : mais vous verrez, Madame, que je n’en ai pas eu le loisir.

LA MARQUISE.

Et je t’en fais mon compliment bien sincere. — Mais voyons : ton début dans le monde ? tes premiers succès ? tes fredaines galantes ?

(Elle passe un bras autour du cou d’Hector, et met une jambe sur ses genoux, de sorte qu’il lui parle à deux doigts de la bouche, tandis qu’elle darde sur lui les regards les plus lascifs.)
HECTOR.

Mon début, Madame, n’a pas été bien brillant. — Apprentif, c’est-à-dire, poudreux valet dans la boutique de mon maître-perruquier, n’ayant d’abord aucun goût pour la sale profession ; à peine regardé par la maîtresse, qui était une rousse de trente-six ans, acariâtre, buveuse et catin ; durement traité par le bourgeois, non moins ivrogne et brutal que sa vilaine femme ; vexé par les garçons, qui craignaient d’avoir, en ma discrete personne, un espion domestique, attendu que je ne laissais voir aucune disposition à prendre part dans les intérêts de leur ligue paresseuse et fripponne ; en un mot, complétement malheureux, je roulais dans ma tête, depuis assez long-tems, le projet de m’évader, lorsque ma bizarre étoile me conduisit, une perruque sur le poing, chez un Chanoine musicien de certaine église… Le nom du quidam n’y fait rien : mais ces détails doivent vous ennuier, Madame.

LA MARQUISE.

Au contraire, mon cher ; tout cela m’intéresse infiniment. Poursuis.

HECTOR.

C’était la veille de l’Ascension. Je sonne : le Chanoine lui-même vient m’ouvrir ; sa chambriere était absente, « Bonjour, Monsieur, (dis-je poliment) voici votre perruque que notre bourgeois vous envoie en vous assurant bien de son respect ». — Fort bien. Est-ce vous qui l’avez si joliment peignée ? — Oui, Monsieur. (Je mentais.) — Grand merci, mon petit ami… Mais, (comme en se ravisant) venez avec moi, vous la mettrez sur la tête de bois, je vous en donnerai une autre et… quelque chose pour vos peines. — Ces mots se disaient avec je ne sais quel air distrait et contemplatif, dont je ne me suis pourtant souvenu que par la suite, et en y réfléchissant.

LA MARQUISE, riant.

J’aime à la folie sa maniere pittoresque de conter ! Il me semble voir un petit ingénu, portant avec respect le couvre-chef d’un saint ecclésiastique… Je devine celui-ci, déja brûlant dans sa peau… Mais continue, mon bon ami.

HECTOR, souriant.

Mon Chanoine, sans que j’y fasse beaucoup d’attention, pousse le verrou de sa porte principale…

LA MARQUISE.

Voilà mes soupçons confirmés.

HECTOR.

Il s’avance vers un escalier tournant, obscur ; je le suis : nous sommes enfin au premier étage, dans une chambre assez mesquine, où, sur une table mal-propre, sont demeurés les restes d’un dîner. — Parbleu, mon petit ami, (dit alors mon homme) Brigitte a laissé bien à-propos, sous notre main, de quoi prendre un peu du poil de la bête. — Ce fut son expression.

LA MARQUISE.

Impropre, je gage ? car je vois d’ici qu’on visait une bête qui, probablement, n’en avait point encore.

HECTOR, souriant.

Vous êtes si pénétrante, Madame, qu’il n’y aura pas moyen de rien vous déguiser. — À peine j’ai goûté d’un peu de raisinet et d’un vin passable, que le gracieux Chanoine me prend entre ses jambes, et me dit d’un ton goguenard : — Eh bien ! Cascaret ? causons un peu nous deux. (Cascaret est le surnom ridicule qu’on avait eu l’impertinence de me donner dans la boutique.) — Vous me faites bien de l’honneur, M. le Dru.

LA MARQUISE.

C’est le nom du Chanoine, apparemment ?

HECTOR.

Oui, Madame. — Es-tu déja bien savant dans ton métier ? — Monsieur, je fais déja tout doucement l’ouvrage de la boutique : je démêle les paysans… — Tu rases ? — Pas mal. — Tu peignes fort bien une perruque, comme je vois ? — Dame ! quand c’est pour quelqu’un qui mérite qu’on y donne ses soins…

LA MARQUISE.

Ah petit frippon ! tu coquetais ?

HECTOR, souriant.

On veut toujours intéresser ; or, la flatterie est le moyen infaillible. — Et l’on t’apprend sans doute à faire la perruque ? — Oui, Monsieur : je ne tresse déja pas mal. — Je le crois : ils disent que tu es adroit comme un petit singe, et que tu apprends tout ce qu’on veut. — Ah ! Monsieur : c’est un effet de votre bonté. — Il faut être laborieux, mon petit ami : ne pas laisser échapper la moindre occasion d’exercer tes talens ; et, dès que tu pourras, il faut aussi, sans faire tort à ton bourgeois, t’essayer à de petites besognes qui puissent mettre un peu d’argent dans ta poche…

LA MARQUISE.

Où diantre en veut-il venir, avec cette morale ? Je pensais à toute autre chose.

HECTOR, souriant.

Ce détour, Madame, ne vous éloignera pas beaucoup de votre premiere idée. — Moi, par exemple, (continua-t-il) j’ai dessein, mon cher Cascaret, de te commander un ouvrage de ton métier. Écoute : tu sais bien que, pour exercer les jeunes fillettes à manier l’aiguille et à travailler en modes, on leur donne des poupées à habiller, à coiffer ? — Je sais cela, Monsieur. — Eh bien ! je vais te montrer une figure dans ce genre-là… et, tu me feras pour elle, une jolie perruque ? — Mais, Monsieur… je ne suis pas encore assez au fait… — Oh ! que si, mon ami, tu es suffisamment en état de la coiffer ; d’ailleurs, un peu mieux, un peu moins bien, je n’y regarderai pas de si près : tu feras comme tu pourras ; mais motus, du moins ? C’est une fantaisie, un pur caprice.

LA MARQUISE, souriant.

Pas tant pur !

HECTOR.

J’étais fort sot. — Buvons, mon petit ami. (Je bois.) Vois-tu ? — En même-tems, d’une main que mon homme avait appuyée contre sa ceinture, je vois sortir je ne sais quoi de vermeil et d’arrondi… qui ne ressemble, en effet, pas mal à une petite tête sans aucuns traits. — C’est sur cela (me dit-il) qu’il faut t’essayer à faire une perruque. — (J’étais pétrifié.) — Apporte tes doigts mignons, mon bijou ; mesure la forme et le pourtour, et mets-toi dans le cas de me liver un petit ouvrage bien troussé. — Tandis qu’il bégayait ces dernieres paroles, ses yeux roulaient, la main libre me caressait le menton, ou frappait autour de moi de petits coups mignards. On ne souriait plus : j’avais presque peur de l’air d’agitation et des grimaces horribles que je voyais…

LA MARQUISE.

Le vieux satyre ! comme il était en rut !

HECTOR.

Cependant, il continuait de tenir la tête en question bien en évidence ; et je crus sérieusement qu’il voulait ce qu’il m’avait demandé. Conséquemment, quoique je ne me sentisse nullement en état de faire une perruque, je sors de ma poche une bande de papier, des ciseaux : me voilà prêt à mesurer…

LA MARQUISE, riant.

Plaisante opération ! — Avec cela, ton vilain n’était pas tout-à-fait sot. Son idée… Mais voyons comment tout cela tournera.

HECTOR.

Pour me laisser apparemment plus de facilité, M. le Dru veut bien me donner un peu de prise sur le col de cette étrange tête ; j’y applique nécessairement mes doigts… Il faut que ce procédé cause un effet bien agréable, car, aussi-tôt, mon homme alongeant et roidissant les jambes, se laisse aller sur le dossier de son dagobert[6], en renversant la tête, soupire, souffle comme un bœuf, m’attire à lui, se releve brusquement, me contemple d’un œil foudroyant, en même-tems humide. Je tremble ; voilà mon travail suspendu, cela s’imagine ? Je ne sais plus ni ce qu’on me veut, ni ce que je dois faire… — Cascaret ? mon ami ? (me dit-on d’une voix qu’on croit rendre touchante) si tu pouvais… — Quoi ? — Si tu voulais me promettre de n’en jamais parler ? — Mais de quoi, s’il vous plaît ? En vérité, Monsieur, j’ai peur. Quel mal y a-t-il donc à faire une perruque à cela ? S’il y en a, pourquoi me le commandez-vous ? — Ah ! mon Roi ! mon trop adorable Cascaret… — (Et de me baiser avec une rage !…)

LA MARQUISE.

Tu vois bien qu’il était devenu fou ? Ce délire ne te faisait venir aucune idée ? tu ne prévoyais aucun danger ?

HECTOR.

À l’âge heureux que j’avais alors ! étant encore l’innocence même ! que voudriez-vous que j’eusse imaginé ! Seulement certaine odeur de bouc me faisait détourner avec grand soin mon visage, pour éviter ses funestes baisers ; comme je me sens un peu moins étreint, j’en profite, me retourne, et crois pouvoir sortir des jambes de l’importun embrasseur ; mais sa fausse complaisance est un piege : dans une position plus favorable à ses véritables fins, je me sens plus resserré, et ma poitrine est liée par un bras vigoureux. La scene change alors : doux propos, soupirs, transports, tout cesse à-la-fois ; une main, assez tranquille, déboutonne ma veste par le bas ; ma culotte se détache de même ; on pénetre fort posément entre mon linge et ma peau ; ma hanche est parcourue ; et bientôt cette grosse main voyageuse tâtonne mes pays-bas, se glisse entre mes cuisses, scrute, et remontant le sillon, se fixe enfin sur l’orifice impur.

LA MARQUISE, émue.

Tu peins si bien tout cela, que je crois le voir : acheve.

HECTOR.

— Fi donc, M. l’Abbé ! que faites-vous là ? — Lui, sans répondre, rabat soudain ma culotte, m’attire plus près de lui, me presse. Déja cette petite figure aveugle, à laquelle je devais avoir l’honneur de faire une perruque, succede au doigt précurseur, et se présente au poste que ce doigt avait reconnu…

LA MARQUISE.

Et tu te laissais faire, petit morveux ?

HECTOR.

D’honneur, Madame, je n’entendais malice à rien : je n’étais que honteux et gêné. Comme tout cela ne me faisait aucun mal, je n’y voyais pas matiere à me fâcher. Mais en somme, je n’étais gueres content de ces vilaines manieres : pourtant, en même-tems que la petite figure, dont on ne permet pas à mes mains de déranger l’agréable position, fait un peu de mouvement pour s’établir davantage, les petits mots flatteurs recommencent, et je sens une bourse se glisser dans l’une de mes mains ; on l’y dépose en me la serrant tendrement… — Tiens, divin Cascaret ! (me dit-on) reçois ce faible gage du sincere attachement que j’ai pour toi… Crois que tout ce que je possede au monde, et ma vie même… s’il fallait…

LA MARQUISE.

Fort bien ! à la porte ! et quand il n’y a plus qu’à pousser ! Allons, mon ami, de bonne foi ? tu le voulais bien ?

HECTOR.

Assurément, je voulais de tout mon cœur ne pas désobliger quelqu’un d’aussi honnête ; mais j’ignorais absolument si je faisais du mal en m’humanisant ainsi. Pouvais-je soupçonner un serviteur de Dieu de m’induire à quelque chose de criminel ? D’ailleurs, il a de si bons procédés ! Un enfant ingénu répondra-t-il par des injures à des caresses appuyées d’un bienfait, dont son état malheureux lui exagere le prix ?

LA MARQUISE.

J’entre aussi bien dans tes raisons que le bougre où nous l’avons laissé.

HECTOR.

J’avoue, à ma honte, Madame, que n’ayant pu me défendre de serrer la main quand la bourse s’était présentée, je crus devoir laisser aller les choses comme elles pourraient. Par bonheur, le bélier qui me battait en breche n’était pas monstrueux, et je pus, sans éprouver une bien vive douleur, me prêter à cette fantaisie… En un mot…

LA MARQUISE.

On te fout, mon ami ?

(Elle le baise.)
HECTOR, gaiement.

Vous l’avez dit, Madame.

LA MARQUISE.

Eh, bien ! voilà comme ils sont tous, ces vilains porte-calottes ! J’avais un enfant charmant… un certain Joujou, que je croyais un petit ange pour l’innocence et la candeur : mon mari n’avait-il pas, au nombre de ses connaissances, (toutes plus ou moins détestables) un certain scélérat de Boujaron, Napolitain, ex-aumônier d’un ministre… (Ce Boujaron a fait une belle fin, au surplus.) Le monstre-ne me viola-t-il pas, un beau jour, mon cher Joujou ! mais violé celui-ci ; et comment ? Sous prétexte de le garantir, au moyen de cette diabolique opération, d’être jamais frappé du tonnerre, dont le pauvre petit avait une peur inconcevable… Il lui persuada qu’un prêtre avait ce pouvoir, et, qu’ainsi béni, l’on pouvait affronter impunément les plus affreux orages. Le pauvre Joujou fut martyrisé : il est vrai qu’il devint intrépide, et se serait presque moqué de la foudre tombée à ses pieds. Quand la noirceur du prêtre a été découverte, et qu’on a voulu faire comprendre à Joujou que le gueux l’avait berné, jamais on n’a pu le détromper ; il persiste à se croire inaccessible au feu du Ciel.

HECTOR.

Mon Dieu, Madame ! ce ne sont pas seulement les gens de cette robe qui s’attachent à nous débaucher ; et, si je dois avoir l’honneur de vous raconter toutes mes petites aventures, vous y verrez figurer, pour le même cas, des gens de tout autre état…

LA MARQUISE.

Mais, je finirai par concevoir cela ; car enfin, un beau jouvenceau de quatorze jusqu’à dix-huit ans, sans barbe, ayant de beaux cheveux, des couleurs fraîches, des formes un peu mignonnes, ressemble on ne peut pas plus à une jolie femme… Toi, par exemple…

(Elle le contemple avec desir.)


Oui… le Comte a très-bien fait : je le lui pardonne ; et, si j’étais homme, je t’y ferais passer à l’instant.

HECTOR.

Sans parler de moi, Madame… car combien de mes confreres ont plus de jeunesse et de fraîcheur…

LA MARQUISE.

Cela n’est pas possible ! Quel âge as-tu donc ? Je le demandais au Comte…

HECTOR.

M. le Comte a dit sans doute dix-huit ans ? il le croit ; mais en vérité, Madame, j’en ai vingt-un accomplis. Le caractere un peu féminin de ma figure, la couleur blonde de mes cheveux, et l’usage journalier d’une pincette, avec quelque drogue, qui ne laissent aucun vestige de barbe, voilà, Madame, à quoi je dois de paraître beaucoup plus jeune que je ne suis.

LA MARQUISE.

En effet, j’aurais dû m’en aviser. On n’a pas, à dix-huit ans, cette mâle vigueur… car tu es un Hercule, mon ami.

(Elle passe ses bras
autour de lui, et le couvre de baisers.)


Tu es donc décidément bardache ? Tu as mis tout-à-fait sous les pieds le honteux préjugé qu’on attache à cet état ?

HECTOR.

Je serais bien fou, ma foi, de m’y soumettre ! il n’y a qu’à laisser dire les scrupuleux ! qu’osera-t-on faire ici bas pour passer un peu gaiement sa vie ? Les anciens avaient plus de bon sens que nous : non-seulement ils toléraient, dans la société, les amours masculins, mais ils ne les excluaient même pas du culte religieux. Leur Jupiter ne préférait-il pas Ganymede, notre patron, à toutes les déesses de l’Olympe ? Leur Apollon ne vivait-il pas avec le charmant Hyacinthe ? et tout Dieu qu’est le pere de la poésie, ne le voit-on pas se désoler quand, d’un coup mal-adroit, il a tué son délicieux mignon ?

LA MARQUISE.

Comment donc ? tu sais la fable ?

HECTOR.

Pourquoi non, Madame ? J’ai eu l’honneur de vous dire que l’on m’avait donné de bonne heure une bonne éducation, et que j’ai continué

de m’éclairer.
Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T1-p.221
Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T1-p.221
LA MARQUISE, avec feu.

Vas ! tu n’étais pas fait pour manier le peigne, mon ami.

HECTOR.

On est fait pour tout, Madame. Le plus grand seigneur, tombé dans l’indigence, est fait, comme un autre, pour vivre du plus chétif métier. Denis, tyran de Siracuse, devint, dans son désastre, maître d’école dans un village. Vainement les raisonneurs affectent-ils de rapporter cette humble vocation, à la même passion dont Denis avait fait excès sur le trône : je n’y vois pas tant de finesse, moi. Il s’agissait, pour Denis, d’avoir du pain : Bélisaire, aveugle et dépouillé de ses dignités, reçoit l’aumône…

LA MARQUISE.

Ah ! tu m’excedes, pour le coup, avec tes doctes citations. Parlons de ce qui m’intéresse, et revenons à ton luxurieux embrocheur. — Abusa-t-il de ta complaisance ? Se piqua-t-il d’entrer-là jusqu’à la garde, sans égard pour ton enfance délicate ?

HECTOR.

Je ne me rappelle pas absolument ces petites circonstances, Madame : mais ce dont je me souviendrai toute ma vie, c’est que M. le Dru, pendant sa joyeuse opération, saisit ma petite brochette, qui s’était roidie comme du bois, et que la tortillant délicieusement, quoiqu’avec quelque rudesse, il me fit éprouver une sensation de plaisir !… d’autant plus extrême qu’elle était tout-à-fait nouvelle pour moi. Certes, on m’eût plongé, pendant ce moment enchanteur, cent épées dans le corps, qu’il ne m’eût pas été possible d’être douloureusement affecté.

LA MARQUISE, vivement.

Je me reconnais à cette réflexion ; c’est ainsi que je goûte le plaisir.

HECTOR.

Comme j’étais tout-à-fait hors de moi, je ne sentis pas l’instant où le pieu prolifique de mon heureux se délogea ; mais bientôt à la partie pénétrée, de même qu’à celle qu’on venait de si bien secouer, j’éprouve une cuisson cruelle : je ne puis alors m’empêcher de répandre des larmes ; je sanglotte tout haut. — Veux-tu te taire, petit sot, (ne cessait de me répéter, et même assez durement, le vilain Chanoine.) — Cependant, quelqu’un frappait de grands coups à la porte de la rue : il était impossible que, du dehors, on ne nous entendit pas un peu…

LA MARQUISE.

Quel indiscret survenait si mal-à-propos ?

HECTOR.

Rien moins que Brigitte, la servante maîtresse de mon paillard. Comme il ne pouvait se dispenser d’ouvrir, et que probablement il supposait qu’à son retour il me trouverait rhabillé et calme, il oublia de me rien recommander à cet égard. Mais moi, trop occupé de mon état souffrant, et de je ne sais quelle honte, (qui n’était pourtant le fruit d’aucune connaissance de la gravité de mon cas ;) intrigué, d’ailleurs, d’une humidité mal-propre que j’avais rapportée avec mes doigts, et dont la viscosité causait mon étonnement, je ne me pressais point de relever mon haut-de-chausses. Brigitte, grognant comme un cochon, et injuriant son maître, montait avec fracas. Le Dru ne répliquait pas mal. — Que diable ! (disait-il) vous êtes terriblement impatiente ! Quand on dit son bréviaire, on ne quitte pas… — Plaisant bougre, avec votre bréviaire ! (Elle ne croyait sans doute pas si bien dire.) Allez, allez, je ne suis pas si pécore ! vous repasserez demain. Tiens donc ! son bréviaire ! Quelque garce qu’il a fallu le tems de faire cacher au grenier ? ou sa sale guenille qu’il était après à faire cracher, et qu’il ne voulait pas avoir mise en train pour rien. — En proférant ces derniers mots, elle mettait le pied dans la chambre…

LA MARQUISE.

Charmant coup de théatre !

HECTOR.

Vous n’y êtes pas encore, Madame. Elle me voit !… Mon état n’est pas équivoque. Nous sommes tous trois stupéfaits, pétrifiés… Après un moment de silence, un f… grenadierement articulé est le signal d’une explosion terrible. Brigitte, son gros mot lâché, les deux poings sur les côtés… — Et je verrai cela, moi ! Je souffrirai des bougreries pareilles dans ma maison… (Plus prompte que l’éclair, elle se saisit d’une aune.) — Tu vas voir beau jeu, petit lien de fagot. — Elle accourt ; le Chanoine confondu veut l’arrêter… Pan ! de la main qu’elle a libre, un soufflet des mieux appuyé sur le mufle de son maître. Il a le nez cassé… Le sang en ruissele. Je suis à mon tour duement auné de trois ou quatre coups… Mais, la colere triomphe de ma confusion ; je me défends, je m’accroche au funeste instrument de mon supplice ; nous nous le disputons avec une égale vigueur : c’est à qui l’arrachera des mains de l’autre… On me rue pour lors un coup de sabot ferré qui, s’il a son effet, ne va pas moins qu’à briser les précieux réservoirs de ma pauvre humanité !…«

LA MARQUISE.

Ouf ! Tu me fais frémir !

HECTOR.

Par bonheur, je cede un peu, et me mets hors de portée ; mais le talon de l’enragée Brigitte, en s’abaissant, tombe dans ma culotte, et ne peut se dégager… Elle sautille sur un seul pied, songe à son équilibre, et me donne, en ce moment, bien de l’avantage… Déja l’aune me reste… Ciel ! qu’il s’en faut bien que j’en fasse usage ! Je vois la mort suspendue sur le chef de ma cruelle ennemie… et je fais un vœu pour elle, en frémissant. Le sournois Chanoine, armé d’une grosse pelle à feu, les bras élevés, va, d’un coup affreux, briser le crâne de sa gouvernante ; c’est, à cet instant précis, que ne pouvant plus se soutenir, elle tombe à mes pieds : le coup s’abattant à faux, ne porte plus que sur le bras, qui, par bonheur, n’est point fracassé, parce que mon aune, adroitement opposée, a détruit une partie de l’effet…

LA MARQUISE, avec feu.

Que je t’embrasse, mon ami. Ce trait est de la plus honnête créature.

(Elle le baise avec vivacité.)


Après ?

HECTOR.

La chûte et la douleur n’empêchent pas notre Furie d’être à l’instant à la fenêtre. Elle crie à tue-tête : — À l’aide ; à la garde ; au meurtre ; à l’assassin. — Tout le voisinage est en alarmes. Les locataires du bas, du haut, accourent en tumulte. Mais, soit qu’une grosse cruche d’eau que le patron a vuidée sur la nuque de la scandaleuse Brigitte, tandis qu’elle criait, ait fait un prompt effet ; soit qu’un reste de bon naturel et peut-être d’attachement pour son sot maître l’avertisse à tems que son procédé passe les bornes d’une raisonnable vengeance, elle se ravise à l’instant. Quelle est ma surprise ! Aux questions empressées de tous ces curieux, interrogeant à la fois, elle répond : Le croirez-vous, Madame ? — C’est ce petit gueux… — (Moi !)

LA MARQUISE, étonnée.

Toi ! la malheureuse !

HECTOR.

— C’est ce petit gueux qui vient de m’injurier, sans motif, en face de mon maître ; celui-ci a voulu le fouetter ; le petit enragé a eu l’infamie de lui donner un soufflet à le tuer ; vous en voyez les marques ? Et moi, qui avais la bonté de mettre le holà, il m’a d’abord assommée à coups de pelle ; ce n’est pas sa faute, s’il ne m’a pas ensuite fendu la tête avec une cruche d’eau.

LA MARQUISE.

Tu te laissais ainsi calomnier, petit imbécile ?

HECTOR.

Qu’avais-je à dire pour ma justification ! Tout cela, quoique indignement faux, n’était que trop vraisemblable. — Je roulais les yeux ; j’avais la bouche béante… Je levais les mains au ciel. — Voyez un peu (disait l’un) la pelle est encore à ses pieds. — (Un autre,) cache donc ta vilenie, petit scélérat ? — (Une voisine.) Êtes-vous fous, vous autres, de croire que ce petit bon homme aura battu ces deux animaux-là… — Tout le monde parlait à la fois. Brigitte, haïe, loin d’avoir intéressé, recueillait des notes qui n’étaient guere à son avantage. Elle bouillait de rage, et se préparait à prendre à partie, de gueule et à coups de poing, tous les assistans à la fois ; mais le trop heureux Le Dru, craignant une nouvelle scene, et le nez saignant dans son mouchoir, opinait pour la paix. — Là, là, ma chere Brigitte, (disait-il) hasardant de la flatter de la main, tu as pris la chose trop à cœur, ma fille ; pardonne à Cascaret sa vivacité, comme je lui pardonne moi-même… — Puis se tournant vers le vulgaire assemblé. — C’est assez, mes voisins. Vous voyez que ce sont débats de ménage, qui ne regardent personne. Je vous rends bien des graces au surplus. — On reculait, en effet ; on gagnait l’escalier et la rue ; mais ce n’était pas sans dire (les uns) : — Nous sommes bien bêtes de nous mêler de ces gens-là !… ; (les autres) : Querelles de canaille ; ils seront bientôt amis. (Un artisan) : Vieil ivrogne et vieille putain : hu ! hu ! — L’avis le plus général est qu’il y avait quelque chose là-dessous, mais qu’à remuer l’ordure, on ne gagnait que de puer soi-même… — Enfin, la chambre se vuida… L’engorgement de la rue se dissipa… Quand tout fut à-peu-près dans l’ordre, mon triple coquin (se composant bien et me faisant des yeux affables, que Brigitte ne voyait point, non plus qu’un effrayant sourire de tendresse) ; mon coquin, dis-je, me mit dehors par les épaules, disant pour qui pouvait être à portée de l’entendre : — Sortez de chez moi, petit drôle, j’aurai soin de recommander à votre bourgeois de m’envoyer un autre garçon, et vous serez à bon compte fustigé de la bonne maniere.

LA MARQUISE.

Belle retraite en vérité ! Beau remercîment de tes tendres complaisances ! Foutu ! injurié ! battu ! payé pourtant ? car je présume qu’une certaine bourse…

HECTOR.

Oui : comme j’avais eu le bon sens de l’empocher tout de suite, elle me restait : mais hélas, qu’elle était maigre ! Lorsqu’à la maison je voulus inventorier les dépouilles que je venais de conquérir, je trouvai…

LA MARQUISE.

Combien de louis ?

HECTOR.

Seize livres, sept sous, neuf deniers.

LA MARQUISE.

Diantre ! Quelle fortune !

HECTOR.

Baste ! Comme de ma vie je n’avais pourtant possédé tant d’argent, je pris mon parti. — Tout coup vaille, me dis-je, il y a dans tout ceci plus de bien que de mal…

LA MARQUISE, interrompant.

Chut !… J’entends du bruit sous la porte cochere… C’est une voiture qui entre dans la cour… Serait-il déja l’heure où j’ai dit que je serais visible !…

(Elle regarde à sa montre.)


Et plus !… Comme le tems passe avec toi !… On siffle… Il n’y a pas moyen de s’en dédire… Échappe-toi par cette petite porte ; tu trouveras aisément l’escalier dérobé… À propos ! va dire, sur-le-champ, de ma part, à Morguin (c’est mon maître d’hôtel) que tu es valet-de-chambre-coiffeur, et qu’il t’arrange convenablement…

HECTOR.

Vous êtes bien bonne, Madame.

LA MARQUISE.

Plus d’Hector : ce nom sent trop la livrée ou les planches… Attends : veux-tu t’appeller… Belamour ?

(Souriant.)


Je ne vois rien qui te convienne mieux.

(Il s’incline. — On siffle.)


Encore ! L’univers va venir à la file ! — Belamour donc ?

HECTOR, avec feu.

Amour, du moins.

(Ils s’embrassent.)


Disposez de votre serviteur.

(Elle redouble de caresses.)


Ô jour le plus beau de ma vie !

LA MARQUISE, avec une tendre inquiétude.

On pourrait encore, je crois, avant de se quitter…

(Elle paraît fort agitée.)


Mais non, il faut être raisonnables…

                  (Ses yeux sont comme égarés : tout-à-coup de feu, tout-à-coup larmoyans de desirs.)


Cela serait pourtant drôle, tandis qu’ils sont là.

(Hector se jette à corps perdu dans ses bras.)


Va, ce transport me suffit… Je ne souffrirai pas… Tu te tues !

(Il ne tient compte d’une faible
résistance.)


Attends donc…

(Elle donne des facilités.)


Puisque tu le veux absolument…

(Il l’enfile. —
On siffle. — Elle se fâche.)


Eh foutre ! qu’ils prennent patience ! —

Ils expédient le plus diligemment qu’ils peuvent cette reprise amoureuse. Pendant leur chaude besogne, ils gardent l’un et l’autre un silence absolu. Mais leur allure est le superlatif de la vivacité. On n’entend qu’accens et soupirs : l’ottomane gémit sous des secousses précipitées. Ils tombent dans le plus complet délire… Hector se dégage enfin : la Marquise se tordant sur le meuble, dit :


Et l’on survit à cela !

Hector lui baise la main et se retire. Elle sonne un moment après : on vient la mettre en état de se montrer à la compagnie.





Depuis bien long-tems la Marquise n’avait pas passé toute une nuit sans faire un peu des siennes ; mais l’agréable après-midi qu’elle avait eue tête-à-tête avec le cher Hector, avait si bien calmé ses sens, que s’étant fait mettre au lit, à minuit, par ses femmes, elle dormit tout d’un trait jusqu’à dix heures. Philippine, la favorite, qui avait ordre d’entrer aussi-tôt que la sonnette se ferait entendre, parut exactement à ce signal. Il y eut entr’elle et sa maîtresse, l’entretien qui suit :

PHILIPPINE.

Il faut chanter alléluia, Madame : si le régime dont vous commencez, à vivre peut durer, je vous garantis cent ans de vie et de fraîcheur.

LA MARQUISE.

Pourquoi cela, Philippine ?

PHILIPPINE.

Comment donc ! hier vous dînez seule, avec deux auteurs qui vous quittent aussi-tôt qu’ils ont pris le café ; vous aviez mangé sobrement ; vous vous êtes enfermée ensuite…

LA MARQUISE.

Ces deux personnages qu’on m’avait donnés pour merveilleux, m’avaient tant ennuiée !

PHILIPPINE.

Vous êtes bien bonne aussi de vous y laisser attraper ! Qui ne connaît ces Messieurs ! Si leur esprit peut être bon à quelque chose dans la société, du moins n’est-ce pas aux heures de la table qu’il faut le mettre à l’épreuve. — Les voilà partis. — Personne, ensuite, ne vient troubler votre solitude… M. le Tréfoncier, pourtant… Mais celui-ci n’est pas homme à vous avoir beaucoup fatiguée ?…

LA MARQUISE.

Oh ! je te jure bien qu’il est sorti sans m’avoir touché du bout du doigt.

PHILIPPINE.

Cela est très-possible. — Le soir vous donnez un souper sérieux. On ne joue point. À minuit tout le monde se retire. M. de Limefort n’est pas même excepté ! Vous couchez très-seule ! Je ne me rappelle pas d’avoir vu rien de pareil depuis que j’ai l’honneur d’être à vous.

LA MARQUISE, souriant.

Je me réforme, apparemment. —

(Moment de silence.)
PHILIPPINE.

… C’est un bien joli garçon, Madame, que ce M. Belamour, qui est entré hier à votre service ?

LA MARQUISE, d’un air indifférent.

Il n’est pas mal. Le Tréfoncier, son protecteur, me l’a recommandé, et m’assure que c’est un fort bon sujet, qui coiffe à merveilles.

PHILIPPINE, observant.

Il est aussi fort aimable… M. Morguin nous le présenta solemnellement à souper. Comment donc ! Ce nouveau venu se conduisit et parla comme un homme de qualité !

LA MARQUISE.

Ah ! je connais nombre de nos petits débutans, qui n’ont pas, à beaucoup près, autant de savoir-vivre.

PHILIPPINE, observant.

Cela est d’autant plus étonnant, que ce M. Belamour… n’est pas grand’chose par lui-même.

LA MARQUISE.

Que voulez-vous dire ?

PHILIPPINE.

Eh ! mon Dieu !… on sait ce qu’on sait : il vient de Dijon, n’est-ce pas ? du moins il y a été élevé ?

LA MARQUISE.

Je ne m’en suis pas informée.

PHILIPPINE.

Oh bien, il a été garçon-perruquier dans ce pays-là.

LA MARQUISE.

Il faut bien avoir appris son métier quelque part.

PHILIPPINE.

Assurément. — Parlez-lui seulement de M. Cornu, son premier Bourgeois.

LA MARQUISE.

Qu’est-ce que cela me fait à moi ?

PHILIPPINE.

Et à moi, s’il vous plaît ?

LA MARQUISE.

D’où vous vient donc tant de souci ?

PHILIPPINE, avec malice.

Ah ! c’est que vous ignorez, Madame, qu’il y eut hier soir, à la table de l’office, une reconnaissance ! Mlle  Nicole et M. Belamour se sont connus autrefois.

LA MARQUISE.

Ah ! j’y suis. Comme connaissance de Nicole, M. Belamour, malgré tout son mérite, a eu le malheur de vous déplaire ?

PHILIPPINE.

Je ne dis pas cela, Madame : mais, par l’entretien qu’il a eu devant nous avec ma bonne camarade…

LA MARQUISE.

Mon Dieu, ma chere Philippine, ce ton ironique vous sied mal. Votre camarade et vous, vous êtes tout au moins au pair pour la malignité. Vous vous détestez réciproquement, et ne manquez pas une occasion…

PHILIPPINE.

Pour mon compte, Madame, je suis, de bonne foi, je conviens de n’aimer point Mlle . Nicole. On aurait beau dire et beau faire, je serais cent ans dans la même maison avec cette gaupe-là…

LA MARQUISE, en colere.

Mlle . Philippine ! vous vous oubliez, je pense. Mésuser à ce point de mes bontés…

PHILIPPINE.

Ma bonne, mon adorable maîtresse, pardon. Ne me grondez pas sans m’entendre. Vous savez à quel point je vous suis attachée, et si quelqu’un me déplaît ici, c’est toujours à cause de vous.

LA MARQUISE.

Finissons. Toutes ces tracasseries domestiques m’excedent.

PHILIPPINE.

Mais enfin, Madame, si jamais rien ne s’éclaircissait…

LA MARQUISE.

Il faudrait commencer par ne rien troubler. Que je n’entende jamais parler de vos démêlés avec une fille… qui me plaît d’ailleurs, et qui est votre ancienne ici. Je vous ai fermé cent fois la bouche sur tout cela ; ne me forcez pas à vous en faire encore souvenir.

PHILIPPINE.

Madame ? c’est que j’aurai toujours sur le cœur cette affaire-là. Vrai comme j’ai une ame, vous m’avez, bien à tort soupçonnée d’avoir jasé. C’est Me. la Comtesse[7] qui a tout dit, apparemment, à Nicole qu’elle avait attirée chez elle. Vous devinez bien à-peu-près pourquoi ? Mon Dieu ! il n’y a pas de quoi tant se renfler. Il n’a tenu qu’à moi d’avoir la préférence… Oui : Madame, c’est votre fausse amie qui a mis ainsi Nicole au fait, ce n’a pas été moi je vous jure… Si jamais le mot âne est sorti de ma bouche devant cette créature, que je perde la tête sur un billot !…

LA MARQUISE.

Il faudrait que la Comtesse eût été folle.

PHILIPPINE.

Eh bien ! voilà que vous n’êtes pas encore détrompée ! C’est pourtant comme cela. C’est Me. la Comtesse, elle seule, qui peut avoir parlé. Le mal de la chose, c’est que depuis que votre Dlle. Nicole sait ce vilain secret-là, nous n’avons pas la moindre petite contestation ensemble qu’elle ne se mette à contrefaire le braîment de votre âne… et puis, tout le monde se moque de moi ! Vous entendez bien, Madame, qu’il faut que tout cela finisse ? et que malgré le prodigieux attachement que j’ai pour Madame, je ne resterai pas dans une maison où se renouvelle à tous momens cette humiliante avanie.

LA MARQUISE.

À votre aise, Mademoiselle. Quant à renvoyer Nicole, à qui tout le bien que je vous veux ne m’empêche pas d’en vouloir beaucoup aussi, songez que, si vous me forcez à la sacrifier, vous pourrez, en même-tems, chercher à vous pourvoir.

PHILIPPINE, pleurant.

Que je suis malheureuse !

LA MARQUISE.

La petite Comtesse peut avoir oublié ce qu’elle se devait à elle-même, et dit ce qu’elle aurait dû ne dire jamais : au reste, tout cela est déja un peu ancien ; on n’en parlerait plus, sans votre mésintelligence journaliere, qui ressuscite à chaque moment quelque sottise oubliée. La Comtesse ne peut avoir parlé que d’une seule soirée ; si vous n’avez rien dit, vous, de ce qui s’est, après cela, passé dans notre petit particulier,…

PHILIPPINE.

Bonté divine ! moi m’être vantée de pareille chose !… Je voudrais aujourd’hui, Madame, qu’il m’en eût coûté un bras, et que je n’eusse jamais eu la rage de vouloir apprendre, à votre imitation, ce qu’un âne peut nous faire de bien. Mais j’avais vu Me. la Comtesse, je vous avais vue, vous avez, exigé…

LA MARQUISE.

Mon Dieu ! vous en creviez d’envie, et nous n’en sommes mortes ni les unes ni les autres. — Mais laissons cela. Je veux bien parler à Nicole, et l’engager à se mieux conduire à ton égard. Au surplus, il ne tiendra qu’à toi d’avoir la paix, car je sais que cette fille t’aime ; et je suis sûre que ce qu’elle t’a fait de chagrin est moins l’effet d’une haine naturelle, que d’un amour-propre révolté.

PHILIPPINE.

Ce sera ce que vous voudrez, Madame : mais, à bon compte, elle me fait endiabler, et je suis terriblement animée contre elle…

LA MARQUISE.

On essayera de vous raccommoder ; si la chose est impossible, vous aurez la complaisance de sortir toutes deux de chez moi : je souhaite que vous rencontriez mieux ailleurs…

PHILIPPINE, prenant les
mains de la Marquise, et les baisant.

Où le pourrait-on, Madame ? N’êtes-vous pas la bonté, la générosité même ! Non, non, vous me fouleriez aux pieds, que je ne voudrais pas vous quitter.

LA MARQUISE, avec bonté.

Eh bien ! donc, demeure, et vis en paix. Mais fais-moi descendre Nicole tout de suite : tu diras, en passant, que d’ici à deux heures je ne veux être importunée par qui que ce soit.

(Philippine sort.)





La Marquise n’est seule que le tems qu’il faut à Philippine pour amener sa camarade. — On entend, dans la piece qui précede.

NICOLE, disant avec aigreur :

Si c’est pour me procurer quelque mercuriale, Mlle . Philippine, que vous vous êtes donné la peine de venir me chercher, je suis bien votre très-humble servante. Ce message de votre façon m’est suspect ; et j’ai bien envie d’attendre que Madame m’envoie quelque autre députation…

LA MARQUISE, entendant.

Entrez, Mademoiselle : c’est par mon ordre.

(On entre.)
NICOLE, respectueusement.

Qu’y a-t-il pour le service de Madame ?

LA MARQUISE.

Mettez-vous là toutes deux… Asseyez-vous… je vous le permets…

(Elles sont assises.)


Écoutez, mes enfans : je vous aime l’une et l’autre, vous le savez ? je crois vous en avoir donné des preuves ?

NICOLE.

Assurément, Madame.

PHILIPPINE.

Vous savez, Madame, Combien j’en suis pénétrée de reconnaissance.

LA MARQUISE.

Eh bien ! pour me récompenser, vous me faites, à l’envi, tout le chagrin que vous pouvez.

NICOLE.

Comment cela, Madame ?

LA MARQUISE.

Vous qui parlez, vous détestez Philippine, la meilleure enfant du monde ; et pour la faire bien enrager, vous faites, dit-on, cent mauvaises plaisanteries sur certaine aventure d’âne, dont je suis sûre que la Comtesse de Motte-en-feu vous aura fait un récit peu fidele ?

NICOLE.

À moi, Madame !

LA MARQUISE.

Bon Dieu, Mademoiselle ! ne jouez pas tant la discrete, quand il s’agit de nous expliquer. Trop souvent vous parlez hors de propos, et très-mal.

NICOLE.

À ne point mentir, Madame, je tiens, de M.me la Comtesse de Motte-en-feu, certaine anecdote singuliere…

(Sourire malin, en regardant
Philippine.)


laquelle, au surplus, peut n’être pas vraie…

LA MARQUISE.

Sachons ce que la Comtesse vous a dit ?

NICOLE.

Que certain soir, (il y a long-tems de cela) dans un moment de gaieté, vous aviez ensemble agité la question de savoir si, pour les charmes d’une chrétienne, un baudet pourrait se mettre en frais d’amour, et la traiter comme une ânesse.

LA MARQUISE.

Elle a dit vrai.

NICOLE.

Comme elle était pour l’affirmative, Madame pour la négative, vous avez parié.

LA MARQUISE.

Cela est encore vrai. Après ?

NICOLE.

Que pour l’appas de dix louis, pariés au profit de M.lle Philippine, celle-ci s’était soumise à l’essai, et que M. votre âne l’avait très-bien enfilée.

PHILIPPINE, se récriant.

Ah l’horreur ! Moi ! Madame, vous savez…

LA MARQUISE, à Philippine.

Paix.

(À Nicole.)


La Comtesse a dit,… (prenez bien garde à ne point mentir) que c’était Philippine qui s’était prêtée à l’expérience, pour recevoir l’âne, et qui l’avait effectivement reçu ?

NICOLE.

Je fais serment, Madame, que c’est ainsi qu’on me l’a raconté.

LA MARQUISE.

Eh bien, ma fille, on t’a menti grossiérement. Nous fîmes, à la vérité, l’enfance de débattre la question et de parier ; mais ce fut la Comtesse qui, bien contre mon gré, voulut absolument en avoir son cœur clair. Elle me rendit, à force d’instances, curieuse, à mon tour, de savoir ce qu’il pourrait résulter d’une aussi bizarre épreuve. La Comtesse aurait sans doute mieux fait de garder tout cela dans le fond de son cœur ; mais, puisqu’elle avait la rage d’en parler, elle devait bien du moins dire les choses comme elles furent, et ne point calomnier avec tant d’impudence la pauvre Philippine. Ce fut, puisqu’il faut le dire, ce fut la Comtesse elle-même… entendez-vous, Nicole ? Elle qui, pour son propre compte, voulut absolument s’exposer au baudet, et qui, le violant en quelque façon, eut le front de lui prodiguer, sous nos yeux, les plus intimes faveurs. Nous en frémissions ; nous croyions qu’elle allait se faire tuer… Elle, intrépide, non-seulement fit la chose de gaieté de cœur, mais, bien plus, donna des marques de la plus complette satisfaction.

NICOLE.

Les bras m’en tombent, Madame ! Une Comtesse ! Une miniature comme cela !

LA MARQUISE.

Voilà pourtant l’exacte vérité. Tu vois, Philippine, que bientôt on s’entendra ? Mais, tandis que nous y sommes, vuidons tout de suite le baquet. — Je vous connais, M.lle Nicole, et je sais que vous aimez les femmes à la fureur. Je vous ai même vu tâtonner Philippine avec acharnement.

PHILIPPINE.

Cela est bien vrai, Madame. Mais elle vous dira que je n’ai jamais voulu…

LA MARQUISE, à Philippine.

Il serait humiliant pour elle d’en convenir, et je trouve impoli de votre part de l’avoir avancé… Nicole est une charmante créature, très-saine, d’une scrupuleuse propreté…

PHILIPPINE.

Je n’ai pas voulu dire, Madame, qu’elle me répugnât ; il s’en faut beaucoup… mais…

(Elle
observe la Marquise.)
LA MARQUISE.

Ce mais veut-il dire que, me servant de vous, vous aviez, la délicatesse de ne point vouloir vous partager ? Cette réserve était obligeante pour moi… Mais, Nicole qui ne pouvait pas savoir…

NICOLE.

Assurément, Madame, il m’aurait mal convenu de me mêler de vos petits amusemens secrets, comme je ne parle pas de ce qu’il faut que les autres ignorent. Quand il plaît à Madame de m’employer… je fais mon devoir.

LA MARQUISE, les regardant tour-à-tour.

Ainsi donc, vous étiez, brouillées pour rien, comme de vraies sottes ?

NICOLE.

Moi, Madame, je n’ai pas à me reprocher d’avoir jamais fait du mal à M.lle Philippine. Elle m’a refusée, cela n’est pas flatteur ; mais je le lui aurais aisément pardonné. Elle n’a point couché, pour dix louis, avec votre âne ; mais une personne que je supposais digne de foi me l’avoit assuré. J’avais saisi ce fait ridicule comme me donnant une arme contre une personne que je n’aimais plus. Puisqu’il est faux, j’ai eu tort de la mortifier à ce sujet-là : j’en demande pardon ; cependant si elle n’est point catin à baudet, je ne suis pas non plus une bardache, moi…

PHILIPPINE.

Que voulez-vous dire, s’il vous plaît ?

NICOLE, à la Marquise.

Oui, Madame : un jour que M. Boujaron, de puante mémoire, voulait faire des siennes avec elle… c’est-à-dire…

LA MARQUISE.

Je vous comprends, poursuivez.

NICOLE.

La chronique prétend que, livrant sans façons l’endroit naturel, elle s’excusa de ne pas mieux complaire à M. Boujaron, et lui dit : « Voyez si cela vous convient ; je ne suis pas une Nicole, moi. »

PHILIPPINE, élevant les mains.

Est-ce un songe ! Pouvez-vous bien…

(À la Marquise.)


Tenez, Madame, je vous jure sur ma damnation… Si jamais cet exécrable bouc a touché la moindre partie de mon corps… Si fait, pourtant : un matin, comme j’arrangeais votre feu, je ne m’attendais à rien, et l’insolent, par surprise, me fourra sa main…

LA MARQUISE.

Je le sais : j’étais dans ma garde-robe.

PHILIPPINE.

Eh bien, Madame, vous savez, donc sur quel pied nous étions ensemble ? — Moi ! prêter jamais ni devant ni derriere à ce malheureux-là ! — Quant au propos qu’il m’a fait tenir… y a-t-il du bon sens ? Jamais il ne m’avait ouvert la bouche de Nicole, que pour m’assurer, comme il s’en vantait souvent, qu’excepté le Suisse et moi… (et Madame, bien entendu !) il avait florentiné toute la maison…

                  (Nicole se mouche avec assez d’affectation pour qu’on puisse supposer qu’elle veut laisser à certaine rougeur subite et motivée, le tems de diminuer.)


Vous pensez bien que je n’en croyais pas un mot ! de Nicole, particuliérement, pas un mot… Je ne l’aurais pas soupçonnée plus capable que moi de faire quelque chose pour ce magot-là…

LA MARQUISE, souriant.

C’est assez.

(À Nicole.)


Vous voyez qu’elle a l’air d’être de la meilleure foi.

NICOLE.

Elle me persuade aussi…

LA MARQUISE.

Ainsi, mes amies, tous vos si grands griefs se réduisent à rien ?

NICOLE.

On le dirait.

LA MARQUISE.

Vous êtes toutes deux gentilles ; toutes deux vous avez le cœur excellent ; et vous seriez faites pour vivre d’autant mieux ensemble que vous vous chauffez à peu près du même bois… Je vous aimerais avec une parfaite égalité, si vous, M.lle Philippine, vous n’étiez pas jalouse, comme un vieux chat, de tout ce que j’ai l’air de voir avec un certain plaisir autour de moi ; et si vous, M.lle Nicole, vous n’étiez pas sujette à l’humeur comme un vieux dogue, et caustique comme un démon. Mais, puisqu’il faut avoir de l’indulgence pour les personnes avec qui l’on vit, je vous prie seulement de vous corriger autant que possible, et de bien vivre ensemble : pour lors, je me charge de faire ensorte que toutes deux vous soyez heureuses avec moi… Ça ! qu’on s’embrasse ?…

(À cet ordre elles font un mouvement également prompt pour s’approcher. Elles se baisent d’abord joue à joue des deux côtés. C’est Nicole qui essaie la premiere de mettre sa bouche sur celle de Philippine ; celle-ci répond de grand cœur à ce franc témoignage d’amitié. Nicole, alors, risque de donner un petit bout de langue, Philippine rougit jusqu’au blanc des yeux, et riposte.)

LA MARQUISE, sur son séant,
suivant tout cela de l’œil avec
la derniere attention.

Bien… bien, mes enfans. Elles sont charmantes ! Cela me met toute… Écoutez-moi, vous autres…

NICOLE.

Madame ?

LA MARQUISE, à mi-voix.

Est-on en sûreté ici ?… Voyez…

(Toutes deux
courent aux portes.)
PHILIPPINE.

Il n’y a personne dans les pieces précédentes.

NICOLE.

Les cabinets sont fermés.

LA MARQUISE.

Il faut que je complète à présent mes bonnes actions. Approchez l’une et l’autre…

(Elle prend à
chacune une main.)


N’est-ce pas, Philippine, qu’un baiser tel que celui de Nicole veut dire quelque chose de plus qu’un simple retour d’amitié ?

(Philippine sourit et baisse les yeux.)


N’est-ce pas, Nicole, que tu as bien envie de cette petite créature-là ?


Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T1-p.249
Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T1-p.249
NICOLE, avec desir.

Elle le sait bien, la fripponne ; mais elle ne m’aime plus.

PHILIPPINE, avec vivacité.

Moi ! je t’aurais aimée à la folie, sans tes méchancetés.

NICOLE, avec amitié.

Eh bien, ne penses plus : tu me vois à tes genoux pour t’en demander excuse.

                  (La Marquise,
qui prévoit que le moment est favorable pour se donner un de ces spectacles dont son ardente imagination est toujours avide, saisit Philippine par les épaules, et la fait tomber à la renverse sur le lit. Nicole, au fait, et pressée par ses propres desirs, acheve de culbuter Philippine, en passant un bras pardessous la cuisse découverte de celle-ci. La Marquise se charge du soin de relever juppe et chemise plus haut que la ceinture. Tout ce que Philippine a de charmant est la proie des yeux de la Marquise et de Nicole, dont les levres brûlantes se portent aussi-tôt sur le centre des voluptés ; la langue cherche et trouve aisément le point magique.)

LA MARQUISE.

Que je voie, pour mes peines, et bien à mon aise, ces charmans ébats.

                  (Elle assujettit Philippine, et lui manie la gorge, qu’elle a, comme on sait, de la plus fraîche beauté. Nicole fait l’autre office avec toute la vivacité qu’y mettrait l’amant le plus épris. Philippine, par ses soupirs, par les oscillations précipitées de son sein, par le trémoussement de ses fesses, et par ce léger bruit intestin que les experts connaissent à merveille, donne des indices frappans du plaisir extrême qu’elle goûte. Nicole, embrasée, veut passer une de ses mains par la fente de ses juppons, et pense à se soulager ; la Marquise l’en empêche, et exige que cette main reparaisse. Elle dit, en s’en assurant :)

LA MARQUISE, très-bas.

Fi donc ! Philippine n’est pas fille à demeurer en reste ; et si cela pouvait être, j’acquitterais plutôt sa dette.

                  (Philippine soupire trois fois un ah ! bien expressif, et pâme… Elle est à peine revenue que, d’elle-même, elle jette ses bras autour du cou de Nicole, et la baise avec transport ; ce qui fait ajouter à la Marquise :)


Bien ! parfaitement bien. C’est ainsi que j’aime à voir se comporter…

                  (Philippine, en même-tems, attaque sa camarade sous le linge ; mais comme elle est bien moins forte et grande, elle n’entreprend point de renverser Nicole.)

PHILIPPINE, souriant.

Si je suis réduite à te violer, comment faire ?

NICOLE.

Ah ! je ne suis pas si farouche… Mais, devant Madame !

LA MARQUISE.

Bonne réflexion ! Si ces folies pouvaient m’offenser, il serait bien tems d’y penser, n’est-ce pas ! — Allons, arrangez-vous, circonspecte beauté !

(À Philippine.)


Elle voudrait déja te tenir.

                  (Nicole s’arrange : Philippine, à la vue des plus superbes formes, et d’un orifice de corail d’une extrême fraîcheur, ombragé d’une large et noire toison prodigieusement touffue, ne peut se défendre d’un instant de surprise.)

PHILIPPINE.

Voyez donc, Madame ! se peut-il rien d’aussi desirable !…

LA MARQUISE.

Nous savons tout cela par cœur. Au fait.

(Nicole, résignée, attend avec ferveur le moment du plaisir : il naît pour elle au premier attouchement de la jolie langue de Philippine ; celle-ci, qui ne veut pas faire à demi les choses, s’essuie adroitement la bouche, et recommence sans qu’on ait eu le tems de se déplacer. La Marquise, malgré sa grande expérience, ne s’est pas apperçue de ce premier effet ; c’est qu’elle s’occupait assez sérieusement de la ferme gorge et des superbes cheveux de Nicole : Philippine, infiniment habile de la langue, (ayant reçu de la Marquise d’excellentes leçons) promene son amie par tous les degrés de la volupté. Nicole, d’un tempérament bouillant, et d’une vigueur peu commune, éprouve, jusqu’au délire[8], la crise du plaisir reconnu pour être le plus sublime. — Après l’affaire bien consommée, et ces Demoiselles étant bien remises :)

PHILIPPINE, dit à Nicole.

Qui de nous deux, maintenant, aura la faveur de faire goûter à notre bonne maîtresse l’hommage d’une si juste reconnaissance ?

NICOLE.

Toutes deux : nous l’espérons ; ou, puisque c’est toi qui as l’avantage d’avoir ouvert l’avis, céde-moi celui d’exécuter la chose.

LA MARQUISE, leur donnant
à chacune une main qu’elles portent
aussi-tôt à la bouche.

Je sens, comme je le dois, ce que cette contestation a pour moi d’obligeant. Mais, pour le moment, mes bien-aimées, je ne veux rien de vous. Allez en paix : soyez désormais inséparablement unies, et ne songez de vos jours à me quitter. — Écoute, Philippine…

(La Marquise lui ordonne, à l’oreille, de prendre, dans sa cassette, six louis pour elle-même, et d’en donner autant à Nicole.)


Ça, mes enfans, je me leve tout de suite, car j’ai bien de la besogne aujourd’hui…


On s’empresse de préparer tout ce qui est nécessaire. Comme l’usage de la Marquise est de se mettre toute nue pour changer de linge, les réconciliées, en lui rendant ce service, baisent en mille endroits le superbe corps de leur Dame. Il n’en faudrait pas tant pour l’embraser, si elle n’avait des projets qui demandent, de sa part, qu’elle se prive de plaisirs peu réels en comparaison de ceux qu’elle espere. Quand elle est habillée pour le matin, et que, selon son usage, elle a respiré, pendant un quart-d’heure à son balcon, l’air du jardin, elle se fait donner son chocolat, déjeûne, prend un livre, et congédie ces Demoiselles, après leur avoir donné à chacune un baiser. — Elles se retirent de la meilleure humeur du monde, sautant, et les bras mutuellement enlacés autour du corps.


Fin de la troisieme partie du Premier Volume.
  1. Citation d’une mauvaise chanson, et les mêmes mots dont Bazile (qui la connaissait apparemment) se sert dans les nôces de Figaro.
  2. C’est aussi le titre de ces Messieurs.
  3. Chenu avait quitté à la mort du Marquis.
  4. Ce coup de théatre était combiné d’avance entre le Comte et son protégé. Le Prélat avait prescrit la conduite que va tenir Hector.
  5. Bricon fugitif, comme on sait, après la mort de l’illustre Boujaron, avait été accueilli en Allemagne, par le Tréfoncier. Celui-ci avait ramené Bricon à Paris, en qualité de Bonneau intime. C’est Bricon qui a mis le Tréfoncier en liaison avec la Marquise. Ce qu’il vient de dire suffit pour qu’elle comprenne que Bricon a publié la petite complaisance qu’elle a eue pour le vilain prêtre.
  6. Fauteuil de forme antique et très-volumineux.
  7. La petite Comtesse de Motte-en-feu.
  8. Entreprendre de décrire tout cela, ce serait offenser le lecteur, à qui nous supposons de l’imagination, du goût pour ces images, et assez d’expérience pour se les bien tracer. Pour qui connaît les femmes du genre de celles-ci, nous en avons dit assez ; pour tout autre, nous en dirions davantage, que notre objet ne serait pas mieux rempli. (Note du Docteur.)