Le Diable aux champs/6/Scène 12

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 285-291).



SCÈNE XII


Au prieuré


Dans une vieille chapelle servant d’atelier aux artistes.


EUGÈNE peint, DAMIEN grave, ÉMILE écrit, MAURICE entre.


MAURICE. — Eh bien, c’est comme ça que vous faites la pièce !

EUGÈNE — Eh bien ! et toi, qui es dehors depuis une heure ?

MAURICE. — Il a bien fallu conduire l’Anglais à mon palais vénitien.

DAMIEN. — Où prends-tu ce chef-d’œuvre d’architecture ?

MAURICE. — À la maison blanche. Monsieur Brown attend sa femme, ou plutôt il ne l’attend plus, car elle vient d’arriver chez Jacques, et elle va demeurer avec ses filles dans ledit palais moresque.

EUGÈNE. — Bah ? En voilà une, de nouvelle ! Elles sont jolies ?

MAURICE. — Les filles de Ralph ? Deux anges, deux madones, deux houris, deux…

DAMIEN. — Tu les as vues !

MAURICE. — Non, mais je m’en flatte.

EUGÈNE. — Qu’est-ce que ça te fait ?

MAURICE. — C’est qu’elles viennent ce soir à notre comédie.

EUGÈNE. — Bon ! Tu ne mens pas ?

MAURICE. — Vous le verrez… si nous avons une comédie ! Et je commence à en désespérer, car vous voilà, permettez-moi de vous le dire, messeigneurs, en train d’en faire une, comme moi d’aller chanter vêpres !

EUGÈNE. — Elle est faite, mon général. Il n’y manque plus que le dénoûment. Tu vois bien qu’Émile est en train de mettre au net le canevas.

MAURICE. — Pas de détails, pas d’analyse, Émile ! ça embrouille ! Trois mots pour chaque scène… Le Docteur accorde la main de sa fille à Léandre. Pierrot reçoit les confidences d’Arlequin. Il n’en faut pas davantage pour des improvisateurs qui savent leur affaire.

ÉMILE. — Soyez tranquille. Je suis au courant de la Forme. Ne me parlez pas, je me dépêche.

MAURICE. — Ah çà, qu’est-ce que c’est que cette rage de travail, vous autres ? Un jour rempli d’émotions comme celui-ci !

EUGÈNE. — Quelles émotions ? Le public de ce soir ? Attends que nous ayons vu si ces nouveaux visages en valent la peine. Jusque-là, il faut toujours piocher et se dépêcher pour l’ouverture du Salon… qui n’ouvrira pas cette année, qui n’ouvrira plus jamais, à ce qu’on dit.

MAURICE. — Au fait, puisque vous travailliez, je vais suivie le bon exemple, ô vertueux amis ! Qu’est-ce que tu grattes maintenant, Damien ? Encore ton Christ ! Il était fin hier.

DAMIEN. — Ah ! oui, fini ! Est-ce qu’une gravure est jamais finie ? Et toi, qu’est-ce que tu vas brosser ?

MAURICE. — Mon tableau n’est pas sec… Je vas ébaucher un groupe d’enfants que je viens de voir dans le village. C’était éclairé, mon cher !… c’était un peu joli, va !

EUGÈNE. — Avant de t’asseoir, donne donc un peu de jour. On n’y voit plus. Est-ce qu’il pleut ?

MAURICE. — Non, un nuage qui passe. Gare le gris, Eugène !

EUGÈNE. — Ma foi, je n’y vois plus que du gris, en effet ; je vas dessiner.

DAMIEN. — Vous n’en avez pas pour longtemps ! Si ça continue comme ça, nous n’y verrons plus dans un quart d’heure.

MAURICE, dessinant. — Quelle heure est-il donc ?

DAMIEN. — Je ne sais pas, mais il me semble que le jour tombe.

MAURICE. — Ah diable ! et dîner ! et préparer tout !

EUGÈNE. — Tout est prêt, nous nous sommes couchés assez tard pour ça, cette nuit.

MAURICE. — Eh bien, et la pièce ? et le dénoûment ? Y êtes-vous, Émile ?

ÉMILE. — Tout à l’heure.

DAMIEN. — Écrivez gros ! Pas de pattes de mouche !

MAURICE. — Mais le tenez-vous, le dénoûment, vous autres ?

EUGÈNE. — Nous comptions sur toi pour l’apporter.

MAURICE. — Sans que je connaisse le second acte ?

DAMIEN. — Depuis quand, esprit fécond, le préoccupes-tu d’un souci vulgaire ?

MAURICE. — Il est vrai que nous avons toujours le dénoûment à toute sauce, la selle à tous chevaux, la mort du diable. Ah ! tiens ! je n’y pensais plus. Il est dans le caveau de Saint-Satur, et il fait des miracles !

EUGÈNE. — Abominable profanation, messeigneurs !

DAMIEN. — Pas du tout. Le curé de Saint-Abdon nous l’a très-bien dit. Ce morceau de bois n’avait jamais fait de mal à personne. Dans toutes les églises d’Italie, on vénère comme images chrétiennes des statues de dieux du paganisme.

ÉMILE. — N’importe ! Il a tort, mon ami le gros curé !

MAURICE. — S’il y est forcé par le paganisme de ses chers paroissiens !

ÉMILE. — Bah ! on les guérit de cela, au lieu d’y céder ! Le curé de Noirac en est venu à bout.

MAURICE. — Aussi n’est-il pas en bonne odeur auprès des vieilles femmes de sa paroisse !

ÉMILE. — On les laisse crier !

DAMIEN. — Écrivez donc, vous ! la pièce ne sera pas finie. Il n’y aura que la pièce qui manquera à la représentation !

MAURICE. — Qu’est-ce que tu dis de ça, toi, le diable ?

DAMIEN. — C’est une métaphore.

MAURICE. — Mais comment arranges-tu que les paysans, qui y croient jusqu’à l’évoquer, rient comme des bossus quand ils nous le voient pendre ? Et le curé lui-même, ça ne le scandalise pas de voir tuer le diable ! Les gouvernements les plus catholiques n’ont jamais fait renverser par la police les baraques en pleine rue où Polichinelle, plus fort que l’ange rebelle, l’occit ni plus ni moins que le juge et le commissaire !

EUGÈNE. — Eh bien, comment expliques-tu les mystères et sotties du moyen-âge, où les saints disaient tant de gaudrioles et de coq-à-l’âne ?

DAMIEN. — Et les pièces d’Aristophane, où les dieux les plus vénérés du paganisme disaient et faisaient mille ordures !

MAURICE. — Donc, c’est qu’on s’est toujours moqué de la figure, du symbole, comme dirait le père Jacques, ce qui n’empêchait pas de respecter ou de craindre l’idée cachée sous le symbole.

EUGÈNE. — Tu es fort, toi ! Comme tu retiens ça !

MAURICE. — Mais voyons, sans rire, est-ce vrai que nous sommes portés au mal, et qu’il y a dans nous, ou autour de nous, une attraction mystérieuse pour ce qui nuit aux autres et à nous-mêmes !

ÉMILE. — Je le nie !

DAMIEN. — On ne vous parle pas. Écrivez donc !

MAURICE, regardant le dessin d’Eugène. — Que diable fais-tu là ? Est-ce un chien ou une casquette ?

EUGÈNE. — Tu vois bien que c’est une casquette, puisque ça n’a pas de pattes !

MAURICE. — Enfin, je vous le demande ? sommes-nous méchants par nature, ou bien y a-t-il un principe de méchanceté répandu dans notre atmosphère, qui nous bouscule l’entendement ?

EUGÈNE. — Grave question, messeigneurs ! Moi, je crois au diable sous une figure palpable : une bouteille de Champagne ou la belle Myrto. Voilà les principes sataniques qui flottent dans nos atmosphères !

DAMIEN. — Ce grand esprit vient d’éclairer la question ! Le diable est dans les êtres qui nous entourent, donc il est en nous aussi, à moins que nous soyons des anges. (À Émile.) Qu’en pensez-vous, hein, swédenborgiste ?

ÉMILE. — Moi ? pas du tout !

DAMIEN. — Écrivez donc ! on ne vous dit rien.

MAURICE. — Bah ! nous ne sommes ni anges, ni diables.

EUGÈNE. — Nous sommes donc des bêtes ?

ÉMILE. — C’est mon avis pour le moment.

DAMIEN. — Ah çà ! vous tairez-vous, bavard insupportable On ne peut pas se livrer tranquillement aux douceurs de la métaphysique sans que monsieur s’en mêle ?

MAURICE. — Oui, nous sommes de rudes métaphysiciens ! Nous ne pouvons pas seulement nous expliquer ce que c’est que le diable.

EUGÈNE. — Sais-tu pourquoi ?

MAURICE. — Non.

EUGÈNE. — C’est qu’il est mort.

DAMIEN, qui s’est levé et qui regarde à la fenêtre. — Oui, pas mal ! Le voilà qui passe !

MAURICE. — Où donc ?

EUGÈNE. — Le curé de Saint-Abdon nous le rapporte ? Il ne peut pas venir à bout de son éducation ?

DAMIEN. — Ma foi, c’est elle, c’est bien elle !

(Maurice et Eugène courent à la fenêtre.)

MAURICE. — Qui donc, elle ?

EUGÈNE. — Ma foi oui, Myrto ! la perle des favorites de Satan !

MAURICE. — Comment, elle n’est pas partie ?

ÉMILE, à la fenêtre aussi. — Ou elle est revenue !

DAMIEN. — Allez donc écrire, vous ! Ça ne vous regarde pas.

EUGÈNE. — Mais enfin, qu’est-ce que ça veut dire, de la voir passer en carriole avec monsieur Ralph ?

DAMIEN. — Fi, le vilain ! au moment où sa légitime vient d’arriver !

ÉMILE — Je crois que je devine, car j’ai causé avec Jacques aujourd’hui, et dans ce qui se passe, il n’y a rien que de très-édifiant.

EUGÈNE. — C’est édifiant que l’Anglais enlève la lorette ?

ÉMILE. — Oui, s’il l’enlève au diable !

MAURICE. — Qu’est-ce que ça veut dire ?

ÉMILE. — Ça veut dire que le diable est mort, messeigneurs !

EUGÈNE. — Contez-nous ça ?

ÉMILE. — Je veux bien, si vous me promettez de ne pas tourner la chose en ridicule.

MAURICE. — En ridicule, l’Anglais ? et Jacques ? ma foi non, c’est impossible !

ÉMILE. — Eh bien donc, hier soir…

(Cinq heures sonnent.)

EUGÈNE. — Eh bien, hier soir ?

JEAN, entrant dans l’atelier avec une serviette sous le bras. — Ah çà ! Venez-vous dîner, messieurs ? Tout est paré !

EUGÈNE. — Oui, marin, on y va. Mais l’histoire ?

MAURICE. — En dînant !

DAMIEN. — Et le dénoûment de la comédie ?

MAURICE. — Au dessert ! nous avons tout le temps !