Le Diable aux champs/6/Scène 6

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Calmann Lévy (p. 265-270).



SCÈNE VI


Dans le parc


JACQUES, RALPH.

JACQUES. — Non, je ne suis pas fatigué, et il m’arrive bien souvent de passer la nuit auprès d’un malade sans le devenir moi-même. Eh bien, j’ai soigné une âme malade ; je ne l’ai peut-être pas sauvée ; je ne me flatte pas encore d’une cure si merveilleuse et si soudaine ; mais je l’ai beaucoup soulagée, et, à présent, le médecin a quelque espérance.

RALPH. — J’en ai plus que vous, j’en ai tout à fait. Il y a d’après tout ce que vous m’avez raconté, un grand fond à faire sur cette nature-là. Et la vérité est si bonne, que si on en goûte un peu, on ne s’arrête pas volontairement au milieu de la coupe.

JACQUES. — Les meilleurs aliments soulèvent le cœur des malades ! Ne chantons pas victoire. Attendons, et que notre zèle ne s’endorme pas. Le premier point, c’est de ne pas l’abandonner à elle-même d’ici à quelque temps. Est-ce bien sûr que votre femme vient vous rejoindre ici ?

RALPH — Sa lettre de ce matin m’annonce son arrivée pour ce soir. Si le pays lui plaît, nous sommes capables d’y passer le reste de la saison, et je crois fort qu’il en sera ainsi, car elle désire vivement vous connaître, et la douce surprise qu’elle me cause en est la preuve.

JACQUES. — Eh bien, Ralph, votre femme sera l’ange gardien qui sauvera notre pénitente ?

RALPH. — Vous permettez donc à celle-ci d’habiter le village ?

JACQUES. — Non pas ! Elle serait trop près de Florence, et sa passion subite pour lui paraît encore assez vive pour me donner des craintes ; mais comme c’est cette passion qui lui a révélé le besoin d’être estimée, je risquerais, en la brisant tout d’un coup, de détruire l’effet avec la cause. Je veux donc qu’elle ne soit ni assez près de lui pour espérer son amour, ni assez loin pour se croire indifférente et délaissée. Je l’installerai dans les conditions obscures et modestes qu’elle rêve en ce moment, dans une famille d’honnêtes gens que j’aime et qui demeurent à une lieue d’ici. Elle y payera une modique pension et y sera indépendante, mais surveillée. J’irai la voir souvent, tant que je me sentirai nécessaire, car j’ai pris beaucoup d’empire sur elle, et, en se sachant à portée de prouver à Florence et à moi que sa conversion est sérieuse, elle y persévérera peut-être.

RALPH. — Et elle est décidée à prendre ce parti ?

JACQUES. — Oui, par moments, et, en d’autres moments, le chagrin, le dépit et le découragement reviennent me disputer son âme. Vous l’avez vue tout à l’heure joyeuse d’être chez moi, se décider à prendre du repos et à se tenir cachée ; mais, ce soir, quand il s’agira de la faire partir, nous aurons encore une lutte, un orage peut-être, et c’est pourquoi je compte sur votre femme. Il me semble que l’intérêt et la protection d’une mère de famille comme madame Brown seront une séduction nouvelle pour cette conscience avide de réhabilitation.

RALPH. — Ma femme s’y emploiera de tout son cœur et y portera toute la fermeté, toute l’onction, toute la délicatesse dont vous êtes capable vous-même.

JACQUES. — Elle saura en mettre bien davantage ! Ah ! c’est par les femmes pures que les filles égarées devraient être sauvées et rendues à Dieu !

FLORENCE, accourant. — Ah ! monsieur Jacques, je vous attendais avec impatience ! J’ai tant de choses à vous demander et à vous dire !

JACQUES. — Venez par ici. J’aperçois madame de Noirac et son fiancé au bout de l’allée. Évitons-les, afin de n’être pas dérangés.

FLORENCE. — Allons chez vous.

JACQUES. — Non, vous ne le pouvez pas ; je vais vous dire pourquoi.

(Ils s’éloignent.)


DIANE, GÉRARD.

DIANE. — Vous êtes ruiné, et vous n’aviez pas songé à me le dire ? Est-ce là tout, marquis ? Votre désespoir n’a pas d’autre cause ?

GÉRARD. — La cause est grave. J’ai l’air de vous avoir trompée jusqu’à présent ! J’étais si loin de penser que vous ignoriez l’état de mes affaires !

DIANE. — Non, Gérard, je ne crois pas que vous ayez songé à me tromper, et je ne vous attribuerai jamais des vues intéressées.

GÉRARD. — Ah ! que vous êtes bonne et que vous me faites de bien ! Mais cette situation à laquelle je n’avais jamais songé auprès de vous m’a tout à coup frappé ! Si le soupçon a pu entrer dans l’âme des autres…

DIANE. — Ce n’est pas une raison pour qu’il entre dans la mienne. Tenez, hier, ce matin encore, je voulais rompre avec vous ; mais ce que vous me dites-là m’en ôte la pensée, et si je ne vous dis pas espérez, je vous répète ce que je vous ai dit jusqu’à présent, attendez.

GÉRARD, — Ah ! c’est plus de bonheur que je n’en mérite ! et pourtant… ma conduite d’hier est exempte de reproche ; je n’ai pas voulu entendre un seul mot de cette malheureuse, et, ce matin, je ne l’ai pas revue.

DIANE. — Vous croyez donc, marquis, que c’est à propos de cette fille que j’ai eu la pensée de rompre avec vous ?

GÉRARD. — Mon Dieu, quel autre crime aurais-je donc commis ?

DIANE. — Aucun. C’est moi qui suis coupable, c’est moi qui ne suis pas digne de vous.

GÉRARD. — Que dites-vous, Diane ? vous me raillez impitoyablement… et avec un sérieux !… Ah ! qu’ai-je donc fait pour mériter…

DIANE. — Rien vous dis-je ; je ne raille pas. Écoutez-moi, Gérard, et d’abord, dites-moi pourquoi vous m’aimez ?

GÉRARD. — Le sais-je, moi ? Pourrai-je jamais vous le dire ? Il me semble que tout le monde doit vous aimer autant que je vous aime, et que cependant je vous aime plus que tout le monde.

DIANE. — C’est bien dit, cela, Gérard, et voici la première parole naïve et juste que j’entends de vous. Pourquoi vous maniérez-vous donc avec moi, à l’habitude ?

GÉRARD. — Je me manière ? Eh bien, c’est possible, j’éprouve auprès de vous une insupportable timidité. Je me sens trop inférieur à vous ; je voudrais vous le cacher…

DIANE. — Et vous vous faites inférieur à vous-même ; vous me faites des compliments fades ; je vois bien qu’ils sont sincères ; mais la forme ne l’est pas…

GÉRARD. — Ah ! c’est ma gaucherie, mon trouble, mon embarras, qui me font chercher l’esprit, et je trouve le contraire probablement. Dites-moi la vérité, Diane ! Jusqu’ici, vous-même, vous ne m’avez pas montré le fond de votre pensée, je le sens bien. Vous avez été bienveillante, un peu railleuse, mais amicale. Vous m’avez accordé le bonheur de vous servir et d’être votre esclave. C’est beaucoup, mais ce n’est pas de l’affection véritable. Pas une seule fois vous ne m’avez repris avec la sévérité qu’on a quand on s’intéresse beaucoup aux gens. Commencez donc à le faire. Blâmez-moi, grondez-moi quand je vous déplais ; mais ne me raillez pas, cela me paralyse, cela me tue… Et si vous doutez de mon amour, parce que je n’ai pas encore su vous l’exprimer agréablement, mettez-le à l’épreuve. Ne me demandez pas de l’instruction et de l’esprit, je n’en ai pas ! Mais faites-moi courir, veiller, souffrir, traverser le feu et l’eau, ne fût-ce que pour aller vous cueillir une fleur, vous verrez si je ne m’élance pas au-devant de vos désirs !

DIANE. — Je sais cela, mon ami. Je pourrais vous dire que le plaisir d’attraper un chevreuil ou un sanglier vous en ferait peut-être faire tout autant…

GÉRARD. — Vous n’aimez pas un chasseur ? J’ai cru que vous aimiez la chasse ! Ne l’aimez-vous plus ? je ne chasserai de ma vie ?

DIANE. — C’est trop d’abnégation ! Je ne voudrais pas vous retirer vos plaisirs habituels ; l’ennui vous prendrait auprès de moi. La lecture ne vous passionne guère, et la conversation vous embarrasse…

GÉRARD. — Faut-il s’instruire ? je m’instruirai, si je peux. Si ma tête est de fer, je la briserai contre les murs jusqu’à ce qu’elle s’amollisse.

DIANE. — Ah ! Gérard, que vous me faites de peine ! Tenez, je suis affreusement triste !

GÉRARD. — Mon Dieu est-ce ma faute ? Vous désespérez de moi ! je ne pourrai jamais vous plaire…

DIANE. — Je sens que vous l’auriez pu, au contraire, et votre affection est si grande, si bonne, que l’incertitude où je suis forcée de rester est une anxiété, une torture pour moi.

GÉRARD. — L’incertitude ! toujours l’incertitude !

DIANE. — Eh bien, oui ! je sens depuis longtemps que je dois vous éloigner de moi ; je ne peux pas m’y décider, et ma faiblesse à remplir mon devoir a deux causes : l’estime, l’affection que j’ai pour vous, et la situation où vous êtes.

GÉRARD. — Mon désastre de fortune ? Ah ! Diane, personne n’est plus insouciant que moi à cet égard-là. J’ai des goûts si simples, des habitudes si rudes, que je me ferais braconnier sans presque m’en apercevoir. Si c’est ce genre de pitié qui vous empêche de me chasser, ne vous gênez pas. Mais non ! vous ne me faites pas cette injure de croire que, si vous ne m’aimez pas, j’aie besoin de quelque chose au monde. Vous vous faites un devoir de me renvoyer, parce que vous sentez que vous ne m’aimerez jamais… Eh bien, ne vous faites pas de scrupule avec moi. Je sais bien que vous n’êtes pas coquette.

DIANE, souriant. — Bon Gérard !

GÉRARD. — Si vous l’êtes, ce n’est pas avec moi, du moins ! Vous le voyez bien, vous me dites que votre conscience souffre de me faire attendre un amour qui ne vient pas, et si je veux attendre, moi ! si je veux risquer toute ma vie sur une espérance très-faible ? Que peut-il m’arriver de pire, le jour où vous me l’ôterez ? de mourir ? Ah ! ce n’est rien, je vous assure, et c’est sitôt fait que cela ne vaut pas la peine d’en parler.

DIANE. — Gérard, assez, de grâce ! Je vous aime !

GÉRARD, tombant à ses pieds. — Oh ! mon Dieu ! est-ce vous qui me dites cela ?

DIANE. — Oui, je vous aime, et cependant il faut que vous renonciez à moi. Je vous l’ai dit, je ne suis pas digne de vous. Venez, écoutez-moi ! Vous m’y forcez, je vais tout vous dire !