Le Diable aux champs/7/Scène 2

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Calmann Lévy (p. 298-302).



SCÈNE II


Dans le public, de l’autre côté de la tapisserie


GÉRARD, bas à Diane. — Est-ce que vous êtes triste… quand je suis si heureux, moi ?

DIANE, de même. — Non, Gérard ; je ne veux pas être triste. Ouvrez-moi donc mon flacon. Ces paysans sentent affreusement mauvais.

GÉRARD. — Ils sont cependant propres, le dimanche surtout. C’est l’odeur du gros drap dont sont faits leurs habits neufs.

DIANE. — C’est vrai, ça sent le mouton ; mais j’aimerais mieux autre chose. Donnez-moi donc mon bouquet ?

GÉRARD. — Vous me le reprenez déjà ?

DIANE. — Je vous le rendrai tout à l’heure.

FLORENCE, à Jenny, à demi-voix. — Eh bien, mademoiselle Jenny, est-ce que vous êtes toujours souffrante ? Vous êtes triste ?

JENNY. — Mon Dieu, qu’est-ce que cela fait, monsieur Florence, que je sois triste ou gaie ! Je vous assure que je ne pensais pas à moi dans ce moment-ci.

FLORENCE. — À quoi donc pensiez-vous ? Est-ce mal de vous le demander ?

JENNY. — Non, je pensais à monsieur Jacques.

FLORENCE. — Et VOUS pensiez…

JENNY. — Regardez donc comme elles sont belles, les demoiselles Brown !

FLORENCE. — Je ne sais pas, je ne les ai pas regardées.

JENNY. — Pourquoi donc ?

FLORENCE. — Je n’y ai pas pensé. Je pensais… à monsieur Jacques, moi aussi !

PIERRE, à Maniche, — À quoi donc que tu penses, hé ! ma grosse ?

MANICHE. — Ma fine, je pensais à toi et à mon parapluie.

LE CURÉ DE SAINT-ABDON, au curé de Noirac — Je me sens en train de rire !

LE CURÉ DE NOIRAC. — Moi, j’ai peur que nous ne soyons censurés d’être venus ici.

LE CURÉ DE SAINT-ABDON. — Bah ! des marionnettes, c’est un spectacle pour les enfants, et, par conséquent, c’est bon pour des curés.

LE CURÉ DE NOIRAC. — Ce n’est pas à cause des marionnettes, ce n’est pas un spectacle. C’est à cause de la maison ; une maison d’artistes ! c’est léger !

LE CURÉ DE SAINT-ABDON. — Bah ! farceur ! vous y dinez toutes les semaines !

LE CURÉ DE NOIRAC. — Oui, mais il n’y a pas tant de monde qu’aujourd’hui. Nous voilà en public !

LE CURÉ DE SAINT-ABDON. — Si on veut faire de nous des chauves-souris qui ne volent que dans les ténèbres, je n’en suis plus et j’envoie promener toute la boutique. Croit-on nous traiter comme des petits garçons ? Non, non, soyez tranquille, Monseigneur est homme d’esprit, et dans son dernier mandement…

MAROTTE, à Bathilde. — Vous en buvez donc tant que vous voulez, vous, du vin muscat ?

BATHILDE. — Hélas ! oui, mais ça s’épuise, et si monsieur le marquis n’épouse pas votre dame, il n’y aura pas moyen de remonter la cave sur un bon pied.

MAROTTE. — Ah bah ! madame l’épousera, allez ! Elle le bouscule, mais elle ne peut pas s’en passer. Moi, je voudrais que ce fût lui. C’est un homme très-doux, et nous aurions un bon maître.

BATHILDE. — Très-doux ? pas toujours ! C’est une soupe au lait !

MAROTTE. — Ah bah ! on lui mettra du sucre dedans, et la soupe se mitonnera tout doucement sur le feu.

RALPH, à Jacques. — Je ne m’en inquiète pas, je vous jure. S’il y avait quelque parole légère, mes filles ne la comprendraient pas.

JACQUES. — Il n’y en aura pas ; les paroles seront chastes par respect pour les oreilles chastes.

RALPH. — Oui, je le crois. La chasteté ! Ah ! que ce progrès dans les mœurs ferait de miracles dans les institutions !

JACQUES. — Eh ! mon Dieu, mon ami, c’est ce que nous disions à propos du mariage. Les hommes veulent un sexe chaste pour le mariage, et un sexe impudique pour leurs plaisirs ! Et ils osent vous dire qu’il faut des femmes débauchées pour qu’il y ait des femmes honnêtes.

RALPH. — C’est comme s’ils disaient qu’il faut qu’il y ait des fripons pour qu’il y ait des honnêtes gens.

COTTIN, au Borgnot. — Je voudrais que ça soye déjà commencé. Je suis sûr que ça va être encore plus joli que la dernière fois.

LE BORGNOT. — C’est toutes les fois plus joli ! Ils s’inventeriont le diable !

MADAME BROWN, à ses filles. — Vous n’avez pas froid, mes enfants ?

SARAH. — Non maman, mais je vais mettre mon manteau par précaution, si cela t’inquiète.

MADAME BROWN. — Et toi, ma Noémi, tu ne te sens pas envie de dormir ?

NOÉMI. — Oh ! non, petite mère. Je me sens en train de m’amuser. Tu t’amuseras aussi, Sarah ?

SARAH. — Je t’en réponds ! Et toi, maman ?

MADAME BROWN. — Certainement, si vous vous amusez, mes enfants.

MADAME PATURON, à son neveu Polyte. — J’espère que nous en voyons, aujourd’hui, du beau monde ! Ah ! si madame Charcasseau était là ! Serait-elle contente, elle qui est si curieuse !

POLYTE. — Je voudrais bien savoir comment c’est fait dans ce théâtre !

MADAME PATURON. — Qu’est-ce qu’elle a donc sur la tête qui brille comme ça, la dame de Noirac ?

POLYTE. — J’ai envie de passer sous la tapisserie pour regarder.

MADAME PATURON. — Tu ne penses qu’aux marionnettes, toi ! Es-tu bête ? Regarde donc ces Égyptiennes qui sont à côté de M. Jacques !

POLYTE. — Des Égyptiennes ? Tiens, comme elles sont blanches ! J’aurais cru que des Égyptiennes c’étaient des négresses… On dirait qu’il y a des chandelles dedans.

MADAME PATURON. — Dans ces dames étrangères ?

POLYTE. — Non, dans le théâtre !

MADAME PATURON. — Polyte, il n’y a pas de plaisir à être avec toi. Tu ne fais attention à rien.

POLYTE. — Je suis venu pour voir les marionnettes, et je suis curieux de marionnettes.

MADAME PATURON. — Mais où est-ce donc que tu te fourres ?

POLYTE. — Je veux regarder sous la tapisserie.

MAURICE, derrière la toile. — Qu’est-ce que c’est que ça ! à qui la tête ?

EUGÈNE. — Un curieux ? tape dessus !

DAMIEN. — Vite le pot à la colle !

(Polyte se retire précipitamment.)

MADAME PATURON. — Eh bien, qu’est-ce que tu as vu ?

POLYTE. — Rien, ils ont voulu me barbouiller !

MADAME PATURON. — C’est bien fait. Pourquoi es-tu si curieux ?

(On entend frapper trois coups.)

NOÉMI. — Ah ! quel bonheur, ça commence !

MAURICE, à Émile. — Allons, venez faire votre partie dans l’orchestre ! Jean, à toi les cymbales !

(L’ouverture se compose d’un tambour, d’une trompette, d’un mirliton, d’un flageolet et de deux couvercles de casserole, jouant tous ensemble, chacun dans un ton ou dans un rhythme différent Jacques rit aux éclats, ainsi que la famille Brown.)

RALPH. — Eh bien, c’est ce qu’on peut imaginer de plus amusant, pour une ouverture de marionnettes.

MANICHE. — C’est trop joli, c’te musique là ! Ça donne envie de danser.

GERMAIN. — Ils savent donc tous jouer de la musique, là-dedans ?

DIANE. — Quel effroyable charivari ! lis m’en ont donné hier un échantillon, mais maintenant ils abusent de la permission.

GÉRARD. — Ça ressemble à une meute en désarroi.

LE CURÉ DE SAINT-ABDON. — Quel Carillon !

MADAME PATURON. — Tiens, je connais cet air-là ! C’est une polka.

POLYTE. — Je crois bien qu’il n’y a pas d’air du tout et qu’ils se moquent du monde.

(La musique cesse.)

DAMIEN, dans le théâtre. — Y sommes-nous ? bonne chance ! enlevez !

(La toile se lève.)