Le Diable à Paris/Série 3/Les Petits Pois, les dîners en ville

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LES PETITS POIS, LES DINERS EN VILLE

Par petits pois nous n’entendons pas ces chevrotines qu’Alger et le midi de la France nous expédient par masses énormes, et dont l’apparition sur nos marchés escompte la sensation, jadis si chère aux Parisiens, d’une primeur fraîche et savoureuse.

Le petit pois était jadis un végétal vénéré. La tradition populaire affirmait que les premiers petits pois étaient servis sur la table du souverain le vendredi saint.

L’on sait aussi qu’un des griefs les plus reprochés au financier Bouret fut d’avoir offert au roi Louis XV une tasse de lait fournie par une vache qui avait été nourrie avec des petits pois à vingt francs le litre.

Par petits pois nous n’entendons pas ce plomb de chasse venu de loin, et qui a la propriété de nettoyer l’estomac humain, comme le plomb des tonneliers nettoie les bouteilles.

Par petits pois enfin, nous entendons le petit pois de Paris, ce chef-d’œuvre de nos maraîchers, — le pois de Clamart.

Ce nom de Clamart est sinistre. Cimetière, amphithéâtre de médecine, sépultures de suppliciés, voilà ce qu’on trouve à Clamart, à côté de nos délicieux petits pois. — Nous pourrions — mais nous le réservons pour une autre fois — parler à cette occasion de Mirabeau.

Donc, depuis cinq ou six jours seulement, nous assistons à la reprise des petits pois véritables.

Mais que de voleries se pratiquent sur cet article intéressant ! Autrefois, le petit pois était un. Il y en avait ou il n’y en avait pas. Or, aujourd’hui, tous les stocks de pois arrivant du Midi vont être mélangés avec les pois de Clamart, assortis tant bien que mal comme nuance, et vendus ensemble comme homogènes, de façon que le consommateur ne s’y reconnaisse qu’au coup de dent, comme s’il rencontrait de petits cailloux égarés dans de la crème.

Cette précocité trompeuse de la primeur dénature tous les végétaux. Les fraises — toujours du Midi — sont encore plus perfides que les faux petits pois, leurs compatriotes : une senteur adorable, un parenchyme ligneux, insipide. Fraises de Bordeaux, fraises de Marseille, ne sont qu’une décoration charmante pour l’œil et pour l’odorat. Les seules fraises à la fois parfumées et savoureuses sont la fraise des bois de nos environs, la Victoria, la Marguerite.

Le retour de ces agréables aliments, auxquels les fleurs mêlent leur odeur variée et leur riche couleur, donnent aux palais et à la vue des voluptés douces et naturelles qui reposent de toutes les sophistications culinaires de l’hiver. On se sent soulagé de n’avoir plus à manger tant de truffes.

Enfin, on est heureux de n’avoir plus à dîner en ville.

Le sentiment de l’hospitalité, l’ennui de manger seul, la gourmandise, l’ostentation, ont créé cette corvée inhospitalière qui s’appelle le dîner en ville, et que les Parisiens s’infligent entre eux avec une férocité implacable et toujours croissante.

Aussi, vers la fin de l’hiver, alors que la session des truffes annonce ses dernières séances, les délicats et les sensés qui veulent défendre leur goût et leur estomac se sentent, nous le disions, comme délivrés d’un péril et d’un cauchemar.

Fort peu de gens, quand ils se mettent dans l’esprit de donner à dîner, se rendent honnêtement compte de ce qu’ils entreprennent sur leurs semblables.

La principale préoccupation d’un amphitryon est de montrer :

Son argenterie,

Son mobilier,

La toilette de sa femme.

Nous ne parlons pas du dîner comique où l’on mange des vol-au-vent, du turbot sanguinolent, du gibier douteux : et des truffes de Montmartre, où la maitresse de la maison organise au dessert un défilé méthodique et interminable de tous les bonbons fanés et des petits-fours plâtreux qu’elle a achetés elle-même, et dont elle récite tous les noms. C’est du guet-apens, on en rit plus tard ; c’est le dîner Paul de Kock ; il est odieux non moins que risible. C’est surtout par le dessert qu’il attente au système nerveux des convives.

Nous parlons du dîner ordinaire, qui n’est qu’honnêtement mauvais sans être ridicule ; du dîner qu’on appelle improprement un dîner de bonne maison, parce qu’il est servi par deux gredins en livrée, que commande un autre gredin généralement grand, habillé de noir, et décoré du titre de maître d’hôtel.

Ce matador de l’office est à jamais exécrable. Les deux autres valets se contentent de tacher les habits et les robes des convives. Celui-là découpe les pièces du menu de façon que les bons morceaux restent pour la cuisine. Sous son couteau les pilons deviennent des blancs ; les blancs ne sont pas pris dans le droit fil, les grosses pièces ne sont jamais attaquées dans la noix, les truffes disparaissent ou sont noyées dans ce gargottis fallacieux appelé sauce Périgueux, et dont la base n’est que de la pelure de truffes chamarrée d’une immonde chair à saucisses.

Il faudrait au moins que ce scélérat imposant vous présentât le plat sur lequel il a étalé sa victuaille taillée en fausse coupe.

Dans beaucoup de maisons c’est lui qui choisit lui-même et dépose sur l’assiette qui vous est présentée les arêtes de poisson, les croupions déguisés, les quarts de truffes, les miettes de foie gras, les deux asperges en branche ! crie-t-il, et les douze petits pois que sa générosité vous distribue !

Ce genre de service est désobligeant, parce qu’il vous met à la discrétion d’un homme dont l’intérêt persistant est de faire disparaître les ailes et de n’offrir que les pilons.

Chacun doit se servir lui-même, à son goût, à sa proportion, dans le plat qui est mis à sa portée.

Une des plus grandes douleurs du dîner en ville, c’est l’uniformité de son organisation et de son menu : qui en a mangé un en a mangé cent.

Après cette soupe ridicule composée d’un bouillon pâle et sans œils, et dans laquelle s’entre-choquent de petits losanges blancs : « Madère ! » s’écrie sans rire un valet de pied qui fait semblant de croire qu’il tient à la main du vin de Madère, et non pas une décoction de fleurs de sureau, étendue d’eau-de-vie de pomme de terre.

« Château-Yquem 47 ! » s’écrie un autre mystificateur, comme s’il ne savait pas qu’il verse du petit vin de Lunel coupé avec du grave !

« Turbot sauce aux câpres ! sauce aux crevettes ! »

La rage vous saisit. « Nous sommes pincés, disent les gens d’expérience ; nous n’échapperons pas le filet de bœuf aux champignons farcis. ».

Puis le délire vous prend. On mange de tout un peu, on s’empoisonne avec variété et par petits morceaux, on grignote sa mort.

Au dessert, on voudrait du bouilli.

Dans la généralité, le dîner en ville est mauvais et pernicieux.

Par cette première raison que presque plus personne n’a de cave, et que la plupart des donneurs de dîners achètent du vin pour la circonstance, comme certains érudits ne prennent que dans Bouillet la science dont ils ont besoin pour le jour même. — C’est la cave Bouillet.

Quant au dîner qu’apportent tout fait à domicile les entrepreneurs de festins, il n’en faut pas parler. C’est de la cuisine de confection, et quand leurs maîtres d’hôtel vous offrent leur éternel filet de bœuf à la jardinière, ils feraient mieux, de dire : à la belle jardinière.

L’inconvénient du dîner en ville provient surtout de ce que son but n’est pas défini.

Si c’est un acte de politesse, il est manqué quand le dîner n’est pas bon.

Si c’est une partie de gourmandise, cela devient alors un rendez-vous sérieux, une épreuve grave, et la première chose à faire, si l’on consulte les gourmands, les buveurs fins, les raffinés de la table, ce serait d’en exclure les femmes.

D’abord, disent-ils, parce que les femmes se font attendre et n’arrivent qu’en retard. — Généralement ce retard est de trois quarts d’heure.

Puis elles portent des robes dont la jupe semble faire exprès de se glisser sous les pieds des chaises de leurs voisins.

Puis elles ne mangent pas. Les hommes sont honteux de manger à côté d’elles, et les domestiques mettent à profit cette sorte d’indifférence générale pour glisser leurs pilons et leurs carcasses et ne donner que deux asperges — en branche.

Puis enfin les femmes prolongent le dessert et encouragent sa niaise profusion. Elles fuient devant le cigare. Trop heureux si elles ne nous envoient pas fumer dans une smoking room sans feu !

On devrait adopter franchement deux systèmes de dîner.

Ou le dîner raout, beaucoup de fleurs sur la table, peu de substances nourrissantes, grand dessert, poires duchesse, petits-fours, bombes glacées.

Ou le dîner pratique. Bon vin, pas de madère, puisqu’il n’en existe plus, pas de plats majestueux, pas de fleurs, pas de petits-fours.

C’est une utopie. Le mauvais dîner prévaudra ; il devient d’une fréquence inquiétante, et ses dangers sont tels que, je le répète, ce n’est pas l’invité qui doit dans la huitaine envoyer sa carte chez l’inviteur, mais bien celui-ci qui doit le lendemain envoyer prendre des nouvelles de celui qu’il a voulu empoisonner.

nestor roqueplan.