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Le Dieu de Spinoza

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Études de philosophie ancienne et de philosophie moderneLibrairie Félix Alcan - maisons Félix Alcan et Guillaumin réunies Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 332-370).


IV

LE DIEU DE SPINOZA



Il est difficile, quand on passe de la lecture de l’Éthique à celle du Traité théologico-politique, de se défendre d’un sentiment de surprise et de ne pas éprouver quelque embarras. Dans le dernier de ces ouvrages, en effet, Dieu nous est représenté comme communiquant avec les hommes par l’intermédiaire des prophètes et de Jésus-Christ. Il s’intéresse à leur sort, il dirige leurs destinées, en un mot, c’est le Dieu de la tradition judéo-chrétienne, ou, pour me servir d’une expression qui n’est pas du langage de Spinoza, mais que je demande la permission d’employer parce qu’elle est plus commode et plus claire, c’est un Dieu personnel. Je suis loin de prétendre que cette conception soit en contradiction avec celle de l’Éthique, et même le présent travail a pour objet de mettre en lumière l’identité de doctrine entre les deux principaux ouvrages de Spinoza. Mais on accordera sans doute que le Dieu du Traité n’apparaît pas au premier coup d’œil comme identique à la substance infinie, au Dieu immuable et impassible tel qu’il est défini dans l’Éthique. Il n’y a pas lieu pour expliquer cette différence d’invoquer des dates, de supposer que les deux livres aient été composés à des époques différentes et que le philosophe ait modifié ses opinions aux divers moments de sa vie. Tous deux, en effet, appartiennent à la même période, le Traité ayant été publié en 1670 et l’Éthique en 1676. Il ne saurait être douteux, d’ailleurs, pour aucun lecteur attentif que, au moment où il écrit le Traité, Spinoza ne soit en pleine possession de sa pensée. Il fait des allusions à la doctrine de l’Éthique, et, sur bien des points, la thèse qu’il soutient est en complet accord avec celle qui règne dans le dernier de ces ouvrages. D’autre part, on trouve dans l’Éthique, ainsi que nous le montrerons plus loin, divers passages qui se rattachent visiblement aux opinions exprimées dans le Traité. Il faut donc, si l’on veut exactement démêler la pensée du philosophe, se faire de la divinité une conception assez large et assez compréhensible pour convenir à la fois au Dieu de l’Éthique et à celui du Traité. C’est cette idée que nous voudrions essayer de dégager. Indépendamment de l’intérêt qu’elle présente par elle-même, une telle recherche nous donnera peut-être l’occasion de mettre en lumière un aspect du système de Spinoza, quelquefois méconnu, oublié ou laissé dans l’ombre. Il ne sera pas inutile, sans doute, de rappeler sommairement le point de vue si original et si curieux où se place Spinoza dans le Traité théologico-politique. Il faudra ensuite résumer la théorie de la divinité qui est formulée dons l’Éthique. Ce double travail aidera peut-être à caractériser d’une manière plus précise la doctrine de Spinoza prise dans son ensemble et à marquer plus exactement sa place dans l’histoire de la pensée philosophique.

I

Dans le Traité théologico-politique, Spinoza traite un sujet dont on peut dire qu’il a préoccupé à des degrés différents tous les philosophes modernes : les rapports de la raison et de la foi. La solution qu’il donne de ce problème est à la fois très nette et très hardie. La raison et la foi ont chacune son domaine séparé ; la raison, à l’aide de la lumière naturelle et des idées claires et distinctes, nous permet de comprendre la réalité, de connaître les vérités éternelles ; elle nous apprend que Dieu est un être absolument infini et parfait, en qui l’entendement et la volonté ne font qu’un et dont toutes les manières d’être se développent en vertu d’une nécessité absolue. La foi « consiste à savoir sur Dieu ce qu’on n’en peut ignorer sans perdre tout sentiment d’obéissance à ses décrets et ce qu’on en sait par cela seul qu’on a ce sentiment d’obéissance ». Ainsi la foi nous représente la divinité comme ayant une volonté libre. C’est un chef, un législateur ou un roi qui édicte des lois ou des décrets auxquels les hommes sont tenus de se soumettre sans les comprendre. Elle a pour objet uniquement l’obéissance et la piété. Entre la raison et la foi il n’y a pas, pour nous du moins, de passage possible, la seconde ne se déduit pas de la première. « Je soutiens d’une manière absolue que la lumière naturelle ne peut découvrir ce dogme fondamental de la théologie ou du moins qu’il n’y a personne qui l’ait démontré et conséquemment que la révélation était d’une indispensable nécessité. » « Par où j’entends que ce n’est point la raison, mais la révélation seule qui peut démontrer qu’il suffit pour le salut ou la béatitude d’embrasser les décrets divins à titre de lois et de commandements, sans qu’il soit nécessaire de les concevoir à titre de vérités éternelles ». Ce n’est pas que dans l’absolu et pour une intelligence plus puissante que la nôtre ce passage ou cette déduction soit tout à fait impossible. Dans un texte fort curieux du Traité, Spinoza en admet expressément l’intelligibilité. « Bien qu’il soit aisé de comprendre que Dieu se puisse communiquer immédiatement aux hommes, puisque sans aucun intermédiaire corporel il communique son essence à notre âme, il est vrai néanmoins qu’un homme, pour comprendre par la seule force de son âme des vérités qui ne sont point contenues dans les premiers principes de la connaissance humaine et n’en peuvent être déduites, devrait posséder une âme bien supérieure à la nôtre et bien plus excellente. Aussi je ne crois pas que personne ait jamais atteint ce degré de perfection, hormis Jésus-Christ, à qui furent révélés immédiatement sans paroles et sans visions ces décrets de Dieu qui mènent l’homme au salut. » La légitimité de la foi est fondée uniquement sur un fait historique qui est la Révélation. [ 335] La Révélation elle-même a été transmise par les prophètes, et ceux-ci se distinguent par un triple caractère : d’abord la vivacité de leur imagination, puis les signes qu’ils ont donnés, enfin la pureté de leurs mœurs. Les signes ou preuves varient, d’ailleurs, selon les auditeurs auxquels ils s’adressaient et aussi selon le tempérament, l’éducation ou l’intelligence des prophètes. Ils consistaient surtout en prédictions de l’avenir. Spinoza n’admet pas que les prophètes aient jamais justifié leur mission par des miracles et il s’élève avec force contre une telle théorie. Il n’y a point de dérogation aux lois de la nature, qui, la raison nous l’apprend, dérivent nécessairement de l’essence de Dieu. Ceux qui ont cru reconnaître des miracles ont été dupes d’une illusion ou ont pris pour des exceptions des événements qu’ils étaient incapables d’expliquer. Mais Spinoza semble admettre la possibilité de la prédiction de l’avenir ; il n’est pas contradictoire que des esprits privilégiés soient avertis à l’avance et pressentent, sans d’ailleurs les comprendre, des événements que le cours nécessaire de la nature doit amener un jour. Ici, comme dans le stoïcisme, le déterminisme fournit un moyen d’expliquer la divination et la prédiction des futurs, contingents en apparence, nécessaires en fait. Toutefois ces deux premiers caractères ne suffisent pas à distinguer les vrais prophètes. Il y en a de faux, également remarquables par la vivacité de leur imagination et par leurs prédictions, que Dieu lui-même suscitait pour tenter son peuple ; ce qui appartient en propre aux vrais prophètes, c’est la pureté de leurs mœurs et le fait qu’ils conforment strictement leur conduite aux règles de la plus sévère morale. Ils ont l’âme naturellement inclinée à la vertu et au bien, et quiconque ne remplit pas cette condition est un imposteur.

Il y a donc deux sortes de certitudes, l’une mathématique ou rationnelle, l’autre morale, indépendantes l’une de l’autre, légitimes toutes deux, quoique de valeur différente : « Par [336] choses concevables je n’entends pas seulement celles qui se démontrent d’une façon rigoureuse, mais aussi celles que notre esprit peut embrasser avec une certitude morale, et que nous concevons sans étonnement, bien qu’il soit impossible de les démontrer. Tout le monde conçoit les propositions d’Euclide avant d’en avoir la démonstration. De même les récits historiques, soit qu’ils se rapportent au passé ou à l’avenir, pourvu qu’ils soient croyables. Les institutions des peuples, leur législation, leurs mœurs, voilà des choses que j’appelle concevables et claires, quoiqu’on n’en puisse donner une démonstration mathématique. » Les prophètes n’étaient pas, d’ailleurs, plus instruits ou plus intelligents que les autres hommes. Dans la Bible, en effet, les vrais sages, tels que Salomon, ne sont pas donnés comme doués du don de prophétie, et, d’autre part, la force même de l’imagination des prophètes est en opposition avec celle de l’entendement ou de l’intelligence.

De même qu’il y a deux certitudes, il y a deux puissances distinctes et entièrement indépendantes l’une de l’autre, la philosophie et la théologie, nous tenons pour une vérité inébranlable que la théologie ne doit pas relever de la raison ni la raison de la théologie, mais que chacune est souveraine dans son domaine. De même encore il y a deux manières d’arriver à la béatitude et d’assurer son salut. Le philosophe y parvient en conformant sa conduite à la raison, c’est-à-dire en comprenant que la vertu est le suprême bien, en domptant ses passions, en observant la justice, la charité, et en aimant son prochain comme lui-même. Les autres hommes atteignent le même but en obéissant aux préceptes de la religion ou aux règles de la piété. Par des chemins différents ils arrivent aux mêmes points, pour des raisons différentes ils accomplissent les mêmes actions.

C’est qu’en effet, selon Spinoza, ce qui importe avant tout, c’est la conduite de l’homme. La science n’a tout son prix que parce qu’elle s’achève naturellement par la vertu qui en est aussi inséparable que la chaleur du soleil. De son côté, la [ 337] foi sans les œuvres est une foi morte, et ceux-là se sont étrangement trompés qui ont cru avec Maïmonide et d’autres théologiens que les œuvres sans la foi ne pouvaient assurer le salut. Ainsi quelques-uns ont prétendu qu’Aristote, malgré toute sa science, n’avait pu atteindre la béatitude parce qu’il n’avait pas la foi. C’est le contraire qui est vrai. Nous avons déjà vu que c’est d’après leur conduite qu’on peut juger la valeur des prophètes. Spinoza va si loin dans cette voie qu’il ne craint pas de soutenir que, dans un État bien organisé, on devrait laisser chacun entièrement libre de soutenir par la parole ou par la plume n’importe quelle opinion pourvu que ses mœurs fussent irréprochables. « Pour mettre les États à l’abri de tous les maux on ne saurait imaginer rien de mieux que de faire consister la piété et le culte tout entier dans les œuvres, à savoir dans l’exercice de la charité et de la justice, et de laisser libre le jugement de chacun sur tout le reste. » Quant à ceux qui ne pratiquent la vertu ni par connaissance vraie ni par obéissance à la foi, il a pour eux des paroles sévères et il les met en quelque sorte hors de l’humanité. « Il résulte de nos principes qu’un homme qui ne connait pas l’Écriture et n’est pas non plus éclairé sur les grands objets de la foi par la lumière naturelle, un tel homme est, je ne dis pas un impie, un esprit rebelle, mais quelque chose qui n’a rien d’humain, presque une brute, un être abandonné de Dieu. » Ainsi le philosophe et le croyant, par des chemins différents, arrivent au même résultat, l’un parce qu’il connaît avec évidence la vertu et le vrai bien, l’autre parce que, sans comprendre, mais par obéissance, il applique les mêmes préceptes.

A y regarder de près, en effet, la religion révélée exprime sous une autre forme les mêmes vérités que la science découvre par la lumière naturelle. La plupart des hommes ne sauraient s’élever à la connaissance vraie, leur esprit est trop faible, les passions par lesquelles ils dépendent du reste de la nature ont trop d’ascendant sur leur âme pour qu’ils puissent [338] se placer au véritable point de vue et apercevoir l’enchaînement des causes naturelles. Il fallait donc, ou les abandonner à eux-mêmes, ou, par un moyen détourné, les amener au même résultat. C’est pourquoi Dieu leur a révélé la religion. La religion présente comme des décrets édictés par un législateur ou un roi les vérités qui résultent nécessairement de l’essence de Dieu. Elle remplace l’intelligence par l’obéissance, l’amour par la soumission et la piété ; mais, dans un cas comme dans l’autre, c’est la même vérité qui est enseignée sous deux formes différentes. La loi morale est l’équivalent de la loi naturelle, elle est la loi naturelle exprimée en un autre langage proportionné à la faiblesse humaine, mise à la portée de ceux qui n’ont pas le loisir ou le moyen d’approfondir la connaissance véritable. « Pour ce qui est de la loi divine naturelle dont le souverain précepte est, selon moi, qu’il faut aimer Dieu, je lui ai donné le nom de loi dans le même sens où les philosophes appellent de ce nom les règles universelles selon lesquelles toutes choses se produisent dans la nature ». Mais, d’autre part, « tous les moyens nécessaires pour atteindre la fin suprême des actions humaines, je veux dire Dieu en tant que nous en avons l’idée, peuvent très bien s’appeler des commandements de Dieu, puisque l’emploi de ces moyens nous est, en quelque sorte, prescrit par Dieu même, en tant qu’il existe dans notre âme, et par conséquent la règle de conduite qui se rapporte à cette fin peut aussi bien recevoir le nom de loi divine ». Comme en Dieu l’entendement et la volonté sont une même chose et ne diffèrent que par rapport à notre pensée, on peut dire également qu’il entend les vérités éternelles, ou qu’il les prescrit comme des commandements. Ainsi « Adam comprit la révélation non pas comme vérité éternelle et nécessaire, mais comme une loi, je veux dire comme un commandement suivi de récompense ou de punition, non par la nécessité même et la nature de l’acte accompli, mais seulement par le vouloir d’un prince et par son autorité absolue ».

Il est à peine besoin de remarquer qu’en formulant cette [ 339] doctrine Spinoza ne raisonne pas comme ceux qui disent qu’il faut une religion pour le peuple. Il n’y a dans sa pensée aucun scepticisme ; il ne considère pas les préceptes religieux comme des moyens de gouvernement inventés par les politiques. Il ne croit pas que les sévères maximes de la morale, prescrites par la religion, soient bonnes seulement pour les simples, et que les habiles puissent se mettre au-dessus d’elles et se dispenser de les observer. Ce ne sont pas les hommes qui ont inventé la religion, c’est Dieu lui-même qui la leur a révélée, parce qu’il a voulu mettre à la portée de tous et proportionner à la faiblesse d’esprit du vulgaire la vérité accessible seulement à un petit nombre d’intelligents. « Le peuple dont le génie grossier est incapable de percevoir les choses d’une façon claire et distincte ne peut absolument se passer des récits (de l’Écriture) ». La révélation n’a d’ailleurs pas toujours été transmise à l’homme de la même manière. On peut distinguer différents degrés et des termes de plus en plus approchés de la vérité. Les prophètes ont été envoyés par Dieu, mais ils ne comprenaient pas le vrai sens de ce qu’ils enseignaient. Leur imagination seule, non leur raison, inspirait leurs discours. Ils enseignaient la pratique de la vertu sans savoir et sans comprendre comment elle dérive nécessairement de l’essence de Dieu ; aussi leurs paroles sont-elles toujours appropriées à leur nature ou à celle de leurs contemporains et accompagnées de beaucoup d’erreurs. Avec Moïse nous nous élevons à un degré plus élevé. Ce n’est pas d’une manière indirecte et par des visions que Dieu s’est manifesté à lui ; il lui a parlé, il lui a assigné une mission, qui était de conduire le peuple hébreu à sa destinée. « S’il est parmi vous quelque prophète de Dieu, je me révélerai à lui en vision (c’est-à-dire par des figures et des hiéroglyphes, puisqu’il est dit de la prophétie de Moïse que c’est une vision sans hiéroglyphes). Je lui parlerai en songe (c’est-à-dire sans paroles réelles, sans voix véritable). Mais je n’agis point ainsi avec Moïse, je lui parle bouche à bouche et non par énigmes et il voit la face de Dieu. » Toutefois Moïse lui-même ne connaît pas toute la [340] vérité. Il enseigne encore la loi divine comme un décret ou une volonté de Dieu. Il ne sait pas qu’elle dérive essentiellement de sa nature ; il ne comprend pas toute la vérité qu’il enseigne, il n’en connaît que ce qui est nécessaire pour sa mission qui est de gouverner le peuple hébreu et de le conduire vers la terre promise. Il parle uniquement pour le peuple hébreu comme dans l’Ancien Testament : l’heure n’est pas arrivée où Dieu révélera la religion au genre humain tout entier et enseignera la foi vraiment catholique ou universelle. Seul, le fils de Dieu, Jésus-Christ, a eu la révélation pleine et entière de la vérité. Il est, non pas la parole, mais la bouche même de Dieu. Dieu s’entretient avec lui d’âme à âme : il lui communique son essence. Encore faut-il ajouter qu’en bien des cas, en vertu de la même nécessité qui a obligé Dieu à proportionner la révélation à l’intelligence de ceux à qui il s’adresse, Jésus-Christ, pour se faire comprendre de ses disciples, est obligé de recourir à des paraboles ou à des expressions indirectes.

Il s’agit ici d’un point si important qu’il faut citer les paroles mêmes de Spinoza : « A Jésus-Christ furent révélés immédiatement, sans paroles et sans visions, ces décrets de Dieu qui mènent l’homme au salut : Dieu se manifeste donc aux apôtres par l’âme de Jésus-Christ comme il avait fait à Moïse par une voix aérienne… On peut dire aussi dans ce même sens que la sagesse de Dieu, j’entends une sagesse plus qu’humaine, s’est revêtue de notre nature dans la personne de Jésus-Christ et que Jésus-Christ a été la voie du salut… c’est d’âme à âme que Jésus communiquait avec Dieu. » – « Il faut admettre que le Christ, bien qu’il paraisse, lui aussi, avoir prescrit les lois, au nom de Dieu, comprenait les choses dans leur vérité d’une manière adéquate, car le Christ a moins été un prophète que la bouche même de Dieu. C’est par l’âme du Christ (nous l’avons prouvé au chapitre Ier) que Dieu a révélé au genre humain certaines vérités, comme il avait auparavant fait aux Juifs par l’intermédiaire des anges, par une voix créée, par des visions, etc. Et il serait aussi absurde de prétendre que Dieu accommode [ 341] ses révélations aux opinions du Christ, que de soutenir que, dans les révélations antérieures accordées aux prophètes, il accommode sa parole aux opinions des anges qui lui servaient d’intermédiaire, c’est-à-dire aux opinions d’une voix créée ou d’une vision, ce qui est bien la chose du monde la plus absurde. Ajoutez à cela que le Christ n’a pas été envoyé pour les seuls Hébreux, mais bien pour tout le genre humain : d’où il suit qu’il ne suffisait pas d’accommoder ses pensées aux opinions des Juifs, il fallait les approprier aux opinions et aux principes qui sont communs à tout le genre humain, en d’autres termes, aux notions universelles et vraies. Maintenant, que peut-on entendre en disant que Dieu s’est révélé au Christ ou à l’âme du Christ d’une façon immédiate et non pas, comme il faisait aux prophètes, par des paroles et des images, sinon que le Christ a conçu les choses révélées dans leur vérité, ou autrement qu’il les a comprises. Car comprendre une chose, c’est la concevoir par la seule force de l’esprit pur sans paroles et sans images. C’est donc un principe bien établi que Jésus-Christ a conçu la révélation divine en elle-même et d’une façon adéquate. »

S’il fallait prendre ces textes au pied de la lettre et s’il suffisait pour être chrétien de croire à la divinité du Christ et à sa venue en ce monde pour montrer aux hommes la voie du salut, il faudrait dire que Spinoza était chrétien et que sa conversion doit être prise au sérieux. C’était sans doute l’opinion des rabbins, qui l’ont exclu de la synagogue. Toutefois il ne faut pas ici se laisser duper par les apparences ni jouer sur les mots. Spinoza n’est pas un croyant, puisqu’il met la foi au-dessous de la raison, puisqu’il considère la révélation comme une transposition de la vérité mise à la portée des simples. La foi est une connaissance inadéquate, et, selon l’esprit et la lettre même de sa doctrine, l’idée inadéquate ne diffère guère de l’erreur. D’ailleurs il ne faut pas oublier la restriction qu’il fait lui-même dans les passages du Traité que nous venons de citer : « Je dois avertir ici que je ne prétends ni soutenir ni rejeter les sentiments de certaines Églises touchant Jésus-Christ, car j’avoue franchement que [342] je ne les comprends pas ». Il est plus explicite encore dans la lettre à Oldenburg. « Ils ne me semblent pas parler un langage moins absurde que si on disait que le cercle a revêtu la forme du carré. » Enfin la lettre à Albert Burgh nous montre clairement les sentiments de Spinoza à l’égard des Églises. Toutefois, sans soutenir que Spinoza a professé aucune religion positive, il ne semble pas impossible qu’il ait admis la révélation comme un fait historique attesté par l’expérience et fondé sur une certitude morale. M. Couchoud, dans son livre « Benoît de Spinoza », a bien montré (ch. VI) comment, au temps de Spinoza, les préoccupations religieuses hantaient, en Hollande, toutes les intelligences. Spinoza ne paraît pas avoir échappé à l’esprit de son siècle. Il admet aussi la révélation, et en ce sens il est chrétien, mais en l’expliquant à sa manière. Il est à remarquer, en effet, que, même dans les deux lettres que nous venons de citer et où il prend surtout à partie les dogmes de l’Église romaine, il ne conteste pas la révélation chrétienne. Dans la lettre à Oldenburg, il fait une différence entre la superstition fondée sur l’ignorance et la religion fondée sur la sagesse. « Pour vous montrer, dit-il, encore plus ouvertement ma pensée sur le troisième point, je dis qu’il n’est pas absolument nécessaire de connaître le Christ selon la chair ; mais il en est tout autrement si on parle de ce Fils de Dieu, c’est-à-dire de cette éternelle sagesse de Dieu qui s’est manifestée en toutes choses, et principalement dans l’âme humaine, et, plus encore que partout ailleurs, dans Jésus-Christ. Sans cette sagesse nul ne peut parvenir à l’état de béatitude, puisque c’est elle seule qui nous enseigne ce que c’est que le vrai et le faux, le bien et le mal. Et comme cette sagesse, ainsi que je viens de le dire, s’est surtout manifestée par Jésus-Christ, ses disciples ont pu la prêcher telle qu’elle leur a été révélée par lui, et ils ont montré qu’ils pouvaient se glorifier d’être animés de l’esprit du Christ plus que tous les autres hommes. » De même ; dans la lettre à [ 343] Albert Burgh : « Oui, je le répète avec Jean, c’est la justice et la charité qui sont le signe le plus certain, le signe unique de la vraie foi catholique : la justice et la charité, voilà les véritables fruits du Saint-Esprit. Partout où elles se rencontrent, là est le Christ, et le Christ ne peut être là où elles ne sont plus, car l’Esprit du Christ peut seul nous donner l’amour de la justice et de la charité. » De même dans les autres lettres, où il parle si librement et quelquefois si crûment, Spinoza s’exprime en des termes qui donnent singulièrement à réfléchir : « Je prends comme vous au sens littéral la passion, la mort et l’ensevelissement de Jésus-Christ. C’est seulement sa résurrection que j’interprète au sens allégorique. »

On dira peut-être que, dans toute cette théorie sur le Christ, la révélation et la religion, Spinoza n’exprime pas le fond de sa véritable pensée, mais se place, pour un moment, au point de vue de ses adversaires et s’efforce de leur arracher, au nom de leur propre principe, certains aveux qu’il juge utiles à sa propre thèse. L’objet qu’il s’est proposé en écrivant le Traité théologico-politique, c’est, il le répète à plusieurs reprises, de séparer la philosophie de la théologie, et il veut faire cette séparation pour obtenir qu’on laisse au philosophe, dans son domaine indépendant, une entière liberté de pensée. Ne peut-on supposer que, pour persuader les politiques et les théologiens, Spinoza se place au point de vue même de l’Écriture qu’il tient momentanément pour authentique, et qu’il s’efforce d’amener à ses vues ceux-là mêmes qui ne connaissent pas d’autre autorité ? Mais s’il n’écoutait que ses propres convictions, Spinoza s’en tiendrait à la pure philosophie et laisserait de côté tout ce qui ne dérive pas nécessairement des idées claires et distinctes.

Une telle supposition peut paraître séduisante. Toutefois elle ne s’accorde guère avec la manière ordinaire de Spinoza. Il n’a pas de goût pour les artifices de la rhétorique, et il dit ce qu’il pense d’un ton très tranchant et quelquefois brutal. [344] S’il ne croyait pas sincèrement à la réalité historique de la révélation, on ne comprendrait guère qu’il se fût donné tant de peine pour concilier la raison et la foi. Surtout, on ne s’expliquerait pas le ton toujours très respectueux sur lequel il parle de la révélation religieuse en général. Peut-on supposer qu’il n’ait pas cru sincèrement à la réalité de la révélation, le philosophe qui a écrit cette page ? « Ce n’est pas un effet du hasard que la parole de Dieu dans les prophètes s’accorde parfaitement avec cette même parole qui se fait entendre en nous… Ainsi ce fondement de toute la théologie et de l’Écriture, bien qu’il ne puisse être établi par raisons mathématiques, peut être néanmoins accepté par un esprit bien fait, car ce qui a été confirmé par le témoignage de tant de prophètes, ce qui est une source de consolation pour les simples d’esprit, ce qui procure de grands avantages à l’État, ce que nous pouvons croire absolument sans risque ni peine, il y aurait folie à le rejeter par ce seul prétexte que cela ne peut être démontré mathématiquement, comme si, pour régler sagement la vie, nous n’admettions comme vraies que des propositions qu’aucun doute ne peut atteindre, ou comme si la plupart de nos actions n’étaient pas très incertaines et pleines de hasard. » « … Mais avant d’aller plus loin, je veux marquer ici expressément (quoique je l’aie déjà fait) l’utilité et la nécessité de la sainte Écriture ou de la révélation, que j’estime très grandes ; car, puisque nous ne pouvons, par le seul secours de la lumière naturelle, comprendre que la simple obéissance soit la voie du salut, puisque la révélation seule nous apprend que cela se fait par une grâce de Dieu toute particulière que la raison ne peut atteindre, il s’ensuit que l’Écriture a apporté une bien grande consolation aux mortels. Tous les hommes, en effet, peuvent obéir ; mais il y en a bien peu, si vous les comparez à tout le genre humain, qui acquièrent la vertu en ne suivant que la direction de la raison, à ce point que, sans le témoignage de l’Écriture, nous douterions presque du salut de tout le genre humain. »

Enfin il faut considérer que la théorie de la science et celle [345] de l’opinion ne se présentent pas chez Spinoza, ainsi qu’il arrive par exemple chez Parménide, comme deux parties séparées et sans rapport l’une avec l’autre. Nous avons montré tout à l’heure que le philosophe fait dépendre la seconde de la première. Elle s’y rattache et s’en déduit, sinon pour notre faible raison, au moins pour une intelligence plus puissante que la nôtre. Ajoutons que si on trouve dans le Traité des parties qui s’adaptent manifestement aux doctrines de l’Éthique, on rencontre aussi dans l’Éthique, ainsi que nous le montrerons bientôt, des affirmations qui concordent pleinement avec la doctrine générale du Traité.

Il paraît donc que dans la controverse si souvent renouvelée sur les rapports de la raison et de la foi, Spinoza a pris une position toute particulière, sans précédent, et peut-être sans analogue dans l’histoire de la pensée humaine.

Dans son livre intitulé « Benoît de Spinoza » (ch. VI), M. Couchoud nous trace un tableau très intéressant de l’état des esprits en Hollande vers la fin du XVIIe siècle. Les questions religieuses occupaient tous les esprits. Tout le monde était théologien autour de Spinoza. Le philosophe ne fit pas exception et il fut de son temps. Il est théologien puisqu’il écrit un traité de théologie, puisqu’il enseigne la vraie méthode pour l’interprétation de l’Écriture. Il faudrait dire qu’il est théologien autant que métaphysicien, si par-dessus tout il n’était moraliste. Il ne veut pas plus subordonner la théologie à la raison que la raison à la théologie. Chacune a son domaine où elle est maîtresse et d’où elle ne doit pas sortir. Les séparer entièrement, c’est sa manière de les concilier ; elles n’ont qu’à s’ignorer pour vivre en paix. Personne n’a défendu plus résolument les droits de la raison, personne n’a parlé plus respectueusement de la foi. Il est incrédule puisqu’il considère la révélation comme inadéquate, mais c’est un incrédule qui croit à la révélation, et son âme est profondément religieuse. Il fait de Jésus-Christ un Spinoziste avant l’heure ; mais il croit à sa mission divine. Il ne l’adore pas dans ses temples, mais il communie avec lui en pensée. La religion, à ses yeux, n’est pas toute la vérité : elle est vraie cependant, et ce qu’elle enseigne est excellent. Elle était le plus précieux trésor de l’humanité avant que la raison eût [346] pris conscience d’elle-même, et depuis l’avènement de la science elle est encore la consolatrice de la plus grande partie du genre humain. Elle vient directement de Dieu, elle est l’œuvre de sa grâce. La pensée du philosophe est haute et sereine, elle plane au dessus des différences religieuses qu’elle voudrait effacer, elle n’est ni orgueilleuse ni dédaigneuse ; rationnellement intérieure à la raison, la foi devient pratiquement son égale par l’autorité, l’utilité, la simplicité de ses dogmes. S’il maintient les distances entre le savant et l’ignorant, c’est pour les mettre à la fin sur le même plan ou peu s’en faut. Opposés par tant de différences, séparés de tant de manières, le savant et le croyant se rejoignent et se tendent la main dans l’acte final par où s’achève toute philosophie comme toute religion. Il n’y a pas de différences essentielles entre l’amor Dei intellectualis, suprême élan de la sagesse humaine, et la dévotion ignorante de l’âme la plus humble : tous deux conduisent directement au salut éternel.

Au surplus, quand bien même on refuserait de souscrire à cette interprétation, quand on persisterait à douter de la sincérité de Spinoza, quand on soutiendrait que la révélation n’est pas admise par lui comme un fait réel, mais comme une simple possibilité qu’il envisage d’une manière purement théorique, cela suffirait pour justifier la thèse que nous nous proposons ici d’établir. D’abord ce n’est pas par hasard, ainsi qu’il remarque lui-même, que l’enseignement moral des prophètes est en parfait accord avec les conclusions pratiques de la philosophie la plus rationnelle. Il conçoit donc au moins comme une possibilité, que la Cause de toutes choses ait voulu ou produit cette harmonie. En outre, le croyant se représente Dieu comme un législateur ou un roi, comme une Providence qui veille sur le monde, comme un Être bon et miséricordieux, qui pardonne et remet les péchés, et par son intervention assure la béatitude ou le salut de l’humanité. Sans doute tout cela est faux au regard de la vraie philosophie. Cependant, même pour la philosophie, il pourrait y avoir dans cette erreur quelque fondement de vérité. Ainsi [ 347] qu’on l’a vu ci-dessus, et Spinoza le répète à plusieurs reprises, il y a équivalence entre la doctrine qui déduit la vertu des vérités nécessaires et l’assertion que la même vertu est prescrite par un décret divin. C’est au fond la même chose présentée sous deux formes distinctes, l’une adéquate, l’autre inadéquate. Mais surtout il n’est pas contradictoire avec l’idée que Spinoza se fait de la divinité de supposer que cette croyance, malgré son inexactitude, a été enseignée par Dieu lui-même par l’intermédiaire des prophètes, de Moïse et de Jésus-Christ. Là est en effet l’originalité de la doctrine de Spinoza. Ce ne sont pas les hommes, qui, par impuissance, ont altéré ou transposé la vérité, c’est Dieu lui-même ; ou du moins il est possible que ce soit Dieu qui l’ait proportionnée et adaptée à la faiblesse et à l’impuissance de l’homme. S’il en est ainsi, il faut bien que ce Dieu même, tel que le conçoit la philosophie, ne soit pas uniquement la substance pensante et étendue que la raison connaît. Il faut qu’il y ait en lui des intentions, une volonté bienveillante et, comme dit Spinoza lui-même, également propice à tous les hommes. Il est capable de vouloir faire régner la justice et la charité. En d’autres termes, outre les attributs métaphysiques, il doit avoir des attributs moraux que notre raison ne peut découvrir, mais que l’expérience nous permet indirectement d’entrevoir. En dernière analyse, le Dieu de Spinoza est un Dieu personnel. Il reste maintenant à savoir comment tout cela s’accorde avec les textes de l’Éthique.

On ne doit pas s’attendre à trouver dans l’Éthique une confirmation directe des conclusions auxquelles conduit l’étude du Traité théologico-politique. En effet, si le Dieu de Spinoza a d’autres attributs que des attributs métaphysiques, ce n’est pas, on vient de le voir, par la seule raison, mais à l’aide de l’expérience et en vertu d’une certitude morale que nous pouvons en être persuadés. Or l’Éthique est le [348] livre d’un philosophe et se place exclusivement au point de vue de la science. Tout ce que peut exiger la critique la plus sévère, c’est qu’il n’y ait point de contradictions ou de différences essentielles entre les thèses de l’Éthique et les conclusions du Traité. Celles-ci seront suffisamment justifiées si elles s’accordent avec celles-là. Or il n’y a pas dans l’Éthique une seule ligne qui contredise directement ou expressément l’interprétation que nous venons de résumer.

Il est vrai que l’ouvrage tout entier semble en parfaite opposition avec elle. C’est qu’à défaut d’une contradiction directe on interprète d’ordinaire les doctrines de l’Éthique dans un sens tout opposé, il faut donc examiner ces doctrines elles-mêmes et voir si réellement et prises dans leur vrai sens elles excluent le point de vue auquel se place le Traité. On peut ramener à quatre principales les thèses de l’Éthique qui paraissent incompatibles avec l’hypothèse d’un dieu personnel : 1° Dieu est défini comme la substance une, immuable, infinie et universelle ; 2° son entendement et sa volonté n’ont rien de commun avec les nôtres et ne leur ressemblent pas plus que le Chien, constellation céleste, ne ressemble au chien, animal aboyant ; 3° Dieu est étendu et l’étendue est l’essence même des corps ; Dieu, comme dit expressément Spinoza, est chose étendue ; il se confond donc avec le monde ; 4° sa volonté ne diffère point de son entendement ; en d’autres termes, il n’a point de libre arbitre et sa prétendue liberté n’est autre chose qu’une nécessité sans contrainte.

Il est à peine besoin de remarquer que la substance une et infinie n’est pas l’être au sens général ou universel, l’être abstrait, le substrat ou le contenant de toutes les modalités. L’Être en général est, selon Spinoza, un terme transcendantal et ne correspondant à aucune réalité. Spinoza est très nettement nominaliste et adversaire déclaré des universaux. Seuls, suivant lui, les individus existent, même dans le monde que l’expérience nous fait connaître. A plus forte raison en est-il de même de l’Être par excellence, de l’Être parfait et infini. Le Dieu de Spinoza n’est pas la substance, [249] il est une substance, et cette substance unique est déterminée par une infinité d’attributs infinis. La substance ne se conçoit pas plus sans les attributs que les attributs sans la substance. Entre la substance et l’attribut il n’y a en dernière analyse qu’une différence nominale. Il est vrai que toute détermination est une négation. Mais cela n’est rigoureusement exact qu’au regard de l’intelligence humaine, parce que en nommant un attribut à l’exclusion des autres nous négligeons ou nions tout ce qui n’est pas cet attribut. Mais, dans l’absolu, une infinité de déterminations constitue la détermination suprême ou la suprême réalité. Notre pensée ne peut atteindre que deux de ces attributs ; mais il est clair que cette impuissance de notre esprit n’empêche pas l’Être d’en posséder une infinité d’autres ; et peut-être, sans connaître ces attributs, pouvons-nous, par une autre voie, les entrevoir ou les deviner. Le Dieu des Juifs, avec lequel la Substance de Spinoza présente d’incontestables ressemblances, est aussi une puissance unique et infinie ; il est cependant le plus personnel de tous les dieux puisqu’il est un dieu jaloux. Spinoza supprime la jalousie comme indigne de Dieu mais il lui laisse l’individualité. Dans la célèbre formule qui résume assez bien cette doctrine, ego sum qui sum, ce n’est pas seulement l’être qui est affirmé par deux fois ; le verbe est employé deux fois à la première personne du singulier, et le mot ego n’est peut-être pas le moins important des trois. De même, dans la conception traditionnelle de la divinité, on ne fait aucune difficulté de dire que Dieu est l’être infini et unique et qu’à tous ses attributs métaphysiques s’ajoutent des attributs moraux.

Dans le Scholie de la Proposition 17, partie I, Spinoza s’applique à démontrer qu’il n’y a entre l’intelligence et la volonté de Dieu, d’une part, et l’intelligence et la volonté de l’homme, d’autre part, qu’une ressemblance toute nominale. Il y a entre l’intelligence divine et la nôtre une différence profonde. Celle-ci est postérieure à son objet tandis qu’en Dieu, ainsi que l’ont entrevu quelques philosophes, l’intelligible [350] et l’intelligence sont une seule et même chose. La volonté de Dieu diffère de la nôtre par des raisons analogues ; elle n’a pas d’objet hors d’elle-même et ne fait qu’un avec l’intelligence, et, par suite, elle n’implique ni choix ni délibération. A la vérité, il n’est pas aisé de comprendre pourquoi on désigne du nom d’intelligence un attribut qui n’a rien de commun avec la seule intelligence que nous connaissions directement. Spinoza n’en persiste pas moins à parler de l’intelligence et de la volonté de Dieu comme si nous entendions le sens de ces termes. En tous cas il y a un caractère que Spinoza n’hésite pas à affirmer de la pensée divine, c’est la conscience : Dieu se connaît lui-même, se ipsum intelligit. Il y a en lui l’idée de son essence aussi bien que de tout ce qui en résulte nécessairement. Cette nécessité, pour Dieu, de se connaître lui-même est considérée par Spinoza comme une vérité accordée par tout le monde, et elle lui sert d’exemple pour montrer que la volonté est liée à l’essence de Dieu avec la même nécessité que la connaissance de soi. A maintes reprises Spinoza se sert du mot conscient appliqué à Dieu ; il le fait d’ailleurs sans insister et sans y prendre garde, comme s’il s’agissait d’une chose toute naturelle et qui va de soi. Il est difficile, en effet, de concevoir une intelligence, surtout une intelligence parfaite, qui ne se connaîtrait pas elle-même. Ainsi Spinoza écrit : « Tout le monde conçoit qu’il résulte de la nature de Dieu que Dieu ait l’intelligence de lui-même. Assurément il n’est personne qui conteste que cela ne résulte de l’essence de Dieu. » La même idée se trouve exprimée presque dans les mêmes termes que dans la lettre XLIII. La conscience appartient donc à Dieu, et, en outre, comme sa volonté est identique à son intelligence, il a conscience de lui-même comme cause libre de tout ce qui existe. On arrive à la même conclusion si on considère, non plus la pensée, en tant qu’attribut infini de Dieu, mais l’entendement divin, c’est-à-dire les modes de cet attribut, ou, en [ 351] d’autres termes, si l’on passe de la naturante à la nature naturée. En effet, la conscience accompagne toutes les idées quelles qu’elles soient, même les plus inadéquates. « L’idée de l’âme, c’est-à-dire l’idée d’une idée, n’est autre chose que la forme de cette idée en tant qu’on la considère comme mode de la pensée sans égard à son objet, car aussitôt qu’on connaît une chose on connaît par cela même qu’on la connaît et en même temps on sait qu’on a cette connaissance, et ainsi de suite à l’infini. » De même et plus clairement encore, les idées adéquates enveloppent la certitude, c’est-à-dire une affirmation qui n’est autre chose qu’un acte volontaire. On ne peut pas être certain sans savoir qu’on l’est et c’est cette conscience de la certitude qui est le critérium. Les idées ne sont pas, Spinoza le répète volontiers, une chose muette comme une peinture sur un tableau ; elles sont vivantes et actives, c’est-à-dire toujours accompagnée de volonté. Or les idées sont dans l’entendement divin comme dans le nôtre. En effet, « l’âme humaine est une partie de l’entendement infini de Dieu, et par conséquent, lorsque nous disons que l’âme humaine perçoit ceci ou cela, nous ne disons pas autre chose, sinon que Dieu, non pas en tant qu’infini, mais en tant qu’il s’exprime par la nature de l’âme humaine ou bien en tant qu’il en constitue l’essence a telle ou telle idées… » Conscientes en nous, les idées sont donc aussi accompagnées de conscience en Dieu. Enfin on vient de voir que l’âme humaine fait partie de l’entendement divin, y est éternellement contenue : « le premier fondement de son être est l’idée d’une chose particulière et qui existe en acte ». Or tous les modes sont des vérités éternelles. L’éternité des âmes est d’ailleurs affirmée, de la façon la plus explicite dans la cinquième partie de l’Éthique. Nous avons, selon Spinoza, deux manières de concevoir les choses comme actuelles, [352] « ou bien en tant que nous les concevons avec une relation à un temps ou un lieu déterminés, ou bien en tant que nous les concevons comme contenues en Dieu et résultant de la nécessité de la nature divine ; celles que nous concevons de cette seconde façon comme vraies ou comme réelles, nous les concevons sous le caractère de l’éternité, et leurs idées enveloppent l’essence éternelle et infinie de Dieu, ainsi que nous l’avons montré dans la Prop. XIV, voyez aussi le scholie de cette proposition ». Les choses que nous connaissons sous forme d’éternité par la connaissance du troisième genre, c’est-à-dire par une intuition, sont toutes particulières. L’essence de l’âme est dans l’éternité l’idée de tel ou tel corps (Pr. XXII, V) ; elle est donc dans l’éternité consciente d’elle-même, et d’ailleurs Spinoza dit en propres termes que les hommes ont conscience de l’éternité de leur âme, mais qu’ils confondent cette éternité, avec la durée ; c’est ainsi qu’il a pu dire : « Nous sentons et nous éprouvons que nous sommes éternels ». Ainsi la conscience, toujours inséparable, aux yeux de Spinoza, de l’acte volontaire, appartient à Dieu de quelque manière qu’on le considère. Rien ne serait plus contraire à la lettre et à l’esprit du spinozisme que de concevoir la pensée ou l’entendement, sous prétexte qu’ils diffèrent des nôtres, comme une pensée inconsciente et vague qui se cherche elle-même et ne se possède pas encore pleinement. Au contraire tout, dans la doctrine de notre philosophe, est précis, déterminé, individuel.

Rien peut être n’a paru décisif pour établir le caractère impersonnel du Dieu de Spinoza que sa conception de la matière. Il dit en propres termes que Dieu est la cause immanente du monde et non pas la cause transitive. Ce serait à ses yeux un non-sens que d’admettre, avec tant de philosophes, l’existence d’une matière à laquelle Dieu donnerait sa forme. Rien n’existe en dehors de Dieu, il faut que la matière soit en lui et qu’il ne fasse qu’un avec le monde. [ 353] C’est pourquoi il déclare que Dieu est chose étendue. Comment concilier une telle conception avec la conscience ou la liberté, en quelque sens que ce soit ? Il convient cependant avant tout de s’entendre sur le sens des mots qui a varié aux différentes époques de l’histoire. Les Anciens entendaient par corps ce qui est visible et tangible ; si on donnait encore aux mots le même sens, il faudrait dire que le Dieu de Spinoza est incorporel, car très certainement l’étendue qui le constitue ne tombe pas sous le sens. Spinoza proteste contre ceux qui lui reprochent de s’être représenté Dieu comme une masse corporelle. Il est vrai que depuis Descartes les mots corps et matière ont pris un sens nouveau. Le corps et la matière sont pris pour une même chose, ce que n’avaient pas cru les Anciens, et se définissent tous deux par l’étendue. Mais l’étendue, en tant que substance ou en tant qu’attribut divin, n’est pas celle que les sens perçoivent ou que l’imagination divise à son gré ; elle est infinie et indivisible ; et l’entendement seul peut la concevoir. Spinoza convient à diverses reprises qu’il est fort difficile de la concevoir ainsi ; mais il n’y a peut-être pas moins de différence entre cette étendue purement intelligible et le corps sensible qu’entre la pensée ou la volonté de Dieu et la pensée ou la volonté de l’homme. Toutefois il ne faudrait pas essayer d’atténuer la doctrine de Spinoza ; ce qu’il a voulu dire et ce qu’il a fort bien dit, c’est que, rien n’existant en dehors de Dieu, et la matière étant d’autre part une réalité dont il ne lui vient pas à l’esprit qu’on puisse douter, la matière ou étendue existe en Dieu, elle est un de ses attributs. Dieu est chose étendue, dit-il expressément, et tous les corps sont des modes de l’étendue divine. Il reste seulement à savoir si, en s’exprimant ainsi, Spinoza a cru qu’une telle conception excluait de la nature divine la conscience de soi, la distinction d’avec le monde, et la liberté en quelque sens que ce soit. Les textes qu’on a lus ci-dessus établissent clairement qu’il n’a pas aperçu cette incompatibilité. Nous pouvons ajouter qu’il n’est pas le seul philosophe qui soit [354] dans ce cas. Les Stoïciens soutenaient aussi que Dieu et le monde ne font qu’un, et ils allaient même bien plus loin que Spinoza, puisqu’ils déclaraient que Dieu et le monde sont un corps visible et tangible ; cette théorie ne les empêchait pas d’affirmer que Dieu ou la cause immanente du monde, prend conscience de lui-même, qu’il se distingue de l’univers en certains sens. Ils l’appelaient même une Providence disposant toutes choses avec une nécessité absolue, il est vrai, en vue du plus grand bien. Platon n’identifiait pas Dieu et le monde, mais il concevait l’âme du monde qui est un dieu comme inséparable de l’univers, présente également à toutes ses parties, distincte cependant de cet univers comme l’âme humaine est distincte du corps qu’elle anime. Ce dernier point de vue a prévalu dans un grand nombre de doctrines philosophiques. On ne fait pas difficulté de se représenter l’âme, si inséparable qu’elle soit du corps, au moins dans la vie actuelle, comme présente à toutes ses parties et cependant distincte, non seulement du corps, mais même de ses propres états ou manières d’être. Il semble bien que Spinoza se soit arrêté à une conception analogue : bien qu’identique au monde, Dieu se distingue de lui comme la cause de ses effets et la substance de ses modes. Il prend conscience de lui. Il y a une différence entre la nature naturante et la nature naturée.

La doctrine de la nécessité et de la liberté est aussi de celles sur lesquelles il est le plus malaisé de s’entendre et qui ont attiré à Spinoza le plus grand nombre d’objections. Il est curieux de remarquer que la plupart des philosophes se sont reproché les uns aux autres de limiter la liberté de Dieu. On a accusé Spinoza de la supprimer entièrement ; mais lui même reproche aux philosophes anciens d’avoir porté atteinte à cette liberté en se représentant Dieu comme travaillant d’après un modèle imposé du dehors et poursuivant un bien ou une fin qu’il n’a pas choisie. Descartes avait déjà formulé la même critique. Il avait affranchi la divinité de cette sorte de contrainte extérieure et proclamé la liberté absolue de Dieu ; il avait soutenu que la volonté [ 355] divine a librement établi la vérité et le bien. Quoique cette conception soit jugée par Spinoza fort supérieure à la précédente, elle ne lui paraît pas encore satisfaisante. Elle introduit, selon lui, l’indifférence et l’arbitraire dans la nature divine. La théorie de Spinoza concilie en quelque manière celle des anciens philosophes et celle de Descartes. Avec la première elle considère la vérité comme immuable et éternelle : c’est l’intelligence même de Dieu ; mais avec la seconde elle place à l’origine de toutes choses la volonté en même temps que l’intelligence. La volonté est l’essence même prise comme active, et on peut dire que les vérités éternelles n’existent que parce que Dieu les affirme. Le Dieu de l’Éthique, comme celui de Descartes, est affranchi de toute dépendance à l’égard d’une fin quelconque puisqu’il existe seul. Mais sa volonté n’est point indifférente, elle est déterminée nécessairement par son intelligence et, à vrai dire, ne fait qu’un avec elle. Pour Dieu, comprendre et agir sont une seule et même chose. Le philosophe s’inscrit en faux contre les partisans du fatum : Dieu est vraiment libre puisqu’il n’obéit qu’à lui-même. Spinoza se flatte ainsi d’attribuer à Dieu la véritable liberté, puisque, s’il est déterminé, c’est uniquement par lui-même. Agir conformément à la raison, c’est pour un être raisonnable la suprême liberté : Socrate et Platon avaient déjà dit quelque chose de semblable. Spinoza a donc le droit de dire que Dieu est une cause libre. La liberté et la conscience se déduisent en même temps et de la même manière de son essence.

Ainsi, à ne considérer même que ses attributs métaphysiques, Dieu apparaît dans l’Éthique comme doué de conscience et de liberté. Il faut songer maintenant que la pensée et l’étendue divines, les seules que nous connaissions clairement, ne sont pas tous les attributs de Dieu. Parmi les attributs en nombre infini que Dieu possède en outre, rien ne s’oppose à ce qu’il s’en trouve d’autres tels que ceux que l’on désigne ordinairement sous le nom d’attributs moraux. Spinoza est peut-être le plus dogmatique des philosophes ; sa [356] confiance dans la vérité et dans la puissance de l’esprit est absolue. Mais il connaît aussi les limites de notre esprit et son orgueil dogmatique ne va pas jusqu’à penser que les bornes de l’esprit sont celles de la réalité. C’est ce que montre clairement un curieux passage d’une de ses lettres, écrite après la composition de l’Éthique : « N’allez pas croire que je nie l’utilité des prières ; car mon esprit est trop borné pour déterminer tous les moyens dont Dieu se sert pour amener les hommes à l’aimer, c’est-à-dire à faire leur salut. Mon sentiment n’a donc rien de nuisible, et tout au contraire il est pour tout homme, dégagé de superstition puérile et de préjugés, le seul moyen de parvenir au comble de la béatitude. » Dans la même lettre, Spinoza semble aussi faire une place à la certitude morale. « Si nous ne pouvions pas étendre notre volonté hors des limites si étroites de notre entendement, nous serions les plus malheureux des êtres, incapables de faire un pas, de manger un morceau de pain, de subsister deux instants de suite, car notre existence est entourée de périls et d’incertitudes. » Dans cette lettre, on le voit, Spinoza parle exactement le même langage que dans le Traité. D’autres passages de la correspondance attestent qu’il reste fidèle au même point de vue : « J’ai dit au chapitre IV que toute la substance de la loi divine et son précepte fondamental, c’est d’aimer Dieu à titre de souverain bien ; je dis à titre de souverain bien et non point par crainte de quelque supplice, l’amour ne pouvant naître de la crainte ; ou par amour pour tout autre objet que Dieu lui-même, car autrement ce n’est pas tant Dieu que nous aimerions que l’objet final de notre désir. J’ai montré dans ce même chapitre que cette loi divine a été renouvelée par Dieu aux prophètes ; et maintenant, soit que je prétende qu’elle a reçu de Dieu lui-même la forme d’une législation, soit que je la conçoive comme enveloppant, ainsi que tous les autres décrets de Dieu, une nécessité et une vérité éternelles, elle n’en reste pas moins un décret divin, un enseignement salutaire ; et après tout, que j’aime Dieu librement ou par nécessité du [ 357] divin décret, toujours est-il que je l’aime et que je fais mon salut. » Dans une autre lettre, Spinoza se déclare incapable de démontrer mathématiquement que l’Écriture est la parole de Dieu révélée comme elle l’est, en effet. « Je ne puis donner de cette vérité une démonstration mathématique sans le secours d’une révélation divine ; c’est pourquoi je me suis exprimé de cette sorte. Je crois, mais je ne sais pas mathématiquement tout ce que Dieu a révélé aux prophètes. En effet, je crois fermement, mais sans le savoir d’une façon mathématique, que les prophètes ont été les conseillers intimes de Dieu et ses fidèles ambassadeurs. » Sans sortir de l’Éthique même, plusieurs passages nous montrent que la pensée du philosophe est au fond la même que dans le Traité théologico-politique. La doctrine du Traité théologico-politique sur le rôle des prophètes, de Moïse et de Jésus-Christ est expressément indiquée dans le Scholie de la Proposition LXVIII de la IVe partie. La définition qu’il donne de la religion et de la piété dans le Scholie I de la Proposition XXXVII, partie IV, s’accorde pleinement avec l’esprit et la lettre de ce dernier ouvrage. « Tout désir, toute action dont nous sommes nous-mêmes la cause, en tant que nous avons l’idée de Dieu, je les rapporte à la religion. J’appelle piété le désir de faire le bien dans une âme que la raison conduit. » Il fait d’ailleurs une place à la religion quand il dit : « Quant au moyen d’unir les hommes par l’amour, je le trouve surtout dans les actions qui se rapportent à la religion et à la piété ». Il en vient même à faire l’apologie de l’humilité et de la crainte comme moyens de gouvernement, et il loue les prophètes d’en avoir recommandé l’emploi. « Les hommes ne dirigeant que rarement leur vie d’après la raison, il arrive que ces deux passions de l’humilité et du repentir, comme aussi l’espérance et la crainte qui en dérivent, sont plus utiles que nuisibles, et puisque, enfin, les hommes doivent pécher, il vaut mieux qu’ils pèchent de cette manière. Car si les hommes [358] dont l’âme est impuissante venaient tous à s’exalter également par l’orgueil, ils ne seraient plus réprimés par aucune honte, par aucune crainte, et on n’aurait aucun moyen de les tenir en bride et de les enchaîner. Le vulgaire devient terrible dès qu’il ne craint plus. Il ne faut donc point s’étonner que les prophètes, consultant l’utilité commune et non celle d’un petit nombre, aient si fortement recommandé l’humilité, le repentir, et la subordination ; car on doit convenir que les hommes dominés par ces passions sont plus aisés à conduire que les autres et plus disposés à mener une vie raisonnable, c’est-à-dire à devenir libres et à jouir de la vie des heureux. » Ce n’est point là un passage isolé. Spinoza revient sur la même idée à la fin de l’Éthique, et il montre que, loin d’être fausses ou dangereuses, la religion et la piété ont, aux yeux mêmes du philosophe soumis à la seule raison, leur légitimité et leur nécessité dans une société organisée. C’est exactement le même motif qui, dans le Traité, décide Dieu à communiquer la révélation. « La piété, la religion et toutes les vertus qui se rapportent à la force d’âme sont aux yeux de la plupart des hommes des fardeaux dont ils espèrent se débarrasser à la mort en recevant le prix de leur esclavage, c’est-à-dire de leur soumission à la religion et à la piété. Et ce n’est pas cette seule espérance qui les conduit, la crainte des terribles supplices dont ils sont menacés dans l’autre monde est encore un motif puissant qui les déterminera à vivre autant que leur faiblesse et leur âme impuissante le comportent selon les commandements de la loi divine. Si l’on ôtait aux hommes cette espérance et cette crainte, s’ils se persuadaient que les âmes périssent avec le corps et qu’il n’y a pas une seconde vie pour les malheureux qui ont porté le poids accablant de la piété, il est certain qu’ils reviendraient à leur naturel primitif, réglant leur vie selon leurs passions et préférant obéir à la fortune qu’à eux-mêmes. Croyance absurde à mon avis... » S’il pouvait subsister un doute sur l’unité de la pensée de Spinoza et sa fidélité à lui-même, il serait dissipé par la lecture attentive [ 359] de l’avant-dernière proposition de l’Éthique. « Alors même que nous ne saurions pas que notre âme est éternelle, nous ne cesserions pas de considérer comme les premiers objets de la vie humaine la piété, la religion, en un mot tout ce qui se rapporte, ainsi qu’on l’a montré dans la quatrième partie, à l’intrépidité et à la générosité de l’âme. » On ne soupçonnera pas qu’au moment de terminer son grand ouvrage Spinoza ait été pris d’un doute sur la valeur des considérations métaphysiques qu’il vient de présenter, ou qu’il ait été arrêté par un scrupule de logicien. Mais bien plutôt il a voulu affirmer une fois de plus et hautement l’idée maîtresse que nous avons vu si nettement exposée dans le Traité. Ce qui importe avant tout selon lui, et ce qu’il met au-dessus de la science aussi bien que de la morale, ce sont la justice, la charité et l’amour de Dieu. La connaissance rationnelle et la foi ne sont en dernière analyse que des moyens en vue de cette fin. S’il écrit l’Éthique, c’est pour prouver que la raison, à l’aide de la lumière naturelle, conduit à la vertu et à l’amour de Dieu. S’il écrit la première partie du Traité théologico-politique, c’est pour montrer que la foi a pour objet essentiel la vertu et la piété. S’il écrit la seconde partie du Théologico-politique et le Traité politique, c’est sans doute pour réclamer la liberté absolue de penser ; nais il ne réclame cette liberté elle-même qu’après avoir mis à part et exigé, comme une condition préalable et essentielle, la pureté des mœurs et l’amour du prochain. Si cette condition n’était pas remplie, on l’a vu ci-dessus, le même philosophe qui réclame la tolérance serait bien prés de devenir intolérant. Ainsi la morale est toujours placée au-dessus de toute considération philosophique et religieuse. Il a une confiance si entière, on pourrait dire si ingénue, dans la puissance de la vérité et la force de la raison, qu’il ne lui vient pas à l’esprit qu’un homme sensé, obéissant à la lumière naturelle, puisse ne pas pratiquer les vertus dont il a lui-même donné l’exemple. Tous les actes de sa vie, en même temps que toutes les parties de son œuvre, sa métaphysique, sa théologie, sa politique, son érudition même aboutissent [360] sinon au même but, du moins au même résultat. Ainsi apparaît l’unité de toute sa vie et de son œuvre. C’est une haute pensée morale qui est en même temps une pensée philosophique et une pensée religieuse. Il paraît donc que le Dieu de Spinoza est beaucoup moins différent qu’on ne l’a cru quelquefois du Dieu de la tradition judéo-chrétienne. Que faut-il dès lors penser du reproche de panthéisme si souvent adressé à ce philosophe ? Pour résoudre cette question il faudrait commencer par définir exactement le panthéisme. Mais le mot, sinon la chose, est de date récente, et un spirituel philosophe a déjà dit qu’il était plus facile de réfuter le panthéisme que de le définir. La caractéristique du panthéisme n’est pas sans doute la négation de la finalité et de la providence, car les Stoïciens, qu’on appelle généralement panthéistes, sont très nettement partisans de l’une et de l’autre. Les alexandrins affirment aussi la providence. S’il fallait mettre au nombre des panthéistes tous ceux qui refusent d’attribuer à Dieu la liberté d’indifférence, il faudrait inscrire parmi eux un très grand nombre de philosophes et beaucoup de théologiens partisans de la prédestination et de la grâce. Le propre du panthéisme est plutôt l’explication qu’il donne des rapports de Dieu et du monde. Le jour où Dieu a été connu comme infini, un problème s’est posé que les anciens philosophes grecs n’avaient pas connu. Le monde et l’homme ne peuvent ni coexister avec Dieu sans le limiter et par conséquent le détruire, ni exister en lui sans s’y absorber et s’y perdre. Si c’est être panthéiste que de concevoir Dieu comme immanent au monde et inséparable de la nature, il ne faut pas hésiter à dire que Spinoza est panthéiste. Mais si ce n’est pas être panthéiste que de concevoir à l’origine des choses un principe unique, infini, tout puissant et parfait, doué de raison, de conscience et en un certain sens de liberté, distinct du monde au moins comme la substance diffère de ses modes et la cause de ses effets, capable de s’intéresser aux événements de ce monde et de se révéler à lui pour y faire régner la justice et la charité, alors il faut dire que Spinoza n’est pas un panthéiste ; à vrai dire il ne paraît pas que Spinoza se soit posé expressément le problème de la personnalité divine : il sait bien qu’il contredit la croyance traditionnelle en concevant [ 361] Dieu comme immanent, en lui attribuant l’étendue, en définissant sa volonté comme identique à son entendement. Mais il ne paraît pas croire qu’en s’exprimant ainsi il rompe avec la tradition, et il continue à parler de Dieu comme si ce mot avait, sauf les restrictions qui viennent d’être indiquées, le même sens que pour tout le monde. Il cite le mot de saint Paul : « in Deo movemur », et il paraît se croire d’accord avec l’apôtre. Nous n’avons pas à décider ici si c’est à tort ou à raison, et s’il n’y a pas contradiction entre les diverses assertions du philosophe. Ce n’est pas ici le lieu de réveiller des querelles assoupies et aujourd’hui oubliées. C’est uniquement une question historique que nous essayons d’éclaircir. Après tout, il n’y a peut-être pas un abîme entre la conception qui considère tous les êtres finis comme des modes de la substance, si d’ailleurs ces modes sont distincts les uns des autres et de la substance elle-même, et la conception cartésienne qui considère ces mêmes êtres comme des effets distincts sans doute de leur cause, mais dépendants d’elle de telle sorte qu’ils n’existent à chaque moment que par son concours toujours présent et continué de telle sorte que tous leurs actes présents et futurs puissent être rigoureusement prévus par elle. Le plus grand tort du philosophe est peut-être d’avoir conçu Dieu à la manière de ces anciens Hébreux dont il parle quelquefois et qui voyaient Dieu partout et lui rapportaient toutes choses. Il se fait de la puissance divine une idée si vaste, si exclusive et en quelque sorte si jalouse, qu’il ne reste à côté d’elle aucune place pour une autre réalité et pas même pour une apparence de réalité. Le spinozisme est un monothéisme immodéré.


Si l’on essaie de déterminer le caractère distinctif de la philosophie de Spinoza afin de marquer sa place dans la philosophie, il semble que ce qui lui appartient en propre, ce ne soit ni la doctrine de l’immanence ni celle de la nécessité [362] absolue. D’autres philosophes avant lui, quoique, à la vérité, d’une manière fort différente, les Stoïciens par exemple, ont conçu la divinité comme inséparable de la nature et ne faisant qu’un avec elle. Les mêmes philosophes ont affirmé aussi la nécessité et l’ont étendue à toutes choses. Mais personne peut-être avant Spinoza ne s’était attaché avec autant de force à la négation de toute finalité. A cet égard le second Scholie de la Pr. XXIII, I, est très significatif. L’auteur marque avec une extrême précision le caractère qui le distingue de tous les autres philosophes. « Toutes choses dépendent de la volonté de Dieu. Par conséquent, pour que les choses fussent autres qu’elles ne sont, il faudrait que la volonté de Dieu fût autre qu’elle n’est. Or la volonté de Dieu ne peut être autre qu’elle n’est (c’est une suite très évidente de la perfection divine). Donc les choses ne peuvent être autres qu’elles ne sont. Je l’avouerai, cette opinion qui soumet toutes choses à une certaine volonté indifférente et les fait dépendre du bon plaisir de Dieu s’éloigne moins du vrai, à mon avis, que celle qui fait agir Dieu en toutes choses par la raison du bien. Les philosophes qui pensent de la sorte semblent, en effet, poser hors de Dieu quelque chose qui ne dépend pas de Dieu, espèce de modèle que Dieu contemple dans ses opérations ou de terme auquel il s’efforce péniblement d’aboutir. Or ce n’est là rien autre chose que soumettre Dieu à la fatalité, doctrine absurde, s’il en fut jamais, puisque nous avons montré que Dieu est la cause première, la cause libre et unique non seulement de l’existence, mais même de l’essence de toutes choses. » Les anciens philosophes grecs s’étaient représenté la divinité à la manière d’un artiste qui façonne une matière préexistante, lui donne la forme et s’efforce d’y réaliser la plus parfaite beauté. Il y a une sorte de dualisme dans toute la philosophie grecque primitive. Mais ce dualisme ne les embarrasse point, car ils ne considèrent pas Dieu comme infini. L’infini est à leurs yeux la forme la plus imparfaite de l’existence. Par suite, chez tous ces philosophes, Dieu est toujours considéré comme une intelligence souverainement parfaite, il est le bien [ 363] ou le beau absolu. Cette perfection, qui est le dernier terme des choses, a été conçue de bien des manières différentes ; mais qu’on définisse Dieu avec Platon l’idée du bien, ou avec Aristote une pensée qui se pense elle-même, ou avec les Stoïciens une raison, un lÒgoj immanent au monde et travaillant à réaliser la plus grande beauté, toutes ces philosophies, si différentes qu’elles soient, s’accordent au moins en un point. C’est l’intelligence qui est l’attribut essentiel de la divinité.

Tout autre est la conception à laquelle s’était arrêté le peuple juif et qu’il devait finir par imposer au monde. D’abord Dieu est infini, et ce terme désigne la forme la plus parfaite de l’existence ; par suite il ne peut plus être question d’une matière existant par elle-même, à quelque titre que ce soit. Le monde est l’œuvre de Dieu, il est créé ex nihilo ; il est toujours devant lui comme s’il n’était pas. Dès lors Dieu n’est plus considéré comme une intelligence ou une pensée s’efforçant de réaliser un idéal, il est bien plutôt une force, une puissance infinie en tous sens, insaisissable à la raison humaine. On dirait une volonté, si ce mot n’impliquait d’ordinaire quelque rapport à l’intelligence. Tel fut le dieu jaloux des anciens Hébreux. Cette conception s’épura peu à peu par la suite ; mais le Dieu resta toujours une force ou une puissance, une volonté si l’on préfère, mais se déterminant elle-même et produisant par son action directe tout ce qui existe. Ce n’est pas une cause formelle ou finale ; il n’a point d’idéal. C’est essentiellement une cause efficiente ou antécédente qui tire d’elle-même la multiplicité infinie de ses effets.

Plotin paraît bien être le premier penseur qui ait introduit cette conception dans la philosophie grecque. A la vérité, Plotin se flatte de rester fidèle à l’esprit grec et de continuer la tradition des Platon et des Aristote ; mais malgré les efforts qu’il fait pour conserver la terminologie de ses devanciers, il est aisé de voir qu’il se fait illusion à lui-même. Il remarque avec une sorte d’ingénuité que le mot infini peut avoir deux sens, l’un positif, l’autre négatif, et il les adopte tous deux, attribuant l’infinité à l’unité que Platon avait conçue comme une pure idée. De même le mot puissance ne désigne plus seulement chez lui comme chez Aristote une simple possibilité, mais au sens positif une force active, une énergie toujours [364] agissante. Il ne paraît pas se douter qu’en introduisant ces deux idées nouvelles dans la définition de Dieu, il transforme radicalement la conception des Anciens. Sans doute ce Dieu n’est pas à ses yeux une force aveugle et brutale, l’intelligence et l’âme sont ses premières manifestations, et par là le philosophe concilie la conception juive avec celle des Grecs, mais il reste fidèle pour l’essentiel à la première de ces deux idées. Son premier principe est avant tout une cause efficiente et antécédente. Bien que notre esprit ne puisse s’élever jusqu’à elle, qu’elle soit ineffable et qu’on ne puisse, strictement parlant, lui donner aucun attribut, le mot par lequel il la désigne le plus souvent est celui d’énergie ou d’acte, et ces mots n’ont plus pour lui le sens qu’ils avaient dans la philosophie d’Aristote. Malgré les efforts qu’il fait pour rester fidèle à la conception générale des Grecs et définir l’intelligence et l’âme comme donnant la forme à toutes les existences particulières, l’idée de finalité est absente de son œuvre.

Il ne semble pas que Spinoza ait jamais eu connaissance directement de la doctrine de Plotin ; mais les idées du penseur alexandrin ont été conservées dans toute son école ; elles s’étaient imposées à la pensée grecque, et, si on fait abstraction de quelques détails, elles ne furent pas modifiées en ce qu’elles avaient d’essentiel par la longue série de philosophes juifs ou arabes qui les transmirent en Occident. Parmi eux se trouvaient les maîtres que Spinoza a certainement lus, un Chasdaï Crescas, sans compter Giordano Bruno ou Léon l’Hébreu. Nous ne pouvons entrer ici dans le détail de cette filiation historique ni mesurer exactement l’influence que le penseur grec a exercée sur l’auteur de l’Éthique. Mais ce qui est certain, c’est que la conception spinoziste de la divinité présente avec celle de Plotin les plus remarquables analogies. Spinoza lui même, lorsqu’il cite, pour l’approuver la doctrine qui identifie en Dieu l’intelligence et l’intelligible, la rapporte aux anciens philosophes en même temps qu’aux Hébreux qui l’ont entrevue comme à travers un nuage. Le Dieu de Spinoza diffère sans doute de celui de Plotin sur des points [ 365] essentiels. Nous connaissons clairement deux de ses attributs ; encore faut-il remarquer que si l’intelligence selon Plotin n’appartient pas à l’essence de Dieu, elle est du moins sa première manifestation. La plus grande nouveauté est d’avoir considéré l’étendue ou la matière elle-même comme un attribut de la divinité ; ici Spinoza est aux antipodes de la pensée de Plotin et, sans aucun doute, il faut reconnaître ici l’influence de la doctrine de Descartes ; mais les deux conceptions sont d’accord pour représenter Dieu comme une cause efficiente, une force ou une puissance qui tire d’elle-même par sa seule initiative la multiplicité de ses effets. C’est par son action continue que toutes choses subsistent, et si, par impossible, elle cessait un instant d’agir, le monde entier s’abîmerait dans le néant. Le Dieu de Spinoza est sans doute une volonté unie à une intelligence ; mais on voit bien par toute sa philosophie que c’est l’idée de force ou de puissance qui apparaît le plus souvent à son esprit. La vertu, à ses yeux, est une puissance, et la principale vertu est la force d’âme ou l’intrépidité et la générosité. La sagesse est la méditation de la vie et non de la mort. L’espérance et la crainte sont des maux parce qu’elles attestent notre impuissance. Plus le corps humain est capable d’un grand nombre de fonctions, plus grande est la partie de l’âme qui est éternelle. En tout cas le Dieu de Spinoza, ainsi qu’il résulte des textes que nous avons cité tout à l’heure, n’a point d’idéal, et la finalité est rigoureusement exclue de son système. Descartes lui-même, qui avait fait un pas dans la même direction en déclarant que le vrai et le bien sont des œuvres de la volonté divine, ne va pas assez loin à son gré. Rien n’est bon ou mauvais par soi-même, toute chose est ce qu’elle peut être et elle peut être ce qu’elle doit être. Il n’y a pas de possible au sens absolu du mot, cela seul est possible qui est ; sans doute l’Être infini est appelé aussi l’Être parfait, mais la perfection n’est pas un terme vers lequel tende l’action divine, elle se définit par la réalité même, un être est d’autant plus parfait qu’il possède [366] plus de réalité, la perfection est conçue non plus selon la catégorie de la qualité, mais selon la catégorie de la quantité. Par suite il faut sans doute reconnaître que la volonté divine est dirigée par une intelligence ; mais c’est par ses effets et par ses actes que cette intelligence même se manifeste.

La conception de la Divinité n’est pas la seule partie du système de Spinoza où se manifeste l’influence de la philosophie de Plotin. On pourrait faire entre les deux doctrines un grand nombre de rapprochements. Il serait trop long et hors de notre sujet de les passer ici en revue. Il en est un cependant qu’il convient d’indiquer parce qu’il touche de prés à notre sujet, et il est de telle nature qu’il ne semble pas que l’accord des deux philosophes puisse être le résultat d’une simple rencontre.

Nous avons rappelé ci-dessus la théorie si curieuse de Spinoza sur l’éternité des âmes : les âmes font partie de l’entendement divin, elles y sont en acte, et il s’agit là, non pas de l’âme humaine en général, mais des âmes individuelles exprimant l’essence d’un corps déterminé. Or nous trouvons chez Plotin une théorie toute semblable. L’âme humaine procède de l’âme universelle, mais elle est en même temps contenue dans l’intelligence divine. La différence entre les deux modes d’existence, c’est que les âmes en tant qu’existantes sont séparées les unes des autres, tandis que dans l’intelligence divine elles se pénètrent toutes. Là aussi il s’agit bien d’âmes individuelles ; c’est, dit Plotin, l’âme de Socrate ou de Pythagore qui fait partie de la pensée divine. Plotin, en effet, malgré sa prétention de suivre en toutes choses Platon, a subi l’influence des Stoïciens ; il est nominaliste tout comme Spinoza, et si les âmes sont encore appelées des idées, ce sont du moins des idées particulières et individuelles. En outre, selon Spinoza, non seulement les âmes humaines font à la fois partie par leur essence de l’entendement divin, par leur existence de l’ordre de la nature, mais encore dans la vie présente nous avons le sentiment et la conscience de cette réalité supra-sensible : la vie supérieure est mêlée à notre vie actuelle. A la vérité, la mémoire et l’imagination [ 367] étant liées à l’exercice des fonctions corporelles, nous ne pouvons nous souvenir de notre existence passée ; nous sommes cependant en communication avec ce qu’il faut bien appeler, d’un terme platonicien, le monde intelligible. La connaissance du troisième genre présente en effet les plus exactes ressemblances avec la nÒhsij platonicienne, à cela près qu’elle aperçoit intuitivement des essences particulières et non pas des idée universelles. Ici encore Spinoza est d’accord avec Plotin. Les Ennéades nous montrent les âmes humaines en communication, d’une part, avec le monde sensible, où elles se divisent et se dispersent ; d’autre part, avec le monde intelligible, où elles s’unissent et participent de l’absolu. « Nous sommes chacun en quelque sorte le monde intelligible : nous sommes liés par notre partie inférieure au monde sensible, par notre partie supérieure au monde intelligible ; nous demeurons en haut par ce qui constitue notre essence intelligible, nous sommes attachés ici-bas par les puissances qui tiennent le dernier rang dans l’âme. Nous faisons passer ainsi de l’intelligible dans le sensible une émanation ou plutôt un acte qui ne fait rien perdre à l’Intelligible ». (Ennéades, IV, 4, § III). Enfin la distinction de l’essence et de l’existence, qui tient une si grande place dans l’Éthique, et qu’il est si difficile de comprendre clairement, présente peut-être quelque analogie avec la distinction établie par Plotin entre la seconde et la troisième hypostase. Ce sont les mêmes êtres qui sont ici des pensées, là des âmes ; mais les pensées sont immuables et éternelles, tandis que les âmes qui les réalisent hors de l’intelligence sont principes de mouvement et peuvent ainsi entrer en contact avec l’ordre de la nature. Il y a sans doute bien de l’obscurité dans la seconde moitié de la cinquième partie de l’éthique, et on peut regretter que Spinoza ne se soit pas expliqué plus complètement sur cette vie en Dieu, par où s’achève toute sa doctrine. En entrant dans cette partie de l’ouvrage on est un peu déconcerté, et plus d’un lecteur n’a pu se défendre d’un certain étonnement ou même de quelque défiance. Manifestement [368] nous sommes ici en présence d’une philosophie toute nouvelle, d’une manière de penser très différente de celle qui a inspiré les premières parties de l’Éthique. L’auteur a beau rester fidèle à sa méthode et continuer la série de ses propositions, de ses corollaires et de ses scholies, nous sommes bien loin des idées claires et distinctes du début, et, par exemple, de la conception toute mécaniste de la deuxième partie de l’Éthique. La communication directe de l’âme avec Dieu, la définition de la béatitude et du salut, surtout la théorie de l’amour intellectuel de Dieu ne ressemblent guère aux déductions rigoureuses auxquelles nous étions habitués. Il semble bien, d’ailleurs, qu’on soit ici en présence de la pensée essentielle du philosophe : c’est là qu’il voulait en venir, et tout ce qui précède n’a eu d’autre but que de nous préparer peu à peu et de nous amener, par une sorte de contrainte intellectuelle, à ces conclusions inattendues. Or, si l’on veut bien y regarder attentivement, on s’aperçoit bientôt que ces conclusions présentent les plus grandes ressemblances avec celles des philosophes anciens. La théorie d’après laquelle la connaissance des idées adéquates nous introduit en quelque sorte dans l’absolu et nous fait participer à la vie éternelle, nous rappelle naturellement le passage célèbre de l’Éthique de Nicomaque, où Aristote montre que, par l’acquisition de la vraie science, nous pouvons ressembler à Dieu et participer à l’immortalité, ¢qanat…zein ; en lisant la définition de la béatitude et du salut, surtout la théorie de l’amour intellectuel de Dieu, comment ne pas penser aux pages de Plotin et de tous les alexandrins sur l’extase et la communication immédiate de l’âme avec Dieu ? L’ouvrage commence par une doctrine toute nouvelle et s’achève par une conception empruntée à la philosophie ancienne. Envisagé sous cet aspect, le spinozisme apparaît comme un édifice très ancien auquel on aurait ajouté un vestibule tout moderne. Ainsi, malgré le dédain avec lequel il parle quelquefois des philosophes grecs, Spinoza a subi leur influence beaucoup plus qu’il ne se l’avoue à lui-même. On a déjà montré que toute une partie de l’Éthique s’inspire directement du stoïcisme, et nous savons qu’en effet Spinoza avait lu Épictète et les lettres de Sénèque. Il faut, semble-t-il, ajouter à cette influence celle [ 369] de la tradition néoplatonicienne qui a régné sur tout le moyen âge, à la fois sur la scolastique proprement dite et sur la philosophie juive et arabe. Spinoza cesse donc d’apparaître comme un penseur isolé, ainsi qu’on se l’est représenté quelquefois, qui aurait construit son système de toutes pièces, ou dont la pensée n’aurait subi que la seule influence cartésienne. Il faut, dans son œuvre, faire la part de ce qu’il emprunte à ses maîtres juifs et arabes ; mais il faut remonter encore plus haut et, par delà ses devanciers immédiats, reconnaître les sources où il a puisé indirectement. Sa philosophie, ainsi qu’il arrive presque toujours, a ses racines dans le passé. Elle est une sorte de mise au point, une adaptation aux formes de la pensée moderne d’une philosophie fort ancienne.

Il est à peine besoin de dire que chercher les origines de la pensée de Spinoza dans les doctrines du passé, et non pas seulement dans la philosophie de Descartes, ce n’est en aucune manière diminuer son génie ou contester son originalité. On ne méconnaît pas le génie de Platon lorsqu’on montre qu’il s’est inspiré de Parménide et d’Héraclite, de Pythagore et de Socrate. Rassembler en un seul système des idées fort différentes et quelquefois contraires, les lier ensemble de manière à former un tout cohérent, les transformer par l’interprétation qu’on leur donne, c’est une œuvre dont un homme de génie est seul capable. Tout grand système est une synthèse d’idées opposées. Dans l’Éthique, Spinoza a concilié la philosophie ancienne et la philosophie moderne, comme, dans le Traité, il concilie la raison et la foi. Son génie est de ceux que personne ne saurait méconnaître, et quoi qu’on pense des origines de sa philosophie, la puissance et la vigueur de sa pensée, la hardiesse de ses déductions et l’originalité de son point de vue ne sauraient être contestées. Les éléments de son système existaient avant lui épars et disséminés : il fallait le génie de Spinoza pour en faire le spinozisme.

Au surplus, on n’aurait pas énuméré toutes les influences dont ce système est issu si, au delà même de l’éducation qu’a reçue son auteur, au delà même de son génie propre, on ne tenait pas compte d’une influence encore plus profonde et plus intime : celle de la race à laquelle il appartenait. Il [370] ne faut pas oublier que la conception alexandrine de la divinité, transmise à Spinoza par ses maîtres juifs ou arabes, se rattache elle-même par ses origines au judaïsme. C’est par l’intermédiaire de Philon, au commencement de notre ère, que la pensée juive s’est communiquée au monde occidental. Une sorte d’affinité naturelle devait donc porter Spinoza vers les conceptions de cet ordre. En découvrant chez les successeurs de Plotin cette manière de concevoir Dieu, il reprenait en quelque sorte son bien où il le trouvait et restait fidèle à l’esprit de sa race. Il a sans doute, parce qu’il était un moderne, beaucoup ajouté et beaucoup transformé ; mais malgré toutes les transformations et toutes les additions, c’est une pensée juive qui est l’âme de son système ; le Dieu de Spinoza est un Jéhovah très amélioré.