Le Diocèse d’Alet sous l’épiscopat de Nicolas Pavillon (1639-1677)

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Le Diocèse d’Alet sous l’épiscopat de Nicolas Pavillon (1639-1677)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 49 (p. 377-409).
UN
COIN DU MIDI DE LA FRANCE
AU XVIIe SIECLE

LE DIOCÈSE D’ALET SOUS L’ÉPISCOPAT
DE NICOLAS PAVILLON (1639-1677)

Nicolas Pavillon, un peu oublie aujourd’hui, a tenu, par son opposition au Roi dans les affaires du formulaire et de la régale, une grande place dans l’histoire religieuse du règne de Louis XIV, et fut une des colonnes extérieures de Port-Royal. Mais nous ne voulons étudier ici que ses luttes pour la réforme chrétienne et morale de ses diocésains d’Alet, afin de faire revivre en toute vérité, par ce simple récit, un coin original du Midi de la France au XVIIe siècle.

Né à Paris, le 17 novembre 1597, d’un père correcteur de la Chambre des Comptes, l’évêque d’Alet est sorti, comme Bossuet un peu plus tard, de cette noblesse de robe qui représentait alors l’élite intellectuelle du pays. La piété, une piété grave à la façon de celle des Arnaud et des Lemaître, était, en même temps qu’une grande dignité et régularité de vie, le trait propre de sa famille. C’est dans un intérieur discret et un peu froid d’aspect, malgré la solide aisance de ses parens, mais admirablement ordonné et sérieux, qu’il passa sa jeunesse, auprès d’une mère vertueuse et charitable. Evêque, il réglera sa maison sur ce modèle familial, n’admettant auprès de lui, comme le faisait sa mère, que des domestiques éprouvés, et les associant, comme elle, à sa sainte vie. Sa figure même, un long visage maigre avec un menton pointu et un grand nez osseux, semble, par son caractère d’austérité, garder quelque chose de ce milieu rigide ; mais le front calme, et les yeux ouverts, francs et bons, sont bien en rapport avec la pleine sérénité de cet intérieur patriarcal.

Il fut élevé au collège de Navarre, et fit ses études avec succès. Il aurait donc pu s’avancer et se pousser dans le monde, où son instruction, sa famille et sa fortune lui auraient permis de réussir. Mais très vite il se sentit attiré vers Dieu. Encore enfant, il prenait un goût particulier aux sermons et aux instructions religieuses, si bien que ses parens avaient plaisir à voir la gravité avec laquelle il les récitait, une fois entendus. Ses humanités achevées, il rentra dans la maison paternelle où il vécut solitaire, allant suivre en Sorbonne les leçons de théologie, sans vanité comme sans ambition. Vincent de Paul fut son initiateur dans la vie religieuse et l’éducateur de son âme. Ayant eu connaissance par son ami Poinceval de la vertu et des talons du jeune étudiant en théologie, il le prit avec lui, l’employant à faire des catéchismes dans les prisons et l’occupant à l’œuvre naissante des Missions. Sous-diacre, puis diacre malgré ses résistances, — car il ne se jugeait jamais assez digne, et il ne devait consentir à se laisser ordonner prêtre qu’à l’âge de trente ans, — Pavillon fut le bras droit de Vincent de Paul. Son père étant mort, il consacra aux Missions sa part de la succession paternelle, et mieux encore son temps, sa parole et sa vie, allant prêcher lui-même dans les villages, visitant les malades et les pauvres, et bornant son ambition, le jour où Dieu l’aurait appelé au sacerdoce, à être l’obscur vicaire de quelque curé de campagne. Vincent de Paul en décida autrement, et, lorsque Pavillon eut reçu la prêtrise, il le garda auprès de lui et le chargea de diriger les conférences, et les retraites instituées, avec tant de profit pour le recrutement du clergé, dans la maison de la Mission. Il devait un peu plus tard le désigner à l’attention du cardinal de Richelieu pour le siège épiscopal d’Alet, et ce fut par lui que Pavillon, qui n’avait pu être curé de village, ainsi qu’il l’aurait souhaité, devint, comme il disait souvent lui-même, évêque de village.

La chose fait autant d’honneur à l’insistance de Vincent de Paul qu’à la modestie de Pavillon. Celui-ci, malgré sa répugnance pour toute célébrité, n’avait pu se dispenser en 1637 de prêcher une Octave du Saint-Sacrement à Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, paroisse voisine de la sienne, Saint-Sauveur. Il parla d’une manière si personnelle, que bientôt la foule accourut, amenée par d’Andilly, qui avait entendu le premier sermon, et qui avait sans doute reconnu dans le prédicateur quelqu’un de sa famille spirituelle. Ce fut une mode, et il fallut retenir les places. Mais si la Cour de Richelieu alla un instant en Pavillon, comme celle de Louis XIV devait, trente ans plus tard, aller en Bourdaloue, l’élan fut plus spontané et la mode moins imposées. La duchesse d’Aiguillon, nièce du cardinal, y vint comme les autres, et fut particulièrement touchée. Elle en parla à Richelieu, et celui-ci résolut de nommer Pavillon au siège vacant d’Alet. Après avoir consulté Vincent de Paul, dont il prenait souvent les conseils en pareille circonstance, il fut tout à fait décidé. Atterré du choix du cardinal, Pavillon se croyait indigne de l’épiscopat, et ne voulait accepter. Vincent de Paul lui assura « qu’il s’élèverait contre lui au jour du Jugement dernier avec les âmes du diocèse d’Alet destinées par son abandon à mourir à Dieu. » Pavillon résista longtemps, cherchant surtout son inspiration dans la prière. Mais une fois sa résolution prise, après y avoir, comme il disait, « beaucoup pensé devant Dieu, » il voulut répondre sans retard à la voix qui l’appelait, sollicita d’urgence l’expédition de ses Bulles, quitta la maison paternelle et s’enferma à Saint-Lazare, où il fut sacré le 22 août 1639. Le 8 octobre suivant, il quitta Paris, bien décidé à n’y revenir jamais. « Ses amis et sa famille fondaient en larmes, excepté Madame sa mère ; car, quoique cette dame aimât bien tendrement son fils, néanmoins sa piété solide lui fit voir ce départ avec des yeux fort secs. Et comme on était étonné, elle ne répondit autre chose, sinon : « Il va à son devoir ; je m’en dois plutôt réjouir que pleurer. »

Le diocèse d’Alet, supprimé par la Révolution française, était, au XVIIe siècle, avec ceux de Saint-Papoul, de Rieux, de Saint-Pons, de Lodève et d’Agde, l’un des moindres de la grande province de Languedoc, et Nicolas Pavillon, arrivé le 3 novembre 1639, après trois semaines de voyage, dans son village épiscopal, aurait pu, comme plus tard Fleury, nommé évêque de Fréjus, se dire évêque par l’indignation divine. Certes, le pays n’était pas banal. Lancelot lui-même, quoique du XVIIe siècle et de Port-Royal, en a entrevu la beauté, et la description qu’il nous en a laissée, dans sa Relation d’un voyage d’Alet, n’est pas, dans sa précision, dépourvue de sentiment. En amont de Limoux et de sa vallée étroite, tapissée de vignobles, la route de Carcassonne à Quillan, à peine tracée à cette époque, s’engage dans une gorge très resserrée, au fond de laquelle court la rivière d’Aude. Le défilé dans l’épaisse muraille a grand air, et l’on se sent déjà en pleine montagne. Il s’ouvre cependant vers le Midi, et l’on atteint, en suivant le torrent, une haute plaine en forme de cirque, au milieu de laquelle est bâti le village d’Alet. Les montagnes qui l’entourent de toutes parts sont élevées d’un millier de mètres, et, sans avoir encore l’âpreté particulière aux Corbières, — car les pentes en sont assez vertes, et les bords de l’Aude aux confins du village sont entourés de frais jardins, — elles ont déjà des sommets très nus. A les considérer du pont de pierre, qui conduit de la gare au village et qui fut construit pendant l’épiscopat de Pavillon, on se rend vite compte que l’on entre dans un pays rude. « Ce ne sont, comme dit Lancelot, que montagnes les unes sur les autres. » Celles du Sud-Est se déroulent par le massif de Bugarach jusqu’au Roussillon et au pays Catalan ; celles du Sud-Ouest se relient au massif du Saint-Barthélémy et aux Pyrénées ariégeoises. Creusant entre les deux chaînes son lit de torrent, l’Aude remonte par une suite de gigantesques défilés jusqu’aux neiges du Carlitte. On devine tout proche l’Aragon, âpre et sauvage, et ce voisinage, joint à la monotonie discrète et humble de la couleur grise épandue partout, est comme un fond fait exprès pour le sévère paysage, sur lequel se détache en relief la figure ascétique de Nicolas Pavillon.

Au XVIIe siècle, l’aspect était encore plus rude : peu ou point de routes, des sentiers dans la montagne. Tous ces recoins divers qui composaient le diocèse d’Alet, Razès, Donnézan, Capsir, pays de Fenouillèdes, Corbières de Sournia, pays de Sault, communiquaient très difficilement entre eux, et les routes, dont les automobiles gravissent maintenant les pentes dans les cantons de Limoux, de Couiza, de Quillan et d’Axat, et qui relient ces cantons aux villes du Bas-Languedoc, des Pyrénées-Orientales ou de l’Ariège, ont été, pour la plupart, ouvertes de nos jours. La région était à peu près inaccessible, et l’on n’y comptait que trois villages de quelque importance : Saint-Paul, Quillan et Alet. Alet, que ses sources thermales et le chemin de fer de Carcassonne à Quillan, Axat, Saint-Paul et Rivesaltes ont civilisé aujourd’hui, bien que le chiffre de la population soit à peu près le même qu’alors, était une pauvre bourgade, composée de quelques maisons mal construites et branlantes, et habitée par de très pauvres gens. A la fin du siècle, il y avait 162 familles dans la cité épiscopale, c’est-à-dire qu’elle ne comptait pas un millier d’âmes. C’était bien la digne capitale de ce triste diocèse, qui ne possédait guère plus de six mille feux et de trente mille habitans, où la majeure partie de la population de 111 paroisses se composait de paysans « dans la neige la moitié de l’année, » et dont le terroir, sec et aride, ne produisait qu’en petite quantité « du blé, du seigle et du vin. » Ni industrie, ni commerce, si ce n’est au bourg de Quillan, qui exploitait les bois des Corbières ; mais Saint-Paul vivait surtout de sa collégiale, et Alet de son palais épiscopal, si l’on peut appeler ainsi une demeure qui a conservé encore, pour parler comme Lancelet, « assez bonne mine par dehors, » mais qui n’était à l’intérieur qu’une grande baraque, où l’eau, qui entrait de toutes parts, avait dégradé les murs et détruit les planchers. Car parmi les prédécesseurs de Pavillon, ceux qui résidaient faisaient leur séjour ordinaire du château de Cornanel, propriété épiscopale à l’entrée du diocèse et dont on aperçoit encore les restes sur la route de Limoux à Alet. Ce triste éévêché n’avait, même pour cathédrale (Notre-Dame-d’Alet, — autrefois une église magnifique, — ayant été ruinée par les huguenots) que l’ancien réfectoire de l’abbaye des Bénédictins à laquelle l’évêché avait succédé au XIVe siècle : c’était à peine une église annexe de hameau, avec sa nef non pavée et sa voûte de bois à demi pourrie ; si dénuée de tout, qu’à l’arrivée de Nicolas Pavillon, elle ne possédait que deux ornemens pour la célébration de la messe et des offices.

Les revenus de l’évêque étaient en rapport avec la pauvreté du diocèse. Un extrait du verbal du synode du diocèse d’Alet, tenu en 1651, nous en donne le détail par paroisses. Le total est bien minime. Un peu plus tard la Description de la province de Languedoc, faite sous l’intendance de d’Aguesseau, évalue à 16 000 livres les revenus de l’évêque d’Alet, et le Mémoire de l’intendant de Bâville les porte à 16 500 livres. Seul dans toute la province, l’évêque de Saint-Papoul a un revenu moindre. Or qu’on se rappelle les devoirs d’un prélat comme Pavillon au XVIIe siècle ; il n’est pas seulement tenu, en sa qualité de dignitaire de l’Église, de faire de nombreuses aumônes, et d’entretenir de pieuses fondations ; il lui faut encore (car il est aussi prince temporel, comte et seigneur d’Alet, haut, moyen et bas justicier) s’acquitter de beaucoup d’obligations. Joignez à cela qu’il représente son diocèse aux assemblées d’assiette, qu’il le représente surtout aux assemblées des Etats de la province, et que c’est là un surcroît de dépenses considérable pour un si faible revenu. Mais la misère morale du diocèse d’Alet en 1639, au moment où Pavillon s’écriait à la vue de ces pauvres masures : « C’est ici le lieu de mon repos pour jamais ; j’habiterai ici parce que c’est le lieu que j’ai choisi, » était encore plus lamentable que tout le reste.


I

Quand on considère de loin le grand siècle, il semble qu’on assiste en toutes choses au triomphe de l’ordre. Sans doute l’œil distingue quelques aspérités ; mais elles n’altèrent pas sensiblement l’harmonie générale. Les deux ligures de Richelieu et de Louis XIV dominent tout, et les troubles des deux minorités, avant le grand ministre et avant le grand roi, derniers sursauts de l’âme agitée du XVIe siècle et premier éveil de l’âme révolutionnaire du XVIIIe, ne font que mieux ressortir l’ordre final. Il semble que, lorsque la forte main du cardinal d’Etat a réduit tous les sujets du Roi à l’obéissance, et, plus tard, lorsque le bon sens un peu sec de Louis XIV a achevé l’œuvre de Richelieu, toutes les singularités locales se soient effacées en France, et que la société entière vive au milieu de ce beau calme et reflète en quelque sorte cette uniforme sérénité, dont la littérature classique sera l’expression la plus achevée. Il a fallu les investigations minutieuses de nos érudits contemporains, et, au premier rang, les savans travaux du regretté M. de Boislisle, les études provoquées par la publication de documens sans prix comme les Grands Jours d’Auvergne de Fléchier, pour nous montrer combien l’unité apparente du XVIIe siècle était factice, et combien mal elle recouvrait d’étranges et de nombreuses diversités. Même au moment où le pouvoir de Louis XIV est dans son éclat le moins contestable, il y a en France, au centre et à l’extrémité du royaume, en Auvergne et en Languedoc, des contrées encore à demi sauvages, où l’on vit comme au plus mauvais moment du moyen âge, vraies tanières de bêtes fauves, où les rayons du soleil royal n’ont jamais pénétré, et dont « les farouches habitans » s’abandonnent aux pires instincts. Tel est le diocèse d’Alet en 1639, trois ans seulement avant la mort de Richelieu ; tel il restera en partie, malgré les efforts et les prodigieux succès de Nicolas Pavillon, vers 1667, au moment où le règne de Louis XIV sera dans son plus complet rayonnement.

Non seulement les mœurs y étaient déplorables et la brutalité excessive ; mais encore l’esprit religieux y était tombé dans le plus triste état. C’était en partie la conséquence de l’incurie des prédécesseurs de Pavillon, qui, depuis un siècle, ne résidaient pour ainsi dire point. L’évêché avait été, depuis 1530 jusqu’en 1603, possédé en commende par la maison de Joyeuse, qui le faisait régir par économat, et se bornait à en percevoir les revenus. En 1603, le cardinal François de Joyeuse l’avait résigné à Christophe de Lestang, et celui-ci ayant été nommé à l’évêché de Carcassonne, l’avait résigné à son tour à l’un de ses neveux, Pierre de Polverel, gentilhomme d’Auvergne, qui mourut avant d’avoir reçu ses bulles, si bien qu’à sa mort, le frère de Pierre de Polverel, Etienne, capitaine de cavalerie, préférant sans doute un évêché à une compagnie, le demanda, l’obtint et le garda jusqu’en 1637 où il décéda. C’était en vérité un singulier évêque, plus expert aux choses de la galanterie qu’à celles du sacerdoce, taisant danser à l’évêché lorsque par hasard il se rendait à Alet, mais habitant le plus souvent Paris ; car, en homme pratique, il avait acheté, des revenus de son évêché, une charge d’aumônier de la reine Marie de Médicis et de la chapelle du Roi. Il est vrai que, par son testament, il laissa une fondation de quatre setiers de blé pour aider à marier chaque année une fille pauvre de Cornanel, et une fondation de treize messes chantées pour le repos de son âme : c’était peut-être, de la part de cet ancien officier, une façon spirituelle d’assister, du haut des cieux, au couronnement des rosières.

Il est vrai que les rosières étaient rares dans le diocèse d’Alet, lorsque Nicolas Pavillon succéda à Etienne de Polverel. La population des campagnes et des villages y croupissait dans l’ignorance la plus crasse et dans l’immoralité la moins idyllique. Les hommes ressemblaient à leurs montagnes, âpres comme elles, peinant dans la neige l’hiver, sous un implacable soleil l’été, et leurs traits accentués et énergiques ne se coloraient que pour de barbares réjouissances : « Le peuple, lit-on dans la Relation d’un voyage fait à Alet en 1669 par deux ecclésiastiques, le peuple dans le Capsir est tout espagnol, et ne reçoit qu’à contre-cœur les impôts, ce qui fit tuer, comme nous étions à Alet, un de nos commis par un de ce pays, à qui quelqu’un voyant deux mousquets, savoir le sien et celui du commis qu’il avait mené à la chasse, et ayant demandé à qui l’un était, il répondit avec une gravité espagnole qu’il venait de mater un garvagé, c’est-à-dire de tuer un coquin de Français. » Et un peu plus loin : « L’official d’Alet fut abordé par un de ces Capsirois, qui vint lui faire de grandes plaintes de son recteur, sur ce qu’il lui avait refusé l’absolution. Ce sage official, entrant entièrement dans ces sentimens, découvrit alors toute l’affaire, et le Capsirois lui avoua que c’avait été pour meurtre, mais qu’il se moquait de lui, que pour la première fois qu’il l’avait refusé, il lui pardonnait ; car il tombait d’accord d’avoir passé (à la confession) ayant tué treize hommes, mais qu’ayant en charge de s’amender, il lui avait promis l’absolution, s’il le faisait, et que cependant, après l’avoir fait, il ne la voulait pas accorder. Et il prouvait invinciblement qu’il l’avait fait, puisque, depuis ce refus jusqu’à présent, il n’en avait tué que six et qu’il s’était amendé de plus de moitié. »

Très pauvres, harcelés par une noblesse rurale à peine plus civilisée qu’eux-mêmes, se consumant et se dévorant en procès, accablés, à cause des guerres sur la frontière catalane, par le logement de gens de guerre à demi bandits, volés par les étapiers, accablés plus encore par le fisc, et cyniquement exploités par leurs représentans aux assiettes, ces malheureux vivaient, comme les sangliers de leurs forêts, dans une misérable promiscuité. À peine un lit ou deux au plus par cabane, et la nuit toute la famille sur le même grabat. Absence complète d’écoles dans les villages. Aussi ces pauvres gens étaient-ils la proie des superstitions les plus grossières. Devins et sorciers pullulaient dans le pays. « Une fois l’hiver, dit la Relation précitée, l’évêque ayant su par un envoyé exprès qu’au sommet de la montagne on tenait en prison un nombre de femmes qu’on voulait brûler, soupçonnées d’être sorcières, il se mit en chemin d’y aller. Sa charité lui ayant donné des ailes, il arriva à propos, car monsieur le recteur du lieu ne pouvait plus retenir la fureur de ces barbares qui, quoique surpris de la vue de leur prélat, à peine accordèrent-ils à ses fatigues et à ses prières la vie de ces pauvres victimes. » Les mœurs ne valaient pas mieux que les esprits, et la gaîté ne s’exprimait que par des beuveries sans fin ou par des danses désordonnées. Ce n’était pas la jolie farandole de Provence, déroulant joyeusement sous le ciel bleu son long et gracieux ruban ; ce n’était pas non plus le piquant et cavalier boléro d’Espagne, mais des bacchanales sans rythme et sans frein. Ecoutez le sénéchal de Limoux dans une ordonnance datée du 6 février 1666 : « Le second motif d’interdiction de ces danses a été la connaissance particulière que le lieutenant principal en notre cour a eu du scandale qu’elles causent en la manière qu’elles se font dans le ressort de la sénéchaussée, par la dissolution avec laquelle on court sans se tenir les uns les autres, avec des gestes insolens que les filles font aussi bien que les garçons, par les sauts que les garçons font faire aux filles d’une manière infâme en les élevant aussi haut que leur tête avec un certain tour qui fait que leurs jupes s’écartent et se haussent, en sorte qu’elles découvrent une partie de leur corps. » Aussi ne faut-il point s’étonner si, à cette extrémité de la France, gentillâtres de campagne en usaient un peu, au XVIIe siècle, comme au bon temps du droit du seigneur.

Quelle curieuse féodalité que celle qui, à l’époque de Richelieu et de Louis XIV, régnait sur les montagnes du diocèse d’Alet, et en possédait la plus grande partie, sauf quelques terres du domaine du Roi ou du domaine de l’évêque ! Ils étaient environ une centaine de gentilshommes, exactement cent vingt-quatre à la fin du siècle, d’après le Mémoire de l’intendant Bâville, les de Rasiguières, les de Sourmia, les de Rennes, les de Sarraute, les d’Escouloubre, etc., rustres à demi dégrossis, qui se conduisaient, dans leurs villages, comme s’il n’y avait eu dans la province ni Intendance, ni Parlement. Une seule baronnie d’importance trônait sur ces rochers, celle d’Arqués et Couiza, longtemps, comme l’évêché d’Alet, entre les mains de la maison de Joyeuse, et possédée au milieu du XVIIe siècle par la famille de Rébé. Seule, elle avait le droit d’entrer aux Etats de la province, et seuls des gentilshommes du diocèse, messire Claude, marquis de Rebé, colonel d’infanterie, vivait à la Cour. Les autres ne quittaient guère leurs terres, trop misérables pour en sortir, et la Révolution française, qui a finalement débarrassé le pays de leur tyrannie, a dû être la bienvenue dans ces montagnes. De la baute noblesse ces paysans avaient toute la prétention et tous les préjugés, voulant, comme elle, avoir leur banc dans le chœur de l’église paroissiale, bien à l’écart de la foule, entichés comme elle du point d’honneur et, en dépit des ordonnances royales, se battant en duel au moindre prétexte, mais ne rachetant point, comme la noblesse de Cour, leurs privilèges et leur vanité par l’héroïsme sur le champ de bataille au service du Roi, ou par cette élégance et ce raffinement de manières qui furent au XVIIe siècle le charme de la société française. Voleurs, usuriers, concussionnaires, ils avaient tous les vices que ne relevait aucune grâce. Il est vrai que sous Richelieu et Louis XIV, et ceci ne manque pas à coup sûr de piquant, ces mécréans tranchaient du souverain, et exigeaient de leurs sujets, comme les rois de France à chaque nouveau règne, un droit de joyeux avènement.

Ce n’étaient point les prêtres du diocèse qui pouvaient par leurs exemples en imposer à ces hobereaux sans foi ni loi, et donner des leçons à ces paysans farouches. Abandonnés par leurs évêques, choisis et nommés au hasard sans aucune garantie de vocation ni de connaissances, puisque le diocèse n’avait point de séminaire, ils ne vivaient pas mieux que leurs paroissiens. Aucune autorité ne les surveillait. Lorsque Pavillon arriva à Alet, il s’empressa de faire rechercher les procès-verbaux des visites paroissiales de ses prédécesseurs, et il ne s’en trouva pas un seul depuis cent ans. Les chanoines d’Alet et de Saint-Paul ne pouvaient, en l’absence de toute visite épiscopale, suppléer par leur zèle et leur ferveur à ce manque absolu de soin et de surveillance de la part de prélats qui ne résidaient point. Plus richement dotés que les prêtres du diocèse et possédant contre toutes les règles d’assez nombreux biens, ils consumaient leur vie en dépenses fort peu ecclésiastiques et leur vie n’avait rien à reprocher ni à envier à celle des gentilshommes du diocèse dont ils étaient souvent, même au temps de Pavillon, les compagnons d’amusemens et de débauche. Aussi la plupart des prêtres, ignorans et corrompus, menaient-ils une existence sans dignité et sans profit pour leurs ouailles, passant la plus grande partie de leur temps à la chasse de l’ours et du sanglier. Besogneux en général, ils étaient constamment vexés par cette noblesse rurale, qui avait toute la rapacité sordide du terrien pauvre et d’autant plus impitoyable, qui affermait le plus souvent de force et à un taux dérisoire les dîmes et les revenus de la cure, quand elle ne trouvait pas plus simple de les usurper.

Pour achever le tableau, des réguliers étrangers au diocèse et, en particulier, les capucins de Limoux et de Chalabre étaient, à défaut de prêtres instruits et recommandables, les vrais maîtres spirituels du diocèse d’Alet. Ils en parcouraient incessamment les campagnes, mendiant les aumônes que les paysans ne leur refusaient jamais. Ils étaient les prédicateurs ordinaires des églises du diocèse, et les missions très nombreuses qu’ils y donnaient, étaient, sinon très avantageuses pour le curé du lieu obligé de les nourrir et de les héberger, ou même pour l’avancement de la religion, qui ne profitait guère de leurs déclamations forcenées, du moins très précieuses pour leur ordre. Ils trouvaient dans les gentilshommes des campagnes, tyrans des paysans et des prêtres séculiers, des protecteurs tout naturels ; car ceux-ci redoutaient les foudres de Dieu que méritaient pleinement leurs vices de tout genre, mais pensaient qu’il était des accommodemens même avec les foudres éternelles, et que les capucins de Limoux ou de Chalabre possédaient un moyen infaillible de les dévier et de les conjurer. Aussi nos révérends pères étaient-ils choyés dans toutes les gentilhommières de la contrée.

Tel était donc l’état d’âme du diocèse d’Alet en 1639, au moment de l’installation de Nicolas Pavillon. On voit qu’à vrai dire il n’avait pas religieusement d’âme du tout, ou qu’en tout cas cette âme était fort rudimentaire. Nous allons assister aux généreux efforts de l’évêque pour lui en créer une, et aux résistances que le diocèse va lui opposer.


II

A peine arrivé à Alet et installé dans une mauvaise chambre sans feu tout en haut de la maison épiscopale. Pavillon se met à l’œuvre. Il prend dès le premier jour la résolution de ne jamais quitter son diocèse, et il devait y rester fidèle jusqu’à sa mort. Mais la résidence scrupuleuse n’est pour un évêque consciencieux qu’un devoir secondaire. Elle n’est que la stricte justice. Elle n’est pas la charité. Dur à lui-même, doux à ses serviteurs, Pavillon donne autour de lui l’exemple de toutes les vertus. Il faut le voir et l’admirer parcourant, le bâton à la main, les coins et les recoins les plus désolés et les plus inaccessibles de ses montagnes. Ni l’extrême froid, ni l’extrême chaleur ne le rebutent. Les sentiers les plus raides, les passages les plus effrayans n’arrêtent pas son ardeur. Refuse-t-on de le suivre, il va seul, accompagné d’un prêtre courageux et d’un muletier hésitant. Menace-t-il de tomber dans un précipice, il se relève, et l’Écriture, dont il est rempli, fait monter à ses lèvres le verset suivant qui est resté encore aujourd’hui pour ses diocésains sa devise épiscopale : « Impulsus, eversus sum ut caderem, et Domimts suscepit me. » Est-il obligé de franchir sur une planche branlante le torrent qui gronde entre deux rochers à pic, il a beau être sujet au vertige, il prend avec lui le viatique qu’il apporte à une mourante, et passe en disant : « Il me soutiendra. » Ni la nuit, ni le mauvais temps ne l’effrayent. Cet évêque qui, dans les deux affaires capitales et retentissantes de sa vie, le formulaire et la régale, sera si plein de ses droits d’évêque, n’est, et peut-être pour cela même, que le plus modeste et le plus consciencieux des prêtres de village, toujours et partout présent à ses diocésains. « Un évêque, disait-il, est le soleil de son diocèse et doit en éclairer et échauffer tous les endroits. » Au cours de ses visites pastorales, il voit tout, s’informe de tout, règle tout. Il fait lui-même aux fidèles des instructions appropriées, et sa parole, venue du cœur, est si claire que ces paysans, qui ignorent à peu près le français, l’entendent parfaitement. Il visite les malades, arrange les procès. Il est le plus scrupuleux des juges et le plus attentif des pasteurs. Aucun détail ne lui échappe, et sa conscience s’inquiète de tout. Il veut que les dimanches et fêtes soient sanctifiés, et qu’on s’abstienne ces jours-là des danses publiques et des travaux manuels ; il veut aussi que les femmes et les jeunes filles soient vêtues d’une façon décente, et il proscrit « ces linges transparens qui servent plutôt à faire paraître qu’à couvrir les nudités. » Mais nous le voyons encore, soucieux des intérêts temporels de ses ouailles, exiger de ses curés une tenue exacte et régulière des registres de baptêmes, de mariages et de décès qui constituaient alors l’état civil, et leur interdire de toutes ses forces ces quêtes abusives, onéreuses aux pauvres paysans et contraires au véritable esprit de Dieu.

Ce qui manquait le plus en 1639 pour le succès d’un tel apostolat, c’était un clergé sérieux. Pour le former, Pavillon ne ménagea ni ses soins, ni sa peine. Après s’être enquis à fond, par un premier synode tenu en 1640, de la médiocrité religieuse de la plupart de ses subordonnés, il avait distribué son diocèse en sept cantons, et ordonné que, dans chacun d’eux, les prêtres, soit sous sa présidence, soit sous la présidence de son archiprêtre ou de son théologal, tiendraient tous les mois une conférence de deux heures. Les matières qui devaient s’y traiter étaient fort simples : les principaux mystères, les sacremens, les prières du matin et du soir, les commandemens de Dieu et de l’Eglise ; car la religion de Pavillon n’est pas compliquée à plaisir ; elle est toute simple comme sa foi. Ce sont les mêmes sentimens de piété éclairée et intelligente qui l’inspireront dans la création de ce séminaire d’Alet, qu’il devait considérer comme une des œuvres essentielles de sa vie épiscopale. Aucune ne l’attacha davantage. Il n’y avait pas à Alet de maison convenable pour l’établissement du séminaire. Il commença par loger ses séminaristes chez quelques ecclésiastiques et chez le maître d’école du village. Mais, ne pouvant garder tous les jeunes gens qui se présentèrent bientôt pour recevoir de lui l’éducation et la direction religieuses, il imagina une sorte de roulement aussi avantageux pour eux que pour les paroisses du diocèse, qui manquaient totalement d’instituteurs. Il fixa à trente le nombre de ses séminaristes, et décida que les curés lui enverraient à Alet les jeunes gens de leurs paroisses respectives à qui ils remarqueraient de l’inclination pour l’état ecclésiastique. Ces jeunes hommes, âgés de dix-huit à dix-neuf ans, passaient, à tour de rôle, quelque temps au séminaire. On les affermissait dans la piété, et on leur enseignait très simplement à faire l’école à des enfans. Puis, on les renvoyait dans les diverses paroisses du diocèse, où, sous le nom de régens, ils faisaient des maîtres selon le cœur de Pavillon. Enfin, lorsque l’évêque s’était assuré ainsi de la sincérité de leur vocation, en les mêlant comme régens à la vie des pauvres gens des campagnes, il les reprenait deux années au séminaire où il les préparait à recevoir les ordres. Il fournissait lui-même aux dépenses et à l’entretien de la maison. ainsi qu’en font foi les lettres patentes de Louis XIV, en 1670, « portant confirmation du séminaire d’Alet. »

Mais le meilleur moyen d’achever l’œuvre d’évangélisation commencée par le séminaire était de créer, à côté des régens et des prêtres, un corps d’une nature particulière qui, dans ces montagnes désolées et auprès de ces cœurs frustes, eût plus d’influence et d’accès que le clergé même, et voilà pourquoi, sachant que la charité agissante et bienfaisante, qui conquiert plus d’âmes à la vérité que la vérité même, est surtout l’attribut de la femme, l’évêque d’Alet créa les régentes. C’étaient des jeunes filles, appartenant pour la plupart aux meilleures familles du pays, qui, sous la direction d’une pieuse Veuve, Mme de Bonnetaire, ou plutôt sous la direction de Pavillon, venaient, comme les régens, se former à Alet à faire l’école et le catéchisme aux fillettes des paroisses ; puis, pendant l’hiver et la morte-saison, l’évêque les envoyait deux par deux dans les villages, et là elles étaient à la fois institutrices et sœurs de charité, rétribuées par les paysans lorsqu’ils le pouvaient, pour intéresser plus intimement ceux-ci à l’œuvre éducatrice et charitable, instruisant chaque jour les fillettes les moins âgées, le dimanche les plus grandes, ne leur enseignant pas seulement la lecture et le catéchisme, mais leur apprenant aussi à coudre et à filer, chargées principalement du soin des pauvres et des malades, distribuant, selon les besoins, les aumônes de l’évêque, à la fois par conséquent maîtresses d’école et missionnaires de l’assistance rurale. Les régentes n’avaient pas le droit de faire des vœux. Ni à Alet, ni dans les paroisses, elles ne vivent cloîtrées. Elles sont des séculières. C’est en vain que le Port-Royal toulousain, cet Institut de l’Enfance dont l’abbé de Ciron fut le Saint-Cyran et son ancienne fiancée. Mme de Mondonville, la mère Angélique, mystique à la fois et janséniste, essayant par ses constitutions de se rattacher à Port-Royal et laissant néanmoins par ces constitutions mêmes entrevoir Fénelon et Mme Guyon, extrêmement pur, d’ailleurs, mais visant peut-être à une pureté trop angélique, très attachant et très énigmatique ; c’est en vain que l’institut de l’Enfance voudra voir dans l’évêque d’Alet, fondateur des régentes, son père spirituel. Pavillon s’opposa toujours, autant qu’il fut en lui, au dessein de M. de Ciron et de Mme de Mondonville ; il n’aimait ni les vœux ni les communautés et ne se gênait pas pour dire que celles-ci « dégénèrent toujours et ne conservent pas longtemps l’esprit de leur institution. »

C’est en vain aussi que Lancelot, écrivant aux religieuses de Port-Royal le récit de son voyage d’Alet et leur parlant tout au long de « leurs sœurs » les régentes, fera les plus ingénieux efforts pour rattacher les unes et les autres à une tige commune. L’abondance même de ses comparaisons et la multiplicité de ses efforts seront la meilleure preuve que le même esprit ne soufflait pas tout à fait à Alet et à Port-Royal. Que sont au juste les régentes ? Vincent de Paul, le maître de Pavillon, va nous le dire ! « Mes filles, vous n’êtes pas des religieuses ; et s’il se trouvait parmi vous quelque esprit brouillon qui dît : « Il faudrait être religieuse, cela est bien plus beau, » ah ! mes sœurs, la Compagnie serait à l’extrême-onction. Craignez, mes filles, et tant que vous vivrez, ne permettez pas le changement ; car qui dit religieuse, dit cloître, et les filles de la charité doivent aller partout. » C’est Vincent de Paul qui parle, et ce pourrait aussi bien être Pavillon. Comme les Filles de la Charité, les régentes sont sorties d’une inspiration toute pratique. C’est pour le monde qu’elles ont été faites, non pour le monastère ; pour l’éducation des petits enfans et pour le soin des pauvres malades, non pour la méditation.

Ce que poursuit donc l’évêque d’Alet, c’est l’évangélisation et la moralisation de ce diocèse, si longtemps abandonné, par les moyens les plus charitables à la fois et les plus raisonnables. Il veut avoir comme auxiliaires les prêtres les plus dévoués, les maîtres et les maîtresses les moins suspects. Mais par cela même que sa charité est extrême et son bon sens très éclairé, sa fermeté est très grande. Étant homme d’action, il est homme d’autorité. Autant il encourage ses collaborateurs zélés, autant il est sévère pour ceux qui ne répondent pas à son ardeur. Il prend d’ailleurs ses précautions, ne donnant la tonsure qu’à bon escient, et jamais avant l’âge de quatorze ans et un séjour convenable au séminaire ; ne promouvant aucun tonsuré au sous-diaconat s’il n’a dans le diocèse un bénéfice patrimonial de cent livres de revenu ; exigeant de tous les recteurs et de tous les bénéficiers une résidence stricte, et absolument opposé à ces résignations de bénéfices qui étaient, sous l’ancien régime, la plaie de l’Eglise de France, ainsi qu’à tous ces trafics scandaleux, si en honneur à cette époque, couverts le plus souvent de l’autorité des pouvoirs publics et dont l’extension du droit de régale ne sera pour lui qu’une variété.

Ce qu’il exige de ses pasteurs, il l’exige aussi de ses fidèles. Sans doute dans sa conduite il est des traits qui aujourd’hui nous étonnent et froissent notre respect de l’indépendance de la vie privée. Non seulement il proscrit le dimanche et les jours de fête toute occupation servile, à moins d’absolue nécessité ; non seulement il défend de fréquenter ces jours-là tavernes et cabarets et d’assister aux danses et autres divertissemens prohibés par les canons ; non seulement il interdit aux gentilshommes de son diocèse de délaisser leurs femmes pour prendre celles de leurs vassaux, mais il s’immisce encore dans la vie tout entière de ceux qui religieusement dépendent de lui, s’occupant de tout ce qui intéresse les ménages, des dettes et des achats, des contrats et des redevances, et voulant que tout, les actions et les sentimens, soit conforme aux règles de la cité de Dieu. Se révolte-t-on contre ses » prescriptions, contrevient-on à ses ordonnances, néglige-t-on de vivre en honnête homme et en chrétien, il prend patience d’abord, puis, si l’on ne s’amende pas, il sévit. Chaque curé dans chacune des paroisses est l’exécuteur de ses arrêts. La peine d’ailleurs est toute religieuse et canonique. Les contrevenans sont désignés nommément à la paroisse entière, au prône du dimanche, et ils sont tenus, après une pénitence publique, qui consiste le plus souvent à se tenir quelque temps, seul et à genoux, pendant la célébration des offices, à l’entrée de l’église paroissiale, de venir confesser leurs fautes devant les fidèles assemblés. A coup sûr, le nombre de ces pénitences publiques n’a jamais été bien considérable pendant les trente-huit années de l’épiscopat de Nicolas Pavillon, et ses ennemis ont voulu le charger à dessein dans l’esprit de ses contemporains et du Roi : en 1665, lors du grand procès de l’évêque avec les gentilshommes de son diocèse, il n’y avait guère plus de vingt interdits de l’entrée de l’église. Il n’en est pas moins vrai que tout cela aujourd’hui nous surprend et nous choque. Mais, pour juger équitablement Pavillon, il faut nous souvenir que nous sommes en présence d’un évêque non pas seulement du XVIIe siècle, d’une époque par conséquent où la religion était encore une des deux faces de la puissance publique, où la vie privée était si peu sécularisée que les ambassadeurs de France avaient eux-mêmes, au Concile de Trente, demandé le rétablissement de ces pénitences publiques en vigueur dans l’Eglise pendant plus de douze cents ans, mais aussi, mais plutôt, dirions-nous, d’un évêque du Xe ou du Xie siècle, c’est-à-dire d’une époque où l’idée religieuse était à peu près la seule force moralisatrice dans la brutalité générale des mœurs, obligée de s’affirmer d’autant plus rigoureusement qu’elle représentait à peu près seule la justice. Dans un milieu tout féodal encore par tant de côtés, Nicolas Pavillon est, écririons-nous volontiers, un évêque féodal.

Cette impression est bien la vraie, quand on examine de près le caractère et les divers épisodes des luttes engagées entre l’évêque d’Alet et les insoumis de son diocèse : chanoines, moines et gentilshommes. Entrons dans l’examen de ces luttes, qui nous rappelleront souvent le moyen âge.


III

Ce fut en 1663, vingt-quatre ans par conséquent après l’arrivée de Pavillon dans le diocèse d’Alet, que commencèrent ces différends singuliers. Chanoines peu zélés, mauvais prêtres, réguliers mendians et quêteurs, gentilshommes prévaricateurs et débauchés, jeunes gens plus amis de la danse que de la piété, se liguèrent en ce moment contre l’évêque et formèrent contre lui un syndicat dans toutes les règles. Deux chanoines mondains, M. Rives et M. de l’Estang, celui-ci doyen du chapitre d’Alet, et fils d’un conseiller de Grand’Chambre au Parlement de Toulouse, jaloux l’un et l’autre de leurs privilèges et plus attachés à leur titre qu’à leurs fonctions, furent l’âme du complot. L’origine de la querelle fut dans l’emprisonnement ordonné par le viguier d’Alet d’un valet de M. de l’Estang qui, blâmé pour avoir « sollicité plusieurs femmes et filles et leur avoir tenu des discours infâmes et mêmes impies, avait menacé de tuer M. Ragot, chanoine, secrétaire de M. d’Alet. » Censurés par l’évêque pour avoir pris la défense du valet, nos deux chanoines résolurent de se venger. Fort de ses alliances dans la province et de la situation de son père au Parlement de Toulouse, M. de l’Estang ne se contenta pas d’envoyer à Pavillon toute une série d’assignations, il essaya encore d’ameuter contre lui la population du bourg épiscopal , s’introduisant de force dans le chœur de l’église cathédrale, dont il avait été momentanément exclu, faisant dans le village, en compagnie de son père et d’une troupe d’hommes armés, des chevauchées arrogantes et séditieuses, ourdissant enfin contre l’évêque, impassible et serein dans toute cette levée du lutrin et de la chicane, le plus ingénieux des complots.

Les mauvais prêtres du diocèse, et plus encore les moines : jacobins de Quillan, augustins de Caudiez, capucins de Limoux et de Chalabre, étaient pour M. de l’Estang des alliés naturels. Les premiers ne pouvaient pardonner à M. d’Alet ses représentations et ses justes rigueurs. C’était, par exemple, le curé de Bézu, le sieur Areen, qui vivait scandaleusement avec une de ses paroissiennes, dont il avait chassé le mari, et que l’évêque avait condamné à une pénitence de deux ans dans un monastère. C’était le vicaire de Roux, incestueux et larron ; c’était le curé de Quillan qui, obligé d’entretenir des vicaires pour le service des trois annexes de sa paroisse, préférait prendre pour lui tout seul les fruits de sa cure, et laissait, pour mieux s’en débarrasser, mourir ses trois vicaires de faim ; c’étaient enfin tous leurs pareils du clergé séculier. Les autres, les moines, étaient encore plus acharnés ; car ils haïssaient l’évêque de toute l’ardeur de leur avidité mendiante et de leur religion intéressée. Pavillon ne s’était-il pas avisé, après bien des années de patience et de longanimité, de leur interdire de prêcher et de confesser dans le diocèse, parce que leurs confessions étaient de pure forme et leurs sermons des déclamations furibondes contre les séculiers trop austères et trop zélés ? Ne s’était-il pas surtout avisé d’interdire aux capucins de Limoux et de Chalabre de quêter dans le diocèse d’Alet parce que, comme leurs frères, les réguliers de Caudiez et de Quillan, ils ne voyaient dans la religion qu’un scandaleux trafic, et dans leur habit monastique qu’un moyen de battre monnaie ?

Mais à ces haines de prêtres et de moines M. de l’Estang, esprit exalté, vaniteux et cependant habile, sut joindre les rancunes qui s’étaient depuis longtemps amassées dans les cœurs féroces des hobereaux du diocèse, gênés dans leur brutalité par le zèle chrétien de l’évêque. Pénétré en effet dans sa fierté épiscopale des principes de l’égalité évangélique, Pavillon pensait et disait volontiers que « ce n’était ni le rang, ni la naissance, mais la vertu et la régularité des mœurs qui discernait les chrétiens, et qu’un gentilhomme devait être soumis aux règles de l’Eglise, comme le dernier de ses vassaux. » Or c’étaient là des sentimens que ne pouvait accepter aisément cette féodalité rurale, orgueilleuse, et tout ensemble débauchée, cupide et pillarde. Voyez en effet à l’œuvre les principaux de ses représentans.

M. de Rasiguières est seigneur de quatre villages. Il ne se contente pas de mettre à mal les femmes et les filles de sa seigneurie ; il bat ou fait battre les pères et les maris récalcitrans. Averti charitablement pendant douze ans, il ne s’amende pas ; frappé enfin d’excommunication, il se prévaut d’un arrêté du Parlement de Toulouse, incompétent en ces matières, pour se faire absoudre de tous ses péchés par le grand vicaire de Toulouse, et insulte publiquement son évêque. M. de Sourmia est un concussionnaire qui, pendant toute la durée des guerres sur la frontière catalane, a prélevé de force, sur tous les marchands à la suite des armées, des droits de péage illégitimes, comme un féodal du XIe siècle. M. de Nebias a gardé pour lui les indemnités accordées à ses vassaux pour les dédommager des violences et des déprédations des gens de guerre, M. de Coustaussa ne refuse pas seulement de payer au Roi la taille de ses terres roturières, mais il s’empare des forêts du domaine public, et jette dans un cachot le lieutenant royal du grand maître des eaux et forêts, envoyé pour lui faire rendre gorge. M. de Rennes fait l’usure et ruine ainsi les uns après les autres tous ses paysans, refuse le passage sur ses terres aux gens du Roi. M. d’Escouloubre s’empare des biens du chapitre de Saint-Paul et des dîmes du chapitre de Narbonne. M. d’Axat tient un jour assiégé dans une maison de Saint-Paul l’évêque d’Alet et sa suite, parce qu’un chanoine de ses amis, qui mène une vie scandaleuse, a été interné dans sa chambre par son supérieur ecclésiastique. M. du Viala de Commesourde est un usurier, comme M. de Rennes, et, comme il a en plus des scrupules religieux, il somme chaque année, à Pâques, accompagné d’un notaire et de deux témoins, le curé de sa paroisse d’avoir à lui donner l’absolution.

Voilà le syndicat formé. Il existait déjà virtuellement dans les passions, les désordres, les iniquités de ces bandits. M. de l’Estang sut lui donner une forme, et faire un corps de toutes ces avidités et de tous ces égoïsmes. Il sut même donner à l’association une couleur de pastorale, et un jeune paysan, le sieur Alexandre Bernard, qui aimait à danser, comme on faisait du temps de M. de Polverel, organisa un soi-disant syndicat de la jeunesse dont les réclamations vinrent se joindre à celles des moines et des gentillâtres.

Le Parlement de Toulouse semblait être pour toutes ces rancunes un juge commode. M. de l’Estang n’y avait-il pas de nombreuses alliances et M. de Rasiguières des parens ? Au surplus, les magistrats de la Cour suprême du Languedoc pouvaient-ils être bien disposés pour un évêque qui, en ce moment même, donnait du souci aux magistrats et au Roi à propos de l’affaire du formulaire, et commençait à être connu comme un indépendant ? C’était pour le Parlement de Toulouse une occasion de rendre des services en même temps que des arrêts, et il ne pouvait la laisser passer. Par un arrêt du 22 septembre 1663, sur la requête de MM. Rives et de l’Estang. il déclare exclus du droit de suffrage dans le chapitre d’Alet MM. Ragot et Hardy, sous prétexte que l’un demeure à l’évêché, l’autre au séminaire, de façon à assurer aux deux chanoines révoltés la majorité contre l’évêque dans le chapitre indécis et intimidé. Le 26 novembre 1663, sur la requête présentée par la noblesse du diocèse d’Alet, — l’acte constitutif du syndicat est du 27 juillet 1663, — requête pleine de passion et d’exagérations ridicules où on lit, par exemple, que par suite de la rigueur de l’évêque « beaucoup de familles ont été obligées d’abandonner le diocèse et qu’on a vu des hommes qui se sont châtrés eux-mêmes et des femmes qui se sont pendues et des prêtres qui se sont empoisonnés, » il assigne à sa barre le promoteur de l’évêché M. Ragot, pour avoir à se justifier. Le 24 juillet 1664, sur la requête du procureur général, ne le verra-t-on pas encore, alors qu’il a été, depuis longtemps dessaisi par ordre du Roi des procès de Pavillon avec ses ennemis, permettre aux jeunes gens du diocèse de danser les dimanches et jours de fête, et donner ainsi, non pas, comme on pourrait croire, une preuve de sa tolérance et de sa liberté d’esprit, mais en réalité de sa malveillance pour l’évêque ? Enfin le 28 février 1667, quelques mois après le jugement définitif de toutes les affaires par le Conseil du Roi, ne montrera-t-il pas encore sa partialité en permettant aux capucins de Roussillon, comme si ce n’avait pas été assez des capucins de Limoux et de Chalabre, de faire la quête dans le diocèse d’Alet ?

La partialité du Parlement de Toulouse était d’ailleurs si évidente, que la royauté, par esprit de justice et aussi par intelligence de ses propres intérêts, avait décidé dès les débuts que les affaires de l’évêque d’Alet avec le syndicat des mécontens seraient portées au Parlement de Grenoble. Mais là encore M. de l’Estang et ses associés devaient trouver des juges favorables et amis, et tout ceci nous ouvre un jour intéressant sur la conscience des magistrats du règne de Louis XIV. Mme de Bressac, sœur de M. Pourroy, président de la troisième chambre de ce Parlement et cousine germaine de M. Guillet, avocat général, avait en ce moment un procès de succession pendant au Parlement de Toulouse, et le conseiller de l’Estang, père de notre doyen, était juge dans ce litige. Aussi alla-t-elle, accompagnée de tous ses parens, solliciter de porte en porte les magistrats de Grenoble en faveur de M. de l’Estang pour être ensuite payée de reconnaissance à Toulouse et y gagner son propre procès. Le Parlement de Grenoble rétablit MM. de l’Estang et Rives dans leurs fonctions et dignités, et déclara un peu plus tard, par un décret du 5 septembre 1664, que l’arrêt du Parlement de Toulouse du 24 juillet de cette même année, relatif aux danses et à l’observation des dimanches, serait de plein droit exécutoire.

Ce fut alors que le Roi, par un arrêt du Conseil du 15 septembre 1665, évoqua le jugement des affaires multiples de l’évêque d’Alet avec les insoumis de son diocèse. Les réguliers, qui, selon leur tactique ordinaire, avaient, au mépris du Concordat, obtenu de la papauté un bref qui renvoyait la connaissance de leur différend avec Pavillon à l’évêque de Vabres, M. Habert, qui avait jugé conformément à leur désir, et, par esprit sans doute de charitable confraternité, leur avait permis de confesser, de prêcher et de quêter dans le diocèse d’Alet, furent obligés, eux aussi, de porter leur cause devant le Conseil. Avec un bon sens et une justice qui ne se démentirent point dans toute cette affaire, où la cause de Pavillon était d’ailleurs un peu la sienne : — la cause de l’ordre public autant que de l’ordre religieux, — la royauté commit pour l’examen et le jugement de ces divers procès une double série de commissaires spéciaux. La première série composée de M. Colbert, évêque de Luçon, des abbés Le Camus, Benjamin et Chéron, de MM. Le Nain, de Voyer d’Argenson, maître des requêtes, et Pinson, avocat au Parlement de Paris, fui chargée d’examiner le différend entre les chanoines et leur évêque. L’autre, composée de l’archevêque d’Arles (de Monteil de Grignan), des évêques de Chartres (Neufville de Villeroy), de Mende (Servoni), de Mâcon (Colbert de Saint-Pouauge), des abbés Le Camus et de Saint-Michel, de MM. de Vertamont et Boucherat, conseillers d’Etat, fut chargée de prononcer sur l’affaire des réguliers et des gentilshommes.

Convaincu que ces différends étaient avant tout de nature religieuse, qu’il n’avait en aucune façon excédé ses droits et que la juridiction ecclésiastique, toile qu’elle existait dans l’Eglise primitive, au temps où les évêques étaient, chacun sur son siège épiscopal, autant d’apôtres indépendans, ne relevant que d’eux-mêmes et de leurs pareils, pouvait seule connaître équitablement des causes religieuses, N. Pavillon n’aurait point voulu que le jugement de ces divers procès fût ainsi confié à des commissaires de l’ordre administratif et politique, même choisis en majorité comme avait fait la royauté, parmi des dignitaires de l’Église. Il eût souhaité la réunion d’un de ces conciles provinciaux, si fréquens au moyen âge et tombés à peu près en désuétude depuis le Concordat. Il se serait expliqué lui-même devant les évêques ses pairs, qui auraient prononcé ensuite en connaissance de cause. Pour lui, les vrais juges n’étaient pas à la Cour, mais sur les sièges épiscopaux de la province ecclésiastique de Narbonne. Les commissaires royaux décidèrent néanmoins selon l’équité. La chose était méritoire de leur part ; car les ennemis de l’évêque d’Alet avaient à la Cour un protecteur puissant dans la personne du confesseur du Roi, le Père Annat. Les jésuites n’aimaient pas N. Pavillon, depuis qu’en 1647 il s’était passé de leurs services ; si quelques-uns d’entre eux comme le Père Talon, à la suite du prince de Conti, devaient voir dans les luttes de Pavillon contre les gentilshommes de son diocèse le renouvellement des luttes de François de Sales contre les plus apparens du sien, le plus grand nombre considérait cet évêque comme un adversaire dangereux. Ce fut le Père Annat qui communiqua au Roi le Mémoire des plaintes des gentilshommes rédigé par les réguliers. Le Roi chargea le nouvel archevêque de Paris, M. de Péréfixe, de se renseigner là-dessus auprès de Pavillon. Celui-ci ayant répondu comme il convenait, nos syndiqués envoyèrent à Paris deux agens à demeure, et qui trouvèrent dans le Père Annat un porte-parole. Mais le Roi, éclairé par M. de Péréfixe, fit l’éloge de l’évêque d’Alet dans le Conseil de conscience. Cependant le Père Annal ne devait pas se décourager, et, jusqu’à la fin, profitant de ce que l’évêque d’Alet était en désaccord avec la Cour à propos de la signature du formulaire, il ne cesse pas de se faire l’intermédiaire des prétendues victimes de la rigueur de N. Pavillon.

Il faut reconnaître, à la louange des commissaires royaux, qu’ils ne se laissaient pas influencer. Les deux commissions jugèrent avec autant de sagesse que de justice. La première, celle à qui avait été confié le soin de connaître du différend des chanoines avec leur évêque, donna raison dans les considérans de son jugement à la conduite de N. Pavillon, tout en mettant pour un bien de paix, ainsi que le demandait l’évêque lui-même, les deux parties hors de cour et de procès. La seconde, celle à qui avait été remis l’examen de l’affaire des réguliers et des gentilshommes, agit à peu près de même. Les danses publiques furent interdites les dimanches et jours de fête, et les danses dissolues en tout temps ; les gentilshommes furent obligés de se pourvoir « par-devant l’évêque pour obtenir absolution de leur excommunication ; » l’évêque et les curés furent déchargés des dépens portés contre eux par les arrêts du Parlement de Toulouse ; les moines du diocèse ne purent confesser et prêcher sans la permission de l’évêque, ni ceux des diocèses voisins faire la quête sans son autorisation. L’arrêt ordonnait à la vérité que les interdits ne seraient prononcés à l’avenir que pour des faits graves et scandaleux, et que les pénitences publiques ne seraient imposées « que pour de grands péchés publics ; » mais il ne faut pas voir là un blâme indirect contre la rigueur de l’évêque. C’était sur la déclaration expresse de Pavillon et de son promoteur, qu’ils avaient toujours agi pour les interdits et les pénitences publiques avec équité et modération. Sur les preuves qu’ils en avaient données, comme le spécifiaient à diverses reprises les dispositifs de l’arrêt du Conseil, le Roi approuva leur conduite dans le passé, et leur permit d’agir de même dans l’avenir. Enfin, après avoir, tout ainsi que dans l’affaire des chanoines, donné pleine raison à l’évêque, « pour entretenir une bonne correspondance et union dans le diocèse d’Alet, » il mit les parties hors de cour et de procès sans dommages ni dépens.

Le double jugement des commissaires royaux fut donc équitable. Pavillon, bien que contraire en vertu de ses principes à la juridiction administrative en matière ecclésiastique, était trop juste pour n’en point convenir, ainsi qu’en témoignent les lettres écrites par lui au chancelier Michel Le Tellier, au conseiller d’Etat Boucherat, et à l’abbé Le Camus. « Comme l’arrêt, disait-il à Le Tellier, ne contient que l’exécution des saints canons que j’ai toujours tâché de suivre, autant qu’il m’a été possible et que l’état présent de l’Eglise le peut permettre dans mon diocèse, il m’a été bien facile de m’y conformer. » Les gentilshommes comprirent si bien que le Roi et l’opinion publique les avaient condamnés, que les principaux d’entre eux, et les plus coupables, MM. de Rennes, de Rasiguières et de Nebias en particulier, se présentèrent à leur évêque, qui les reçut en grâce avec la douceur d’un père. Les. réguliers seuls, escomptant la bonne volonté trop évidente du Parlement de Toulouse et la faiblesse trop probable du Roi, ne cessèrent d’ergoter ; mais le Roi leur aurait-il donné tort cent fois davantage qu’ils auraient tout de même chicané.

L’acharnement des moines contre un évêque indépendant n’a rien qui puisse surprendre. Mais l’hostilité des gentilshommes contre le même évêque, cette hostilité suivie d’un repentir sincère, ne peut s’expliquer uniquement par des raisons de l’ordre religieux. Sans doute ces féodaux qui ne reconnaissaient aucune autorité et ne craignaient que la force, ces gentilshommes sans « gentillesse » ont dû protester intérieurement de toute l’énergie de leurs vices quand ils se sont trouvés en présence d’une autorité morale comme celle de Pavillon. De là leur syndicat. Mais un lien plus fort que l’habileté d’un chanoine a été nécessaire pour grouper si longtemps le faisceau de leurs violences. Ce lien est dans les intérêts pécuniaires, plus puissans chez ces terriens avides que leurs pires instincts de débauche ; il est dans l’affaire Aosthène, qui nous montre sous son vrai jour ce recoin de notre pays au XVIIe siècle.


IV

L’autorité royale a si peu pénétré dans le diocèse d’Alet, que, pendant plus de vingt ans, nous voyons deux concussionnaires, les frères Aosthène, mettre le pays en coupes réglées, et, appuyés par les plus grandes autorités de la province, les Etats et le Parlement de Toulouse, s’unir avec les gentilshommes pour pressurer les populations et leur extorquer, au nom et sous le couvert du fisc, les redevances les plus abusives. Les deux frères résidaient à Limoux, où l’un était président et juge mage en la sénéchaussée, l’autre receveur des tailles du diocèse d’Alet ; car le territoire de Limoux, quoique dépendant, pour le spirituel, de l’archevêché de Narbonne, faisait partie, pour le temporel, du diocèse d’Alet, de sorte qu’il n’y avait pour les deux territoires qu’une seule assiette. Ils volaient le diocèse de deux façons. Tenant par prête-noms la ferme des étapes dans le diocèse d’Alet et de Limoux, en ce temps de guerres incessantes sur la frontière catalane, ils s’entendaient avec les étapiers pour grossir démesurément le chiffre des dépenses faites par les troupes dans les villages du diocèse, et ils passaient en compte aux Etats de Languedoc, qui fermaient les yeux, des sommes imaginaires qu’ils gardaient ensuite pour eux, sans indemniser les habitans des villages de leurs fournitures et de leurs frais. D’autre part, ils s’étaient rendus maîtres de l’assiette, qui se tenait à Limoux. Le juge mage, qui avait, à dessein et pour ne pas la manquer, payé sa charge le double de sa valeur, étant de par sa fonction commissaire ordinaire de l’assiette, y portait le résultat des délibérations tout dressé. Appuyés par les représentans de Limoux qu’ils avaient gagnés eu rejetant sur Alet la plus grande partie des impositions et par nos gentilshommes et leurs créatures, les consuls des communautés rurales, dont le silence et la connivence avaient été achetés, nos deux larrons faisaient alors approuver leurs états d’impositions vexatoires et frauduleux à la majorité des suffrages. Dès l’assemblée de 1641, Pavillon s’était aperçu de ces subterfuges et de ces friponneries. Il avait fait décider « qu’en toutes assemblées du diocèse le seigneur évêque d’Alet serait appelé, ou le vicaire général en son absence, » et, dès 1643, il avait demandé aux Etats « que les six consuls de Limoux n’eussent dans l’assiette qu’une voix unique. » Les Etats ayant fait la sourde oreille. Pavillon s’abstint pendant dix ans d’y retourner ; mais, en 1655, l’iniquité criant plus fort, il s’engagea tout entier dans cette lutte contre les frères Aosthène, qui allait être une des grandes préoccupations de sa vie épiscopale et qui, malgré un succès apparent venu après de longs et pénibles efforts, ne devait jamais aboutir à un plein triomphe.

Les frères Aosthène s’étaient fait cette année-là allouer dix mille écus pour le payement des dépenses que les troupes avaient faites l’année précédente dans le pays de Sault. Pavillon, qui s’était procuré les apostilles des comptes préparés par les étapiers, constata que la demande était exagérée, et comprenant d’ailleurs que, si les Etats, où il s’était rendu tout exprès, déféraient à cette demande, les communautés rurales ne toucheraient rien, il par la avec tant de force que les Etats décidèrent que les 22 000 livres nécessaires pour les indemnités, selon la vérification qu’il avait faite, seraient remises à l’évêque pour être distribuées par ses soins aux paysans. Ce premier coup allait être suivi de beaucoup d’autres frappés par le prélat avec une persévérance et une énergie admirables.

L’année suivante, en effet, il se rendit à Béziers pour la session des Etats et prit vigoureusement la parole contre les malversateurs. Il découvrit tous les désordres qui se commettaient dans son diocèse pour l’assiette des tailles, et « qui allaient à la ruine totale du pauvre peuple, » détailla tous les faits venus à sa connaissance dans le cours de ses visites, et demanda que, pour l’édification des Etats, M. le marquis de Castres, dont le renom de probité était fort grand, fût nommé commissaire des Etats à la prochaine assiette du diocèse d’Alet. L’assemblée accéda à son désir. Ce fut alors que le receveur des tailles, pour mieux parer aux attaques de l’évêque, épousa sans dot, ne demandant à son beau-père que son alliance et sa protection, Mlle de Cironis, fille d’un président à mortier du Parlement de Toulouse, très influent par ses relations, et nièce de M. de Frésals, conseiller de grand’chambre du même Parlement.

La Cour ayant eu connaissance de l’affaire, pria l’archevêque de Narbonne, président né des Etats de Languedoc, d’y mettre promptement ordre, et celui-ci obtint une commission de la Cour des aides de Montpellier, pour faire informer contre les deux voleurs. Sur le rapport de M. de Sarlres, dont l’admiration pour les vertus de l’évêque d’Alet était très grande, la Cour des Aides, par arrêt du 6 septembre 1657, les condamna à mort par défaut. Mais le beau-père du receveur, M. de Cironis, entra alors en scène pour s’acquitter envers son gendre, et il n’eut pas de peine à faire éclater un conflit de juridiction entre le Parlement de Toulouse, qui ne demandait jamais mieux, et la Cour des Aides de Montpellier, sous prétexte que l’aîné des deux frères, en sa qualité de juge mage, était justiciable du Parlement. La Cour des Aides était fort embarrassée. Heureusement arriva bientôt la session des Etats de 1657-58, et dès le début, Pavillon, qui avait introduit le diocèse d’Alet au procès des Aosthène devant la Cour des Aides de Montpellier, comme partie lésée, fit décider par les Etats « que le sieur de Bouillaco, vicaire général de Mende, serait envoyé à Montpellier de la part de l’assemblée, solliciter MM. de la Cour des Aides de rendre au diocèse d’Alet la justice qu’il devait attendre dans le jugement du procès qu’il avait contre le receveur. » En même temps, nommé président du bureau des comptes, il montra si bien aux Etats les fraudes des deux frères, et, appuyé par le marquis de Castres, il fit voir si nettement les désordres qui se passaient dans son diocèse pour l’assiette des tailles, que les Etats, enfin convaincus, lui témoignèrent leur bonne volonté en nommant M. de Bouillaco, son ami, « commissaire principal pour l’année suivante en l’assiette du diocèse de Limoux. » L’intendant, M. de Bezons, qui avait fait récemment sur sa prière un voyage à Limoux pour constater de ses yeux les injustices dont le diocèse d’Alet était victime, et l’archevêque de Narbonne, M. de Rebé, obtinrent du Roi que le conflit de juridiction fût tranché au profit de la Cour des Aides de Montpellier.

A partir de ce moment, la lutte devient par instans dramatique. Nous n’avons qu’à suivre, pour nous en rendre compte, les procès-verbaux des Etats de Languedoc.

Nous sommes en 16S8. M. de Bouillaco, archidiacre de Montpellier et vicaire général de Mende, a été chargé l’année précédente par les Etats « de donner ses soins au nom de la province à la poursuite du procès des sieurs Aosthène et d’y assister Mgr l’évêque d’Alet à la sollicitation duquel cette poursuite a été commencée. » Il rend compte aux Etats réunis à Narbonne de sa double mission, puisqu’il a été en même temps nommé commissaire principal » en l’assiette d’Alet et Limoux. » Il s’est rendu d’abord à Montpellier, où les deux frères, condamnés par défaut, ont fini par se constituer prisonniers. La Cour des Aides, après avoir interrogé « quatre à cinq cents témoins, » les a confrontés « avec cent cinquante environ. » Mais la chose a été pleine de difficultés, car M. de Cironis, beau-père du receveur, et les gentilshommes du diocèse d’Alet, associés d’intérêts avec les prévenus, ont remué ciel et terre pour leur acquittement. La confrontation des témoins et des accusés s’est faite avec beaucoup de peine, nous dit M. de Bouillaco, « à cause du crédit que les dits prévenus avaient dans le dit diocèse d’Alet, où étaient les témoins, et des intimidations qu’on leur faisait dans la ville de Montpellier, qui était toute sollicitée par les parens et amis des dits Aosthène. » De Montpellier, M. de Bouillaco est allé à Alet en passant par Narbonne pour y prendre les ordres de M. de Rebé, et il a convoqué l’assemblée d’assiette pour le 1er  mai 1658. « Ce jour-là, mon dit seigneur l’évêque d’Alet et lui s’étant rendus à Limoux, ils y trouvèrent M, le marquis de Rebé et quantité de consuls et de députés qui ont droit d’assister à la dite assiette, de laquelle l’ouverture ayant été faite le 2 du dit mois, il y parut la contestation qui était entre les sieurs Esprit, lieutenant principal, et Cayrol, juge criminel. » L’un et l’autre prétendaient, en effet, entrer à l’assiette en qualité de commissaire ordinaire en l’absence du juge mage, Aosthène l’aîné. « Et comme il vint à la connaissance de l’évêque d’Alet que le sieur Cayrol attroupait du monde à dessein de se rendre maître de l’hôtel de ville, le sieur Cayrol, premier consul, vint lui dire qu’il y avait apparence d’une grande rumeur dans la ville, si on disputait l’entrée à son frère. » L’évêque lui répondit « que ceux qui portaient la nouvelle de ces émotions étaient ordinairement ceux qui les excitaient, qu’étant consul, il en serait responsable, et que toutes ces émotions ne tendaient qu’à se rendre maîtres dans l’assiette pour traverser les poursuites contre les sieurs Aosthène. » L’évêque et le commissaire des États entrèrent alors en séance ; mais ils entendirent bientôt un grand bruit dans la cour de l’Hôtel de Ville, et, s’étant levés, ils virent par les fenêtres le marquis de Rebé « parmi un grand nombre d’hommes armés qui accompagnaient le sieur Cayrol, et qui insolemment criaient qu’il fallait tuer Esprit, et faire entrer Cayrol. » On parvint à mettre Esprit en sûreté, et le marquis de Robe fut dépêché immédiatement à Narbonne pour avertir son frère l’archevêque de ce qui se passait à Limoux. Celui-ci conseilla de tenir l’assiette au château de Cornanel qui, situé entre Limoux et Alet, était une propriété particulière des évêques d’Alet. Mais pendant ce temps Cayrol, les consuls de Limoux et les amis des Aosthène tinrent de leur côté à Limoux une assiette, qui fut bientôt cassée par un arrêt du Conseil du 11 juin 1658.

Après avoir assisté à l’assiette de Cornanel, la seule régulière, M. de Bouillaco rentra à Montpellier. Là « il trouva la plus grande partie des personnes de condition, de l’un et de l’autre sexe, sollicitant pour les sieurs Aosthène. » Néanmoins, « par une grâce toute particulière, les cabales qu’on faisait pour surprendre des juges pleins d’intégrité furent découvertes. » Les prévenus, « désespérant de toutes les choses qu’on leur avait promises, » se sauvèrent pendant la nuit, — ils avaient acheté le geôlier de la prison. Le lendemain de leur fuite, 12 septembre, « il fut donné contre eux l’arrêt de condamnation à mort contre le juge mage et bannissement perpétuel contre le receveur, avec confiscation de leurs biens, et la restitution de 280 000 livres au profit du diocèse et de la province. » Là-dessus les Etats considérant « que Mgr l’évêque d’Alet avait employé trois années entières à la poursuite de cette affaire, qu’il ne fallait pas moins pour venir à bout de ces prévenus qu’une patience telle que celle de ce grand prélat qui avait bien voulu donner ses soins et ses revenus pour un ouvrage si important, » délibérèrent que ceux qui avaient fait les frais de la poursuite, — 15 437 livres, c’était pour rien, — seraient remboursés « des plus clairs et premiers deniers provenant de la vente des biens des dits Aosthène et par préférence des sommes adjugées à la province, diocèse et communautés par le susdit arrêt. » Tous les frais enfin et toutes les indemnités seraient liquidés et réglés par le courageux prélat.

On se tromperait si on croyait que tout devait finir si vite. Ce serait mal connaître la magistrature de l’ancien régime. Tout dans cette affaire est plein d’enseignemens et de renseignemens curieux. Après le jugement de la Cour des Aides et l’évasion des deux frères, M. de Cironis eut le crédit d’obtenir du Parlement de Toulouse un arrêt par lequel il était permis aux deux voleurs d’exercer leurs charges. Ils en profitèrent pour rentrer à Limoux et terroriser plus que jamais le diocèse d’Alet, soutenus qu’ils étaient par la plupart des gentilshommes, leurs complices. Que faire devant ce triomphe des méchans ? Pavillon s’adressa directement au chancelier Séguier, qui, outré à bon droit de cette indignité, donna ordre au capitaine des gardes Amaury d’appréhender au corps le juge mage et de le conduire à la citadelle de Montpellier. Celui-ci fut arrêté en pleine audience et mené au château de Cornanel en attendant que le capitaine eût assez de monde pour le transférer à Montpellier ; car déjà la population de Limoux s’attroupait en faveur du juge mage, Or, le lendemain, le château de Cornanel fut investi, comme en plein moyen âge, par trois cents hommes armés conduits par nos hobereaux, croupiers des frères Aosthène. Ce fut un siège en règle, qui dura quinze jours. Le capitaine Amaury, qui craignait de manquer de vivres, en envoya demander à Alet. Le viguier d’Alet, homme de résolution, se chargea avec une petite escorte de forcer la ligne d’investissement et de ravitailler le château. Il eut son cheval tué sous lui et perdit un muletier de ses compagnons, « dont la mort, — nous dit Lancelot, — donna tant de chagrin à Monseigneur que toute la nuit il ne put dormir, quoiqu’il n’y eût point de sa faute. » Il arriva jusqu’au château ; mais la place, quoique ravitaillée, n’aurait pu sans doute être sauvée, si un parti de montagnards du Capsir, affectionnés à leur évêque et ruinés par les Aosthène, n’était descendu dans la vallée pour mettre en fuite les assiégeans. » Les Capsirois descendirent environ 400 ou 500, avec une joie indicible de pouvoir témoigner à leur bon pasteur leur reconnaissance, et avec résolution de mourir pour la foi. Et, tout le long du chemin, prenaient d’eux-mêmes quelque temps pour dire leur chapelet et autres prières vocales... »

Le juge mage fut alors enfermé dans la citadelle de Montpellier, où son frère vint bientôt le rejoindre. En ce moment, M. Fouquet, frère du surintendant, venait de succéder à M. de Rebé, comme archevêque de Narbonne. Circonvenu par les gentilshommes et par la famille de Cironis, il recommanda à son frère la cause de nos deux concussionnaires. Celui-ci, se trouvant apparemment en pays de connaissance, par la bientôt de faire grâce. Mais Pavillon était inflexible : il demanda énergiquement, avant qu’on relâchât les prisonniers, la restitution des sommes volées par eux et la démission formelle de leurs emplois. Heureusement pour lui le prince de Conti venait en ce moment d’être nommé gouverneur de la province de Languedoc. Le prince, qui depuis 1655 s’était mis sous la direction de l’évêque, montra au surintendant le bon droit de celui-ci, et Fouquet finit par céder. Il fut convenu « que Mgr de Toulouse (M. de Marca, et M. de Comminges (M. de Choiseul) régleraient définitivement l’affaire en présence du prince de Conti. » Tout d’abord, en manière de garantie pour l’avenir, on décida que désormais Alet et Limoux auraient deux assiettes distinctes avec un seul compte. Puis, comme satisfaction pour le passé, les commissaires ordonnèrent que les deux frères restitueraient 40 000 livres au diocèse d’Alet, et le reste à la province, qu’ils payeraient 4 000 livres pour être distribuées aux victimes du siège de Cornanel, et de plus qu’ils seraient obligés d’abandonner leurs charges. Les 44 000 livres furent en effet payées par une sorte de souscription ouverte entre les gentilshommes, qui comptaient bientôt les retrouver avec de gros intérêts ; car une fois relâchés, les deux frères, qui avaient de puissantes amitiés dans la province et à la Cour, refusèrent de démissionner. Ils possédaient encore leurs emplois en 1668, neuf ans plus tard par conséquent, à la grande indignation de tous les honnêtes gens. « M. de Comminges, écrivait de Toulouse à l’évêque, le 25 avril 1668, le promoteur Vincent Ragot, M. de Comminges m’a dit que M. l’intendant était déjà convenu qu’il fallait que tant le juge mage que le receveur quittassent leurs offices sans aucun espoir d’y entrer, et que ce qui restait à faire entre eux était la fixation de ces offices. Comme les choses sont en si bon train, il croit qu’il serait à propos que vous prissiez la peine de venir ici : ce serait un voyage de dix jours au plus. »

Pavillon reparut pour la dernière fois aux Etats du Languedoc, où il n’était pas retourné depuis 1660. Déjà, sur sa réclamation, le syndic de la province avait avisé le Conseil, qui, le 11 décembre 1668, au lendemain justement de la paix de l’Eglise, avait nommé de nouveaux arbitres et « commis M. l’archevêque de Toulouse, MM. de Nîmes et de Saint-Papoul, M. le marquis de Castres et M. de Bezons l’intendant, pour régler les différends des parties. » Ceux-ci dressèrent un jugement pour forcer les deux frères à se défaire immédiatement de leurs offices, et les Etats délibérèrent « que le dit jugement serait lu à la première séance des assiettes du diocèse d’Alet et de Limoux, et que M. de Bezons serait prié de tenir la main à ce que, pendant la tenue des assiettes, il ne fût rien fait au préjudice du dit jugement. » Les charges des deux frères furent en effet vendues, et l’évêque d’Alet prit la précaution de faire confirmer par le Conseil la décision des arbitres, ratifiée par les États, et de faire recevoir à la Chancellerie le serment du nouveau juge mage pour éviter les obstacles qu’il aurait pu trouver encore au Parlement de Toulouse et même aux Etats du Languedoc. Trois ans plus tard, en 1671, cette longue affaire commencée, à vrai dire, en 1641, n’était pas encore, après trente ans, complètement achevée, et toutes les restitutions au diocèse d’Alet n’étaient point faites, si bien que les Etats gênés sans doute par la vertu et l’intégrité de l’évêque d’Alet, par « sa Béatitude, » selon un mot de l’archevêque de Toulouse M. de Bourlemont, à Colbert, et fatigués apparemment de sa justice, se plaignaient « des poursuites qui se faisaient toujours à Paris » et défendaient au syndic « à peine de destitution de sa charge » d’employer aucune somme « pour les frais de séjour à Paris du sieur Vincent Ragot, » le promoteur de l’évêché, à qui l’assiette d’Alet avait, l’année précédente, voté à cet effet une indemnité de 1 200 livres. Pavillon, le seul homme désintéressé au milieu de ces habiles et de ces politiques du Parlement, des Etats et de la Cour, et le seul vraiment pitoyable « au pauvre peuple » dans ce coin de la France, devait mourir sans avoir obtenu des pouvoirs publics pleine satisfaction et complète justice pour ses misérables montagnards rançonnés de tous les côtés. Il est vrai qu’évêque chrétien jusqu’au bout, il allait, dans les dernières années de son épiscopat, venir en aide aux veuves et aux enfans des deux frères Aosthène, morts dans la gêne après la démission de leurs charges, et couronner sa droiture par sa bonté. Il est vrai aussi que son éminente vertu allait trouver sa récompense dans la reconnaissance d’un grand nombre d’âmes simples, et jusque dans la légende spontanée qui, sortie de la conscience populaire, garde encore, après deux siècles, au fond des Corbières, son rustique tombeau.

Mort, en effet, quelques années plus tard, le 8 décembre 1677, Nicolas Pavillon, au jour même de sa fin, apparut à ses ouailles, comme un prélat de ces âges lointains où, toute la cité étant dans l’église, la cité elle-même semblait s’écrouler, quand disparaissait l’évêque, son défenseur. On vit bien alors ce qu’il était pour ces pauvres gens, et la gratitude un peu superstitieuse qu’ils lui avaient vouée. Ecoutons un témoin oculaire ; « Le corps étant lavé, nous le revêtîmes des habits pontificaux, et ensuite on l’exposa sur son lit de campagne dans la salle où, incontinent après, toute la ville accourut, les uns lui faisant toucher leurs chapelets, les autres des livres de prières, les autres des mouchoirs, et on était fort en peine qu’on ne déchirât ses habits pontificaux. Le lendemain, on le porta en l’église cathédrale, qui ne pouvait contenir tout le monde qui y était abordé des environs. J’eus le déplaisir de ne pouvoir entendre la plupart de l’oraison funèbre, à cause du bruit que faisait la foule du peuple, qui était si grande et si pressée, que plusieurs personnes tombèrent en pâmoison. Après l’oraison funèbre, la presse s’augmenta encore pour rompre les balustres du chœur, et se jeter sur le corps qu’on y avait mis près de l’autel, de sorte qu’il fallut, pour arrêter la foule et ôter à ses yeux l’objet qui excitait sa dévotion, le renfermer à clef dans la chambre du chapitre. Mais ce moyen ne dura pas longtemps à cause de l’importunité de ceux qui criaient et qui frappaient à la porte. On résolut de l’exposer dans la sacristie environne d’ecclésiastiques et de permettre qu’on lui baisât les mains et les pieds... Enfin l’on porta le corps au cimetière avec beaucoup de peine, et on ne put pourtant empêcher qu’on ne déchirât ses habits pontificaux, et on le mit au pied de la croix, comme il l’avait ordonné... Le lendemain de l’enterrement, il arriva encore beaucoup de monde des lieux les plus éloignés, qui se plaignait qu’on l’ait enlevé si tôt, et qui, ne pouvant faire autre chose, allait se jeter à genoux sur son tombeau. »

L’évêque repose toujours, depuis deux siècles, dans le petit cimetière du village, auprès de la croix de pierre noircie par le temps, sous une dalle de granit à demi recouverte par les hautes herbes. Il est devenu, après sa mort, le simple curé de campagne, qu’il aurait voulu être pendant la vie. Mais encore aujourd’hui, après tant et tant d’années, les paysannes d’Alet, a qui les récits de veillée ont transmis cette grande mémoire, viennent mystérieusement, — comme l’eût fait peut-être Mme de Longueville qui, la première, propagea les miracles de M. d’Alet, — prendre un peu de la terre moussue, qui entoure la vieille pierre, et la conservent pieusement, ainsi qu’une relique : sa tombe porte bonheur, disent-elles en leur expressif langage. Sans doute lui, si sensé à la fois et si humble, si rigoureux surtout en fait de miracles, protesterait, s’il pouvait être entendu, contre cette canonisation irrégulière ; mais qu’il vive après si longtemps dans le souvenir de ces petits et de ces humbles, et qu’il leur apparaisse un peu plus et mieux encore qu’un saint du calendrier, n’est-ce pas le plus bel éloge de son tutélaire apostolat ?


ETIENNE DEJEAN.