Le Disciple (Bourget)/Confession d’un jeune homme d’aujourd’hui/Mes Hérédités

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Plon (p. 100-127).


I

Mes hérédités.


« Aussi loin que je remonte en arrière dans mon passé, je constate que ma faculté dominante, celle qui s’est trouvée présente à travers toutes les crises de ma vie, petites ou grandes, comme elle se retrouve présente aujourd’hui, a été la faculté, j’entends le pouvoir et le besoin du dédoublement. Il y a toujours eu en moi deux personnes distinctes : une qui allait, venait, agissait, sentait, et une autre qui regardait la première aller, venir, agir, sentir, avec une impassible curiosité. À l’heure actuelle, et tout en sachant que je suis là en prison, accusé d’un crime capital, perdu d’honneur et aussi accablé de tristesse, que c’est bien moi, Robert Greslou, né à Clermont le 5 septembre 1864… et non pas un autre, — je pense à cette situation comme à un spectacle auquel je demeure étranger. Même est-il juste de dire je ? Non, évidemment. Car mon véritable moi n’est, à proprement parler, ni celui qui souffre, ni celui qui regarde. Il est composé des deux, et j’ai eu de cette dualité une perception très nette, bien que je ne fusse pas capable alors de comprendre cette disposition psychologique exagérée jusqu’à l’anomalie, dès mon enfance, — cette enfance que je veux évoquer d’abord en essayant de tout abolir de l’heure présente et avec l’impartialité d’un historien désintéressé.

Mes premiers souvenirs me représentent cette ville de Clermont-Ferrand, et dans cette ville une maison qui donnait sur une promenade aujourd’hui bien changée par la récente construction de l’école d’artillerie : le cours Sablon. La maison était bâtie, comme toutes celles de cette ville, en pierre de Volvic, une pierre grisâtre dans sa nouveauté, puis noirâtre, qui donne aux rues tortueuses une physionomie de cité du Moyen Âge. Mon père, que j’ai perdu tout jeune, était d’origine lorraine. Il occupait à Clermont la place d’ingénieur des ponts et chaussées. C’était un homme chétif, de santé faible, avec un visage à la barbe rare, empreint d’une sérénité mélancolique et qui m’attendrit quand j’y songe, après des années. Je le revois dans son cabinet de travail, par les fenêtres duquel s’apercevait la plaine immense de la Limagne avec la gracieuse éminence du puy de Crouël tout auprès, et au loin la ligne sombre des montagnes du Forez. La gare était voisine de notre maison, et le sifflement des trains arrivait sans cesse jusqu’à ce cabinet paisible. J’étais sur le tapis, au coin du feu, à jouer sans bruit, et cet appel strident produisait dès lors sur mes nerfs une étrange impression de mystère, d’éloignement, d’une fuite de l’heure et de la vie. Mon père traçait à la craie sur un tableau noir des signes énigmatiques, figures de géométrie ou formules d’algèbre, avec cette netteté dans les lignes des courbes ou les lettres des polynômes qui révélait l’habituelle méthode de son être intime. D’autres fois, il écrivait, debout, à une table d’architecte qu’il préférait à son bureau, — table composée simplement d’une large planche en bois blanc placée sur deux tréteaux. Les grands livres de mathématiques rangés avec minutie dans la bibliothèque, les figures froides des savants dont les portraits gravés en taille-douce et sous verre étaient les seuls objets d’art dont se décorassent les murs, la pendule qui représentait un globe du monde, deux cartes astronomiques pendues au-dessus du bureau, et, sur ce bureau, la règle à calculs avec ses chiffres et son coulant de cuivre, les équerres, les compas, la règle plate en forme de T, j’évoque à mon gré ces menus détails où tout n’était que pensée, et ces images m’aident à comprendre comment dès ma lointaine enfance le rêve d’une existence purement idéale et contemplative s’élabora en moi, favorisé sans doute par l’hérédité. Mes réflexions postérieures m’ont fait reconnaitre dans plusieurs traits de mon caractère le résultat, transmis sous forme instinctive, de l’existence en études abstraites menée par mon père. J’ai constamment éprouvé, par exemple, une horreur singulière pour l’action, si faible fût-elle, au point que de faire une simple visite me causait autrefois un battement de cœur, que les plus légers exercices physiques m’étaient intolérables, que d’entrer en lutte ouverte avec une autre personne, même pour discuter mes idées les plus chères, m’apparait, encore aujourd’hui, chose presque impossible. Cette horreur d’agir s’explique par l’excès du travail cérébral qui, trop poussé, isole l’homme au milieu des réalités. Il les supporte mal, parce qu’il n’est pas habituellement en contact avec elles. Je le sens bien, cette difficulté d’adaptation au fait me vient de ce pauvre père ; de lui aussi cette faculté de généraliser, qui est la puissance, mais en même temps la manie de ma pensée ; et c’est son œuvre encore qu’une prédominance morbide du système nerveux qui a rendu ma volonté si folle à de certaines heures. Mon père, qui devait mourir très jeune, n’avait jamais été robuste. Il avait dû, à l’âge de la croissance, subir cette épreuve de la préparation à l’École polytechnique, meurtrière aux meilleures santés. Avec ses épaules étroites, avec ses membres appauvris par les longues séances de méditations sédentaires, ce savant aux mains transparentes semblait avoir dans les veines, au lieu des rouges globules d’un sang généreux, un peu de la poussière de cette craie qu’il a tant maniée. Il ne m’a pas légué des muscles capables de contre-balancer l’excitabilité de mes nerfs, en sorte que je lui dois, avec cette faculté d’abstraction qui me rend la moindre activité difficile, une effrénée intempérance du désir. Chaque fois que j’ai souhaité ardemment, il m’a été impossible de réprimer cette convoitise. C’est une hypothèse qui m’est souvent venue quand je m’analysais moi-même, que les natures abstraites sont plus incapables que les autres de résister à la passion, lorsque cette passion s’éveille, peut-être parce que le rapport quotidien entre l’action et la pensée est brisé en elles. Les fanatiques en seraient la preuve la plus éclatante. J’ai vu ainsi mon père, d’habitude extrêmement patient et doux, s’emporter en des colères d’une violence folle qui le faisaient presque s’évanouir. Sur ce point aussi, je suis bien son fils, et à travers lui le descendant d’un grand-père peu équilibré, sorte d’homme de génie primitif, demi-paysan parvenu à force d’inventions mécaniques à une demi-fortune d’ingénieur civil, puis ruiné par des procès. De ce côté-là de ma race, il y a toujours eu un élément dangereux, quelque chose de déchaîné par instants, à côté d’une intellectualité constante. J’ai considéré jadis comme un état supérieur cette double nature ; des crises spasmodiques de passion jointes à cette énergie continue de pensée abstraite. J’ai eu pour rêve d’être à la fois fiévreux et lucide, le sujet et l’objet, comme disent les Allemands, de mon analyse, le sujet qui s’étudie lui-même et trouve dans cette étude un moyen d’exaltation à la fois et de développement scientifique, Hélas ! Où celle chimère m’a-t-elle mené ? Mais ce n’est pas l’heure de parler des effets, nous n’en sommes encore qu’aux causes.

Parmi les circonstances qui agirent sur moi durant mon enfance, je crois que voici une des plus importantes ; chaque dimanche matin, et aussitôt que je pus lire, ma mère commença de m’emmener avec elle à la messe. Cette messe se célébrait à huit heures dans l’église des Capucins, assez nouvellement bâtie sur un boulevard planté de platanes, qui monte du cours Sablon à la place du Taureau, en longeant le jardin des Plantes. À la porte de cette église se tenait assise, devant une boutique volante, une marchande de gâteaux, appelée la mère Girard, que je connaissais bien, pour lui acheter au printemps de petits bâtons auxquels quatre ou cinq cerises pendaient, attachées par du fil blanc. C’étaient les premiers de ces fruits que je mangeasse dans la saison. Cette friandise aigre et fraîche fut une des sensualités de ces jours d’enfance. Elle aurait pu devenir, pour quelqu’un qui m’eût observé, l’occasion de signaler en moi cette frénésie du désir dont je vous parlais. J’avais presque la fièvre quand je m’acheminais vers cette boutique. Ce n’était pas la seule raison qui me fit préférer cette église des Capucins, avec son architecture très simple, aux cryptes souterraines de Notre-Dame-du-Port et aux voûtes de la cathédrale soutenues par de si élégantes colonnes à faisceaux. Chez les Capucins, le chœur était fermé. Durant les offices, d’invisibles bouches chantaient, derrière les grilles, des cantiques qui remuaient étrangement mon imagination d’enfant. Ils me semblaient venir de si loin, comme d’un abime ou d’un tombeau. Je regardais ma mère prier à côté de moi avec l’ardeur contenue qui se manifeste dans ses moindres actions, et je songeais que mon père n’était pas là, qu’il n’entrait jamais à l’église. Ma tête d’enfant se tourmentait de cette absence au point que j’avais un jour demandé :

— « Pourquoi papa ne vient-il pas à la messe avec nous ? »

Avec mes yeux inquisiteurs d’enfant, je n’avais pas eu de peine à démêler l’embarras où ma question jetait ma mère. Elle s’en tira pourtant avec une réponse analogue à des centaines d’autres que m’ont faites depuis ses lèvres de femme essentiellement éprise de principes fixes et d’obéissance :

— « Il entend une autre messe à son heure ; et puis, je t’ai déjà dit que les enfants ne doivent jamais demander pourquoi leurs parents font telle mi telle chose… »

Toute la différence d’âme qui nous a séparés, ma mère et moi, tenait déjà dans cette phrase qu’elle prononçait par un froid matin d’hiver, en revenant sous les arbres du cours Sablon. Je vois encore sa pèlerine, ses mains ans son manchon de vison doublé de soie brune d’où sortait à moitié son livre, la sincérité de son visage même dans son pieux mensonge, et tandis qu’elle disait : « Il ne faut jamais demander pourquoi… » Je vois ses yeux qui, trop souvent depuis lors, m’ont regardé d’un regard qui ne me comprenait pas, et, dès cette époque, elle ne soupçonnait en rien ma nature d’enfant méditatif pour lequel penser c’était déjà se demander toujours et à propos de toutes choses : Pourquoi ?… Oui, pourquoi la mère m’avait-elle trompé ? Car je savais que mon père n’allait à aucune espèce d’office. Et pourquoi n’y allait-il pas ?… Les graves et tristes accents des moines cachés entonnaient les répons de la messe, et moi, je me perdais dans cette question. Je savais, sans bien apprécier les motifs de cette supériorité, que mon père comptait parmi les premiers de la ville. Que de fois, à la promenade, étions-nous, lui et moi, arrêtés par quelque ami, qui, tapotant ma joue, me disait : « Hé bien, nous deviendrons un grand savant, comme le père ?… » Quand ma mère prenait son avis, c’était pour l’écouter avec la soumission d’un instinctif respect. Elle trouvait donc naturel qu’il n’accomplit pas certaines actions qui, pour nous, étaient obligatoires. Nous n’avions pas les mêmes devoirs, lui et nous. Cette idée ne se formulait pas dès lors dans mon cerveau d’enfant avec cette netteté, mais elle y déposait le germe de ce qui allait être plus tard une des convictions de ma jeunesse, à savoir que les mêmes règles ne gouvernent pas les hommes très intelligents et les autres. Ce fut là, dans cette petite église, et docilement penché sur mon paroissien, que le grand principe de ma vie a pris naissance : — ne pas considérer comme une loi, pour nous autres qui pensons, ce qui est et doit être une loi pour ceux qui ne pensent pas ; — de même que j’ai reçu de mes conversations avec mon père, à ce même âge, durant nos promenades, le premier germe de ma vue scientifique du monde.

La campagne autour de Clermont est merveilleuse, et quoique je sois, au rebours du poète, un homme pour qui le monde extérieur existe très peu, j’ai gardé à jamais au fond de ma mémoire l’image des horizons qui ont entouré ces promenades. Tandis que la ville d’un côté regarde vers la plaine de la Limagne, elle s’adosse de l’autre côté aux derniers contreforts de la chaîne des Dômes. L’échancrure des cratères éteints, la boursouflure des éruptions calmées, les coulées de lave refroidie donnent aux lignes de ces montagnes volcaniques une ressemblance avec les paysages que le télescope découvre dans ce cadavre de planète qui est la lune. C’est donc, là-bas, un sauvage et grandiose souvenir des plus terribles convulsions du globe, et, ici, la plus jolie rusticité de chemins pierreux entre des vignes, de ruisseaux murmurant sous des saules et parmi des châtaigniers. Les grands bonheurs de mon enfance ont consisté dans d’interminables vagabondages avec mon père sur tous les sentiers qui vont ainsi du puy de Crouël à Gergovie, de Royat à Durtol, de Beaumont à Gravenoire. Rien qu’à écrire ces noms, ma mémoire rajeunit mon cœur. Me revoici le petit garçon qu’un portrait conservé me montre avec ses longs cheveux, avec ses jambes serrées dans des guêtres de drap, qui chemine en tenant la main de son père. D’où lui venait ce goût des champs, à lui, le savant mathématicien, l’homme de cabinet et de réflexion abstraite ? J’y ai souvent songé depuis, et je crois avoir découvert à son occasion une loi peu connue du développement des esprits : — nos goûts de jeunesse persistent même quand nous nous sommes développés dans un sens contraire à eux, et nous continuons de les pratiquer, en les justifiant par des raisons intellectuelles qui les excluraient. — Je m’explique. Mon père aimant la campagne, naturellement, parce qu’il avait été élevé dans un village, que tout petit il avait passé des journées entières au bord des ruisseaux, parmi les insectes et les fleurs. Au lieu de s’abandonner à ses goûts d’une manière simple, il y mélangeait ses préoccupations actuelles de savant. Il ne se serait point pardonné d’aller dans la montagne sans y étudier la formation du terrain ; de regarder une fleur sans en déterminer les caractères et sans en découvrir le nom ; de ramasser un insecte sans se rappeler sa famille et ses mœurs. Grâce à la rigueur de sa méthode en tout travail, il était arrivé ainsi à une connaissance très complète de la contrée ; et, quand nous marchions ensemble, cette connaissance faisait la matière unique de notre entretien. Le paysage des montagnes lui devenait un prétexte pour m’expliquer les révolutions de la terre. Il passait de là, sans efforts, avec une clarté de parole qui me rendait de telles idées perceptibles, à l’hypothèse de Laplace sur la nébuleuse, et j’apercevais distinctement en imagination les protubérances planétaires s’échappant du noyau enflammé, de ce torride soleil en rotation. Le ciel de la nuit, par les beaux mois d’été, devenait une espèce de carte qu’il déchiffrait pour mes yeux de dix ans, et où je distinguais l’Étoile polaire, les sept étoiles du Chariot, Véga de la Lyre, Sirius, tous ces univers inaccessibles et formidables dont la science connait le volume, la position et jusqu’aux métaux. Il en était de même des fleurs qu’il me dressait à ranger dans un herbier, des cailloux que je cassais sous sa direction avec un petit marteau en fer, des insectes que je nourrissais ou que je piquais, suivant les cas. Bien avant que l’on ne pratiquât dans les collèges les leçons de choses, mon père appliquait à mon éducation première sa grande maxime : « Ne rien rencontrer que l’on ne s’en rende compte scientifiquement, » conciliant ainsi la paysannerie de ses premières impressions avec la précision acquise dans ses études mathématiques. J’attribue à cet enseignement le précoce esprit d’analyse qui se développa en moi dès cette première adolescence, et qui se serait sans doute tourné vers les études positives, si mon père avait vécu. Mais il ne devait pas achever cette éducation entreprise d’après un plan raisonné dont j’ai retrouvé la trace dans ses papiers. Justement au cours d’une de ces promenades, et dans l’été de ma dixième année, nous fûmes surpris, lui et moi, par un orage qui nous mouilla l’un et l’autre jusqu’aux os. Nous étions en nage d’avoir marché. Pendant le temps que nous mîmes à revenir avec nos vêtements ainsi trempés, mon père eut très froid. Le soir il se plaignit d’un frisson. Deux jours après, une fluxion de poitrine se déclarait, et la semaine suivante il était mort.
Comme je veux, dans cette indication sommaire des diverses causes qui m’ont formé mon âme de jeune homme, éviter à tout prix ce que je hais le plus au monde, l’étalage de la sentimentalité subjective, je ne vous raconterai pas, mon cher maître, d’autres détails sur cette mort. Il y en eut de navrants, mais je ne sentis leur tristesse qu’à la distance et que plus tard. Je me rapelle, quoique je fusse un garçon déjà grand et remarquablement développé, avoir éprouvé plus d’étonnement que d’affliction. C’est aujourd’hui que je regrette vraiment mon père, que je comprends ce que j’ai perdu en le perdant. Je crois vous avoir nettement marqué ce que je lui dois : le goût et la facilité de l’abstraction, l’amour de la vie intellectuelle, la foi dans la science, le précoce maniement de la bonne méthode : voilà pour l’esprit ; pour le caractère, la première divination de l’orgueil de penser, et aussi un élément un peu morbide, cette difficulté d’agir qui a pour conséquence la difficulté de résister aux passions lorsqu’elles vous entrainent. — Je voudrais marquer aussi nettement ce que je crois devoir à ma mère. Tout d’abord j’aperçois ce fait que cette seconde influence agit sur moi par réaction, tandis que la première avait agi directement. À vrai dire, cette réaction ne commença qu’au jour où, devenue veuve, elle voulut s’occuper de me diriger elle-même. Jusque-là, elle m’avait abandonné à l’éducation paternelle. Cela peut sembler étrange que, demeurés seuls en ce monde, elle et moi, elle si énergique, si dévouée, et moi si jeune, nous n’ayons pas vécu, au moins durant ces années-là, en complète communion du cœur. Il existe, en effet, une psychologie rudimentaire pour laquelle ces mots : mère et fils, sont synonymes d’absolue tendresse, d’entente intime des âmes. Peut-être en va-t-il ainsi dans les familles de tradition ancienne, quoique en nature humaine je ne croie guère à ce qui suppose une simplicité entière des rapports entre personnes d’âge et de sexe différents. En tout cas, les familles modernes présentent sous les étiquettes conventionnelles les plus cruels phénomènes de divorce secret, de mésintelligence foncière, quelquefois de haine, qui se comprennent trop quand on pense à leurs origines. Il se fait depuis cent ans des mélanges de province à province et de race à race qui ont chargé notre sang, à tous, d’hérédités par trop contradictoires. Des gens se trouvent être, nominalement, de même famille, qui n’ont pas un trait commun dans la structure mentale et morale. Par suite l’intimité quotidienne entre ces êtres devient une cause de conflits quotidiens, ou de dissimulation constante. Ma mère et moi, nous en sommes un exemple que je qualifierais d’excellent, si le plaisir de rencontrer la preuve très nette d’une loi psychologique ne s’accompagnait du cuisant regret d’en avoir été la victime.

Mon père, je vous l’ai dit, était un ancien élève de l’École polytechnique, et le fils d’un ingénieur civil. Je vous ai dit aussi qu’ils étaient tous deux de race lorraine. Il y a un proverbe qui dit : « Lorrain, traître à son roi et à Dieu même. » Cette épigramme exprime, sous une forme inique, cette observation très juste qu’il flotte quelque chose de très complexe dans l’âme de cette population de frontière. Les Lorrains ont toujours vécu sur le bord de deux races et de deux existences, la germanique et la française. Qu’est-ce que le goût de la traîtrise, d'ailleurs, sinon la dépravation d’un autre goût, admirable au point de vue intellectuel, celui de la complication sentimentale ? Pour ma part, j’attribue à cet atavisme le pouvoir de dédoublement dont je vous parlais en commençant cette analyse. Je dois ajouter que j’ai souvent éprouvé, quand j’étais enfant, d’étranges plaisirs de simulation désintéressée qui procédaient évidemment du même principe. Il m’est arrivé de raconter à mes camarades toutes sortes de détails inexacts sur moi-même, sur mon endroit de naissance, sur l’endroit de naissance de mon père, sur telle promenade que je venais de faire, et non pas pour me vanter, mais pour être un autre, simplement. J’ai goûté plus tard des voluptés singulières à étaler les opinions les plus opposées à celles que je considérais comme la vérité, pour le même bizarre motif. Jouer un rôle à côté de ma vraie nature m’apparaissait comme un enrichissement de ma personne, tant j’avais d’instinct le sentiment que se déterminer dans un caractère, une croyance, une passion, c’est se limiter. Ma mère, elle, est une femme du Midi, absolument rebelle à toute complexité, pour qui les idées de choses sont seules intelligibles. Dans son imagination les formes de la vie se reproduisent, concrètes, précises et simples. Quand elle pense à la religion, elle voit son église, son confessionnal, la nappe de la communion, les quelques prêtres qu’elle a connus, le livre de catéchisme où elle a étudié petite fille. Quand elle pense une carrière, elle en voit l’activité positive et les bénéfices. Le professorat, par exemple, où elle a désiré que j’entrasse, c’était pour elle M. Limasset, le professeur de mathématiques, l’ami de mon père, et elle me voyait pareil à lui, traversant la ville deux fois le jour, en jaquette d’alpaga et en panama l’été, les pieds protégés, l’hiver, par des socques et le corps pris dans un paletot fourré, avec un traitement fixe, les revenants-bons des répétitions et la douce assurance d’une retraite. J’ai pu étudier à propos d’elle combien cette nature d’imagination rend ceux qu’elle domine incapables de se figurer l’intérieur des autres âmes. On dit souvent de ces gens-là qu’ils sont despotiques et personnels, ou qu’ils ont un mauvais caractère. En réalité, ils sont, devant ceux qu’ils fréquentent, comme un enfant devant une montre. L’enfant voit marcher les aiguilles, il ne sait rien du rouage caché qui les fait mouvoir. De là, quand ces aiguilles ne vont pas à sa fantaisie, à les violenter et à fausser les ressorts de la montre, il y a juste l’épaisseur d’une impatience.

Ma pauvre mère fut ainsi avec moi, et dès la semaine qui suivit notre commun désastre. Je me sentis presque aussitôt tomber vis-à-vis d’elle dans un état de malaise indéfinissable, mais sans qu’un fait précis eût donné corps à ce malaise. La première circonstance qui m’éclaira sur le divorce commencé dès lors entre nous deux — dans la mesure où ma tête d’enfant pouvait être éclairée — date d’un après-midi d’automne, quatre mois environ après la mort de mon père. L’impression reçue fut si forte que je me la rappelle comme si elle datait d’hier. Nous avions dû changer d’appartement, et nous avions loué le troisième étage d’une maison, toute en hauteur, dans la rue du Billard, ruelle étroite qui contourne les ombrages de la place des Petits-Arbres, devant le palais de la Préfecture. Ma mère avait été déterminée à ce choix par l’existence d’un balcon où j’étais justement en train de jouer durant ce bel après-midi. Mon jeu — vous y reconnaîtrez le tour scientifique imprimé par mon père à mon imagination — consistait à conduire un caillou, qui me représentait un grand explorateur, d’un bout à l’autre de ce balcon et parmi d’autres pierres prises dans les pots de fleurs. Ces autres pierres me figuraient, les unes des villes, les autres des animaux curieux dont j’avais lu la description. Une des fenêtres du salon donnait sur ce balcon. Elle était entr’ouverte, et, mon jeu m’ayant amené jusque-là, j’entendis que ma mère parlait de moi avec une visiteuse. Je ne pus me retenir d’écouter avec ce battement de cœur que m’a longtemps donné l’idée de ma personnalité jugée par les autres. Plus tard j’ai compris qu’entre notre être véritable et l’impression produite sur nos proches, même sur nos amis, il n’y a pas plus de rapports qu’entre la couleur exacte de notre visage et la couleur de son reflet dans une glace bleue, verte ou jaune.

— « Peut-être, » disait la visiteuse, « vous trompez-vous sur le compte de ce pauvre Robert. À dix ans on est si peu formé… »

— « Dieu vous entende, « reprenait ma mère, « mais je tremble qu’il n’ait aucune espèce de cœur. Vous n’imaginez pas comme il a été dur lors de la mort de son père… Le lendemain, il avait l’air de n’y plus penser… Et depuis, jamais un mot… vous savez, un de ces mots qui font voir que l’on se souvient de quelqu’un… Quand je lui en parle, il me répond à peine… On dirait qu’il n’a jamais connu ce cher homme qui était si bon pour lui… »

J’ai lu quelque part que Mérimée, tout enfant, avait été grondé, puis chassé d’une chambre par sa mère, qui, lui à peine sorti, éclata de rire. Mérimée entendit ce rire, il constata comme on lui avait joué la comédie de l’irritation, et il sentit se creuser sur son cœur un pli de défiance qui ne s’effaça jamais. Cette anecdote me frappa beaucoup lorsque je la rencontrai. L’impression du célèbre écrivain m’offrait une analogie saisissante avec l’effet que produisit sur moi le fragment de causerie entendu sur le balcon. C’était bien vrai que je ne parlais jamais de mon père, mais c’était si faux que je l’eusse oublié ! J’y pensais au contraire sans cesse. Je ne longeais pas un trottoir, je ne traversais pas une rue, je ne regardais pas un de nos meubles, sans que le souvenir du mort ne s’éveillât en moi, avec une obsession qui me faisait mal. À cette obsession se mêlait un étonnement épouvanté qu’il eût disparu pour toujours, et le tout se confondait dans une espèce d’appréhension anxieuse qui me fermait la bouche quand on m’entretenait de lui. Je me rends bien compte maintenant que ce travail de ma pensée ne pouvait être connu de ma mère. Sur le moment, et quand je l’entendis condamner ainsi mon cœur, j’éprouvai une humiliation profonde. Il me sembla qu’en parlant de la sorte elle n’agissait pas avec moi comme elle aurait dû. Je la sentis injuste, et, par une timidité de petit garçon encore farouche et mal apprivoisé, au lieu de la ramener sur mon compte, je me crispai là, sur place, contre cette injustice. À partir de cette minute, une impossibilité de me montrer jamais à elle était née en moi. Je sentis cela aussi, et que lorsque ses yeux se poseraient sur les miens pour y chercher mes émotions, j’éprouverais un irrésistible besoin de lui cacher mon être intérieur.

Ce fut là une première scène, — ce rien peut-il même s’appeler de ce gros nom ? — bientôt suivie d’une seconde que je note malgré son insignifiance apparente. Les enfants ne seraient pas des enfants si les événements importants de leur sensibilité n’étaient pas puérils. J’étais, à cette époque déjà, passionné de lecture, et le hasard m’avait mis entre les mains des volumes très différents de ceux qui se donnaient en prix dans les distributions. Voici comment : quoique mon père, en sa qualité de mathématicien, eût peu de lettres, il aimait quelques auteurs, qu’il comprenait à sa manière ; et, en retrouvant plus tard quelques-unes de ses notes sur ces auteurs, j’ai pu apprécier à quel degré la sensation des littératures est chose personnelle, irréductible, incommensurable, pour emprunter un mot à sa science favorite, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de commune mesure entre les raisons pour lesquelles deux esprits goûtent ou repoussent un même écrivain. Entre autres ouvrages, mon père possédait dans sa bibliothèque une traduction de Shakespeare en deux volumes sur lesquels on m’asseyait pour hausser ma chaise devant la table quand le temps fut venu de quitter mon siège de bébé. On me laissait ensuite, et sans y prendre garde, manier ces volumes, illustrés de gravures qui incitèrent bientôt ma curiosité à lire des morceaux du texte. C’était une lady Macbeth se frottant les doigts sous le regard terrifié du médecin et d’une servante, un Othello entrant le poignard à la main dans la chambre de Desdémone et penchant sa face noire sur la blanche forme endormie, un roi Lear déchirant ses vêtements sous les zigzags des éclairs, un Richard III couché dans sa tente et environné de spectres. Et, du texte qui accompagnait ces gravures, je lus tant et tant de fragments que je finis par me familiariser avant ma dixième année avec ces drames qui exaltaient mon imagination dans ce que j’en pouvais saisir, sans doute parce qu’ils ont été composés pour des spectateurs populaires et qu’ils comportent un élément de poésie primitive et un grossissement enfantin. J’aimais ces rois qui défilaient, joyeux ou désespérés, à la tête de leur armée, qui perdaient ou gagnaient des batailles en quelques instants, ces tueries accompagnées de fanfares parmi les drapeaux déployés et les apparitions, ces rapides passages d’un pays à un autre et cette géographie chimérique. Enfin ce qu’il y a de très abrégé, de presque rudimentaire dans ces pièces et particulièrement dans les chroniques me séduisait au point que, resté tout seul, il m’arrivait de les jouer avec des chaises, qui devenaient ainsi York ou Lancastre, Warwiek ou Glacester. Ô naïveté !… Mon père, lui, dont les répugnances pour les réalités douloureuses de la vie étaient extrêmes, avait goûté dans Shakespeare les côtés touchants et purs, les profils de femme d’une délicatesse achevée ; Imogène et Desdémone, Cordélie et Rosalinde lui avaient plu, quoique de tels rapprochements puissent sembler étranges, pour les mêmes raisons que les romans de Dickens, ceux de Topffer et jusqu’aux enfantillages de Florian et de Berquin. Voilà des contrastes qui prouvent l’incohérence des jugements artistiques uniquement fondés sur l’impression sentimentales. Tous ces livres, je les lisais aussi, et par surcroit ceux de Walter Scott, de même que les récits champêtres de George Sand, dans une autre édition illustrée. Il est certain qu’il eût mieux valu pour moi ne pas nourrir mon imagination d’éléments aussi disparates, et quelques-uns dangereux. Mais mon âge ne me permettait guère de comprendre que le quart des phrases, et d’ailleurs, tandis que mon père peinait à son tableau noir, en train de combiner ses formules, la foudre aérait tombée sur la maison sans qu’il y prit garde, emporté qu’il était sur les ailes du puissant démon de l’abstraction. Ma mère, à qui ce démon-là est aussi étranger que la bête de l’Apocalypse, ne resta pas longtemps, sitôt les premières heures de notre découragement passées, sans fureter dans la pièce où je travaillais à mes devoirs ; et, par-dessous un thème commencé, elle découvrit un grand volume ouvert : c’était l’Ivanhoë de Scott.

— « Qu’est-ce que c’est que ce livre ? » demanda-t-elle ; « qui t’a permis de le prendre ?… »

— « Mais je l’ai déjà lu une fois, » répondis-je.

— « Et ceux-là ?… » continua-t-elle en inspectant la petite bibliothèque qui, à côté de mes bouquins d’écolier, enfermait, outre le Shakespeare, les Nouvelles genevoises et Nicolas Nickleby, Rob-Roy et la Mare au Diable. « Ce n’est pas de ton âge, » insista-t-elle, « et tu vas me faire le plaisir d’emporter tous ces livres avec moi dans le salon, pour les enfermer dans la bibliothèque de ton père. »

Je me vois encore transbordant, trois par trois, les volumes, dont quelques-uns étaient très lourds pour mes petits bras, dans la froide pièce garnie de housses qui donnait sur le balcon, — cette pièce où j’avais entendu ma mère, pas beaucoup de jours auparavant, juger si sévèrement mon cœur. De ses doigts qui sortaient tout blancs de leurs mitaines noires, elle prenait les volumes, les rangeait à côté des gros traités de mathématiques. Elle ferma la porte vitrée du meuble et en détacha la clef qui prit place, parmi d’autres, dans le trousseau qu’elle portait toujours avec elle. Puis elle ajouta sévèrement :

— « Quand tu voudras lire un livre, tu me le demanderas. »

Moi, lui demander un de ces livres, mais lequel ? Je savais si bien qu’elle me refuserait tous ceux que j’aurais eu envie de relire et dont je venais regarder les titres à travers le vitrage ! Je me rendais déjà trop compte que nous ne pensions de la même manière en aucun point. Je lui en voulus d’avoir arrêté mes plus vifs plaisirs de lecture, moins peut-être à cause de cette défense que pour la raison qu’elle m’en donna. Car elle crut devoir me répéter à cette occasion, et sur les dangers des romans, des phrases empruntées à quelque manuel de piété qui, dès lors, me parurent exprimer exactement le contraire de ce que j’avais éprouvé par moi-même. Elle prit aussi prétexte des dangers que j’avais courus dans ces lectures inconsidérées pour s’occuper plus attentivement de mes études et diriger mon éducation. C’était son devoir, mais le contraste fut trop grand entre les idées auxquelles mon père m’avait initié précocement et la misère de sa pensée, à elle, meublée d’impressions positives, mesquines et bourgeoises. J’allais avec elle maintenant à la promenade, et elle causait avec moi. Sa conversation portait uniquement sur des remarques de tenue, sur mes manières bonnes ou mauvaises, sur mes petits camarades et sur leurs parents. Mon intelligence, trop dressée au plaisir de penser, se sentait alors étouffée, comme opprimée. Le paysage immobile des volcans éteints me rappelait les épisodes grandioses du drame terrestre que mon père me retraçait autrefois. Les fleurs que je cueillais, ma mère les prenait pour quelques minutes, puis elle les laissait tomber sans presque les regarder. Elle ignorait leur nom, de même qu’elle ignorait celui des insectes qu’elle me faisait rejeter sitôt ramassés, comme malpropres et venimeux. Les chemins entre les vignes, que nous suivions ensemble, ne s’en allaient plus vers cette découverte du vaste monde à laquelle la parole fécondante du mort m’avait convié. Ils prolongeaient les rues de la ville et la misère des devoirs quotidiens. Je cherche des mots pour traduire la vague et bizarre sensation d’ennui, d’esprit mutilé, d’atmosphère raréfiée que m’infligeaient ces promenades, et je n’en trouve pas de précis. Le langage a été créé par des hommes faits pour exprimer des idées et des sentiments d’hommes faits. Les termes manquent qui correspondent aux perceptions inachevées des enfants, à leur pénombre d’âme. Comment raconter des souffrances qui ne se comprennent pas elles-mêmes et dont la révélation n’a lieu qu’une fois passées, celles, par exemple, qui furent les miennes, d’une tête où fermentent des conceptions hautes et larges, d’un cerveau sur le bord du grand horizon intellectuel et qui subit la tyrannie inconsciente d’un autre cerveau, rétréci, chétif, étranger à tout idée générale, à tout vue ample ou profonde ? Aujourd’hui que j’ai traversé cette période d’une adolescence refoulée et contrariée, j’en interprète les moindres épisodes par les lois de constitution des esprits, et je me rends compte que le sort, en en confiant l’éducation de l’enfant que j’étais à la femme qu’était ma mère, avait associé deux formes de pensée aussi irréductibles l’une à l’autre que deux espèces différentes. C’est par milliers que les détails me reviennent où je retrouve la preuve de cette antithèse constitutive entre nos deux natures. Je vous en ai dit assez pour que je me contente de noter avec précision le résultat de ce heurt silencieux entre nos âmes, et, pour emprunter des formules au style philosophique, je crois apercevoir que deux germes furent déposés en moi par cette éducation à contresens, le germe d’un sentiment et le germe d’une faculté : — le sentiment fut celui de la solitude du Moi, la faculté fut celle de l’analyse intérieure.

Je vous ai dit que dans l’ordre de la sensibilité comme dans celui de la pensée, j’avais subi presque aussitôt l’impression de ne pouvoir pas me montrer à ma mère tout entier. J’apprenais ainsi, à peine né à la vie intellectuelle, qu’il y a en nous un obscur élément incommunicable. Ce fut d’abord chez moi une timidité. Cela devint par la suite un orgueil. Mais tous les orgueils n’ont-ils pas une origine analogue ? Ne pas oser se montrer, c’est s’isoler ; et s’isoler, c’est bien vite se préférer. J’ai retrouvé depuis, dans quelques philosophes nouveaux, M. Renan, par exemple, mais transformé en un dédain triomphant et transcendantal, ce sentiment de la solitude de l’âme. Je l’ai retrouvé transformé en maladie et en sécheresse dans l’Adolphe de Benjamin Constant, agressif et ironique dans Beyle. Chez un pauvre petit collégien d’un lycée de province qui trottait, son cartable sous le bras, les mains cuisantes d’engelures, les pieds gourds dans ses galoches, par les rues glacées de sa ville de montagnes, l’hiver, ce n’était qu’un obscur et douloureux instinct. Mais cet instinct, après s’être appliqué à ma mère, grandissait, grandissait, s’appliquant à mes camarades et à mes maîtres. Je me sentais différent d’eux, d’une différence que je résumerai d’un mot : je croyais les comprendre tout entiers et je ne croyais pas qu’ils me comprissent. La réflexion m’incline maintenant à croire que je ne les comprenais pas plus qu’ils ne me comprenaient ; mais je vois aussi qu’il y avait en effet entre nous cette différence qu’ils acceptaient et leur personne et la mienne, simplement, bonnement, bravement, au lieu que je commençais à me compliquer déjà en pensant trop à moi-même. Si j’ai de bonne heure senti qu’au rebours de la parole du Christ, je n’avais pas de prochain, c’est que je me suis habitué, de très bonne heure, à exaspérer la conscience de ma propre âme, par suite à faire de moi un exemplaire, sans analogue, d’excessive sensibilité individuelle. Mon père m’avait doué d’une curiosité prématurée d’intelligence. N’étant plus là pour me tourner vers le monde des connaissances positives, cette curiosité sans emploi retomba sur moi-même. L’esprit est une créature vivante, comme les autres, et chez qui toute puissance s’accompagne, comme chez les autres, d’un besoin. Il faudrait retourner le vieux proverbe et dire : Pouvoir, c’est vouloir. Une faculté aboutit toujours à la volonté de l’exercer. L’hérédité mentale et ma première éducation avaient fait de moi un intellectuel avant le temps. Je continuai de l’être, mais mon intelligence s’appliquant à mes propres émotions, faute d’un maître semblable à celui que j’avais perdu, je devins auprès de ma mère, qui ne le soupçonna jamais, un égotiste absolu, d’une extraordinaire énergie de dédain à l’égard de tous. Ces traits de mon caractère ne devaient d’ailleurs apparaître que plus tard, sous l’action des crises d’idées que j’ai traversées et dont je vous dois maintenant l’histoire.