Le Divorce de Madame Patterson Bonaparte

La bibliothèque libre.
LE DIVORCE
DE
MME PATTERSON BONAPARTE

Un diplomate bien ennuyé, ce fut M. Sérurier, ministre plénipotentiaire et envoyé extraordinaire de S. M. l’Empereur des Français, roi d’Italie, auprès du Président des États-Unis, lorsqu’il apprit qu’Elisabeth Patterson Bonaparte se décidait à passer dorénavant les hivers à Washington, où il résidait lui-même. Cette personne que, seul, le représentant de la France appelait « Mlle Patterson, » portait aux yeux de tous le nom de Mme Jérôme Bonaparte ; elle avait, en effet, épousé en 1803 le plus jeune frère du Premier Consul, qui servait comme lieutenant de vaisseau à bord d’un navire de guerre français, venu pour visiter les États-Unis à la faveur de la paix d’Amiens. À Baltimore, Jérôme avait rencontré miss Patterson, fille d’un des marchands les plus riches et les plus considérés de la ville et remarquable par sa beauté comme par son esprit. Le mariage eut lieu en décembre, sans que le fiancé se fût mis en peine d’obtenir le consentement de ses proches, surtout celui de son frère, qui protesta immédiatement de la manière la plus formelle. Quand il revint en Europe en 1805, cédant aux injonctions de celui qui était devenu empereur, il fit annuler son mariage, et abandonna sa femme pour épouser en 1807 la princesse Catherine de Wurtemberg. On raconte que, lorsqu’il monta sur le trône de Westphalie, il proposa à Elisabeth Patterson le titre de princesse de Smalkalden, avec le domaine de ce nom dans ses nouvelles possessions et une rente de 200 000 francs. Elle refusa, disant : « La Westphalie n’est pas un royaume assez grand pour contenir deux reines, » et, faisant allusion à l’offre d’une pension que lui adressait en même temps Napoléon, elle ajouta : « J’aime mieux m’abriter sous les ailes d’un aigle, que sous le bec d’une oie. » Napoléon avait en effet promis à Jérôme de servir à Elisabeth Patterson une pension de 60 000 francs à la condition qu’elle revînt en Amérique. Elle accepta et retourna dans sa patrie pour ne la quitter qu’en 1815. Mais, à cette époque, bien qu’elle conservât pour le garder jusqu’à sa mort le nom de Bonaparte, elle avait rompu les liens légaux, du moins en Amérique, qui l’attachaient à Jérôme, par un divorce que ses biographes ne semblent avoir placé ni à sa date exacte, ni dans les circonstances qui l’ont réellement déterminé. L’un des derniers d’entre eux, M. Didier, lui assigne 1815 comme époque et, comme raison, le désir de Mme Bonaparte d’empêcher, étant donné la chute de Napoléon, son ancien mari de réclamer une part de sa fortune. Nous verrons que les motifs de sa décision ont été tout à fait différens.

Quand, après avoir jusqu’alors partagé son temps entre Baltimore et les maisons de campagne de son père en Maryland, Elisabeth Patterson vint s’installer à Washington, M. Sérurier avait aussitôt prévu que la rencontre entre le représentant de Napoléon et la prétendue belle-sœur de l’Empereur ne pourrait que donner lieu à de sérieux embarras dans une société aussi restreinte que celle de la capitale fédérale. Il y avait à peine dix ans que Washington était sorti de terre : créée par une loi, la ville voyait seulement un petit nombre de maisons s’élever les unes auprès de la demeure du Président, les autres autour du Capitole encore inachevé. Les troupeaux paissaient sur le tracé des rues ; les communications ne se faisaient guère qu’en voiture ou à cheval ; il fallait tout apporter du dehors, et la vie était extrêmement chère. Mais Mme Bonaparte était la première en date de ces Américaines, si nombreuses aujourd’hui, qui ne trouvent pas assez distinguée la compagnie de leurs compatriotes. Pénétrée pour son pays d’une aversion qu’elle ne prenait pas la peine de dissimuler, il lui fallait, à défaut de l’Europe, ce qui la lui rappelait le plus : des diplomates étrangers, des fonctionnaires, des hommes politiques. C’étaient les trois élémens qui composaient exclusivement la société de Washington. Sérurier avait poussé le scrupule jusqu’à demander des instructions à Paris ; elles lui arrivèrent fort tard, mais heureusement concordaient avec la ligne de conduite qu’il s’était fixée : traiter Mme Bonaparte avec courtoisie et considération, lui faire des visites et la recevoir, mais ne la considérer jamais que comme Mlle Patterson.

Les circonstances politiques rendirent orageux le premier hiver qu’elle passa à Washington, celui de 1810 à 1811. C’était le moment où se discutait la question de savoir si les Etats-Unis feraient ou non la guerre à l’Angleterre. Deux courans, l’un favorable à cette puissance, l’autre à la France, se partageaient le pays comme la société de Washington elle-même : La famille d’Elisabeth Patterson se trouva amenée à prendre parti, par suite de sa parenté avec le secrétaire d’État à la Guerre, Smith. Eloigné du Cabinet en 1810 par le président Madison, lui et son frère, le général Smith, se jetèrent dans une opposition violente contre la politique, a tendances françaises, du Gouvernement et se rapprochèrent naturellement du ministre d’Angleterre, M. Foster-M. Foster était jeune et aimable : la famille d’Elisabeth Patterson persuada à celle-ci qu’elle devrait le recevoir, parce que les femmes étaient considérées comme neutres en affaires d’Etat. Elle se rendit à cet avis, si bien qu’en présence des visites répétées de Foster chez elle, Sérurier jugea bon de diminuer le nombre des siennes, laissant entendre que la neutralité ne convenait pas à une personne dans la situation d’Elisabeth. Comme, d’autre part, il donnait des fêtes pour le parti guerrier, c’est-à-dire les amis de la France, Foster, qui semblait s’être fait une loi d’imiter toujours son collègue français en matière de représentation, organisa une fête, lui aussi, et y invita naturellement Elisabeth. Il voulait à la fois orner cette réunion par la présence de la femme la plus belle et la plus célèbre d’Amérique, et compromettre au profit de l’Angleterre une personne qui « continuait à mettre sa gloire à porter un nom si illustre et si français. »

Sérurier fort contrarié lit dire à Elisabeth par une dame de son intimité qu’il ne pouvait penser qu’elle tomberait dans un piège aussi grossier ; que paraître ainsi chez le ministre d’Angleterre serait donner de puissantes armes à ses ennemis, si elle en avait ; et qu’un pareil éclat ne permettrait plus à lui, Sérurier, de se montrer chez elle. Elle voulut bien se dire reconnaissante de l’avis, et ne se rendit pas chez M. Foster.

Loin de se décourager, celui-ci redoubla d’empressemens et de soins, tandis que son collègue français n’était en mesure d’y opposer que « de froids conseils de sacrifice d’amour-propre, et des égards, respectueux sans doute, mais sans progrès. » La lutte était vraiment bien inégale, et Elisabeth ne put s’empêcher de marquer quelque gratitude, du moins en apparence, pour les soins de M. Foster. Bien que tout le monde fût persuadé que ce sentiment avait chez elle des bornes fort étroites, et n’aurait point de suites, autrement dit qu’elle ne changerait pas son nom de Bonaparte contre celui de Foster, Sérurier crut devoir risquer à cette occasion quelques représentations, personnellement cette fois. Elle les reçut fort mai, et répondit qu’elle entendait se gouverner par ses propres règles, non par les siennes à lui. A quoi son interlocuteur assez penaud se borna à répliquer qu’il ne l’importunerait plus de ses avis.

Heureusement pour lui, la guerre éclata sur ces entrefaites entre les Etats-Unis et l’Angleterre. Foster dut partir, Elisabeth rentra dans sa famille à Baltimore, et ne parait pas avoir revu le galant ministre d’Angleterre lorsque celui-ci passa par cette ville pour s’y embarquer.

Sérurier triomphait ; il regardait Elisabeth, par suite de la défaite du parti anglais, comme définitivement à l’abri des mauvais conseils : il ignorait quelle pénible surprise allait lui être réservée.

On était au début de décembre 1811 ; le jour même où Elisabeth rentrait à Washington, Sérurier était chez lui en train de recevoir M. Russell, ancien chargé d’affaires des Etats-Unis à Paris, quand on lui remit un journal de Baltimore que venait d’apporter le courrier. Il l’ouvrit pour voir s’il y avait des nouvelles, et fut stupéfait d’y lire celle d’une demande en divorce adressée par Elisabeth à la législature de l’Etat de Maryland. Comme il marquait sa surprise à Russell, celui-ci lui répondit que, sans être entièrement dans les secrets de la dame en question, il la savait fatiguée de sa position et décidée à en changer ; qu’elle se considérait, et que tout le monde la considérait comme légitimement mariée, et que, son mariage n’ayant pas été reconnu, il devenait indispensable de le rompre, afin d’être libre elle-même. De plus, d’après une loi passée dans la plupart des États et qui était au moment d’être votée en Maryland, toute personne qui recevrait une pension ou traitement d’un souverain étranger était déclarée inhabile à succéder et privée de tous les autres droits de citoyen américain. Il était donc important pour elle de placer à l’abri la fortune paternelle : le divorce immédiat aurait pour effet de la rendre habile à recevoir la dot que son père était prêt à lui remettre, et qu’elle aurait le temps de dénaturer avant que le bill fût voté.

Sérurier, tout en s’inclinant devant cette raison qui était réelle, comme nous le verrons, exprimait le regret qu’Elisabeth ne lui eût pas fait part de sa décision avant de la rendre publique : il aurait trouvé plus convenable que cette nouvelle fût annoncée à Paris par l’entremise de la Légation, au lieu de l’être par les gazettes. C’était surtout le fait de citer en justice le roi de Westphalie que le fonctionnaire respectueux considérait comme une insulte à la majesté royale ; il le jugeait « contraire à l’usage constant qui reconnaît que les souverains ne relèvent que de Dieu, et ne peuvent être cités devant des cours particulières ; » un représentant de Louis XIV n’eût pas mieux défendu les prérogatives du droit divin.

Le lendemain, Sérurier recevait la lettre suivante :


« Monsieur, je regrette de me voir forcée de prendre sur le temps de Votre Excellence, mais je croirais manquer au respect et à la reconnaissance que je dois à Sa Majesté Impériale pour l’intérêt que Sa Majesté daigne prendre à ma situation si je gardais le silence sur les motifs qui ont déterminé ma demande en divorce auprès de la législature du Maryland.

« Mon ignorance absolue en fait de jurisprudence a été la seule cause du retard que j’ai mis à solliciter cette formalité légale que je croyais inutile après les événemens personnellement intéressans pour moi qui eurent lieu en Europe. Je crus à tort qu’ils auraient le même effet sur moi en Amérique.

« L’amendement proposé en 1810 à la Constitution des E.-U., après avoir passé les deux Chambres du Congrès, a depuis été adopté par plusieurs Etats et doit naturellement devenir dans peu loi effective. En vertu de cet amendement : « Tout citoyen de ce pays qui, sans le consentement du Congrès, accepterait ou retiendrait quelque présent, pension ou émolument de quelque espèce que ce soit d’un empereur, roi ou puissance étrangère devient inhabile à exercer aucun des droits ou privilèges d’un citoyen libre des E.-U. ou des Etats individuels. » Votre Excellence sentira aisément que les mots pension, présens ou émolumens peuvent se rapporter aux circonstances dans lesquelles je me trouve actuellement placée. Les gens de loi qui ont été consultés à cette occasion jugent nécessaire que je vende ou transporte à des curateurs la portion de mon héritage paternel présentement en ma possession, qui consiste en maisons ou terres, les valeurs mobilières n’étant naturellement point affectées par cette nouvelle loi.

« Tout contrat de transport de ma part seule, sans qu’un divorce n’ait été préalablement accordé par les lois des États-Unis, ne pouvait être ni valide, ni obligatoire. Je me suis donc trouvée contrainte de m’adresser à l’Assemblée de l’État du Maryland actuellement en session pour obtenir ce divorce qui me mettra à même de convertir en argent comptant les propriétés immobilières que j’ai déjà reçues de mon père.

« Comme il est parfaitement connu de tout le monde en ce pays que Sa Majesté l’Empereur des Français a eu la bonté de m’accorder avec sa générosité accoutumée un traitement pécuniaire que je conserve, ma propriété immobilière pourrait être saisie, si j’omettais la précaution nécessaire pour la mettre en sûreté avant que l’amendement fasse partie de la Constitution américaine, ce qui doit arriver lorsqu’il aura été ratifié par les législatures des trois quarts des États.

« Si Votre Excellence pouvait, ce que je ne puis pas me permettre de supposer, regarder cette procédure indispensable de ma part, comme ayant quelque importance, ou du moins comme en ayant assez pour être transmise, je me flatte qu’elle recevra l’approbation de Sa Majesté Impériale pour laquelle je serai toujours pénétrée des sentimens du plus profond respect et de la plus vive reconnaissance.

« J’ai l’honneur d’être, avec la plus haute considération… »


Aussitôt cette lettre reçue, Sérurier court chez Elisabeth Patterson, et lui développe de vive voix tout ce qu’il avait dit à Russell, en y mettant plus de force encore. Elle lui répond que, si elle a gardé le silence sur ses projets, c’est qu’elle était persuadée que sa démarche ne pouvait intéresser l’Empereur. Elle proteste une fois de plus de sa gratitude envers lui ; mais, ajoute-t-elle, « tout le monde en Amérique reconnaît mon mariage comme parfaitement légitime ; il m’importe donc de le rompre pour avoir une position qui assure aussi bien ma liberté que ma fortune. » Et comme Sérurier lui fait observer que le public attribuera probablement sa démarche au désir de disposer d’elle-même, elle réplique qu’elle n’a actuellement aucune pensée de ce genre, mais qu’à la vérité elle ne renonce pas à sa liberté pour l’avenir. Cette perspective, nous savons combien Sérurier la redoute ; aussi croit-il utile à sa cause, comme elle ne parle pas de son fils, d’attaquer cette corde, et il lui demande si la pensée de cet enfant ne s’est pas présentée à son esprit quand elle a signé sa pétition de divorce. La corde ne vibre pas : Elisabeth répond assez sèchement qu’elle ne voit pas ce que son fils a de commun avec la démarche en question. Le ministre de France a compris que l’argument ne porte pas, et, pensant avec galanterie qu’il vaut mieux « se laisser battre que de blesser, » il se borne à faire observer qu’il est peu probable que la seconde Chambre de la législature du Maryland admette la demande formée par Elisabeth : il lui conseille donc de la retirer, s’engageant, si elle s’y résout, à faire valoir auprès de Sa Majesté l’acte de déférence accompli par elle. Elle refuse avec fermeté, disant que le peu de bruit que cette pétition a pu causer est déjà produit, et que, d’ailleurs, elle ne saurait attendre plus longtemps, étant donné les circonstances. En vain Sérurier tente-t-il encore tous les moyens de persuasion, elle demeure inébranlable. Il ne peut que se retirer en lui répétant que sa demande en divorce sera considérée en France comme très blessante ; mais, pour l’empêcher de se jeter dans les partis extrêmes, il a soin d’ajouter que la générosité de l’Empereur est sans bornes, et que lui, Sérurier, désire vivement se tromper dans ses craintes.

Le diplomate était battu : ses finesses comme ses instances s’étaient émoussées sur la fermeté de la belle Américaine. En présence d’une résolution si arrêtée, quelle attitude pouvait-il adopter lui-même ? Son premier mouvement avait été de protester contre tout acte de la législature du Maryland qui intéresserait le roi de Westphalie, comme contraire à la prérogative souveraine. Après réflexion, il jugea préférable de s’abstenir, se réservant de déclarer, dans le cas où le divorce serait prononcé, que, s’il ne protestait pas, c’est parce qu’il n’était pas accrédité comme ministre de Westphalie. Parti d’autant plus sage que l’affaire d’Elisabeth Patterson, après avoir beaucoup occupé le public, n’attirait plus l’attention, et que sa demande en divorce avait en somme causé peu de bruit : une protestation aurait remis tout en feu.

Quant à la pension de 60 000 francs servie par l’Empereur, Sérurier était d’avis de la continuer : tout le monde savait qu’Elisabeth Patterson la touchait, et cette libéralité recevait l’approbation générale. Pour ce qui était de ses relations personnelles avec elle, il se décidait à ne pas cesser de la voir, mais seulement à rendre ses visites moins fréquentes et à la recevoir chez lui plus rarement ; une rupture aurait persuadé à Elisabeth que tout était fini du côté de la France, et le parti anglais en prendrait avantage pour essayer de la porter « aux déterminations extrêmes, » entendons par-là de lui faire épouser un Anglais.

Voici le texte de la pétition qu’elle avait adressée à l’Assemblée générale du Maryland pour introduire sa demande en divorce : « Votre pétitionnaire fut unie en mariage, d’après les lois des Etats-Unis d’Amérique, avec M. Jérôme Bonaparte dans le courant de l’année 1803. Depuis cette époque, M. Jérôme Bonaparte quitta ce pays pour la France où Sa Majesté l’Empereur des Français a jugé convenable de considérer comme nul le mariage existant entre votre pétitionnaire et le dit M. Jérôme Bonaparte qui, depuis, s’est uni en mariage avec une princesse allemande et est devenu roi de Westphalie. Votre pétitionnaire croit inutile, quand même sa situation délicate le permettrait, de rappeler les diverses considérations qui doivent déterminer une législature éclairée à accorder l’autorisation de défendre un lien contracté et maintenu dans de telles circonstances.

« C’est pourquoi elle soumet respectueusement cette affaire a votre honorable corps qui, en réfléchissant que l’utilité générale prescrit l’indissolubilité du contrat de mariage, ne manquera pas de se rappeler qu’il peut exister et qu’il existe réellement des cas où le bonheur des individus peut être consulté sans porter préjudice au bien constant de la société. »

L’acte prononçant la dissolution du mariage fut voté le 2 janvier à la législature du Maryland. Aussitôt après, Elisabeth exprima à M. Sérurier le désir de passer en France pour s’occuper de l’éducation de son fils, qui avait été jusqu’alors fort négligée. Le jeune Bonaparte n’avait pas de précepteur et n’allait pas au collège : c’était cependant, dit Sérurier, un enfant de la plus belle « espérance, du feu, de l’esprit naturel, et la fierté de son origine. » Sa mère ajoutait qu’elle était en tout cas décidée à quitter l’Amérique, et que, si sa demande était repoussée, elle vivrait autre part en Europe, que la pension que lui servait l’Empereur remplissait d’ailleurs tous ses vœux, et qu’elle ne désirait rien de plus.

Elle devait attendre jusqu’à la chute de Napoléon pour réaliser ce projet, car elle ne se rendit en Europe que dans l’été de 1815. Elle y passa désormais la plus grande partie de sa longue existence, qui ne se termina qu’en 1879. Fort bien accueillie à Paris, à Londres, à Genève, à Florence, elle ne revenait que rarement et pour peu de temps aux Etats-Unis, qu’elle trouvait le pays le plus ennuyeux du monde. Il lui fallait les compagnies élégantes et aristocratiques, l’air des cours, la fréquentation des gens célèbres, tout ce que recherchent encore aujourd’hui nombre de ses concitoyennes. D’une remarquable beauté qui se conserva longtemps intacte, d’un esprit ironique et mordant, elle eut du moins le mérite de ne jamais prêter à la médisance. Elle passa au travers des admirations, cuirassée par la méfiance que lui avaient fait concevoir pour l’humanité en général ses mésaventures conjugales, casquée d’une dignité froide et altière que le nom de Bonaparte lui avait inspirée. Sérurier la jugeait exactement quand il la peignait ainsi : « Le grand trait du caractère de Mlle Patterson est une fierté extrême que sa bonne et mauvaise fortune ont également exaltée et une défiance qui s’étend à tout le monde. Elle y joint beaucoup d’esprit de finesse, et un grand empire sur elle-même. Elle porte dans le monde un grand désir de plaire que tant d’avantages expliquent sans doute, mais elle y porte aussi un souvenir du passé, qui la protège contre toutes les séductions communes. Elle admet les hommages, mais repousse dédaigneusement les prétentions. »


MAURICE BOREL