Le Docteur Herbeau/4

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Le Docteur Herbeau



IV.

Le docteur consterné laissa tomber la bride sur le cou de Colette, et deux larmes, deux grosses larmes, montèrent de son cœur à ses yeux, et roulèrent silencieusement sur ses joues. Il entrevit de grands malheurs, et son ame frissonna douloureusement sous le pressentiment de sa destinée.

On a pu se convaincre que M. Riquemont n’aimait pas le docteur Herbeau. On se rappelle qu’il nourrissait contre lui une humeur jalouse qu’il n’expliquait pas, mais qui pouvait d’un jour à l’autre prendre des formes plus nettes et plus arrêtées. Malgré son mépris de toute noble science, malgré le dédain qu’il affectait pour la distinction des manières et l’élégance du langage, il se confessait néanmoins à lui-même la supériorité d’Aristide, et, lorsque celui-ci débitait ses phrases fleuries, le châtelain, tout en le raillant, éprouvait vis-à-vis de sa femme un sentiment d’humiliation inavouée, mais réelle. Par une inexplicable bizarrerie du cœur humain, M. Riquemont, qui eût peut-être pardonné cette supériorité dans un jeune homme, s’indignait de la rencontrer dans le vieux docteur, et de voir que ce bonhomme s’avisât d’être aimable et trouvât le secret de plaire où lui, M. Riquemont, n’avait plus que le don d’ennuyer. Il s’apercevait qu’Aristide amusait Louise, qu’elle avait plaisir à le voir, qu’il était une distraction pour elle ; c’était là surtout ce qui l’exaspérait et le rendait furieux. On sait s’il s’en vengeait, et comment ! Malheureusement, ainsi que je l’ai dit plus haut, il était un terrain sur lequel le rustre ne pouvait atteindre sa victime, et lorsque M. Herbeau se retranchait dignement dans sa science de docteur, force était bien au campagnard de se retirer et de lui laisser le champ libre ; il s’en affligeait d’autant plus qu’il soupçonnait fort Aristide de n’être pas beaucoup plus solide sur ce terrain que sur beaucoup d’autres. Il avait été tenté plus d’une fois d’appeler un médecin de Limoges et de le mettre aux prises avec celui de Saint-Léonard ; mais il avait toujours reculé devant les frais qu’aurait entraînés un pareil tournoi. D’ailleurs, qu’en serait-il résulté ? Aristide convaincu d’ignorance, il eût fallu confier la santé de Louise au vainqueur ; Dieu sait ce qu’auraient coûté les visites ! Mais un jour, ayant appris qu’un nouveau docteur était venu s’établir à Saint-Léonard, il résolut aussitôt de les appeler tous deux en consultation auprès de sa femme. L’occasion d’humilier Aristide à bon compte était trop belle pour qu’il la laissât échapper. Nous devons dire aussi qu’il commençait à s’irriter singulièrement de l’état de langueur de Louise, qu’il était las de la voir souffrir, fatigué, alarmé peut-être, et qu’enfin sa conscience troublée entrait bien pour quelque chose dans cet appel aux lumières réunies du jeune et du vieux médecin. Louise s’était efforcée d’en dissuader M. Riquemont, elle comprenait vaguement que la médecine n’avait rien à faire auprès d’elle, elle craignait surtout de blesser la susceptibilité de son vieil ami ; mais M. Riquemont, voyant que sa femme répugnait à ce concours de la science, ne l’avait que plus énergiquement sollicité. On en connaît les résultats, si glorieux pour M. Herbeau. On n’a point oublié la gaieté perfide du châtelain, quelques heures avant la consultation, alors qu’il espérait assister à la défaite d’Aristide, ni son désappointement, ni de quelle façon brutale il leva la séance et coupa court à l’éloquente dissertation du docteur. Plût à Dieu que celui-ci se fût tenu à ce premier triomphe ! C’était bien assez pour un jour. Mais l’imprudent voulut aller trop loin ; il se perdit. On se souvient de ses insinuations auprès de M. Riquemont, à l’occasion de M. Savenay. M. Riquemont était un de ces hommes, — l’espèce n’en est point rare, — qui s’estiment trop eux-mêmes pour se faire l’injure d’être jaloux. Chercher à les rendre jaloux est l’offense la plus mortelle que vous puissiez leur faire ; c’est supposer, c’est admettre qu’ils ne sont pas ce qu’il y a de plus parfait au monde et de plus digne d’être aimé. Ces gens-là se défendent de la jalousie comme les fanfarons de la lâcheté ; il suffit de leur indiquer le danger pour qu’ils s’y jettent tête baissée. M. Riquemont avait donc cruellement souffert dans son amour-propre, et, pour prouver sa sécurité, il eût volontiers jeté Aristide à la porte et mis le jeune docteur à la place du vieux. En moins d’un instant, son affection pour M. Savenay redoubla, et l’antipathie que lui inspirait M. Herbeau devint presque de la haine. Ce fut bien une autre affaire, lorsqu’au retour de la promenade il aperçut, par la croisée ouverte, l’amoureux docteur agenouillé aux pieds de Louise, lui baisant la main et roucoulant comme un gros ramier. Il y avait long-temps que M. Riquemont supportait impatiemment les privautés que M. Herbeau s’arrogeait auprès de la jeune femme, ses petits soins, sa tendresse mignarde, sa galanterie surannée ; mais jamais il n’avait jusqu’alors vu les choses poussées à ce point. Le trouble du coupable, en se croyant découvert, passa tout à coup dans l’esprit de l’époux ; des pensées étranges, bizarres, dont il ne pouvait encore se rendre compte, se prirent à bourdonner dans sa tête ; et voilà pourquoi M. Riquemont, après avoir conduit le docteur jusqu’à la grille du parc, s’en était revenu le long des charmilles d’un air sombre et préoccupé.

Le lendemain, il se leva en belle humeur. Il avait fini par rire des folles idées qui l’avaient agité la veille, se promettant, toutefois, d’observer de près le docteur Herbeau. Il se leva, décidé à partir pour Saint-Léonard, à cette fin de faire visite à M. Savenay et de le ramener au château. Celui-là, du moins, était un bon compagnon, qui causait volontiers et doctement de toute chose, un savant modeste qui s’exprimait simplement et ne citait point Horace, un homme grave qui semblait beaucoup plus désireux de s’éclairer sur une question rurale que de conter fleurette aux femmes, un de ces hommes rares et sensés qui mettent un beau cheval au-dessus d’une belle maîtresse, préfèrent l’hippodrome au boudoir, et laissent l’amour aux oisifs. Sa conduite froide et réservée auprès de Louise, son peu d’empressement à la questionner, l’espèce d’indifférence avec laquelle il avait traité la question sanitaire, tout en lui avait charmé le châtelain. Aussi M. Riquemont voulait-il ne point tarder à lui témoigner toutes ses sympathies, d’autant plus empressé que c’était en même temps servir ses rancunes, désobliger la maison Herbeau, et montrer tout le mépris qu’il faisait des insinuations d’Aristide.

Au moment du départ, comme son cheval, sellé et bridé, piaffait devant le perron et rongeait le mors avec impatience, il entra, la cravache au poing, dans la chambre de sa femme. Louise venait de s’éveiller, encore tout émue des songes qui avaient visité son sommeil.

— Petite, dit M. Riquemont en faisant siffler sa cravache, je vais à la ville, chez ce diable de Savenay. Nouveau dans le pays, ce jeune homme ne doit pas être encore installé, et je veux le prier de venir passer quelques jours au château, en attendant qu’on lui ait préparé son gîte. C’est un bon garçon, qui boit bien et qui te plaira. Tu as besoin de distractions. Nous reviendrons ensemble. Que tout soit prêt pour le recevoir.

Louise, à ces mots, devint rouge comme une cerise et tremblante comme une feuille. Elle se leva sur son séant avec un sentiment de terreur indicible, et tourna vers son mari un regard de biche effarée. Mais, avant qu’elle eût trouvé le temps de répondre, M. Riquemont avait disparu, et presque aussitôt elle entendit le galop du cheval dans l’allée du parc. Elle retomba sur son lit et pressa sa poitrine de ses deux mains, comme pour retenir son cœur, qui battait à coups redoublés et semblait vouloir s’échapper.

La pauvre enfant passa cette journée dans un trouble inexprimable. Pourquoi l’image de ce jeune homme la troublait-elle ainsi ? Pourquoi cette agitation, jusqu’alors inconnue, à la pensée de le revoir ? Pourquoi ce mystérieux effroi à l’idée qu’il allait vivre là, près d’elle, et dormir sous ce toit ? Et pourquoi donc aussi, au milieu de ce trouble, de cette agitation, de cet effroi sans nom, pourquoi ce profond sentiment de bonheur qui l’inondait de toutes parts, dans tous les replis de son ame ? Pourquoi sa vie qui, hier encore, à la même heure, s’affaissait tristement dans l’ombre, se relevait-elle, ce matin, comme une jeune fleur au soleil ? Elle n’aurait pu le dire ; tout était nouveau pour elle ; comme le premier homme, elle assistait pour la première fois aux splendeurs de la création, mais avec le souvenir des ténèbres et du néant où elle avait végété jusqu’à ce jour. Elle se leva, pâle, inquiète, s’interrogeant avec anxiété, craignant de se trouver coupable. Elle ne savait, mais elle se trouvait coupable en effet ; elle s’accusait de n’avoir pas retenu son mari ; un vague instinct lui disait que M. Savenay n’était pas l’homme de M. Riquemont, et que M. Riquemont se trompait. Elle se rappelait les premières paroles du jeune docteur, les discours qu’ils avaient échangés sur le gazon, dans l’allée des charmilles ; n’existait-il pas déjà entre elle et lui un lien invisible, un secret qui les unissait ? Son front se couvrait de rougeur et ses yeux se mouillaient de larmes. Puis, en comparant l’attitude qu’il avait eue vis-à-vis d’elle et celle qu’il avait gardée vis-à-vis de M. Riquemont, ne semblait-il pas que M. Savenay s’était joué de son mari, et qu’en l’accueillant de nouveau, elle allait devenir son complice ? Sa conscience s’alarmait. Elle s’écriait dans son cœur que cela n’était pas possible, que ce jeune homme ne pouvait accepter l’invitation de M. Riquemont ; que, s’il l’acceptait, s’il avait cette audace, elle se jetterait aux pieds de son mari, et qu’elle lui ferait entendre que cela ne se pouvait pas, et qu’au besoin elle lui dirait tout. Mais que lui dire ? À cette question, sa tête se perdait ; car ce qu’il eût fallu dire, elle l’ignorait et ne se l’était pas dit encore à elle-même. Et tout en s’écriant que cela ne se pouvait pas, elle donnait des ordres pour la réception de son hôte. Elle faisait préparer dans l’aile la moins sombre du château la chambre la moins triste et la moins délabrée, ouverte aux rayons du levant, et toute parfumée de la fleur des acacias, qui secouaient leurs grappes blanches sur le balcon de la fenêtre. — Il ne viendra pas, se disait-elle ; s’il a vraiment le noble esprit, l’ame délicate, le cœur intelligent qu’il m’a permis d’entrevoir, il ne viendra pas. — Et, quoique faible et languissante, elle veillait elle-même à ce que cette petite chambre eût un air de fête. Elle envoyait les roses et les lis du jardin s’y étaler dans leur magnificence. Sur le carreau, dévasté par le temps, on avait improvisé un tapis, taillé dans une vieille tapisserie représentant Apollon poursuivant Daphné : Apollon une jambe en l’air, les deux bras en avant ; Daphné éperdue, les pieds déjà enracinés au sol et les mains s’allongeant en branches de laurier. Le double rideau tombait en plis gracieux de la tringle dorée, et amortissait les ardeurs de midi. Rien n’avait été négligé pour donner à ce réduit un aspect joyeux et charmant. Louise voulut s’assurer par elle-même que tous ses ordes avaient été fidèlement exécutés ; mais, près de franchir le seuil, elle fut prise, sans savoir pourquoi, d’une grande honte, et se sauva toute confuse.

Ces soins avaient absorbé une partie de la journée. Louise venait, à son insu, de s’amuser avec le sentiment fraîchement épanoui dans son sein, comme un enfant avec son premier jouet. Elle avait paré la chambre de M. Savenay avec une joie de petite fille qui fait une chapelle. Mais, ces soins accomplis, toutes les terreurs, toutes les perplexités du matin revinrent l’assaillir en foule. Elle pensait aussi à son cher vieux docteur ; elle savait combien était vulnérable cette ame douce et tendre, toute remplie de susceptibilités exquises. Que penserait le bon Aristide en voyant cet étranger, cet ami de la veille, son rival enfin, installé au château, accueilli, fêté, comme il ne l’avait jamais été, lui, vieil ami de la maison ? Ah ! son cœur saignerait sous cette cruelle injure. Il accuserait Louise de dureté et d’ingratitude ; il se dirait qu’il n’avait été qu’un pis-aller pour elle, et qu’un jour avait suffi pour effacer deux années de constante sollicitude. Voila ce que penserait, ce que dirait le vieux docteur, et le vieux docteur aurait raison peut-être. À ces réflexions, la jeune femme sentait son trouble redoubler et se changer presque en remords. Elle était souffrante, nerveuse, agacée. Le moindre bruit du dehors, l’aboiement des chiens, un éclat de voix, une rumeur lointaine, la faisaient tressaillir et suspendaient le cours du sang dans ses artères. Puis elle finissait par se demander pourquoi cette folle agitation et ces vaines angoisses, puisqu’elle était sûre que M. Savenay ne viendrait pas ; elle en avait le pressentiment, et ses pressentimens ne la trompaient jamais. Était-il probable en effet que ce jeune homme accepterait les offres de M. Riquemont ? qu’il répondrait autrement que par un refus discret à ces avances indiscrètes ? qu’il viendrait s’établir familièrement chez des connaissances d’un jour ? En y songeant bien, Louise ne concevait même pas qu’elle eût pris au sérieux les ordres de son mari, et fait tout préparer pour recevoir cet hôte impossible. Cependant elle allait à chaque instant de sa bergère à la fenêtre, du salon à la terrasse, et, chose étrange, plus elle trouvait de raisons pour se rassurer, plus elle s’agitait comme une ame en peine.

Épuisée par tant d’émotions, elle était assise depuis une heure, prêtant l’oreille aux bruits qui venaient de la ville, lorsqu’elle entendit des pas de galop qui semblaient se diriger vers le château. Tout son sang afflua vers son cœur, elle crut qu’elle allait mourir. Les pas s’approchaient en effet ; elle resta à la même place, froide, immobile, inanimée. Au bout de quelques minutes, la porte du salon s’ouvrit et M. Riquemont entra : il était seul. À peine entré, il se jeta dans un large fauteuil, et, laissant ses jambes glisser sur le parquet, jusqu’à ce qu’il se trouvât assis sur le dos :

— Notre ami a refusé net, dit-il ; j’ai eu beau prier, supplier, insister, il a tenu bon. J’ai joint tes sollicitations aux miennes ; inflexible, inébranlable, un roc. Papa Herbeau ne se serait pas tant fait prier, lui ; mais ce diable de Savenay, impossible. Charmant jeune homme d’ailleurs ! J’ai déjeuné chez lui : nous avons parlé de toi, Louison. Il affirme que ton état n’offre aucun danger ; c’était déjà mon opinion. Tu ne m’as jamais inspiré la moindre inquiétude ; les femmes à ton âge ont toujours quelques petites choses. Dans quelques années, tu engraisseras et deviendras énorme. Savenay dit aussi ce que je te disais ce matin, qu’il te faut des distractions ; je t’en procurerai, petite. Aussitôt que tu seras un peu plus forte, je te mènerai aux foires et aux assemblées. Et puis nous voyagerons, nous irons de temps en temps à Limoges. Le changement d’air te fera du bien, la variété des sites te plaira ; je suis décidé à te donner de l’agrément. Mais tu ne réponds rien, Louison ; si, au lieu de rester là comme une borne, tu me préparais un verre d’absinthe ? J’étouffe de chaleur et de soif.

Louise se leva et sortit gravement, comme une ombre superbe et dédaigneuse, sans laisser tomber une parole ni même un regard autour d’elle.

Après avoir transmis à un serviteur les ordres de son mari, elle se sauva dans un coin, et là sa poitrine gonflée éclata, et ses yeux fondirent en larmes. Cette enfant avait passé tout le jour à redouter l’arrivée de Savenay, à s’indigner à l’idée qu’il put accepter l’invitation de M. Riquemont, et maintenant elle pleurait avec amertume ses terreurs trompées et ses indignations déçues. Pourquoi n’était-il pas venu ? Ce n’était pas seulement aux instances de M. Riquemont qu’il avait résisté, mais aussi à celles de Louise. Si M. Riquemont n’eût pas imprudemment mêlé les sollicitations de sa femme aux siennes, M. Savenay, en refusant, aurait pu sembler n’obéir qu’à un louable sentiment de réserve et de convenance ; mais invité au nom de Louise, ce refus n’était plus que du dédain et pouvait, au besoin, passer pour une offense. Encore, s’il fût venu s’en excuser lui-même ! Mais non, rien, pas un mot ; il était difficile de pousser plus loin l’indifférence et le mépris.

Ainsi, cherchant à s’abuser elle-même, elle s’exaltait dans la douleur de sa dignité blessée ; elle détournait le cours de ses pleurs, comme pour en cacher la source.

Ce transport apaisé, Louise courut, autant que ses forces le lui permirent, à la chambre inhabitée ; elle arracha de leurs vases les fleurs qu’elle avait cueillies le matin, et les jeta par la fenêtre avec un mouvement de colère. Lorsqu’elle rentra dans le salon, elle trouva son mari endormi dans la position où elle l’avait laissé, près d’un flacon d’absinthe dont le cristal, frappé par les rayons du soleil couchant, brillait comme une magnifique émeraude. Louise demeura quelques instans à contempler M. Riquemont, puis, d’un air triste et résigné, elle alla s’asseoir près de la croisée ouverte, et resta rêveuse à regarder les ombres descendre des coteaux dans la plaine, et les étoiles s’allumer au ciel.

Cette journée s’acheva plus tristement encore pour le docteur Herbeau, car c’est toujours à l’aimable docteur qu’il nous faut revenir. Il rentra dans Saint-Léonard, non pas radieux comme la veille, mais sombre, inquiet, jaloux, et tout agité de pressentimens funestes. Il apprit avec une secrète joie que M. Riquemont était retourné seul au château ; il en conclut aussitôt que M. Savenay ne l’avait point accompagné. Mais qu’il était loin de s’attendre au coup terrible que venait de lui porter en ce jour l’apparition du châtelain à Saint-Léonard ! Certes, il eût mieux valu pour Aristide que sa maison eût croulé dans les flammes, ou que ses champs eussent disparu sous les eaux débordées de la Vienne.

On se rappelle que Saint-Léonard s’était vivement préoccupé, plusieurs jours à l’avance, de la consultation qui devait avoir lieu au château de Riquemont ; les amis et les ennemis d’Aristide en attendaient le résultat avec une égale impatience. Dès le soir de cette mémorable journée, la grande nouvelle avait couru de rue en rue et s’était bientôt répandue dans toute la ville. Partout, dans les salons, dans les cafés, au théâtre, — Mme Saqui donnait alors des représentations à Saint-Léonard, — il n’avait été bruit que des avantages remportés par le docteur Herbeau. En moins d’un instant, l’étoile d’Aristide, perçant les nuages qui commençaient à la voiler, avait reparu brillante d’un nouvel éclat, et celle de Savenay, si lumineuse à son lever, s’était éclipsée dans la brume. Décidément, le docteur Herbeau était encore le plus grand médecin qui se put rencontrer, et, quoiqu’on s’intitulât modestement de la faculté de Montpellier, on était de taille à se mesurer avec la faculté de Paris. Il faisait beau voir qu’un blanc-bec comme M. Savenay, à peine échappé des bancs de l’école, osât se poser en rival de ce patriarche de la science. Qu’était-il besoin d’ailleurs d’un nouveau médecin à Saint-Léonard ? M. Herbeau ne suffisait-il pas à toutes les exigences ? Se souvenait-on qu’un malade eût succombé dans la contrée, faute des soins du docteur Herbeau ? Colette n’était pas si vieille qu’on voulait bien le dire ; il est vrai qu’elle boitait, mais s’agissait-il de porter son maître au chevet des souffrans, comme la bienfaisance, Colette avait des ailes.

Et puis, songez qu’il en est d’un médecin comme d’un confesseur, et que la confiance ne se déplace pas en un jour. Livre-t-on au premier venu la santé de son corps plutôt que le salut de son ame ? M. Herbeau connaissait les influences du climat, les variations de la température, la qualité des eaux, la nature du sol, la manière de vivre des indigènes, leurs besoins, leurs mœurs et leurs habitudes. Combien d’années ne fallait-il pas pour acquérir ces connaissances essentielles, si sévèrement recommandées par Hippocrate, sans lesquelles un médecin est plus fécond en funérailles que la guerre civile ou la peste !

Le docteur Herbeau se faisait vieux sans doute, mais le fruit de l’expérience ne mûrit pas sur de jeunes rameaux. Enfin, quand l’heure du repos aurait sonné pour lui, serait-il nécessaire de recourir aux soins d’un inconnu ? Saint-Léonard se verrait-il réduit à confier à des mains étrangères le sceptre échappé aux mains du vénérable Herbeau ? Eh quoi ! n’aurait-on pas Célestin, revenu de Montpellier, comme les arbres de ce doux pays, tout chargé de fruits et de fleurs, le front couronné des palmes de la science et des roses de la jeunesse ? Célestin, charmant espoir, pousse verdoyante qui promettait d’ombrager un jour le tronc paternel !

Ainsi, durant cette soirée, le vent de la faveur avait tourné vers le docteur Herbeau ; mais, plus funeste que le sirocco, plus terrible que le mistral, un vent contraire devait se lever, le lendemain, sur les pas de M. Riquemont.

Le châtelain entra dans Saint-Léonard au trot contenu de son cheval. Toute la ville avait mis le nez à la fenêtre. Il était par sa fortune le personnage le plus influent de la contrée, et, dans les petites villes, on se met toujours aux fenêtres pour voir passer trente mille livres de rente. Mme Herbeau était à la sienne, en train d’arroser des pots de giroflées et de résédas. Lorsqu’elle aperçut M. Riquemont, ses lèvres, courbées en arc d’amour, lui décochèrent un des plus gracieux sourires qui soient jamais partis d’une bouche assassine. M. Riquemont n’y répondit que par un salut sec et hautain. Il s’arrêta toutefois devant la porte du docteur, mais, au lieu de mettre pied à terre, ainsi qu’il en avait l’habitude, il leva la tête vers Adélaïde, et, de façon à être entendu de tout le voisinage :

— Madame Herbeau, cria-t-il, savez-vous où demeure M. Henri Savenay, docteur-médecin de la faculté de Paris, nouvellement établi dans votre ville ?

Adélaïde, d’une voix altérée, donna l’indication demandée, et M. Riquemont s’éloigna au pas allongé de sa bête. La curiosité des voisins n’avait rien perdu de cette petite scène, et déjà de sourds murmures, précurseurs de l’orage, commençaient à courir dans l’air. Il y eut bientôt un crescendo épouvantable, et l’orage éclata vers le milieu du jour sur la maison du docteur Herbeau.

Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de certaines salles disposées de telle sorte que chaque coin recèle un écho, et que les sons les plus faibles et les plus étouffés se répètent distinctement dans tous les angles. Les petites villes semblent construites d’après ce système. Rien ne s’y dit ici, qu’on ne le redise aussitôt là bas ; rien ne se fait là bas qu’on ne le sache aussitôt ici. Bien mieux : commencez une phrase dans le faubourg du sud, on l’achève, avant vous, dans le faubourg du nord. Il faut que l’atmosphère qui enveloppe les petites villes soit peuplée d’oreilles, d’yeux et de langues invisibles qui voltigent çà et là, les langues racontant ce qu’ont vu les yeux et ce qu’ont entendu les oreilles.

La visite de M. Riquemont au jeune docteur éclata donc, comme une bombe, à Saint-Léonard. Toute la ville se leva en émoi ; des groupes se formèrent sur la place et sur les boulevarts ; on s’abordait, on s’interrogeait, comme il arrive dans les grandes joies ou dans les grandes calamités publiques. Quoi de nouveau ? Pourquoi la foule s’épand-elle à grands flots des maisons dans les rues, des rues dans le forum ? Pourquoi cette mer agitée autour des rostres et des temples ? C’est que M. Riquemont déjeune chez M. Savenay. — M. Riquemont ! chez le nouveau docteur ! — Est-il vrai ? La chose est-elle possible ? — Mieux que cela. M. Riquemont est venu tout exprès pour quérir M. Savenay et retourner avec lui au château. — Le nouveau docteur au château ! — Comme vous dites. — Tenez, les voilà qui sortent ensemble, M. Riquemont appuyé familièrement sur l’épaule de son ami. — Ils fument des cigares de la Havane. — Le châtelain insiste pour emmener son hôte ; mais le jeune homme s’en défend. — M. Riquemont va partir ; son cheval est là, tout bridé ; un pied dans l’étrier, il serre par trois fois la main de M. Savenay. — Voyez, quels tendres adieux ! — Écoutez, que de paroles affectueuses ! — Il s’éloigne ; mais, au bout de la rue, il se retourne pour saluer une fois encore le jeune docteur, et lui crier que son couvert sera toujours mis au château. — Cependant Mme Herbeau est à sa fenêtre, guettant le passage de M. Riquemont. Jamais M. Riquemont n’est venu à Saint-Léonard sans faire une halte à la maison du bon Aristide. Adélaïde a tout préparé pour le recevoir, les plus beaux fruits de son verger, un pot de bière fraîche, un flacon de vieux rhum. Mais, vain espoir ! Riquemont file comme une flèche, et ne laisse derrière lui que la fumée de son cigare.

— Eh quoi ! s’écria Saint-Léonard, sont-ce là les avantages remportés par le docteur Herbeau ! la faveur dont il jouit au château de Riquemont ! les fruits du triomphe de la veille ! Qu’est-ce à dire ? À l’entendre, il s’est couvert de gloire ; et voilà qu’on l’abreuve d’humiliations ! Depuis quand l’honneur de la victoire revient-il au vaincu, la honte de la défaite au vainqueur ? Depuis quand recueille-t-on des chardons où l’on a planté des lauriers ? M. Herbeau nous en a fait accroire ; il s’est joué de notre crédulité ; il a publié de faux bulletins ; il a planté des trophées menteurs.

Les sots ne sont jamais plus impitoyables que lorsqu’ils croient s’apercevoir qu’on a surpris leur estime et volé leur admiration. Saint-Léonard passa bientôt de l’étonnement et de la stupeur à l’indignation et à la colère ; les ennemis d’Aristide relevèrent la tête, et ses amis eux-mêmes pressentirent sa ruine prochaine. Ainsi qu’une boule de neige détachée du sommet des Alpes grossit en roulant et finit par devenir une avalanche, le bruit de la visite du châtelain au nouveau docteur devint, en courant de bouche en bouche, quelque chose de formidable qui écrasa en moins d’un jour la fortune du docteur Herbeau. Ce fut comme un ballon qui, parti de la salle à manger de M. Savenay, s’éleva d’abord au souffle de la curiosité, puis, gonflé par la sottise et la méchanceté, alla s’abattre et crever sur le toit d’Aristide. Une heure après le départ de M. Riquemont, on ne parlait de rien moins que de traîner Colette à l’abattoir et son maître aux gémonies. Célestin, Célestin lui-même n’était plus qu’un grand niais bon à composer des idylles sous l’ombrage touffu des hêtres. Le pays n’avait d’espoir et de confiance qu’en M. Savenay, et l’on ne pouvait trop remercier la Providence qui avait envoyé ce dieu sauveur à Saint-Léonard.

Ce même jour, la directrice de la poste aux lettres, Mme d’Olibès, qui jusqu’alors avait compté parmi les plus chauds partisans des Herbeau, profita d’une forte migraine pour donner publiquement sa clientèle au nouveau docteur, se vengeant ainsi d’Adélaïde qui l’avait accusée, dans un temps, d’ouvrir les lettres et de les taxer, après avoir reçu le prix de l’affranchissement. La nouvelle de cette défection ne tarda pas à se répandre, et porta un coup de plus à la popularité d’Aristide.

De retour au logis, il ne trouva pas, comme la veille, le cercle des amis empressés : la bière ne pétillait pas dans les verres, ni l’allégresse dans les âmes ; on respirait déjà autour de sa maison l’âpre parfum des vastes solitudes. Assise sur le pas de la porte, Jeannette avait l’air grave et pensif des sphinx accroupis dans le sable. Interrogée par le docteur sur les nouvelles du jour, elle répondit qu’une corneille avait chanté toute l’après-midi sur la cheminée de la cuisine. Superstitieux comme tous les esprits tendres et poétiques, Aristide sentit redoubler le poids de sa tristesse. Il entra, non plus d’un pas jeune et joyeux, mais d’un pied alourdi par les sombres pressentimens. Vainement il chercha autour de lui des visages amis et sourians ; ses appartemens étaient déserts, et le froid de l’isolement tomba comme un manteau glacé sur son cœur. Adélaïde l’attendait au salon, et l’on devine aisément ce qu’il eut à subir de reproches et de doléances.