Le Docteur Jekyll et M. Hyde/03

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III


La scène qui s’était si rapidement déroulée chez lord Carew devait marquer pour Franck Jekyll le prélude d’une nouvelle chute, plus profonde encore. Il se sentit perdu, puisque la résolution qu’il avait voulu prendre de renoncer dorénavant à son néfaste dédoublement n’avait eu pour résultat que de le ravaler un instant et en son état normal au rang d’une brute ignoble ; il avait espéré abolir ce Hyde infâme qu’il avait créé, et Hyde se vengeait en prenant possession de lui. Il en avait reçu ce soir le premier avertissement en se livrant, sous la force d’une irrésistible impulsion, à cet acte de bestiale brutalité envers l’être qu’il aimait et respectait le plus au monde et auprès duquel il avait cru pouvoir trouver le salut ; allait-il se voir peu à peu devenir l’esclave des hideux instincts de « l’autre » ?

Il alla à l’armoire secrète où il enfermait sa néfaste composition, saisit le bocal qui en contenait les réserves, prêt à le jeter à terre, à le briser dans un accès de fureur contre lui-même… mais il n’acheva pas ce geste… la tentation le reprit, plus impérieuse que jamais… Il y succomba, et redevint Hyde.

Et il descendit davantage dans la turpitude où l’entraînaient les passions qui, de jour en jour plus dégradantes, plus féroces, s’emparaient de lui.

Il se mit à boire, passant des nuits entières devant des pots de gin ou de whisky, et son ivresse prenait le plus souvent des formes tellement furieuses, lorsqu’elle ne l’envoyait pas cuver son alcool dans le ruisseau, que les habitués des bars ignobles dont il était devenu le piller étaient contraints de le ligoter pour le porter à son infect taudis.

Il fréquenta assidûment les fumeries clandestines, s’empoisonna d’opium, parmi la lie de la population, et il recherchait les bouges les plus crapuleux, mettant toute sa jouissance à se vautrer dans la plus basse et la plus misérable débauche.

Il prenait un âpre plaisir à propager le vice autour de lui. Il semblait en être la personnification. Il aimait le mal pour le mal. Il le prêchait, il poussait à la haine et au crime.

Il se délectait à voir la souffrance et surtout à la créer. Un soir, au fond d’un cabaret, il avait jeté son dévolu sur une pauvre fille, toute jeune, et jolie encore sous le masque de la misère et du vice où elle était tombée ; il la forçait à boire avec lui. Il eut tout à coup un grognement de joie en apercevant Dolorès, méconnaissable, amaigrie, livide sous une défroque de pauvresse. La malheureuse s’approchait de lui, semblait implorer sa charité. Il saisit les deux femmes, les entraîna devant un miroir et, heurtant brutalement leurs têtes l’une contre l’autre :

— Regarde, criait-il à la plus jeune… Vois ce que j’ai fait de celle-là, qui était cent fois plus belle que toi : tu auras le même sort. Et féroce, démoniaque, insoucieux de sa résistance désespérée, il l’emporta…

Et quand il voulait maintenant revenir à son état normal et s’y maintenir quelque temps, il était obligé d’absorber d’énormes quantités de son second breuvage. Mais il ne trouvait plus ni le calme de son âme ni le bel équilibre de sa santé. Rongé de tristesse, épuisé par ses excès, il demeurait enfermé chez lui, se refusant à voir personne.


Il se mit à boire.

Cependant, Maud se désespérait, et ses fraîches couleurs s’étiolaient. Elle n’avait pas revu son fiancé depuis la soirée où il s’était laissé emporter vis-à-vis d’elle à ce mouvement de folie et elle ne savait plus que penser.

Lord Carew l’observait avec inquiétude, surpris lui-même de la nouvelle et longue disparition de Jekyll. Il cherchait cependant à distraire sa fille, à la rassurer, mais un jour, n’y tenant plus, elle éclata en sanglots, et, se laissant tomber entre ses bras, elle ne pouvait que dire :

— Père, père. Je ne peux plus vivre ainsi… il est arrivé quelque chose à Frank… ou bien, hélas, il ne m’aime plus.

Le jour même, en compagnie de John Utterson, lord Carew sonnait à la porte de Jekyll.

— Il y a longtemps que nous n’avons vu votre maître, dit-il à Jack qui venait ouvrir ; est-il chez lui ?

— Non, monsieur. Le docteur est absent.

— Absent ? Savez-vous où il se trouve ?

— Je l’ignore, monsieur, il a ainsi disparu à plusieurs reprises tous ces temps derniers sans jamais me prévenir. Et en revenant, chaque fois pour de brèves apparitions, il est resté confiné dans son cabinet ou dans son laboratoire, l’air souffrant, sans vouloir, presque, m’adresser un mot. Je ne l’ai pas revu depuis plus de dix jours, et je suis très inquiet.

— Nous aussi, repartit lord Carew… Enfin, dès son retour, rendez-lui compte de notre visite, et dîtes-lui que je serai heureux d’avoir de ses nouvelles.

Les deux hommes s’éloignèrent soucieux.

— Que pensez-vous de ce mystère ? demanda Utterson.

— Il me trouble singulièrement, je l’avoue. El ma pauvre Maud est au désespoir. Je ne sais vraiment que croire ni que faire.

Ils arrivaient sur une petite place voisine au moment où M. Hyde y débouchait de son côté. Deux enfants y jouaient devant une boutique. Il advint que l’un d’eux, emporté par son élan, vint tomber devant lui et gêner un instant son passage. C’était un ravissant petit garçonnet de trois à quatre ans. DéJà il se relevait en riant et se préparait à reprendre sa course, quand tous les instincts de férocité de Hyde se déchaînèrent. Il saisit l’enfant, l’aveugla de coups, et le jetant à terre brutalement, de ses pieds fortement chaussés le frappa. Il allait l’écraser dans un accès de rage folle. Son visage était hideux de fureur et de cruauté.

Lord Carew, Utterson, le père, des voisins accourus aux cris du petit, maîtrisèrent le forcené, lui arrachèrent sa victime. On le prenait au collet, on allait lui faire un mauvais parti. Mais, avec une extraordinaire vigueur, il se dégagea, et à Utterson qui le menaçait encore de sa canne, il cria :

— De quoi vous mêlez-vous ? Tout ceci ne vous regarde pas. Cet enfant n’avait qu’à ne pas se jeter entre mes jambes. Je lui ai appris à vivre. Que veulent ces gens, en définitive, de l’argent ? Avec de l’argent tout s’arrange, tout se paie. C’est bon, je vais leur en chercher et qu’on me laisse tranquille.

Rapidement, il s’éloigna, et Utterson, qui s’était attaché à ses pas, le vit bientôt, avec stupeur, tirer une clef de sa poche et pénétrer directement dans le laboratoire de Jekyll dont la porte fut immédiatement repoussée. Hyde ouvrit un tiroir, remplit un chèque qu’il détacha d’un carnet. Un instant après il reparaissait sur la place, et, dédaigneusement, disait :

— Voici cent livres. Est-ce assez pour une petite correction méritée ?

Devant l’importance de cette somme, le père ne disait plus rien et tendait la main pour prendre le chèque, mais Utterson s’en saisit, l’examina :

— Ceci est la signature du Dr  Jekyll, remarqua-t-il. Comment ce chèque se trouve-t-il entre vos mains ? D’autant plus que le docteur est absent. Et je vous ai vu pénétrer chez lui. Voulez-vous m’expliquer ces bizarreries qui sont bien faites pour nous étonner autant que votre conduite indigne ?

La colère, de nouveau, s’empara de Hyde :

— Étonnez-vous si cela vous plaît, monsieur Utterson. (Vous voyez, moi, je vous connais). Mais ne vous arrogez pas le droit de me poser des questions ni de vous mêler de mes affaires. Occupez-vous des vôtres, cela vaudra mieux. Que cet homme aille encaisser ses cent livres, c’est tout ce qu’il demande.

Il tourna le dos et s’éloigna. Lord Carew et Utterson échangèrent un regard :

— Serait-ce là, dit le dernier, ce fameux Hyde ? Mais comment me connaît-il ? Retournons interroger Jack pour en avoir le cœur net.

Ils sonnèrent de nouveau chez Jekyll, racontèrent brièvement ce qui venait de se passer, dépeignirent l’individu qui avait commis cet odieux acte de brutalité et avait échappé à de sévères poursuites au moyen d’une large libéralité :

— Ce ne peut être, en effet, que M. Hyde, répondit le vieux domestique. Il n’y a que lui, en dehors du docteur, qui possède la clef du laboratoire, et d’ailleurs mon maître m’a prévenu qu’il entrerait et sortirait selon son bon plaisir… Ah ! c’est un bien étrange personnage, et j’avoue que j’évite, autant qu’il est possible, toute occasion de me trouver en sa présence.

— Mais enfin, observa lord Carew, comment peut-il se faire qu’il ait pu disposer d’un chèque du Dr  Jekyll et daté d’aujourd’hui, puisque notre ami est absent ? Celui-ci lui aurait-il laissé des chèques signés en blanc ? C’est bien étrange !

Jack leva les bras d’un geste d’ignorance, et les deux hommes s’en retournèrent de plus en plus préoccupés :

— Que peut Jekyll avoir à faire avec un semblable individu ? répétait lord Carew. Que signifie cette intimité ? Que devient-il lui-même ? Tout cela est incompréhensible… Que vais-je pouvoir dire à ma petite Maud ?

Plusieurs semaines s’écoulèrent encore. Jekyll avait de temps en temps des ressauts d’énergie, luttait désespérément, essayait de se soustraire à l’emprise, et chaque fois il retombait.

Et Maud, sans nouvelles, devant son père désolé, se donnait tout entière à sa douleur. Dix fois, lord Carew, Utterson, Lanyon avaient encore vainement essayé de percer le mystère de la disparition de leur ami.

Un jour enfin, Jekyll, faisant un suprême effort pour se ressaisir dans la pensée, sous l’influence lointaine de sa fiancée, lui adressa quelques lignes désespérées. Quand on apporta à la jeune fille le pli sur lequel elle reconnaissait l’écriture si chère, elle, demeura quelques secondes tremblante, avant d’oser le décacheter. Enfin, elle lut :

« Maud, ma chérie.

Ai-je encore le droit de vous appeler ainsi ? Ne me le refusez pas, je vous en supplie. Toutes les apparences, dans mon attitude envers vous, me condamnent : Soyez miséricordieuse, et pardonnez-moi. Pardonnez-moi un éloignement dont je ne puis vous expliquer la raison. Pardonnez-moi de vous faire souffrir en songeant que je souffre aussi, et plus terriblement encore. Je vous aime, Maud, croyez-le, sachez-le. Sans votre amour, je serais perdu. Je voudrais courir auprès de vous, et je n’ose. Je traverse une très grande épreuve. Ayez confiance en moi, priez pour moi… Attendez-moi.

« Votre
« Frank.

Dans cette lettre, la jeune fille vit avant tout le souvenir, le témoignage d’amour qu’elle lui apportait. Son cœur, depuis si longtemps torturé, fut inondé de joie. Elle courut trouver son père dans son appartement, se jeta à son cou, riant et pleurant à la fois, avec ce cri :

— Des nouvelles de Frank, père, des nouvelles enfin. Je vais lui écrire de venir tout de suite, vous voulez bien ?

Lord Carew lut avec attention le billet que sa fille lui tendait. Il ne voulut pas gâter sa joie en lui disant combien il lui paraissait mystérieux et bizarre. De franches explications de Jekyll étalent en tous cas nécessaires. Il dit en souriant :

— Ce n’est pas la peine que tu répondes à Frank. Je m’en vais aller le voir moi-même, ce soir.

— Et vous lui direz que je l’attends ? Vous le ramènerez ?

— Oui, ma chérie, du moins, j’y compte bien.

— Oh ! merci, père, merci, fit-elle, transfigurée…

Jekyll était dans son laboratoire quand Jack, traversant la cour, vint frapper à la porte, maintenant toujours fermée à clef, et annonça, sans entrer :

— Lord Carew demande si Monsieur peut le recevoir.

Le visage du jeune homme devint hagard. Le père de Maud ! N’allait-il pas lire sur ses traits les stigmates des vices de l’autre, de ses vices ? Qu’allait-il répondre, lui, aux explications qu’on venait certainement lui demander ?… Ne pas recevoir… se confiner dans sa honte et dans sa solitude ?… Mais Maud qui, dès sa lettre reçue, envoyait son père vers lui ? Quelle peine il causerait encore à la malheureuse enfant en refusant de le voir ? Et c’était peut-être le salut qui venait par elle.

Il alla à son miroir, s’examina anxieusement, puis, comme Jack frappait à nouveau :

— Priez lord Carew, dit-il, de bien vouloir venir jusqu’ici.

… Il entendit avec angoisse les pas du visiteur qui traversait la cour. Il ouvrit la porte et attendit.

Lord Carew entra, serra assez froidement la main de Jekyll, s’assit, dans le siège que celui-ci lui désignait, et, sans autres préambules, alla droit au fait :

— Vous avez adressé à ma fille, dit-il, après une absence et un silence complets de plusieurs semaines, une lettre qui nécessite certaines explications, comme d’ailleurs toute votre conduite depuis environ trois mois. Je viens très amicalement vous prier de me les fournir. Vous admettrez, j’espère, que vous ne pouvez les refuser à un père soucieux avant tout du bonheur de sa fille, sinon à l’ami que j’ai toujours été pour vous.

Jekyll avait écouté en dominant son agitation intérieure. Il secoua la tête, et repartit :

— Excusez-moi, lord Carew. J’aime profondément Maud. Mes sentiments à son égard ne sont pas modifiés. Mais je ne puis répondre à aucune des explications que vous réclamez de moi. Puisque vous avez lu ma lettre, vous savez que je traverse une pénible épreuve. Je souhaite ardemment en sortir. C’est tout ce que je peux dire.

— Et je ne puis m’en contenter, repartit son interlocuteur en haussant le ton. Cette existence mystérieuse, ces disparitions soudaines ont une raison qui a inquiété tous vos amis et que j’ai, moi, le devoir et le droit de connaître.

— Il m’est impossible de vous la dévoiler…

Jekyll s’était animé à son tour. Une violente irritation montait en lui. Il faisait tous ses efforts pour conserver la maîtrise de lui-même. Il se leva comme pour indiquer à lord Carew qu’il était inutile de prolonger l’entretien sur ce sujet. Mais celui-ci n’en tint aucun compte et poursuivit d’un ton agressif :


Il avait jeté son dévolu sur une pauvre fille…

— Vous êtes un étrange garçon, décidément, et je me demande si je n’avais pas raison, naguère, de penser que vous cachiez votre jeu…

— Vous dites ? s’écria Jekyll, la face convulsée.

— Je dis que je me suis bien souvent demandé si votre façade de philanthropie et de vertu, trop parfaite à mon gré, ne dissimulait pas hypocritement quelque autre existence de débauche, et je suis à peu près convaincu maintenant qu’il en est ainsi…

Le jeune homme sentit toute la fureur des instincts de Hyde prêts à se déchaîner. Il s’agrippa à la table, fit un suprême appel au souvenir de Maud pour ne pas se laisser emporter à quelque geste violent et irréparable. Mais justement Carew continuait, méprisant :

— Et il n’est pas étonnant dès lors que vous ayez fait votre intime ami d’un être aussi abject et aussi vil que Hyde.

Jekyll bondit. Les yeux exorbités, il cria :

— De quel droit prétendez-vous me juger, vous qui avez tout fait pour faire entrer en moi le démon de la perversion ? Ne vous souvenez-vous plus des théories que vous m’exposiez à plaisir ?

— Vous n’avez pas répondu à mes questions, coupa lord Carew. J’insiste une dernière fois, par égard pour nos anciennes relations et pour l’amour de ma fille. Si vous vous refusez à m’expliquer votre conduite, j’interdirai à Maud de vous recevoir, désormais.


Ceci est la signature du Dr  Jekyll…

À ces derniers mots, à le menacer de perdre le seul être qu’il aimât encore sur terre dans sa détresse morale, le seul en qui il mit encore, aux rares moments où il se reprenait, l’espoir de son salut, le malheureux sentit un flot de sang envahir son cerveau. Sa raison s’égara. Une folie de meurtre s’empara de lui. Il hurla :

— C’est toi, misérable, c’est toi qui as cyniquement détruit en moi l’esprit du bien en ridiculisant ma vertu. C’est toi qui m’as donné l’inextinguible soif du vice. Tu paieras…

Féroce, il s’élança, les mains en avant, avides d’étrangler. Et ces mains étaient squelettiques : au bout des doigts démesurément longs les ongles recourbés semblaient d’affreuse griffes. Malgré lui, Jekyll était devenu Hyde, non seulement dans ses instincts, mais dans toute sa sinistre apparence.


Le jeune homme sentit toute la fureur…

En voyant s’opérer sous ses yeux cette fantastique transformation, en voyant s’avancer vers lui cet être monstrueux dont une expression d’effroyable férocité tordait la face hideuse, lord Carew demeura un instant pétrifié d’horreur, puis, comme pour fuir une vision surnaturelle, se précipita vers la porte. Mais déjà Hyde était sur lui. Une lutte terrible s’engagea. Les deux hommes se roulaient à terre, liés l’un à l’autre, lord Carew luttant contre l’étreinte des mains qui voulaient l’étrangler, contre la mâchoire qui le mordait au visage. Il était d’une vigueur peu commune. Un instant, il réussit à se dégager, ouvrit la porte, se précipita dans la cour en poussant un cri désespéré. Mais il glissa. Hyde l’avait poursuivi : d’un coup de son énorme gourdin qu’il avait saisi au passage, il assomma le malheureux, puis, à genoux sur sa poitrine, il enfonça ses doigts dans son cou, et serra, serra, avec une expression de jouissance cruelle, et comme si ce n’eût été assez, il lui martela encore, en se relevant, la face à coups de talon.

Puis, tendant subitement l’oreille, il ramassa son gourdin, rentra dans le laboratoire, se revêtit de son long manteau, et, sortant par la porte dérobée, se perdit dans la nuit.