Le Docteur Lerne, sous-dieu/II

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Société du Mercure de France (p. 38-64).


ii

AU MILIEU DES SPHINX


L’automobile évoluait lentement aux méandres du labyrinthe. Parfois, en présence d’un nœud de chemins, le facteur lui-même hésitait un instant.

— Depuis combien de temps ces zigzags remplacent-ils l’avenue droite ? demandai-je.

— Quatre ans, monsieur, une année environ après l’installation définitive de M. Lerne au château.

— Savez-vous leur but ?… Vous pouvez parler : je suis le neveu du professeur,

— Bah ! C’est… enfin, c’est un original.

— Qu’est-ce qu’il fait donc de si extraordinaire ?

— Oh ! mon Dieu, rien… On ne le voit presque jamais. C’est justement cela qui est drôle. Avant qu’il n’eût le caprice de cet embrouillamini, on le rencontrait souvent, il se promenait dans la campagne, mais depuis… c’est tout juste s’il va prendre le train à Grey, une fois par mois.

En somme, toutes les excentricités de mon oncle débutaient à la même époque : le dédale et le style différent des lettres coïncidaient pour la date. Quelque chose alors avait influencé profondément son esprit.

— Et ses compagnons ? repris-je, les Allemands ?

— Oh ! ceux-là, monsieur, invisibles ! Au surplus, si je vous disais que moi, qui vais à Fonval six fois la semaine, je ne me rappelle pas quand j’ai jeté sur le parc un dernier coup d’œil ! C’est M. Lerne lui-même qui vient à la porte chercher les plis ! Ah ! quel changement ! Avez-vous connu le vieux Jean ? Eh bien, il est parti, et sa femme aussi. C’est comme je vous le dis, monsieur, plus de cocher, plus de gouvernante… plus de cheval !

— Depuis quatre ans, n’est-il pas vrai ?

— Oui, monsieur.

— Dites-moi, facteur, c’est giboyeux par ici, n’est-ce pas ?

— Ma foi, non. Quelques lapins, deux ou trois lièvres… Mais il y a trop de renards.

— Quoi, pas de chevreuils ? de cerfs ?

— Jamais.

Une joie étrange me fit tressaillir.

— Nous y voilà, monsieur.

En effet, après un dernier crochet, la route s’abouchait à l’ancienne avenue dont Lerne avait gardé ce tronçon. Deux files de tilleuls jalonnaient ses bordures et, tout au bout de leurs alignements, la porte de Fonval sembla venir à nous. Devant elle, une esplanade en forme de demi-lune élargissait l’avenue, et derrière, on voyait le château profiler son toit bleu sur le vert des arbres, puis les arbres ressortir eux-mêmes sur le flanc sombre du gouffre.

Au milieu de son mur joignant les falaises, toujours coiffée de son auvent de tuiles, la porte avait vieilli ; la pierre du chambranle s’effritait ; le bois des vantaux, vermoulu, s’en allait en poudre, par place ; mais la sonnette n’avait pas changé. Elle sonna du fond de ma jeunesse, si gai, si clair, et si loin… que j’en aurais pleuré.

Nous attendîmes quelques instants.

Enfin des sabots clapotèrent.

— C’est vous, Guilloteaux ? fit une voix avec l’accent d’outre-Rhin.

— Oui, monsieur Lerne.

M. Lerne ? — Je regardai mon guide, les yeux écarquillés. — Quoi ! c’était mon oncle qui parlait de la sorte ?…

— Vous êtes en avance, reprit la voix.

Des verrous ferraillèrent, puis, par l’entrebâillement, une main passa.

— Donnez…

— Voilà, monsieur Lerne, mais… il y a quelqu’un avec moi, insinua le facteur soudain timide.

— Qui donc ? s’écria l’autre. — Et, dans la fente de l’huis à peine entr’ouvert, il apparut.

C’était bien mon oncle Lerne. Mais la vie, curieusement, l’avait touché, mûri, jusqu’à faire de lui cet individu farouche et mal soigné, dont les cheveux gris et trop longs encrassaient la défroque, flétri d’une vieillesse prématurée, et qui me fixait en ennemi, les sourcils froncés sur les yeux méchants.

— Que voulez-vous ? me demanda-t-il rudement. Il prononçait : que foulez-fous.

J’eus un instant d’hésitation. C’est qu’il n’était plus guère comparable au visage d’une vieille bonne femme, ce masque de Sioux, glabre et cruel, et j’éprouvais à sa vue cette sensation contradictoire que je le reconnaissais et qu’il était pourtant méconnaissable.

— Mais, mon oncle, bredouillai-je à la fin, c’est moi… je viens vous voir… suivant votre permission. Je vous ai écrit : seulement, ma lettre… la voici… nous arrivons ensemble. Excusez mon étourderie…

— Ah ! bien. Il fallait le dire. C’est moi qui vous demande pardon, mon cher neveu !

Revirement subit. Lerne s’empressait, rougissant, confus, presque servile. Cet embarras, déplacé à mon égard, me choqua.

— Ha ! ha ! vous êtes venu avec une voiture mécanique, ajouta-t-il. Hum ! il y a lieu de la rentrer, n’est-ce pas ?

Il ouvrit les deux battants.

— Ici, on est souvent son propre domestique, dit-il tandis que grinçaient les vieux gonds.

Et mon oncle de s’esclaffer lourdement. — J’aurais bien parié, à sa mine perplexe, qu’il n’en avait nulle envie et que sa pensée était ailleurs qu’aux frivolités.

Le facteur avait pris congé.

— Est-ce que la remise est toujours là ? fis-je en désignant, à droite, le chalet de briques.

— Oui, oui… Je ne vous avais pas reconnu à cause de votre moustache, hum !… oui… votre moustache ; vous n’en aviez pas autrefois, hé, hé ?… Quel âge maintenant ?

— Trente et un ans, mon oncle.

À l’aspect de la remise, mon cœur se serra. La tapissière y moisissait, ensevelie à moitié sous des bûches, et là, comme dans l’écurie voisine, remplie pêle-mêle d’un bric-à-brac, la toile d’araignée pendait ses loques et suspendait ses rosaces.

— Trente et un ans, déjà ! poursuivit Lerne sans conviction et l’esprit ostensiblement distrait.

— Mais, mon oncle, tutoyez-moi donc comme autrefois.

— Eh ! c’est juste, mon cher… euh… Nicolas, hein ?

J’étais fort gêné, mais il n’avait pas l’air plus à son aise que moi. Ma présence, assurément, l’importunait.

Il est toujours captivant pour un intrus de savoir pourquoi il l’est : — j’empoignai ma valise.

Lerne remarqua le geste et sembla prendre une soudaine résolution.

— Laissez cela !… Laisse, Nicolas ! commanda-t-il assez impérieusement. Tout à l’heure j’enverrai chercher ton bagage. Auparavant, nous avons à causer. Viens faire une promenade.

Il me prit le bras et m’entraîna vers le parc.

Cependant il réfléchissait encore.

Nous passâmes près du château. À quelques-unes près, les persiennes étaient closes. La toiture, en maint endroit, s’affaissait, parfois même crevée, et les murailles lépreuses, décrépies sur de larges plaques, montraient de-ci de-là leur maçonnerie. Les arbustes en caisse encadraient toujours l’édifice, mais sans contredit, au cours de plusieurs hivers, on avait négligé de mettre au chaud verveines, grenadiers, orangers et lauriers. Debout dans leurs coffres éventrés et pourris, tous étaient morts. Le parvis de sable, naguère soigneusement ratissé, pouvait se croire une mauvaise prairie, tant l’herbe y foisonnait, mêlée d’orties et de ciguës. On eût dit le manoir de la Belle-au-Bois-dormant, à l’arrivée du Prince.

Lerne, à mon bras, marchait sans parler davantage.

Nous contournâmes la triste demeure, et le parc s’offrit à mes yeux : un fouillis. Plus de corbeilles fleuries ni de larges rubans sablés et flexueux. Sauf, devant le château, la pelouse, — qu’on avait métamorphosée en pâturage, enclose de fils de fer, et donnée à tondre à quelques bestiaux, — le val avait repris son état sauvage. Les allées s’y marquaient bien encore à de faibles dépressions, mais de jeunes baliveaux y poussaient dans le gazon. Ce jardin ne formait plus qu’un grand bois semé de clairières et parcouru de sentes vertes. L’Ardenne était redescendue à sa place usurpée.

Lerne, soucieux, bourra d’un doigt fébrile une pipe considérable, l’alluma, et nous pénétrâmes sous bois, dans l’une de ces allées pareilles à des grottes.

Je revis au passage, et d’un œil désabusé, les statues. Un ancien propriétaire de Fonval les avait érigées à profusion. Ces comparses magnifiques de mes drames étaient, en somme, de pauvres moulages modernes, commercialement inspirés de Rome ou de la Grèce à quelque industriel du second Empire. Les péplums de béton se gonflaient en crinolines, le drapage des chlamydes était celui d’un schall, et ces divinités bocagères : Écho, Syrinx, Aréthuse, portaient le chignon bas gorgeant la bourse d’une résille, — à la Benoiton. Aujourd’hui, ces vilains simulacres d’exquises fantaisies, charmes forestiers mués en Dryades, étaient plus opportuns sous leurs manteaux de vigne vierge et de clématite, encore que certains héros ne fussent plus que des bonshommes de lierre, et qu’une attitude moussue représentât Diane.

Après avoir marché quelque temps, mon oncle me fit asseoir sur un banc de pierre couvert d’une housse de lichens, à l’ombre d’exubérants noisetiers.

Un petit craquement se produisit dans leur berceau, juste au-dessus de nous.

Lerne sursauta convulsivement et leva la tête.

Il y avait là, simplement, un écureuil qui nous observait du haut d’une branche.

Mon oncle l’inspecta d’un regard féroce qu’il braquait sur lui de l’air dont on vise ; puis il se mit à rire d’une façon rassurée.

— Ha ! ha ! ha ! ce n’est qu’un petit… chose, dit-il sans trouver le mot.

« En vérité, pensais-je avec mélancolie, comme on peut devenir baroque en vieillissant ! Le milieu, je le sais, justifie bien des évolutions : on adopte malgré soi les allures et même l’accent de ses familiers ; l’entourage de Lerne suffirait à expliquer pourquoi mon oncle est malpropre, s’exprime sans recherche, prononce à l’allemande et fume cette pipe considérable… Mais il a cessé d’aimer les fleurs, il ne veille plus à son domaine et paraît, à cette heure, étonnamment nerveux et préoccupé… Ajoutons-y les incidents de cette nuit ; tout cela est moins naturel. »

Cependant le professeur me dévisageait d’un œil déconcertant et me détaillait comme s’il eût évalué ma personne et qu’il ne l’eût jamais aperçue. Je perdais contenance. Une vive délibération s’agitait en lui, reflétée à sa physionomie en alternatives de résolutions diverses. À chaque instant nos regards se croisaient, enfin ils se lièrent, et mon oncle, ne pouvant se taire plus longtemps, parut se décider pour la deuxième fois.

— Nicolas, me dit-il en me tapant la cuisse, je suis ruiné, tu sais !

Je compris son plan et me révoltai :

— Mon oncle, soyez franc, vous désirez mon départ !

— Moi ? Quelle idée, mon enfant !…

— Parfaitement. J’en suis sûr. Votre invitation était assez décourageante, et votre accueil n’est guère hospitalier. Mais, mon oncle, vous avez la mémoire bien courte si vous me croyez cupide au point de n’être ici que pour votre héritage. Je vois que vous n’êtes plus le même — vos lettres, d’ailleurs, me l’avaient fait pressentir —, et pourtant, que vous ayez inventé ce gros subterfuge destiné à me chasser, cela me surpasse ! Car je n’ai pas varié, moi, depuis quinze ans ! je n’ai pas cessé de vous vénérer de tout mon cœur, et de mieux mériter que ces épîtres glaciales et surtout, grands dieux ! que cet affront !

— Là ! là ! doucement… fit Lerne très ennuyé.

— Au surplus, continuai-je, souhaitez-vous que je parte ? dites-le tout bonnement, et adieu ! Vous n’êtes plus mon oncle.

— Ne prononce jamais de pareils blasphèmes, Nicolas !

Il avait dit cela d’un ton si effrayé, que j’essayai de l’intimidation :

— Et je vous dénoncerai, mon oncle, vous et vos acolytes et vos mystères !

— Tu es fou ! tu es fou ! Veux-tu bien te taire ! En voilà une imagination !…

Lerne se mit à rire aux éclats, mais, je ne sais pourquoi, ses yeux me firent peur et je déplorai ma phrase. — Il reprit :

— Voyons, Nicolas, ne te monte pas la tête. Tu es un bon garçon. Donne-moi la main. Tu trouveras toujours en moi ton vieil oncle qui t’aime. Écoute, ce n’est pas vrai, non, je ne suis pas ruiné, et mon héritier recueillera sûrement quelque chose… s’il agit selon mes vœux. Mais… justement, il me semble qu’il ferait mieux de ne pas séjourner ici… Rien n’y peut divertir un homme de ton âge, Nicolas ; moi-même je suis occupé toute la journée…

Le professeur pouvait parler, maintenant. L’hypocrisie perçait sous chacun de ses mots, il n’était plus qu’un Tartuffe indigne de ménagements et bon à duper : je ne m’en irais pas avant la complète satisfaction de ma curiosité. Aussi l’interrompant :

— Voilà, dis-je comme un homme accablé, voilà que vous jouez encore de la succession pour me déterminer à quitter Fonval. Vous n’avez plus confiance, décidément.

D’un geste, il s’en défendit. Je poursuivis :

— Permettez-moi de rester, au contraire, mon oncle, afin que nous puissions renouer connaissance. Nous en avons besoin tous les deux.

Lerne fronça les sourcils, puis il plaisanta :

— Tu persistes à me renier, galopin ?

— Non ; mais gardez-moi près de vous, sinon vous me ferez beaucoup de peine, et, franchement, dis-je sur un ton badin, je ne saurai que croire…

— Halte ! riposta mon oncle énergiquement, il n’y a rien de mal à supposer, loin de là !

— Bien sûr. Néanmoins vous avez des secrets, et c’est votre droit. Si je vous en parle, c’est qu’il faut bien m’y résoudre pour vous assurer que je les respecterai.

— Il n’y en a qu’un ! Un seul secret ! Et son but est noble et salutaire ! scanda mon oncle en s’animant. Un seul, entends-tu ! celui de nos travaux : un bienfait, de la gloire aussi, et de l’or !… Mais il faut encore du silence autour de nous…

» Des secrets ? Tout le monde sait que nous sommes ici ! que nous travaillons ! Les journaux l’ont dit ; ça n’est pas des secrets, ça !

— Calmez-vous, mon oncle, et réglez ma conduite chez vous. Je suis à votre discrétion.

Lerne reprit ses raisonnements intérieurs,

— Eh bien ! dit-il en relevant le front, c’est entendu. Un oncle tel que je me suis toujours montré envers toi ne saurait te repousser. Ce serait là mentir à tout mon passé. Reste donc, mais aux conditions suivantes :

» Nous poursuivons ici des recherches près d’aboutir. Quand notre découverte sera un fait accompli, le public l’apprendra d’un seul coup. Jusqu’alors, je ne veux pas qu’il soit informé d’incertaines tentatives dont la révélation pourrait susciter, sur notre chemin, des concurrents, capables de nous devancer. Je ne doute pas de ta discrétion ; je préfère toutefois de ne pas l’éprouver, et je te prie, dans ton intérêt, de ne rien surprendre plutôt que d’avoir à le dissimuler.

» Je dis : dans ton intérêt. Ce n’est pas seulement parce qu’il est plus facile de ne pas fureter que de se taire, mais aussi pour d’autres raisons, que voici :

» Notre affaire est une affaire de commerce, au fond. Un négociant de ta trempe me sera fort utile. Nous deviendrons riches, mon neveu, riches à milliards. Mais il faut me laisser en paix forger l’instrument de ta fortune, il faut te montrer dès aujourd’hui l’homme de tact, respectueux de mes ordres, que je désire comme associé.

» Par ailleurs, je ne suis pas seul dans cette entreprise. On pourrait te faire repentir de tes actes, s’ils transgressaient la règle que je t’impose…, repentir… cruellement…, plus cruellement que tu ne l’imagines.

» Pratique donc l’indifférence, mon cher neveu. Ne vois rien, n’entends rien, ne comprends rien, afin de devenir richissime… et de rester… vivant.

» Oh ! l’indifférence n’est pas une vertu si aisée, du moins à Fonval… Il y a justement dehors, depuis cette nuit, des choses qui ne devraient pas y être et ne se trouvent là que par inadvertance…

À ces mots, une colère inopinée s’était emparée de Lerne. Il tendit les poings dans le vide et grommela :

— Wilhelm ! imbécile bourrique !

Ce dont j’étais assuré, à présent, c’est que les secrets étaient de taille et me donneraient de belles surprises, une fois dénichés. Quant aux promesses du docteur, à ses menaces, je n’y croyais pas, et son discours ne m’avait ému ni de cette convoitise ni de cette frayeur entre lesquelles mon oncle aurait voulu me tenir dans l’obéissance.

Je repartis froidement :

— Est-ce là tout ce que vous me demandez ?

— Non. Mais cette… prohibition est d’un autre genre, Nicolas. Tout à l’heure, au château, je te présenterai à quelqu’un. C’est une personne que j’ai recueillie… une jeune fille…

Je fis un mouvement de surprise et Lerne devina mes imputations.

— Oh ! se récria-t-il, c’est une amie filiale, et rien d’autre. Malgré tout, cette amitié m’est précieuse, et il me serait douloureux de la voir amoindrie par un sentiment que je ne peux plus inspirer. Bref, Nicolas, — dit-il très vite, avec une sorte de honte, — j’exige de toi le serment de ne pas courtiser ma protégée.

Consterné d’un tel avilissement et, davantage encore, d’un pareil manque de délicatesse, je songeais cependant qu’il n’est pas de jalousie sans amour plus que de fumée sans feu.

— Pour qui me prenez-vous ? mon oncle. Il suffit que je sois votre hôte…

— C’est bon, je connais ma physiologie et la manière de s’en servir. Puis-je compter sur toi ?… Tu le jures ?… Bien.

» Quant à elle, ajouta-t-il dans un sourire entendu, je suis tranquille pour le quart d’heure. Elle a vu dernièrement ma façon de traiter les galants… Je ne te conseille pas d’en essayer.

S’étant levé, les mains aux poches, la pipe aux dents, Lerne me dévisageait, goguenard et provocant. — Ce physiologiste m’inspirait une indomptable aversion.

Nous poursuivîmes notre tour du parc.

— À propos, parles-tu l’allemand ? fit le professeur.

— Non, mon oncle, je ne comprends que le français et l’espagnol.

— Pas d’anglais non plus ?… C’est maigre pour un futur souverain du négoce ! On ne t’a pas enseigné grand’chose.

À d’autres, mon oncle, à d’autres ! J’avais commencé à tenir grands ouverts ces yeux que vous m’ordonniez de fermer et je vis alors que ce blâme, votre physionomie satisfaite le démentait.

Nous arrivions, en côtoyant les falaises, à l’extrémité du parc, en face du château qu’on apercevait de là tendant vers nous ses deux corps latéraux et dominant la brousse de son délabrement.

Et c’est à cette minute exacte que mon regard fut attiré par l’oiseau anormal : un pigeon, qui décrivait des ronds à tire-d’aile et, sur des cercles sans cesse rétrécis, précipitait son vol vertigineusement.

— Vois donc ces roses par terre, à cette longue tige de ronce : jolies et intéressantes, dit mon oncle. Sans culture, elles sont redevenues églantines…

— Quel singulier pigeon ! remarquai-je.

— Regarde donc ces fleurs, insista Lerne.

— On dirait qu’il a dans la tête un grain de plomb… Cela se produit quelquefois à la chasse. Il montera, montera, et succombera le plus haut possible.

— Si tu ne surveilles pas tes pieds, tu vas trébucher dans les épines. Casse-cou, mon ami !

Cet avertissement serviable avait été grogné d’un ton menaçant tout à fait hors de saison.

Là-dessus, l’oiseau atteignit le centre de sa spirale et se mit non pas à monter, mais à descendre avec de folles culbutes, en tourbillonnant sur lui-même. Il vint frapper le roc non loin de nous et s’abattit, chose inerte, dans le fourré.

Pourquoi le professeur devint-il subitement plus inquiet ? Quelle raison le fit accélérer sa marche ? C’est ce que je me demandais quand la pipe considérable tomba de sa bouche. M’étant précipité pour la ramasser, je ne pus retenir une marque de stupéfaction : — il l’avait coupée net, d’un coup de dent rageur.

Cela se termina sur un mot allemand, un juron sans doute.

En revenant du côté du château, nous vîmes accourir une grosse femme débordant de son tablier bleu.

Le pas gymnastique lui était visiblement exceptionnel et contraire, car il la secouait dangereusement et, en trottant, elle se maintenait elle-même des bras et des mains, avec l’air de serrer contre soi quelque fardeau précieux, récalcitrant et démesuré. À notre vue, elle s’arrêta d’une seule pièce — ce qui semblait impossible — puis elle parut vouloir rétrograder. Pourtant elle continua son chemin, toute penaude, avec, sur sa bonne figure, l’expression d’une écolière prise en faute. — Elle pressentait son lot.

Lerne l’invectiva :

— Barbe ! Qu’est-ce que vous faites par ici ? Vous l’avez oublié, je vous ai défendu d’aller au delà du pâturage ! Je finirai par vous flanquer dehors, Barbe ! après vous avoir corrigée, vous savez !

La grosse femme avait très peur. Elle s’efforça de minauder, fit une bouche prête à pondre, semblait-il, et s’excusa : elle avait, de sa cuisine, vu tomber le pigeon et pensé qu’elle en pourrait renouveler le menu. « On mangeait toujours les mêmes plats… »

— …Et puis, ajouta-t-elle stupidement, je ne croyais pas que vous étiez dans le jardin, je vous croyais au lab…

Un soufflet brutal l’interrompit sur cette syllabe, la première de « labyrinthe », à ce que j’inférai.

— Oh ! mon oncle ! m’écriai-je indigné.

— Vous ! fichez-moi la paix ou fichez-moi le camp ! c’est bien simple, eh ?…

Barbe, terrifiée, ne pleurait même pas. Ses sanglots retenus la faisaient hoqueter. Elle était fort pâle, et sur sa joue, la main osseuse de Lerne restait imprimée en rouge.

— Allez prendre le bagage de monsieur, dans la remise, et montez-le dans la chambre aux lions !

(Cette pièce occupait le premier étage de l’aile occidentale).

— Ne voulez-vous pas me rendre mon ancienne chambre, mon oncle ?

— Laquelle ?

— Laquelle ? Mais… celle du rez-de-chaussée, la jaune, dans l’aile du Levant, vous savez bien…

— Non. Celle-là, je m’en sers, trancha-t-il sèchement. Allez, Barbe !

La cuisinière décampa devant nous aussi vite qu’elle put, ramassant à pleines brassées le recto de sa personne, tandis que l’envers, confié au Destin versatile, ballottait en liberté.

À droite, l’étang stagnait. Notre passage taciturne y coula son reflet comme un songe dans une léthargie.

De plus en plus j’étais la proie de l’ébahissement.

Toutefois je me gardai bien de sembler trop surpris à la vue d’un bâtiment de pierre grise adossé à la falaise, spacieux et nouveau. Il comprenait deux corps de logis séparés par une cour ; un mur élevé, percé d’une porte cochère actuellement close, la dérobait aux regards, mais des gloussements de volailles s’en échappaient et, nous ayant éventés, un chien donna de la voix.

Je risquai témérairement un coup de sonde :

— Vous me ferez bien visiter votre ferme ?

Lerne haussa les épaules.

— Peut-être, fit-il. — Puis, tourné vers la maison, il appela :

— Wilhelm ! Wilhelm !

L’Allemand à la figure de cadran solaire ouvrit une lucarne, et le professeur l’apostropha dans sa langue maternelle, si violemment, que le pauvre homme en tremblait de tout le corps.

« Parbleu ! me dis-je, c’est grâce à lui, à son inadvertance, qu’il y a dehors, depuis cette nuit, des choses qui ne devraient pas y être, c’est certain. »

Quand l’exécution fut consommée, nous longeâmes la pâture. Elle contenait un taureau noir et quatre vaches diverses, dont le troupeau, sans raison, nous fit escorte. Mon terrible parent s’égaya :

— Nicolas, je te présente Jupiter ; et voici la blanche Europe, Io la rousse, Athor la blonde, et Pasiphaé qu’habille une robe complaisante, soit de lait taché d’encre, soit de charbon plaqué de craie, à ta volonté, mon ami.

Ce rappel de la mythologie libertine me fit sourire. À la vérité, j’aurais saisi le premier prétexte venu pour me dérider quelque peu ; j’en avais le besoin physique. J’éprouvais aussi une telle faim, que l’assouvir devint bientôt la seule question intéressante. Le château m’attirait uniquement : c’est là que je mangerais ! Et son attraction faillit soustraire à mon examen la serre, sa voisine.

C’eût été dommage. On avait agrandi l’ancienne maison des fleurs par l’adjonction de deux halls qui flanquaient de leurs nefs bombées la rotonde originelle. Sous le caparaçon des stores abaissés, l’ouvrage me parut constituer « ce qui se fait de mieux dans le genre ». Cela tenait, à la fois, du palais et de la cloche à melon ; cela vous avait, si j’ose dire, un petit air grandiose des plus inattendus.

Une pareille serre dans ce maquis !… J’aurais découvert avec moins d’ahurissement un philtre d’amour au fond d’un monastère !

*

Du temps regretté de ma tante, la chambre aux lions recevait les amis. Elle avait — elle a toujours — trois fenêtres, aux embrasures profondes comme des alcôves. L’une donne du côté de la serre et accède à un balcon. Une deuxième ouvre sur le parc ; j’y aperçus le pâturage puis, plus loin, l’étang et, entre les deux, ce kiosque champêtre qui fut Briarée. La troisième croisée fait face à l’aile du Levant ; de là, je vis la fenêtre de mon ancienne chambre — fermée — et toute la facade du château, en perspective, obstruant la vue à gauche.

Je me trouvai dans cette pièce comme à l’hôtel. Rien ne m’y rappelait quelque chose. Une toile de Jouy, marbrée de sueur murale et déclouée dans une encoignure, la tapissait d’une foule de lions rouges immobilisant un boulet sous leur patte. Les rideaux du lit et des croisées déformaient dans leurs plis les mêmes images. Deux gravures en pendants : l’Éducation d’Achille et l’Enlèvement de Déjanire, où l’humidité tachait de rousseur le visage des quatre sujets et pommelait la croupe des Centaures Chiron et Nessus ; une assez belle horloge normande, cercueil dressé, à la fois emblème et mesure du Temps, — tout cela quelconque et suranné.

Je m’ébrouai dans une eau rude et passai voluptueusement du linge frais. — Barbe m’apporta, sans frapper, une assiette d’une soupe villageoise, ne répondit rien à mes condoléances touchant sa joue embrasée, et, sylphe énorme, s’escamota péniblement derrière la porte.

Il n’y avait personne au salon, — à moins que des ombres ne soient quelqu’un.

Petit fauteuil de velours noir aux deux glands jaunes, informe bouffissure accroupie, traitée si heureusement de crapaud, pouvais-je te retrouver tel que jadis sans évoquer sur ton siège batracien l’ombre conteuse de ma tante ? Et celle de ma mère, — plus austère et dont je ne saurais plaisanter, — est-ce que dans mon souvenir elle ne sera pas toujours accoudée à ton dossier, tant que tu seras fauteuil, si jamais tu le fus vraiment ?

Pas un détail n’avait bougé. Depuis l’ineffable papier blanc des murailles, sur quoi descendaient des guirlandes de fleurs tressées en boudin, jusqu’aux lambrequins de damas soufre drapant côte à côte leurs basques à franges, l’œuvre du châtelain précédent — le contemporain des crinolines — avait admirablement résisté. Une enflure capitonnée tuméfiait toujours sophas et causeuses, et rien n’avait réussi à dégonfler les chaises-fluxions ni les poufs-emphysèmes.

Au long des panneaux, souriait toute ma famille éteinte : mes aïeux, pastels ; mes grands-pères, miniatures ; mon père en collégien, daguerréotype ; et sur la cheminée, dûment enjuponnée de paniers bouffants avec leurs effilés, quelques photographies s’accotaient à la glace. Un groupe, grand format, sollicita mon attention. Je m’en saisis pour le regarder plus à l’aise. Il représentait mon oncle entouré de cinq messieurs, près d’un gros chien du Saint-Bernard. Cette vue avait été prise à Fonval : le mur du château en faisait le fond, et un laurier-rose en caisse y figurait. Épreuve d’amateur, sans nom. Lerne, là-dessus, rayonnait de bonté, de force et d’esprit, semblable, pour tout dire, au savant que j’aurais cru retrouver. Des cinq messieurs, trois m’étaient connus : les Allemands ; je n’avais jamais vu les deux autres.

Sur ces entrefaites, la porte s’ouvrit si brusquement que je n’eus pas le temps de remettre le groupe à sa place. Lerne poussait devant lui une jeune femme.

— Mon neveu, Nicolas Vermont — Mademoiselle Emma Bourdichet.

Mlle  Emma, selon toute conjecture, venait d’essuyer l’une de ces vertes semonces que Lerne distribuait en prodigue. Son expression égarée le certifiait. Elle n’eut même pas le courage de la grimace mondaine usitée dans les cas d’amabilité contrainte et esquissa gauchement un signe de tête.

Pour moi, m’étant incliné, je n’osais pas lever les yeux, de peur que mon oncle n’y lût mon âme.

Mon âme ? — Si l’on entend par là, comme à l’ordinaire, cet ensemble de facultés d’où il résulterait que l’homme est le seul animal un peu supérieur aux autres, il vaut mieux, je pense, ne point compromettre mon âme en cette affaire.

Oh ! je ne l’ignore pas : si toutes les amours, même les plus pures, ne sont à l’origine que le rut bestial des sexes, l’estime et l’amitié viennent parfois s’y ajouter pour ennoblir les unions de l’homme.

Hélas ! ma passion pour Emma en est toujours restée à la forme primordiale ; et si quelque Fragonard tenait à commémorer notre première entrevue, et qu’il voulût, dans la manière du dix-huitième, peindre l’Amour y présidant, je lui conseillerais d’étudier un petit Éros à pieds de bouc haut chaussés, un Cupidon faunesque sans sourire et sans ailes ; ses flèches seraient de bois dans un carquois d’écorce et saigneraient ; il pourrait sans inconvénient se nommer Pan. C’est l’Amour universel, le Plaisir fécond sans le vouloir, le Vice promoteur captieux des enfantements et des paternités, le Maître sensuel de la Vie, qui se préoccupe, avec une égale sollicitude, des bauges et des aires, des terriers et des lits de milieu, et poussa l’un vers l’autre, pareils à deux lapins folâtres, Mlle  Bourdichet et moi.

Y a-t-il des degrés dans la féminité ? En ce cas, je n’ai jamais vu de femme plus femme qu’Emma. Je ne la décrirai pas, n’ayant guère remarqué en elle qu’un état et non pas un objet. Belle ? sans doute ; désirable, à coup sûr.

Pourtant je me souviens de ses cheveux — ils étaient couleur de feu, rouge assombri, teints peut-être ; — et l’image de son corps vient de passer dans mon désir moribond. Il avait, épanouis dans une rare perfection, juste à point, ces galbes séducteurs dont la Nature avisée, soucieuse de sélection, mit le goût dans les cervelles masculines, au détriment des dames plates. Les robes d’Emma ne les empâtaient nullement, ces galbes, et, animées d’un scrupule méritoire, elles laissaient transparaître que certains d’entre eux sont réellement doubles, ainsi que les sculpteurs et les peintres s’évertuent à le démontrer en dépit des couturières.

Or c’était le plus beau moment de cette adorable créature.

Le choc du sang heurta mon crâne, et, tout à coup, une jalousie enragée s’empara de moi. En vérité, j’aurais volontiers renoncé à cette jeune femme pourvu que nul n’y touchât désormais. De déplaisant, Lerne me devint odieux. Maintenant, je resterais, — à tout prix.

Cependant nous ne savions que dire. Désemparé par la soudaineté de l’incident et voulant déguiser mon trouble, je balbutiai à la désespérade :

— Vous voyez, mon oncle, j’étais en train de regarder cette photographie…

— Ah ! oui ! moi et mes aides : Wilhelm, Karl, Johann. Et voici M. Mac-Bell, mon élève ! Il est très ressemblant, qu’en dites-vous, Emma ?

Il avait mis le carton sous le nez de sa pupille et lui montrait un homme complètement rasé à la mode américaine, mince, petit et jeune, au maintien distingué, qui s’appuyait sur le Saint-Bernard.

— Un beau et spirituel garçon, hein ? fit railleusement le professeur. La crème des Écossais !

Emma ne bronchait pas, toujours épouvantée. Elle articula seulement avec difficulté :

— Sa Nelly était bien amusante avec ses tours de chien savant…

— Et Mac-Bell ? gouailla mon oncle. Est-ce qu’il était amusant, lui ?

Symptôme des larmes prochaines, je vis s’agiter le menton d’Emma. Elle murmura :

— Malheureux Mac-Bell !…

— Oui, me dit Lerne en répondant à mon air déconcerté, M. Doniphan Mac-Bell a dû abandonner son service à la suite de regrettables péripéties. Que le sort t’épargne de tels déboires, Nicolas !

— Et l’autre ? demandai-je afin de détourner l’entretien, l’autre, ce monsieur aux moustaches et aux favoris bruns, qui est-ce ?

— Il est parti lui aussi.

— Le docteur Klotz, fit l’Emma qui s’était rapprochée et reprenait sa tranquillité, Otto Klotz ; oh ! lui, voilà…

Lerne, l’œil terrible, la fit taire d’un regard. Je ne sais quel châtiment il présageait, mais un spasme raidit la pauvre fille.

Ici, Barbe introduisit de biais la moitié de son opulence et ronchonna que c’était servi.

Elle n’avait mis que trois couverts dans la salle à manger. Les Allemands devaient, à mon sens, vivre dans les bâtiments gris.

Le déjeuner fut morose. Mlle  Bourdichet n’aventura plus un mot, ne mangea rien, et, partant, je ne pus démêler sa condition, la terreur égalisant tous les êtres sous une même apparence.

Au demeurant, le sommeil me terrassait. Dès le dessert, je demandai la permission d’aller me coucher, qu’on me laissât dormir jusqu’au lendemain matin.

Dans ma chambre, je commençai sans retard à me dévêtir. Franchement, le voyage, la nuit et cette matinée m’avaient éreinté. Toutes ces énigmes, encore, m’agaçaient, d’abord d’être des énigmes, et puis de se poser si confusément ; et j’étais comme dans une fumée où des sphinx incertains tournaient vers moi leurs faces vagues.

Mes bretelles allaient sauter… Elles ne sautèrent pas.

Dans le jardin, Lerne se dirigeait vers les bâtiments gris, accompagné de ses trois aides.

Ils vont travailler là-dedans, me dis-je, c’est indubitable… Je ne suis pas surveillé ; on n’a pas eu le temps de prendre beaucoup de précautions ; l’oncle est persuadé que je dors. Nicolas, c’est le moment d’agir ou jamais !… Par où débuter ? Emma ? ou le secret ?… Hem ! la petite est joliment médusée aujourd’hui… Quant au secret…

Ayant réendossé ma veste, j’allais machinalement de fenêtre en fenêtre.

Alors, entre les barreaux ouvragés du balcon, la serre développa ses mystérieux agrandissements. Elle était close, interdite, attirante…

Et je sortis à pas de loup.