Le Docteur Lerne, sous-dieu/Préliminaire

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Société du Mercure de France (p. 9-15).


PRÉLIMINAIRE


Ceci arriva certain soir d’hiver, il y a plus d’un an. C’était après le dernier dîner que j’offris à mes camarades avenue Victor-Hugo, dans ce petit hôtel que j’avais loué tout meublé.

Rien d’autre que mon humeur vagabonde n’ayant motivé ce changement de domicile, on avait dépendu ma crémaillère nomade aussi joyeusement que nous l’avions accrochée naguère à ce même foyer, et, le temps des liqueurs étant venu avec celui des boutades, chacun de nous s’ingéniait à briller, surtout, naturellement, ce grivois de Gilbert, Marlotte, — l’homme aux paradoxes, le Triboulet de la bande, — et Cardaillac, notre mystificateur attitré.

Je ne sais plus très bien comment il se fit qu’au bout d’une heure de fumoir, quelqu’un éteignit l’électricité, exprima l’urgence de faire tourner une table et nous groupa dans l’ombre autour d’un guéridon. Ce quelqu’un — remarquez-le — n’était pas Cardaillac. Mais peut-être Cardaillac l’avait-il pris pour compère, si toutefois Cardaillac fut coupable.

Nous étions donc huit hommes, exactement, huit incrédules contre un petit guéridon de rien du tout, dont l’unique support se divisait en trépied et de qui la tablette ronde ployait sous nos seize mains, réunies selon les rites de l’occultisme.

Ces rites, ce fut Marlotte qui nous les enseigna. Il avait été jadis curieux d’incantations et familier des meubles giratoires, mais en profane, et, comme il était notre bouffon habituel, quand on le vit, d’autorité, s’arroger le gouvernement de la séance, tout le monde se laissa faire de bonne grâce en prévision d’une excellente pitrerie.

Cardaillac se trouvait mon voisin de droite. Je l’entendis étrangler un rire dans sa gorge et tousser.

Cependant la table tourna.

Puis Gilbert l’interrogea, et, à la stupeur manifeste de Marlotte, elle répondit par des craquements secs, analogues à ceux des bois qui travaillent, et correspondant à l’alphabet ésotérique.

Marlotte traduisit d’une voix mal affermie.

Chacun voulut alors questionner le guéridon, qui prouva dans ses répliques une grande sagacité. L’assistance devint grave ; on ne savait plus que penser. Les demandes se pressèrent à nos lèvres et les ripostes dans le pied de la table, un peu plus de mon côté, il me sembla, et vers ma droite.

— Qui habitera cette maison dans un an ? fit, à son tour, celui qui avait proposé la récréation spirite.

— Oh ! si vous l’interviewez sur l’avenir, s’écria Marlotte, vous n’obtiendrez que des bourdes, ou bien elle se taira.

— Laissez donc ! intervint Cardaillac.

On répéta :

— Qui habitera cette maison dans un an ?

La table craqua.

— Personne, dit l’interprète.

— Et dans deux ans ?

— Nicolas Vermont.

Tous entendaient ce nom pour la première fois.

— Que fera-t-il à cette heure, le jour anniversaire de celui-ci ?… Voyons, que fait-il ?… Parlez !

— Il commence… à écrire sur moi… ses aventures.

— Pouvez-vous lire ce qu’il écrit ?

— Oui… et ce qu’il écrira dans la suite, également.

— Dites-le-nous… Le début, rien que le début…

— Fatiguée. Alphabet… trop long. Donnez machine à écrire, inspirerai dactylographe.

Un murmure courut dans l’obscurité. Je me levai et j’allai chercher ma machine à écrire qui fut posée sur le guéridon.

— C’est une Watson, dit la table. N’en veux pas. Suis Française, veux une machine française, veux une Durand.

— Une Durand ? fit mon voisin de gauche sur un ton déçu. Est-ce que cette marque existe ? Je ne la connais pas.

— Moi non plus.

— Ni moi.

— Ni moi.

Nous étions fort navrés de cette déconvenue, quand la voix de Cardaillac prononça lentement :

— Je ne me sers que d’une machine Durand. Voulez-vous que je l’apporte ?

— Saurez-vous écrire sans y voir ?

— Dans un quart d’heure je serai de retour, fit l’autre. — Et il sortit sans répondre.

— Si Cardaillac s’en mêle, dit un convive, nous allons nous amuser.

Toutefois, le lustre rallumé montra des visages plus sévères que de raison. Marlotte, même, était blafard.

Cardaillac revint au bout d’un laps de temps très court, — on pourrait dire : étonnamment court. — Il s’assit devant le guéridon en face de sa machine Durand, on refit la nuit, et à l’improviste la table déclara :

— Plus besoin des autres. Mettez vos pieds sur les miens. Écrivez.

On entendit le pianotement des doigts sur les touches.

— C’est extraordinaire ! s’exclama le typewriter-médium, c’est extraordinaire ! mes mains s’agitent toutes seules…

— Pfftt ! quelle blague… chuchota Marlotte.

— Je vous jure, je vous jure… reprit Cardaillac.

Nous restâmes longtemps à écouter le bruit du télégraphe, coupé à tout instant par la sonnerie des fins de lignes et le raclement du traîneau. De cinq minutes en cinq minutes un feuillet nous était livré. Nous prîmes la décision de nous retirer au salon et de les lire tout haut à mesure que Gilbert, les ayant reçus de Cardaillac, me les remettrait.

La page 79 fut déchiffrée à la clarté du matin. La machine venait de s’arrêter.

Mais ce qu’elle avait imprimé nous parut assez captivant pour prier Cardaillac de vouloir bien nous en fournir la suite.

Il s’exécuta. Et quand il eut passé maintes nuits attablé devant le guéridon, à son clavecin graphique, nous possédâmes les aventures complètes du nommé Vermont.

Le lecteur en prendra ci-après connaissance.

Elles sont bizarres et scabreuses. Leur futur écrivain ne doit pas les destiner à l’impression. Il les brûlera aussitôt qu’achevées ; de sorte que, n’était la complaisance du guéridon, personne jamais ne les eût feuilletées. C’est pourquoi, convaincu de leur authenticité, j’estime piquant de les publier par anticipation.

Car je les tiens pour véridiques, bien qu’elles offrent un caractère outré de caricature et qu’elles ressemblent assez à une pochade de carabin, crayonnée à la manière des remarques, en marge d’une gravure qui serait la Science elle-même.

Seraient-elles apocryphes ? les fables ont réputation d’être plus séduisantes que l’Histoire, et celle de Cardaillac ne paraîtra pas inférieure à tant d’autres.

Je souhaite néanmoins que le Docteur Lerne soit la relation fidèle de véritables vicissitudes, car, dans cette conjoncture, puisque le guéridon a prophétisé, les tribulations du héros n’ont pas encore commencé, et elles se dérouleront sans doute dans le temps même que ce livre les divulguera, — circonstance étrangement palpitante.

Au surplus, je saurai bien, dans deux ans, si M. Nicolas Vermont occupe le petit hôtel de l’avenue Victor-Hugo. Quelque chose me l’affirme d’avance : comment accepter de Cardaillac, — un garçon sérieux et intelligent, — qu’il ait perdu tant d’heures à composer une pareille folie ?… C’est mon argument principal en faveur de sa sincérité.

Toutefois, quelque lecteur pointilleux veut-il éclairer sa religion ? qu’il se rende à Grey-l’Abbaye. Là, on le renseignera sur l’existence du professeur Lerne et sur ses habitudes. Pour moi, je n’en ai pas loisir, mais je prie ce chercheur éventuel de me faire connaître la vérité, fort désireux moi-même de tirer la chose au clair et de savoir si le suivant récit est encore une mystification de Cardaillac, ou si réellement il a été dactylographié par une table tournante[1].


  1. Nous n’avons pas modifié d’une syllabe le texte original du Docteur Lerne tel que la table l’a dicté (?) à Cardaillac. Il y a des libertés qu’on ne saurait prendre avec un auteur inconnu lorsque, déjà, on le publie sans autorisation. Le lecteur voudra donc ne pas nous attribuer l’emphase, souvent prudhommesque, de M. Vermont, non plus que ses audaces, parfois toutes bibliques. Du reste, il les lui pardonnera de grand cœur, au su des terribles épreuves que le bon sens du jeune homme aura traversées lors de la confection de ce Mémorial.

    (Note du transcripteur)