Le Docteur Lerne, sous-dieu/XV

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Société du Mercure de France (p. 286-305).


xv

LA BÊTE NOUVELLE


Sous l’influence de l’apathie la plus estimable en cette malencontre, M. le médecin de l’état-civil ne vérifia rien, n’examina rien. Je lui racontai les syncopes de feu mon oncle, l’assurance où il était lui-même de sa maladie de cœur, et M. le médecin de l’état-civil me délivra le permis d’inhumer.

— Le docteur Lerne est bien mort, dit-il, et notre mission d’aujourd’hui s’arrêtera, si vous le voulez, à ce contrôle. Quant au reste, il ne nous appartient pas d’entamer des investigations causales qui pourraient nous amener à contredire un maître aussi éminent et à le faire succomber autrement qu’il n’a voulu.


Les obsèques se firent à Grey-l’Abbaye, sans pompe ni assistance.


Après quoi, j’employai dix jours à débrouiller les affaires de cette duplicité inconcevable, amalgame sans second de l’assassin et de la victime : Klotz-Lerne.

Au cours de son existence phénoménale — quatre ans et demi, à peu près, — il n’avait formulé aucune disposition testamentaire. Ce me fut la preuve que, en dépit de ses pronostics funèbres, la mort l’avait surpris tout à fait à l’improviste ; car, dans le cas opposé, nul doute qu’il n’eût fait le superflu pour me déshériter. Je trouvai dans le secrétaire, au fond de la cache, le testament de mon oncle, tel que la lettre de jadis me l’avait annoncé. Il m’instituait légataire universel.

Mais Klotz-Lerne avait grevé le domaine d’hypothèques surabondantes, et contracté force dettes. Ma première pensée fut de plaider ; et puis l’absurdité du procès me frappa, et j’entrevis tous les bouleversements que pouvaient susciter dans l’ordre juridique une pareille substitution de personnes, ces faux d’un genre imprévu par le code, ces stellionats, cette captation d’héritage hors la nature et la loi. Il fallait se résigner à toutes les conséquences d’un dol étourdissant et n’en pas souffler mot, sous peine des pires insinuations.

Tout compte fait, d’ailleurs, accepter la succession me donnait encore du profit, et, vendu pour vendu, j’étais résolu d’avance à me débarrasser de Fonval, préjugeant qu’il ne serait plus pour moi qu’un nid à mauvais souvenirs.

Je compulsai toutes les paperasses. Celles du vrai Lerne confirmaient à chaque ligne son honnêteté médicale et la pureté de ses recherches sur la greffe. Celles de Klotz-Lerne, facilement reconnaissables aux altérations de l’écriture et souvent noircies de gothique allemande, firent l’objet d’une rafle méticuleuse, et furent incinérés comme témoignages irrécusables de plusieurs délits, où rien ne venait infirmer la participation d’un certain sieur Nicolas Vermont, présent à Fonval durant six mois. Sous l’empire du même souci, je fouillai le parc et les communs.

Cela fini, je cédai les animaux à des villageois, et Barbe reçut congé.

Puis j’appelai des auxiliaires. On bourra de grandes caisses avec des objets de famille, pendant qu’Emma faisait ses malles, partagée entre le dépit de sa chimère envolée et le plaisir de me suivre à Paris.

Dès la mort de Klotz-Lerne, pressé de retrouver le tumulte du monde et le confort de la richesse sans la transition des contraintes ménagères, j’avais écrit à l’un de mes amis, le priant de louer à mon usage un appartement plus spacieux que ma garçonnière et propre à loger un couple d’amoureux. Sa réponse nous charma. Il avait déniché l’asile avenue Victor-Hugo : un petit hôtel bâti comme sur mesures et meublé à souhait. Une domesticité recrutée par ses soins nous y attendait.


Tout fut prêt. J’expédiai les volumineux colis et les malles d’Emma. Un matin, maître Pallud, le notaire de Grey, eut avec moi une dernière entrevue au sujet de la vente des biens. — Emma ne tenait plus en place. — Nous fixâmes au soir même le départ en automobile, projetant de coucher à Nanthel pour être à Paris le lendemain.

Et l’heure vint de me séparer de Fonval à jamais.

Je parcourus le château sans meubles et le parc sans frondaisons. Il paraissait que l’automne les eût dénudés tous les deux à la fois.

Par les pièces abandonnées, les vieux parfums rôdaient encore, chargés d’évocations et de mélancolie. Ah ! ce que les moisis et les renfermés ont parfois de charme !… — On voyait aux murailles la silhouette tenace des tableaux ou des miroirs décrochés, des bahuts ou des chiffonniers partis : endroits restés tout neufs dans le papier fané, ombres des choses magiquement léguées par elles au mur familier, taches vives, destinées à pâlir aussi, dorénavant, — tel le souvenir des absents. — D’être vides, certaines chambres semblaient rétrécies, et certaines autres plus vastes, sans raison manifeste. Je revis la demeure, des combles aux souterrains ; à la clarté d’une lucarne, aux lueurs d’un soupirail, j’explorai la mansarde et le caveau. Et je ne me lassais pas d’errer à travers ce décor de ma jeunesse, comme un vivant qui hanterait un lieu-fantôme… Ah ! ma jeunesse ! Elle seule habitait Fonval, je le sentais. Malgré leur importance, les drames récents pâlissaient devant elle ; les chambres de Doniphan et d’Emma n’étaient plus que la mienne et celle de ma tante… Avais-je raison de mettre Fonval aux enchères ?

Ce doute m’accompagna dans mes adieux au parc. La prairie redevint pelouse, et le pavillon du Minotaure me rappela seulement Briarée. Je fis le grand tour en suivant la falaise. Le ciel était si bas qu’on l’aurait dit un plafond d’ouate grise posé sur la crête circulaire. À cette clarté d’intérieur qui est celle de l’hiver, les statues, dépouillées de leurs toges vertes, montraient leur béton ravagé par le temps et les pluies. Le nez camard ou le menton cassé, il y en avait qui s’effritaient. L’une, d’un geste bachique, tendait son bras mutilé dont la main, porteuse d’un cratère, ne tenait plus au coude que par son armature, un os de fer, affreux à regarder… Elles allaient continuer leurs poses dans la solitude… Quelque chose de sauvage commençait déjà, qu’on devinait à peine à de vagues indices. Un épervier affilait son bec sur la girouette du kiosque. Une fouine traversa le pâturage, à petits sauts tranquilles…

Ne pouvant me résoudre à partir, je rouvris le château ; puis je revins au parc. J’entendis mon passage sonner aux parquets des couloirs et bruire aux feuilles des allées. Le silence gagnait de moment en moment. J’éprouvais à le rompre une sorte de difficulté. Il sentait bien qu’il allait régner en maître, et, comme je m’arrêtais au milieu du domaine, il essaya sa toute-puissance.

Là, je rêvai longuement, centre humain de l’énorme cirque, et centre aussi d’une ronde de pensées. À mon appel étaient venues, en cyclone, les figures d’autrefois et d’hier, fantaisistes ou réelles, personnages du Conte ou de la Vérité ; elles tourbillonnaient autour de moi dans une cohue échevelée, et elles faisaient de la cuve un Mælström de souvenance où tournoyait tout le Passé.

Mais il fallait bien s’en aller et laisser Fonval au lierre et aux araignées.


Devant la remise, Emma, toute harnachée pour le voyage, montait la garde impatiemment. J’ouvris la porte. L’automobile était placé de guingois au fond du réduit. Je ne l’avais pas revu depuis l’accident et, même, je ne me souvenais pas de l’avoir garé. Les aides, par une obligeance tardive, l’avaient sans doute rentré tant bien que mal.

Au mépris de ma négligence, le moteur ronfla de bonne grâce dès le premier contact électrique. Je sortis alors la voiture jusqu’à l’esplanade en demi-lune et refermai sur tant de mémoires l’emblème du portail sanglotant. Finie l’histoire terrifiante de Klotz, grâce au ciel ! mais bien finies aussi mes jeunes années !… Je me figurai que l’action de garder Fonval aurait le pouvoir de les prolonger :

— Nous nous arrêterons à Grey, chez le notaire, dis-je à Emma ; je ne vends plus. Je loue seulement.

Nous étions partis. J’enfilai la route droite. Les murailles rocheuses s’abaissèrent. Emma babillait.

L’automobile ronronna d’abord allègrement. Toutefois je ne tardai pas à me repentir de l’avoir si peu soigné. Un à-coup le retint, suivi de plusieurs autres, et son allure ne fut bientôt qu’une suite d’élans brusques, ralentis aussitôt que projetés.

J’ai dit de cette voiture qu’elle était le modèle de l’automatisme, pédales et manettes réduites au minimum. Une telle machine présente un inconvénient : elle demande à être parfaitement réglée avant le démarrage, car, une fois en route, on n’a plus d’influence sur elle que pour en accélérer le régime ou le modérer, non pour le fortifier au moyen de dosages et de mises au point.

La perspective d’une halte me renfrogna.

Cependant la voiture poursuivait sa course saccadée et je ne pus m’empêcher de rire. Cette manière d’avancer me rappelait burlesquement les promenades à pied que j’avais faites ici même en compagnie de Klotz-Lerne et la lenteur capricieuse de mon faux oncle, sans cesse arrêté, sans cesse reparti. Espérant une indisposition passagère du mécanisme, un excès d’huile par exemple, je laissai faire l’automobile, et tâchai de démêler, au bruit du moteur, laquelle de ses fonctions était défectueuse et causait de distance en distance ces inégalités de translation, plus marquées à chaque ralentissement. Il y en eut de si accentuées, en effet, que nous étions presque immobiles durant une seconde. Ma comparaison saugrenue s’en accusait davantage et cela me divertit : « Tout à fait comme cette canaille de professeur, me dis-je, c’est amusant ! »

— Qu’est-ce qu’il y a ? fit mon amie, tu n’as pas la mine rassurée…

— Moi ?… Allons donc ?

Chose étrange : cette question m’avait impressionné. Je me serais supposé le visage le plus calme, au contraire ! De quel motif aurais-je argué pour n’être pas rassuré ? J’étais ennuyé, voilà tout ; je me demandais simplement quel organe souffrait dans ce « grand corps », ainsi que le professeur l’appelait, et, ne trouvant rien, sur le point de m’arrêter, je… enfin j’étais ennuyé, voilà tout. En vain j’écoutais, d’une oreille pourtant exercée, les détonations, les cliquetis, les heurts étouffés : aucun son caractéristique ne me révélait une maladie des bougies, des soupapes ou des bielles.

— Je parie que c’est l’embrayage qui patine ! m’écriai-je. Et pourtant le moteur est bien régulier…

Emma dit alors :

— Nicolas, regarde donc ! Est-ce que ça doit bouger, ce machin-là ?

— Ha ! qu’est-ce que je disais ! Tu vois !

Elle avait désigné la pédale d’embrayage qui se mouvait d’elle-même, tandis que les sursauts de la voiture concordaient avec ces déplacements. Voilà bien l’avarie !… — Pendant que mes regards étaient fixés sur la pédale, celle-ci demeura poussée à fond, et l’automobile, débrayé, stoppa. J’allais donc en descendre, lorsqu’il repartit brutalement. La pédale était revenue en arrière.

Une certaine inquiétude me tourmenta. Il est certain que rien n’est agaçant comme une voiture impotente, mais, quand même, je ne me souvenais pas d’avoir été aussi bizarrement affecté à propos d’une panne…

Tout à coup, la sirène se mit à vagir toute seule…

Je ressentis l’insurmontable besoin de prononcer n’importe quoi ; le mutisme doublait mes transes.

— C’est un détraquement général, déclarai-je en m’efforçant de parler sur un ton dégagé. Nous n’arriverons pas avant la nuit, ma pauvre Emma.

— Ne vaudrait-il pas mieux réparer tout de suite ?

— Non. Je préfère continuer… Quand on s’arrête… on ne sait jamais si on pourra se remettre en chemin… Il sera toujours temps… Peut-être cela va-t-il s’échauffer…

Mais la sirène couvrit d’une grande clameur ma voix hésitante. Et mes doigts, soudain, se crispèrent au volant, car cette clameur, ayant baissé, devint une note filée, continue, chantante, qui se rythmait, prenait des inflexions,… et je sentais venir dans cette cadence… un air… un air de marche… (Après tout, c’est peut-être moi qui ai voulu l’entendre !…) — Cet air s’approcha, se précisa, et, après quelques indécisions de chanteur qui tâte sa voix, l’automobile l’entonna résolument de son gosier de cuivre.

C’était « Roum fil doum fil doum. »

Aux accents de la chanson allemande, une horde de soupçons se rua dans mon trouble. J’eus l’intuition d’une monstruosité fantastique et mystérieuse, — encore ! La terreur m’empoigna. Je voulus couper les gaz, la manette résista ; débrayer, la pédale résista ; freiner, le levier résista. Une force supérieure les maintenait, inébranlables. Perdant la tramontane, je lâchai le volant et tirai à deux bras sur le frein diabolique, — même résultat. Seulement, la sirène fit entendre un glouglou de gargarisme, et se tut après avoir ricané de la sorte.

Mon amie s’esclaffa et dit :

— En voilà une drôle de trompette !

Moi, je n’avais pas envie de rire. Mes idées s’enchaînaient vertigineusement, et ma raison se refusait à sanctionner mon raisonnement.

Cet automobile métallique, d’où le bois, le caoutchouc, le cuir avaient été proscrits, dont nul fragment n’était de la matière autrefois vivante, n’était-ce pas « un corps organisé n’ayant jamais vécu » ? Ce mécanisme automatique, n’était-ce pas un corps doué de réflexes, mais vide complètement d’intelligence ? N’était-il pas, en définitive, selon la théorie du carnet, le seul réceptacle possible d’une âme totale ? ce réceptacle que le professeur avait, sans réfléchir, déclaré inexistant ?…

À l’instant de sa prétendue mort, Klotz-Lerne s’était sans doute livré sur la voiture à une expérience rappelant celle du peuplier ; mais, distrait depuis quelques semaines, peut-être, mortelle inconséquence ! n’avait-il pas prévu que son âme allait glisser tout entière dans ce récipient vide, et que, le pédicule rompu, sa forme humaine ne serait plus qu’un cadavre où les lois de sa découverte lui interdisaient de rentrer…

Ou bien, lassé de poursuivre la fortune insaisissable, Klotz-Lerne avait-il agi volontairement, et commis une espèce de suicide en échangeant la substance de mon oncle contre celle d’une machine ?…

Mais pourquoi n’aurait-il pas voulu, tout bonnement, devenir la bête nouvelle, prédite par lui dans une conjecture excentrique, l’animal de l’avenir, chef de la création, que le remplacement de ses organes devait faire immortel et perfectible à l’infini — d’après sa lunatique prophétie ?

Encore une fois, quelque judicieuse que fût cette discussion intérieure, je ne voulais pas en accepter les suites. Une ressemblance d’allure entre l’automobile et le professeur, une hallucination probable de l’ouïe et le grippage possible d’un levier ne pouvaient suffire à prouver cette énormité. Mon angoisse désirait un gage plus décisif.

Elle le posséda sans retard.

Nous arrivions à la lisière de la forêt, à cette limite où le défunt maniaque bornait sans rémission nos promenades. Je compris que j’allais être fixé, et, à tout hasard, je prévins Emma :

— Tiens-toi bien ; le corps en arrière !

Malgré nos précautions, un arrêt subit de l’automobile nous fit plonger dans une révérence.

— Qu’y a-t-il ? fit Emma.

— Rien. Reste tranquille…

À parler franchement, j’étais dans l’indécision. Que faire ? Descendre eût été périlleux. Sur le dos de Klotz-automobile, nous étions au moins hors de son atteinte, et je ne me souciais pas d’être chargé par lui… Je tentai donc de le porter en avant. Comme tout à l’heure, aucune pièce n’obéit à mon vouloir. J’avais beau m’escrimer en tous sens, la rébellion ne cédait nulle part…

Nous étions dans cette fâcheuse position, quand, inopinément, je sentis le volant tourner malgré moi ; les leviers et les pédales s’agitèrent, et l’automobile, ayant pris du champ, fit demi-tour et commença de nous ramener vers Fonval. J’eus la chance de pouvoir le retourner, par surprise. Mais aussitôt remis dans la bonne direction, il manifesta la volonté formelle de ne plus avancer d’un tour de roues.

Emma s’aperçut enfin qu’il y avait quelque chose d’insolite et elle me pressa de mettre pied à terre afin d’arranger « la panne. »

Mais, depuis quelques instants, ma frayeur s’était changée en rage…

La sirène caqueta.

— Rira bien qui rira le dernier ! grommelai-je.

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? qu’est-ce qu’il y a donc ? répétait ma compagne.

Sans l’écouter, je pris au porte-bagages une canne d’acier qui me servait d’arme défensive, et, à la profonde stupéfaction d’Emma, j’en frappai l’automobile rétif.

Alors ce fut épique. Sous la formidable volée, le véhicule pesant se démena comme une monture rogneuse : pointes, ruades, sauts de mouton, il mit tout en œuvre pour nous désarçonner.

— Cramponne-toi ! criai-je à mon amie.

Et je tapai de plus belle. Le moteur grognait, la sirène geignait de douleur ou rugissait de colère ; sur la tôle du capot les coups pleuvaient dru ; et la raclée faisait retentir les bois d’un vacarme fabuleux…

Soudain, poussant le barrit clair des éléphants, le mastodonte métallique bondit, exécuta deux ou trois lançades, et fonça en avant à une vitesse foudroyante, — emballé !

Je n’étais plus maître de la situation. L’affolement d’un monstre emporté commandait à la fortune. Nous volions presque ; la 80-chevaux filait avec une rapidité de chute ; l’air violent n’était plus respirable… Parfois un cri strident de la sirène… Nous traversâmes Grey-l’Abbaye au train de l’éclair. Des poules, des chiens sous les roues ; du sang sur mes lunettes. Nous allions si vite que les panonceaux de maître Pallud me donnèrent l’impression d’une traînée d’or… À la sortie du village, la route nationale nous fit la haie de ses platanes ; puis la longue côte opposa son versant à notre célérité. Là, donnant les signes d’une fatigue que je lui remarquais pour la première fois, l’automobile ralentit, se laissa diriger.


Je dus le cravacher souvent pour qu’il nous amenât jusqu’à Nanthel, où nous entrâmes sur le tard et sans autre anicroche. Au passage d’un caniveau, cependant, la bouche de cuivre jeta une exclamation de souffrance, et je vis que le cahot venait de briser un ressort de la roue élastique antérieure droite. Arrivé dans la cour de l’hôtel, je voulus adapter à la jante un ressort neuf et n’y réussis point ; mes tentatives arrachaient à la sirène de tels braillements que je dus renoncer à la réparation. Elle n’était pas urgente, du reste ; j’avais résolu de terminer le voyage en chemin de fer et d’embarquer aux messageries la machine récalcitrante. L’avenir déciderait de son sort. Pour la minute, je la remisai dans le garage, parmi les doubles phaétons, les tonneaux et les limousines, et je me retirai à la hâte, sachant que derrière moi luisaient d’un regard faux les yeux ronds de ses projecteurs.

À force de réfléchir aux tenants et aboutissants de ce phénomène incroyable, et tandis que je m’éloignais, une phrase d’un article scientifique, parcouru naguère et qui m’avait frappé, me revint à l’esprit. Et je ne fus pas légèrement ébahi de trouver dans ces mots comme une vague explication du prodige et la promesse de miracles aussi déconcertants :

« Il est possible d’imaginer qu’il existe un intermédiaire entre les êtres vivants et la matière inerte, de même qu’il existe des intermédiaires entre les animaux et les végétaux ».


L’hôtel présentait les dehors d’un luxueux confortable. — Un ascenseur m’enleva et l’on me conduisit à notre chambre.

Ma partenaire m’y avait précédé. Cloîtrée depuis longtemps, elle regardait avec une sorte d’avidité la rue, le peuple en agitation, et les magasins dont s’allumaient les resplendissements. Emma ne pouvait s’éloigner du spectacle de la vie, et, tout en s’habillant, revenue sans cesse à la fenêtre, elle en écartait les rideaux fermés pour le revoir encore. Je crus discerner qu’elle était moins affable à mon endroit, et que le monde l’intéressait plus que ma personne. Mon étrange conduite en automobile n’avait pas été sans la surprendre, et, comme je m’étais décidé à ne lui fournir aucune explication, je ne doutais pas qu’elle me tînt pour un extravagant, mal guéri de sa démence.

Au dîner par petites tables intimes, éclairées de candélabres dont la douce lueur était celle d’un boudoir, Emma, entourée d’hommes en habit et de femmes décolletées, se montra d’une exubérance déplacée. Elle lorgnait ceux-ci, toisait celles-là, tantôt admiratrice et tantôt persifleuse, approuvant tout haut, se moquant avec ostentation, source de risées et d’émerveillements, ridicule et délicieuse. Elle aurait voulu jacasser avec toute l’assistance…

Je l’emmenai dès que je le pus. Mais son désir de rentrer dans le siècle était si ardent, qu’il nous fallut immédiatement gagner quelque lieu public.

Du théâtre et du casino, ce dernier seul était ouvert ; et l’on y goûtait ce soir-là les finales d’un championnat de luttes organisé à l’imitation de Paris.

La petite salle était bondée de calicots, d’étudiants et de voyous. Un nuage y flottait, mélange de tous les tabacs prolétaires et bas-bourgeois.

Emma se rengorgeait dans sa loge. Un flonflon crapuleux, issu d’un orchestre sans pudeur, la fit s’extasier. Et comme elle avait l’extase peu discrète, trois cents paires d’yeux lui firent face, attirées par les moulinets d’un éventail et les plumes d’un chapeau, qui battaient la mesure aussi courageusement. Emma sourit et passa la revue des trois cents paires d’yeux.

Les luttes l’enthousiasmèrent, et surtout les lutteurs. Ces bestiaux humains, dont la tête — beaucoup de mâchoire et pas de front — semble destinée au panier de son, excitaient en mon amie la plus regrettable frénésie.

Un colosse velu et tatoué remporta la victoire. Il vint saluer et, pour ce faire, inclina gauchement, au sommet d’un corps titanique, son chef de Myrmidon aux petits yeux porcins. Il était de la ville, et ses concitoyens lui firent une ovation. On lui décerna le titre de « Bastion de Nanthel et Champion des Ardennes ». Emma, soulevée, l’applaudissait et criait « bravo ! » si fort et avec une telle insistance, qu’elle provoqua scandaleusement l’hilarité de la salle. Le champion lui envoya un baiser. Je sentis mon visage s’embraser de honte.

Nous revînmes à l’hôtel en échangeant des propos amers, précurseurs d’une nuit chaste.

Chaste mais agitée. Notre appartement se trouvait au-dessus de la voûte d’entrée et de sortie où jusqu’au matin passèrent des automobiles, — ce qui me fit rêver de malheurs et d’absurdités.

Le réveil m’en apporta de vrais. J’étais seul dans le lit.

Hébété, je tâchai d’interpréter l’absence de mon amie par les mobiles domestiques les plus excusables ; mais sa place était froide et cela me dérouta.

Je sonnai le garçon. Il vint et me remit cette lettre que j’ai conservée et dont j’épingle à mon papier blanc le papier quadrillé, constellé de pâtés et de crachats de plume.

Cher Nicola,

Pardon pour la paine mais il Fau mieux qu’on se quite. jé retrouver hier mon premier Aman, l’omme que je mé batu avec léoni, Alcide. C’est le bau ga qui a été vaincœur hier. Je retournavec car je lez dans la pau. Décidéman je ne pouvez quiter cette vi la que pour énormaiman d’argen comme lerne avez Promi. Épui je t’aurez randu maleureu Épui je taurez fécocut car voi tu, tu n’aété alaoteur que 2 foi, la foi que le taurot t’a fichu un cou de corne aprè, dan le petit boi, Épui la foi que t’a fichu le can auçito aprè, dan ma chambre, le Reste cest Pas ca. Je désir un vrai omme. Cest pas ta faute, auçi j’espert queça ne te fera pas de paine.

Adieu pour la vi
Emma Bourdichet[1]

Devant une signification catégorique à ce point, et libellée dans une langue presque aussi barbare que l’idiome procédurier, il n’y avait qu’à s’incliner. Aussi bien, les sentiments dont Emma faisait preuve n’étaient-ils pas ceux-là mêmes qui m’avaient séduit en elle ? N’avais-je pas aimé, sur toute chose, cette grande soif d’amour, cause de sa beauté ensorcelante et raison de son infidélité ?

J’eus cette énergie et cette sagesse de remettre au lendemain le restant de mes réflexions. Elles auraient pu m’entraîner à des faiblesses. Je m’enquis du premier train pour Paris et fis mander un mécanicien qui se chargeât de m’expédier ma 80-chevaux, ou, si l’on veut : Klotz-automobile.

On m’annonça bientôt l’arrivée de l’homme. Nous nous rendîmes ensemble au garage.

La voiture avait disparu.

Rapprocher les deux défections, accuser Emma d’une ténébreuse complicité, on pense bien que je n’y

manquai pas. Mais le directeur de l’hôtel, croyant au coup de main de hardis voleurs, s’en fut au poste de police. Il revint en disant qu’on avait trouvé, dans une ruelle du faubourg, un automobile portant le numéro 234-xy, et abandonné — suivant lui — par des escrocs, faute d’huile : le réservoir en était à sec.

« Parfait ! me dis-je. Klotz a voulu se sauver. Il a compté sans l’épuisement de l’huile, et le voilà paralysé !… »

Je gardai pour moi la version réelle de l’incident et recommandai au mécanicien de pousser la voiture jusqu’au wagon sans chercher à faire tourner le moteur.

— Promettez-le moi, insistai-je, c’est très important… Voici l’heure de mon train, il faut que je me sauve. Allez ! et surtout, ne remettez pas d’huile !


  1. À la première lecture que nous fîmes en commun du Docteur Lerne, la facture et surtout le style de ce billet nous parurent en contradiction flagrante avec le langage habituel de Mlle  Bourdichet. Pour médiocre qu’il soit, ce langage est moins défectueux que ce style, en effet. (Voyez le Ch. VII où la différence s’accuse davantage). Gilbert s’appuya d’emblée sur cette disparate pour soutenir qu’elle prouvait surabondamment la supercherie de Cardaillac, lequel — d’après lui — n’aurait pas su maintenir jusqu’au bout l’intégrité de son personnage féminin. On lui répondit qu’il voulût bien, un instant, supposer la bonne foi de Cardaillac ; dans ce cas, le billet constitue un document irréfutable, une émanation directe de Mlle  Bourdichet, tandis que les phrases de celle-ci, éparses au cours de l’histoire, ne sont que des citations. Elles nous parviennent donc à travers le souvenir de M. Vermont, qui, n’étant pas romancier de carrière, en rapporte l’esprit mieux que la lettre. (Voyez comme il rend les apostrophes et les répliques avec plus de vivacité que ce long morceau du Ch. VII ! c’est qu’il s’en rappelle le tour avec plus de netteté, parce que brèves.) — Ces remarques avaient suffi à ébranler l’argumentation de Gilbert. Une expérience que fit Marlotte la détruisit de fond en comble. Ayant prié quelques demi-mondaines de vouloir bien l’honorer d’un poulet, il fut stupéfait de voir que ces filles, dont le langage s’est poli à la fréquentation d’hommes bien élevés, écrivent, presque toutes, ainsi que des maritornes.
    (Note du transcripteur).