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Le Docteur Oméga/IV

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Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 59-78).


CHAPITRE IV

LA MER LUMINEUSE


Je ne sais si quelqu’un de mes lecteurs a déjà fait naufrage et s’il a entendu vibrer dans la nuit ce commandement sinistre… terrifiant :

« Les chaloupes à la mer !… »

Ce cri lugubre, bien que tout d’abord il glace les cœurs d’effroi, ne tarde pas cependant à être accueilli avec joie par les passagers, quand ils ont compris que leur maison flottante va disparaître dans les flots écumants.

Peut-être les chaloupes pourront-elles atteindre les rivages lointains… arracher à la mer la proie qu’elle demande en hurlant !…

Et un secret espoir emplit toutes les âmes…

On ne songe plus à la tempête qui fait rage… on ne pense qu’à une chose, trouver place à tout prix dans les embarcations.

Quelquefois les frêles esquifs, après avoir bondi sur les ondes tumultueuses, avoir rasé les grands rochers noirs pareils à des monstres fabuleux, abordent une île ou un continent… souvent aussi ils sont roulés par les vagues et engloutis dans les insondables profondeurs…

Mais les malheureux qui ont péri ont eu au moins pendant quelques heures la pensée que tout n’était peut-être pas fini et que, la Providence aidant, ils échapperaient à la mort.

L’espérance les a un moment soutenus et, après la chaloupe, ils ont encore eu l’épave à laquelle ils se sont cramponnés désespérément jusqu’à ce que les suprêmes convulsions raidissent pour toujours leurs pauvres membres glacés !…

Nous à bord du Cosmos, nous n’avions aucune chance de salut !

La mort arrivait… nous la voyions venir avec une rapidité foudroyante et il était impossible de l’éviter !…

Je doute qu’il puisse y avoir dans la vie des situations plus affreuses… plus horribles… et, au moment où j’écris, je ne puis, sans un frisson, revivre ces minutes tragiques.

Tandis que notre frayeur se traduisait par des gémissements et des prières, le docteur Oméga frappait avec rage les parois de notre véhicule en hurlant d’une voix rauque :

— Fatalité !… Fatalité !…

Un moment, il eut sans doute conscience de la grave responsabilité qu’il avait assumée en nous prenant avec lui Fred et moi, car il nous regarda avec tristesse et nous l’entendîmes murmurer :

— Pauvres amis !…

Déjà, nous percevions un grand bruit semblable à celui que ferait une sirène gigantesque.

La lueur se rapprochait… elle était maintenant flamboyante… elle nous aveuglait…

Quelques secondes encore et nous allions être broyés… volatilisés…

De nos corps maintenant pleins de vie, il ne resterait bientôt plus rien que des molécules sans nom… des atomes invisibles qui voltigeraient, perdus dans la grande immensité, et nous retournerions en poussière, suivant la parole de la Genèse, sans subir les transformations communes à cette humanité de laquelle nous étions à jamais séparés !…

Fred et moi n’avions plus conscience de rien.

Nous nous étions agenouillés comme deux marins qui comprennent que tout est fini et nous murmurions de vagues paroles dans lesquelles s’exhalait toute la détresse de nos âmes.

Soudain le docteur qui, en face de la mort, avait jusqu’à présent conservé toute sa raison, fit un brusque mouvement, étendit les bras et baissa la tête, tel un homme qui voit un édifice s’écrouler au-dessus de lui…

Je poussai un cri… Fred tomba comme une masse.

Un flamboiement énorme… une lueur fulgurante pénétra par les hublots et nous sentîmes une chaleur intense comparable à celle qui doit régner dans l’intérieur d’un four.

Soudain le Cosmos dévia de sa route comme chassé par un coup de vent furieux… ses jointures grincèrent et j’eus l’impression très nette que notre véhicule s’aplatissait… qu’il s’écrasait du sommet à la base.

Heureusement, c’était une illusion… car presque aussitôt la voix du docteur Oméga s’éleva, éclatante comme une fanfare :

— Sauvés !… mes amis… nous sommes sauvés !…

J’avais peine à le croire… je me frottai les yeux comme un homme qui sort d’un rêve et m’approchai d’un hublot.

On voyait toujours la lueur, mais elle me parut moins éclatante… et je ne tardai pas à me convaincre qu’elle perdait peu à peu de son intensité.

Alors… c’était donc vrai… ce bolide qui devait nous écraser était passé à côté du Cosmos sans l’atteindre.

— Mes amis, dit le savant, le ciel nous protège… Après un péril comme celui que nous venons d’éviter, que pouvons-nous craindre maintenant ?

Nous regardions le docteur d’un air ahuri.

— Mais secouez-vous donc, morbleu ! s’écria-t-il… a-t-on jamais vu des gens comme cela ? Vous devriez sauter, danser, hurler de joie !

— Ainsi… balbutiai-je, c’est bien certain… nous n’avons plus rien à redouter ?

— Mais puisque je vous le dis.

— Et… l’obus ?

— Eh bien ! l’obus ?

— Il doit être dans un triste état.

Le docteur haussa les épaules.

— Il n’a subi aucune avarie, répondit-il.

— Cependant… j’ai bien senti qu’il se resserrait…

— Vous avez cru cela… Les gaz qui entouraient ou pour mieux dire qui formaient le bolide ont terriblement pressé notre véhicule et, par un phénomène des plus naturels, la résistance qu’il a opposée à cette masse vous a fait supposer qu’il s’aplatissait. Mais, rassurez-vous… il est en parfait état… Peut-être son extérieur a-t-il été un peu bruni par le feu, mais qu’importe ?… puisqu’il n’a rien perdu de ses qualités ascensionnelles…

Voyez, après avoir subi l’attraction du bolide dans un sens il a ensuite subi la même attraction en sens opposé et par suite a conservé absolument sa ligne droite. Dans un simple obus de fonte nous aurions été, non point carbonisés, mais consumés en un dixième de seconde à peine…

— Alors, s’écria Fred, qui avait repris sa belle humeur, le Cosmos est comme la salamandre… il court au milieu des flammes sans se brûler !

L’aérolithe apparaissait maintenant comme une grosse étoile… il était déjà à plusieurs milliers de lieues, car au contraire du Cosmos dont la vitesse s’accentuait en montée, la sienne augmentait à mesure qu’il descendait.

— Pourvu, conclus-je assez maladroitement, que nous ne rencontrions pas d’autres bolides !

Le docteur fronça le sourcil et me lança un coup d’œil glacial.

Mais je m’efforçai d’atténuer le mauvais effet des paroles que je venais de prononcer en m’extasiant avec Fred sur la beauté du voyage que nous avions entrepris.

— Si un jour on m’avait dit, s’écria le colosse, que j’irais dans la Lune, je n’aurais pas voulu le croire.

— Je te répète, Fred, prononça le docteur, que nous allons dans la planète Mars…

— Pour moi c’est la même chose… Enfin… comme je ne veux pas vous contrarier, docteur, je ne parlerai plus de la Lune.

— C’est cela, Fred, dit le vieillard en souriant. Mais, occupe-toi de notre repas ; car je commence à avoir faim.

Fred ne se le fit pas répéter.

Il passa dans la chambre aux approvisionnements et nous l’entendîmes bientôt remuer des plats et déboucher des bouteilles.

Le docteur avait pris un bloc-notes sur lequel il alignait d’interminables colonnes de chiffres.

Parfois il me dictait quelque observation que je consignais sur un gros cahier cartonné en tête duquel j’avais écrit de ma plus belle main : Journal de bord.

Nous avancions toujours sans secousse… à peine si de temps à autre se produisait une légère oscillation.

Nous avions depuis longtemps dépassé les dernières limites atmosphériques et nous filions maintenant dans l’éther comme des personnages mythologiques.

Autour de nous, d’un côté c’était l’obscurité presque complète, de l’autre nous apercevions le soleil… un soleil froid et triste, et l’on se fera sans peine une idée de la monotonie de ce voyage aérien.

Je ne conseille pas aux touristes amateurs de sites pittoresques et de paysages enchanteurs de faire une excursion dans l’éther… cela manque de charme.

— Combien de temps, demandai-je au docteur, resterons-nous dans ces régions ?

— Huit jours environ…

— Ah ! fis-je avec une grimace…

J’allais poser au savant quelques nouvelles questions quand Fred entra subitement, la face congestionnée, les yeux injectés de sang.

— Qu’y a-t-il ? s’écria le docteur en regardant le colosse.

— Il y a… il y a… que j’étouffe… je ne puis plus respirer… je… et Fred s’affaissa à nos pieds.

Le savant se dirigea rapidement vers la pièce aux approvisionnements, mais il reparut aussitôt, rouge de colère.

— L’imbécile… s’écria-t-il. Il a eu l’imprudence d’allumer le fourneau à alcool pour faire sa cuisine… A-t-on idée de cela… Allumer un réchaud dans une chambre de quelques pieds carrés où la quantité d’air respirable est juste suffisante…

Et le savant fit jouer un petit levier qui communiquait avec les tubes d’oxygène placés à l’avant du projectile.

Fred commença peu à peu à revenir de son évanouissement… Il ouvrit lentement les yeux, nous regarda d’un air ahuri, puis, se souvenant soudain :

— Excusez-moi, docteur, balbutia-t-il… j’ai eu tort, mais je voulais vous faire une surprise en vous servant de la viande grillée… je ne pensais pas que ce maudit fourneau pût chauffer de la sorte.

— C’est bon, dit le savant, mais une autre fois souviens-toi que lorsque je défends quelque chose, c’est que j’ai mes raisons pour cela… Ainsi à cause de toi, il va falloir vider au moins deux tubes d’oxygène dans la pièce aux approvisionnements…

Et je lus sur le visage du docteur une grande inquiétude.

Fred était navré et nous regardait d’une façon si comique qu’en tout autre moment nous n’aurions pu nous empêcher de rire.

Ce ne fut pas la dernière maladresse que commit le bon colosse, car, s’il était fort comme un bœuf, pour l’étourderie il eût rendu des points à un linot.

Je passe sur les détails de notre voyage ; d’ailleurs chaque jour se ressemblait.

Comme il fallait nécessairement que nous nous occupions tous à bord, j’étais chargé de purifier journellement l’air de nos compartiments en faisant absorber au moyen de potasse caustique l’acide carbonique dégagé par la respiration et la combustion.

Fred surveillait la cuisine et vaquait aux divers soins du ménage.

Quant au docteur, il calculait sans cesse.

Je suis sûr que, pendant notre voyage, il couvrit au moins cinq cents feuilles de papier.

J’écrivais quelquefois sous sa dictée, mais comme il était plutôt sobre de paroles, je lui servais en réalité très peu de secrétaire.

J’employais donc mes loisirs à transcrire sur un carnet mes impressions personnelles.

J’ai consulté, depuis, ce cahier de notes et j’ai été étonné de la banalité des réflexions que j’y avais consignées.

Cela était diffus… incohérent… et ressemblait assez au journal d’un fou.

J’en ai conclu que la claustration influe singulièrement sur l’intelligence.

J’oubliais de dire qu’aussitôt après l’incident occasionné par la maladresse de Fred, le docteur nous avait appris que, d’après ses calculs, l’oxygène nous manquerait presque au terme du voyage.

— Dans seize jours exactement, avait-il dit, nous n’aurons plus d’air respirable, et cependant il nous faudra encore rester vingt-six heures dans ce véhicule avant d’atteindre la planète Mars.

Nous nous regardâmes tous trois.

— Alors, balbutiai-je d’une voix tremblante… nous sommes perdus !…

— Écoutez donc ce que je vais vous dire, hurla furieusement le docteur en frappant du pied le parquet de tôle qui résonna comme un gong… Oui… nous serions perdus si nous continuions à respirer comme des marsouins, mais nous pouvons peut-être nous tirer de là… à une condition…

— Oh !… laquelle ? docteur.

— C’est que nous consommions moins d’oxygène.

— Est-ce possible ?…

— Oui…, au lieu de renouveler si souvent l’air, nous nous contenterons de ne le remplacer qu’à la dernière extrémité… c’est-à-dire quand nous sentirons que nous commençons à étouffer… Mais ce n’est pas tout… au lieu d’aspirer l’oxygène à pleins poumons… de parler sans cesse… de nous agiter… nous demeurerons presque immobiles et n’ouvrirons la bouche que le moins possible… C’est une habitude à prendre…

Fred nous écoutait en ouvrant de grands yeux.

— C’est surtout à toi que je m’adresse, lui dit le savant… tu as des poumons énormes et tu consommes une effroyable quantité d’air… tu entends, à partir de maintenant plus de vaines paroles… plus d’exclamations, plus de cris…

Et comme le colosse paraissait étonné, le docteur le secoua rudement en disant :

— Mais tu ne comprends donc pas, insensé, que, si nous sommes obligés de réduire notre consommation d’air respirable, c’est à cause de toi… de toi seul… Avec ton fourneau à alcool, tu m’as obligé à dépenser deux tubes d’oxygène.

Le colosse baissa la tête, se balança un instant, puis alla s’asseoir sur un siège métallique.

Après avoir croisé les bras et fermé les yeux, il se mit à respirer si doucement que nous ne voyions même pas sa vaste poitrine se soulever.

Je pris mon cahier de bord et le savant son bloc-notes, puis nous nous installâmes dans la pièce d’avant.

Je ne vous cacherai pas que j’attendais plutôt avec impatience le moment où nous sortirions enfin de notre prison aérienne.

L’obus était devenu une véritable chambre de torture.

Enfin, un matin, le docteur qui tenait scrupuleusement, au jour le jour, un compte exact de l’oxygène consommé, s’écria en faisant claquer ses petits doigts :

— Mes amis… nous avons encore trois tubes d’air comprimé… c’est plus qu’il ne nous en faut pour atteindre le but de notre voyage. À partir de maintenant, nous pouvons respirer normalement.

Dans douze heures, nous entrerons dans les mers de Mars et là nous aurons toujours la ressource, si l’air vient à nous manquer sous les eaux, de remonter de temps à autre à leur surface… pour emmagasiner de l’oxygène.

Immédiatement nos langues se délièrent et une foule de questions se pressèrent sur nos lèvres.

Depuis longtemps déjà la lumière avait reparu, car nous étions dans la zone d’attraction de Mars et nous tombions dans cette planète avec un mouvement uniformément retardé, grâce au système de coulisses dont j’ai déjà parlé et qui permettait au docteur de diminuer ou d’augmenter à son gré la surface de « répulsite »…

Parfois il se servait aussi de la chaleur solaire, comme d’un frein, mais je n’ai jamais bien pu comprendre en quoi consistait cette manœuvre.

Il se produisait maintenant un phénomène absolument contraire à celui qui avait suivi notre départ.

Au fur et à mesure que le projectile approchait de Mars, il perdait sensiblement de sa vitesse acquise.

Nous aurions pu nous croire encore très loin du globe martien si le docteur n’avait donné des signes d’une vive agitation.

Il allait, venait, tirait des leviers, ouvrait des soupapes qui se refermaient instantanément.

Un moment, j’entendis un bruit sec contre les parois de l’obus.

— Qu’y a-t-il ? demandai-je.

— C’est l’ancre que je détache, dit le savant.

— Comment… l’ancre ?…

— Oui… elle était contenue dans cette cage placée au-dessous de nous… maintenant elle flotte dans l’espace et il s’agit de la laisser filer le plus possible…

Et, en effet, je vis une sorte de cabestan tournant avec rapidité et autour duquel se déroulait un câble métallique.

Le docteur, placé à l’avant du projectile, semblait fixer au loin quelque chose.

Soudain, il poussa un cri de triomphe.

— Voyez… voyez… apercevez-vous cette grande surface scintillante ?

— Oui, fis-je.

— Eh bien ! c’est la mer… une des mers de Mars… Dans seize minutes exactement nous allons y pénétrer… Victoire !… Victoire !… mes amis !

Et nous contemplions tous la grande nappe lumineuse pareille à une glace sur laquelle se refléterait le soleil.

— Pourvu que nous n’allions pas donner en plein sur un rocher, pensai-je.

Mais cette idée était stupide… En admettant que nous tombions sur un récif, notre chute ne serait pas dangereuse, puisque, grâce à la répulsite et à la manœuvre mystérieuse dont j’ai parlé, l’obus devait se poser doucement sur le sol, à la façon d’un gros oiseau qui, après avoir fourni une longue course, se laisse lentement tomber à terre.

Tout à coup, le docteur nous cria :

— Attention !… Fred et vous, monsieur Borel, portez-vous au cabestan… Dès que nous sentirons que notre ancre a mordu, il faudra raccourcir le câble afin de nous enfoncer sous les eaux. Presque immédiatement je sentis un choc assez violent… il y eut un long sifflement, puis, à travers les hublots, j’aperçus des bulles vertes et une multitude de petites vagues bouillonnantes.

Cependant le Cosmos, au lieu de plonger profondément comme je m’y attendais, resta un moment immobile et je crus même qu’il remontait.

— Pourvu que l’ancre morde ! s’écria le docteur.

Mais fort heureusement la griffe de fer s’accrocha sans doute à un roc sous-marin, car notre véhicule, qui remontait déjà insensiblement, demeura immobile, se balançant sur son câble comme un vaisseau au mouillage.

— Vite !… Vite !… commanda le docteur… Au cabestan !

Fred et moi nous nous mîmes à tourner rapidement une roue de cuivre qui faisait mouvoir un treuil autour duquel était enroulée la corde de l’ancre.

— Halez !… Halez ferme !… criait le docteur…

Nous déployâmes toute notre énergie.

Le Cosmos commença à s’enfoncer peu à peu.

Bientôt nous n’aperçûmes plus qu’un jour glauque qui rapidement s’épaissit… devint d’un vert foncé, puis d’un noir d’encre.

Le docteur nous commanda de fixer le treuil à son cran d’arrêt, puis il se mit à écouter.

Enfin, au bout de quelques minutes, il nous dit :

— Tout va bien… ce que je redoutais ne s’est heureusement pas produit…

— Que craigniez-vous donc ?

— Le conflit des températures… parbleu !

— Comment cela ?

— Oui… j’avais peur que ces eaux, qui sont glaciales, agissant sur l’enveloppe brûlante de notre répulsite, ne la fendissent brusquement…

Mais elle a résisté à l’élément liquide… c’est décidément un corps merveilleux… Maintenant, il s’agit de nous occuper du lestage de notre sous-marin qui cesse d’être un obus pour devenir un bateau.

Le projectile venait, en effet, de perdre dans les grandes profondeurs sa position verticale… et il se maintenait horizontalement.

Nous abandonnâmes nos compartiments et descendîmes dans la partie qui formait à présent la cale.

Sur l’ordre du docteur, Fred débarrassa rapidement les pièces supérieures des meubles et des provisions, puis, quand il se fut acquitté de cette tâche, il appuya sur un levier et les planchers basculèrent formant ainsi, au lieu d’une surface plane, trois demi-cercles qui s’adaptèrent exactement aux parois du projectile.

De cette façon, celui-ci s’était transformé en une seule et vaste chambre autour de laquelle on pouvait évoluer facilement, grâce à des échelles roulantes.

La dynamo fut actionnée et notre moteur électrique ne tarda pas à battre à coups d’abord saccadés, puis réguliers et puissants.

Fred fit une manœuvre qui eut pour résultat de faire sortir l’hélice au dehors et cette dernière se mit à tourner avec rapidité.

— Tout va bien… dit le docteur… Maintenant au ballast !

À l’aide d’une clé anglaise il ouvrit deux soupapes et nous entendîmes l’eau entrer en sifflant dans les réservoirs placés au-dessous de la cale.

Le savant consultait un cadran sur lequel tremblotait une petite aiguille, et quand il jugea la quantité de liquide suffisante, il nous dit :

— À présent, nous sommes équilibrés… Nous ne remonterons pas. J’ai suffisamment chargé notre sous-marin pour que la répulsite ne nous entraîne pas à la surface. Maintenant, en augmentant ou en diminuant la quantité de liquide, nous pourrons à notre gré nous enfoncer ou remonter à la surface. Quand nous aurons épuisé notre oxygène, nous naviguerons à fleur d’eau.

Et le savant s’installa devant un gouvernail après avoir recommandé à Fred de surveiller le moteur et l’hélice.

Quant à moi, je fus chargé de couper le câble qui retenait l’ancre.

Je me servis pour cela d’une forte tenaille dont les branches très longues formaient levier, mais j’étais d’une maladresse telle que Fred fut obligé de venir à mon secours.

De sa poigne robuste il coupa net le gros filin de fer… celui-ci glissa aussitôt comme un serpent et disparut par une petite trappe qui se referma instantanément.

Nous étions libres…

Fred, avec toute la gravité d’un homme qui connaît parfaitement son métier, fit jouer deux ou trois manettes, abaissa deux leviers recourbés et le Cosmos commença à filer sous les eaux.

Une forte lampe électrique placée au hublot d’avant qui, on se le rappelle, tenait presque toute l’ogive de l’obus, projetait devant nous une lueur indécise.

Cependant, peu à peu, la mer s’éclaira autour de nous et nous pûmes facilement distinguer les objets qui nous environnaient. Parfois cette clarté s’atténuait, disparaissait, puis reparaissait plus éclatante.

Par quel phénomène était-elle produite ?

Je ne tardai pas à en avoir l’explication.

Tout à coup, la mer s’illumina de nouveau et ce fut alors un spectacle féerique… inoubliable…

Çà et là s’élevaient des arbres marins aux troncs énormes, aux fleurs rouges ou jaunes émaillées de perles étincelantes.

De tous côtés s’apercevaient des coupoles d’un blanc aussi transparent, aussi pur que le cristal, cernées à leur sommet d’auréoles d’un rose vif qui descendaient en pâlissant peu à peu le long de grandes grottes formées d’éponges gigantesques et expiraient au loin dans le gouffre au milieu d’une brume flottante…

Plus près de nous des plantes semblables à des aiguilles se recouvraient de cristallisations diamantées, de girandoles rutilantes…

On eût dit d’un lustre constellé, réfléchissant mille feux dans les facettes de ses prismes. Puis, tout cela s’estompait.

À travers une voie lactée, une lointaine nébuleuse, mille points lumineux s’éteignaient et se reformaient, s’étendant à l’infini, puis se confondaient brusquement dans une pluie de lumière.

— Ce n’est certainement pas le soleil qui illumine ainsi la mer, dis-je au docteur.

— Regardez en haut, me répondit-il.

Je levai les yeux et j’aperçus passant, avec rapidité, des poissons brillants, aux formes étranges, aux corps allongés, aux têtes triangulaires.

Il semblait que le hublot fût un kaléidoscope dans lequel une fée mystérieuse se serait plu à faire défiler tous les habitants des mers.

Je ne pus retenir un cri d’admiration.

Le docteur m’expliqua alors que ces poissons étaient phosphorescents et que c’étaient eux qui répandaient ainsi autour de nous cette merveilleuse clarté.

— C’est plus gai ici que sous les tunnels du Métropolitain, remarqua Fred, qui avait repris sa belle humeur depuis qu’il avait la permission de respirer.

Bientôt le nombre des poissons lumineux augmenta.

Il y en eut de tous côtés, à droite… à gauche… au-dessous de nous.

Nous marchions au milieu d’un scintillement d’écailles, et nous entendions très distinctement le bruit que faisait avec ses nageoires cette escorte de vertébrés.

De temps à autre un cri retentissait… un cri guttural… monotone… semblable à une plainte lointaine.

Cette mer devait être habitée par des monstres prodigieux… des ichtyosaures gigantesques.

À un moment, Fred me désigna de longs serpents bruns qui filaient au milieu de touffes d’algues marines avec des ondulations rapides… Un de ces animaux passa même tout près de nous, et je constatai qu’il avait une infinité de pattes et était velu comme une chenille.

Il flottait aussi çà et là de gros poissons arrondis, bursiformes, dont la tête volumineuse était surmontée d’énormes tentacules semblables à de longues trompes d’éléphant.

Je ne pus réprimer un geste d’horreur en voyant un de ces poulpes raser le hublot auquel j’avais la face collée.

Mais à ce moment nous ressentîmes une violente secousse ; le Cosmos s’arrêta net, et le docteur s’écria :

— Nous sommes échoués !

En effet, l’ogive du sous-marin était engagée dans un obstacle que nous n’avions pas aperçu… probablement dans une de ces grottes spongieuses comme nous en avions déjà rencontré. Tout d’abord nous ne distinguâmes qu’une masse rougeâtre et de grandes armatures blanches ayant la forme de cerceaux.

Le docteur s’approcha de la vitre de répulsite, examina quelques instants cet obstacle, puis s’écria :

— C’est un poisson…

— Un poisson ! balbutiai-je en frissonnant.

— Oui… un énorme cétacé… quelque baleine martienne qui flottait devant nous…

À peine avait-il prononcé ces mots que nous nous sentîmes secoués avec violence et le Cosmos se mit à filer de biais avec une rapidité foudroyante.

Nous étions entraînés par le monstre.

Le docteur, toujours maître de lui, avait fait rentrer l’hélice et arrêter le moteur, espérant que la résistance opposée par le Cosmos le dégagerait de son enlisement.

Mais, pour comble de malheur, le poisson gigantesque fuyait toujours horizontalement. Enfin il s’arrêta… se secoua furieusement.

L’ogive de l’obus parut se dégager.

— Si nous pouvions remonter, dit le savant, nous serions sauvés.

Mais le cétacé ne bougeait plus… Peut-être était-il mort.

Le docteur fit remettre l’hélice en place et commanda d’actionner le moteur.

À la première trépidation, le monstre reprit sa course affolée.

Je regardai alors le docteur Oméga.

Il était très pâle, mais il ne quittait pas son poste d’observation.

Quant à Fred et à moi, nous avions presque perdu la tête.

Tout à coup, nous tourbillonnâmes avec rapidité… les flancs du Cosmos furent heurtés de coups sourds et la mer s’éclaira comme par enchantement.

Nous assistâmes alors à un spectacle effroyable… à une véritable curée.

Les poissons phosphorescents avaient reparu par milliers et s’étaient jetés avec férocité sur le monstre par lequel nous étions entraînés.

C’était un animal gigantesque, ressemblant à un phoque, mais à un phoque deux fois plus gros qu’une baleine.

Nous pûmes alors facilement nous dégager. Nous parvînmes à remonter vers les eaux supérieures et bientôt nous nous équilibrions à peu près à la même hauteur que précédemment.

Nous étions encore une fois sortis d’un péril… mais j’étais loin d’être rassuré.

Fred était devenu d’une gaîté folle.

Il plaisantait… riait de tout… des poissons qui passaient devant les hublots ou des plantes que nous rencontrions sur notre route.

— Je reviendrai pêcher par ici, disait-il… au moins ça mordra… ce n’est pas comme dans la Seine où il faut attendre une demi-journée avant de sentir une touche…

Les eaux avaient changé de teinte.

Elles étaient maintenant d’un rouge sombre et toujours éclairées, bien que les poissons lumineux eussent disparu depuis longtemps. Nous cherchâmes à découvrir ce qui pouvait ainsi les illuminer, et nous ne tardâmes pas à nous convaincre que cette réverbération était due à des rochers transparents comme du verre dans lesquels montaient des colonnes de feu.

— Ah ! c’est curieux, par exemple ! s’écria Fred, on dirait des volcans sous globes !

— Ce sont en effet des volcans, dit le docteur… au-dessous de nous il coule des fleuves de feu et ces monticules éclairés ont été peu à peu formés par la lave… ils sont creux et la flamme qui y circule les brûle peu à peu jusqu’au jour où ils éclateront.

— C’est égal… on voit par ici de bien drôles de choses, conclut Fred d’un air sérieux… Quand nous raconterons tout cela à notre retour, on ne voudra jamais nous croire… Mais tenez… regardez donc là-bas, derrière les rochers de feu… ne dirait-on pas des maisons ?

Nous éclatâmes de rire.

— Tu es fou, Fred, dit le savant en haussant les épaules.

Le colosse, un peu vexé, ne répondit point, et se remit à observer avec attention le paysage sous-marin, mais tout à coup il fit un bond en arrière et, désignant du doigt le hublot, bégaya d’une voix étranglée par l’effroi :

— Docteur !… docteur !… il y a là un homme qui nous regarde !…