Le Docteur Pascal/5
V
Un instant, Pascal regarda les dossiers, dont l’amas semblait énorme, ainsi jeté au hasard sur la longue table, qui occupait le milieu de la salle de travail. Dans le pêle-mêle, plusieurs des chemises de fort papier bleu s’étaient ouvertes, et les documents en débordaient, des lettres, des coupures de journaux, des pièces sur papier timbré, des notes manuscrites.
Déjà, pour reclasser les paquets, il cherchait les noms, écrits sur les chemises en gros caractères, lorsqu’il sortit, avec un geste résolu, de la sombre réflexion où il était tombé. Et, se tournant vers Clotilde, qui attendait toute droite, muette et blanche :
— Écoute, je t’ai toujours défendu de lire ces papiers, et je sais que tu m’as obéi… Oui, j’avais des scrupules. Ce n’est pas que tu sois, comme d’autres, une fille ignorante, car je t’ai laissé tout apprendre de l’homme et de la femme, et cela n’est certainement mauvais que pour les natures mauvaises… Seulement, à quoi bon te plonger trop tôt dans cette terrible vérité humaine ? Je t’ai donc épargné l’histoire de notre famille, qui est l’histoire de toutes, de l’humanité entière : beaucoup de mal et beaucoup de bien…
Il s’arrêta, parut s’affermir dans sa décision, calmé maintenant et d’une énergie souveraine.
— Tu as vingt-cinq ans, tu dois savoir… Et puis, notre existence n’est plus possible, tu vis et tu me fais vivre dans un cauchemar, avec l’envolée de ton rêve. J’aime mieux que la réalité, si exécrable qu’elle soit, s’étale devant nous. Peut-être le coup qu’elle va te porter, fera-t-il de toi la femme que tu dois être… Nous allons reclasser ensemble ces dossiers, et les feuilleter, et les lire, une terrible leçon de vie !
Puis, comme elle ne bougeait toujours pas :
— Il faut voir clair, allume les deux autres bougies qui sont là.
Un besoin de grande clarté l’avait pris, il aurait voulu l’aveuglante lumière du soleil ; et il jugea encore que les trois bougies n’éclairaient point, il passa dans sa chambre prendre les candélabres à deux branches qui s’y trouvaient. Les sept bougies flambèrent. Tous deux, en leur désordre, lui la poitrine découverte, elle l’épaule gauche tachée de sang, la gorge et les bras nus, ne se voyaient même pas. Deux heures venaient de sonner, et ni l’un ni l’autre n’avait conscience de l’heure : ils allaient passer la nuit dans cette passion de savoir, sans besoin de sommeil, en dehors du temps et des lieux. L’orage, qui continuait à l’horizon de la fenêtre ouverte, grondait plus haut.
Jamais Clotilde n’avait vu à Pascal ces yeux d’ardente fièvre. Il se surmenait depuis quelques semaines, ses angoisses morales le rendaient brusque parfois, malgré sa bonté si conciliante. Mais il semblait qu’une infinie tendresse, toute frémissante de pitié fraternelle, se faisait en lui, au moment de descendre dans les douloureuses vérités de l’existence ; et c’était quelque chose de très indulgent et de très grand, émané de sa personne, qui allait innocenter, devant la jeune fille, l’effrayante débâcle des faits. Il en avait la volonté, il dirait tout, puisqu’il faut tout dire pour tout guérir. N’était-ce pas l’évolution fatale, l’argument suprême, que l’histoire des êtres qui les touchaient de si près ? La vie était telle, et il fallait la vivre. Sans doute, elle en sortirait trempée, pleine de tolérance et de courage.
— On te pousse contre moi, reprit-il, on te fait faire des abominations, et c’est ta conscience que je veux te rendre. Quand tu sauras, tu jugeras et tu agiras… Approche-toi, lis avec moi.
Elle obéit. Ces dossiers pourtant, dont sa grand’mère parlait avec tant de colère, l’effrayaient un peu ; tandis qu’une curiosité s’éveillait, grandissait en elle. D’ailleurs, si domptée qu’elle fût par l’autorité virile qui venait de l’étreindre et de la briser, elle se réservait. Ne pouvait-elle donc l’écouter, lire avec lui ? Ne gardait-elle pas le droit de se refuser ou de se donner ensuite ? Elle attendait.
— Voyons, veux-tu ?
— Oui, maître, je veux !
D’abord, ce fut l’Arbre généalogique des Rougon-Macquart qu’il lui montra. Il ne le serrait pas d’ordinaire dans l’armoire, il le gardait dans le secrétaire de sa chambre, où il l’avait pris, en allant chercher les candélabres. Depuis plus de vingt années, il le tenait au courant, inscrivant les naissances et les morts, les mariages, les faits de famille importants, distribuant en notes brèves les cas, d’après sa théorie de l’hérédité. C’était une grande feuille de papier jaunie, aux plis coupés par l’usure, sur laquelle s’élevait, dessiné d’un trait fort, un arbre symbolique, dont les branches étalées, subdivisées, alignaient cinq rangées de larges feuilles ; et chaque feuille portait un nom, contenait, d’une écriture fine, une biographie, un cas héréditaire.
Une joie de savant s’était emparée du docteur, devant cette œuvre de vingt années, où se trouvaient appliquées, si nettement et si complètement, les lois de l’hérédité, fixées par lui.
— Regarde donc, fillette ! Tu en sais assez long, tu as recopié assez de mes manuscrits, pour comprendre… N’est-ce pas beau, un pareil ensemble, un document si définitif et si total, où il n’y a pas un trou ? On dirait une expérience de cabinet, un problème posé et résolu au tableau noir… Tu vois, en bas, voici le tronc, la souche commune, Tante Dide. Puis, les trois branches en sortent, la légitime, Pierre Rougon, et les deux bâtardes, Ursule Macquart et Antoine Macquart. Puis, de nouvelles branches montent, se ramifient : d’un côté, Maxime, Clotilde et Victor, les trois enfants de Saccard, et Angélique, la fille de Sidonie Rougon ; de l’autre, Pauline, la fille de Lisa Macquart, et Claude, Jacques, Étienne, Anna, les quatre enfants de Gervaise, sa sœur. Là, Jean, leur frère, est au bout. Et tu remarques, ici, au milieu, ce que j’appelle le nœud, la poussée légitime et la poussée bâtarde s’unissant dans Marthe Rougon et son cousin François Mouret, pour donner naissance à trois nouveaux rameaux, Octave, Serge et Désirée Mouret ; tandis qu’il y a encore, issus d’Ursule et du chapelier Mouret, Silvère dont tu connais la mort tragique, Hélène et sa fille Jeanne. Enfin, tout là-haut, ce sont les brindilles dernières, le fils de ton frère Maxime, notre pauvre Charles, et deux autres petits morts, Jacques-Louis, le fils de Claude Lantier, et Louiset, le fils d’Anna Coupeau… En tout cinq générations, un arbre humain qui, à cinq printemps déjà, à cinq renouveaux de l’humanité, a poussé des tiges, sous le flot de sève de l’éternelle vie !
Il s’animait, son doigt se mit à indiquer les cas, sur la vieille feuille de papier jaunie, comme sur une planche anatomique.
— Et je te répète que tout y est… Vois donc, dans l’hérédité directe, les élections : celle de la mère, Silvère, Lisa, Désirée, Jacques, Louiset, toi-même ; celle du père, Sidonie, François, Gervaise, Octave, Jacques-Louis. Puis, ce sont les trois cas de mélange : par soudure, Ursule, Aristide, Anna, Victor ; par dissémination, Maxime, Serge, Étienne ; par fusion, Antoine, Eugène, Claude. J’ai dû même spécifier un quatrième cas très remarquable, le mélange équilibre, Pierre et Pauline. Et les variétés s’établissent, l’élection de la mère par exemple va souvent avec la ressemblance physique du père, ou c’est le contraire qui a lieu ; de même que, dans le mélange, la prédominance physique et morale appartient à un facteur ou à l’autre, selon les circonstances… Ensuite, voici l’hérédité indirecte, celle des collatéraux : je n’en ai qu’un exemple bien établi, la ressemblance physique frappante d’Octave Mouret avec son oncle Eugène Rougon. Je n’ai aussi qu’un exemple de l’hérédité par influence : Anna, la fille de Gervaise et de Coupeau, ressemblait étonnamment, surtout dans son enfance, à Lantier, le premier amant de sa mère, comme s’il avait imprégné celle-ci à jamais… Mais où je suis très riche, c’est pour l’hérédité en retour : les trois cas les plus beaux, Marthe, Jeanne et Charles, ressemblant à Tante Dide, la ressemblance sautant ainsi une, deux et trois générations. L’aventure est sûrement exceptionnelle, car je ne crois guère à l’atavisme ; il me semble que les éléments nouveaux apportés par les conjoints, les accidents et la variété infinie des mélanges doivent très rapidement effacer les caractères particuliers, de façon à ramener l’individu au type général… Et il reste l’innéité, Hélène, Jean, Angélique. C’est la combinaison, le mélange chimique où se confondent les caractères physiques et moraux des parents, sans que rien d’eux semble se retrouver dans le nouvel être.
Il y eut un silence. Clotilde l’avait écouté avec une attention profonde, voulant comprendre. Et lui, maintenant, restait absorbé, les yeux toujours sur l’Arbre, dans le besoin de juger équitablement son œuvre. Il continua lentement, comme s’il se fût parlé à lui-même :
— Oui, cela est aussi scientifique que possible… Je n’ai mis là que les membres de la famille, et j’aurais dû donner une part égale aux conjoints, aux pères et aux mères, venus du dehors, dont le sang s’est mêlé au nôtre et l’a dès lors modifié. J’avais bien dressé un arbre mathématique, le père et la mère se léguant par moitié à l’enfant, de génération en génération ; de façon que, chez Charles par exemple, la part de Tante Dide n’était que d’un douzième : ce qui était absurde, puisque la ressemblance physique y est totale. J’ai donc cru suffisant d’indiquer les éléments venus d’ailleurs, en tenant compte des mariages et du facteur nouveau qu’ils introduisaient chaque fois… Ah ! ces sciences commençantes, ces sciences où l’hypothèse balbutie et où l’imagination reste maîtresse, elles sont le domaine des poètes autant que des savants ! Les poètes vont en pionniers, à l’avant-garde, et souvent ils découvrent les pays vierges, indiquent les solutions prochaines. Il y a là une marge qui leur appartient, entre la vérité conquise, définitive, et l’inconnu, d’où l’on arrachera la vérité de demain… Quelle fresque immense à peindre, quelle comédie et quelle tragédie humaines colossales à écrire, avec l’hérédité, qui est la Genèse même des familles, des sociétés et du monde !
Les yeux devenus vagues, il suivait sa pensée, il s’égarait. Mais, d’un mouvement brusque, il revint aux dossiers, jetant l’Arbre de côté, disant :
— Nous le reprendrons tout à l’heure ; car, pour que tu comprennes maintenant, il faut que les faits se déroulent et que tu les voies à l’action, tous ces acteurs, étiquetés là de simples notes qui les résument… Je vais appeler les dossiers, tu me les passeras un à un ; et je te montrerai, je te conterai ce que chacun contient, avant de le remettre là-haut, sur la planche… Je ne suivrai pas l’ordre alphabétique, mais l’ordre même des faits. Il y a longtemps que je veux établir ce classement… Allons, cherche les noms sur les chemises. Tante Dide, d’abord.
À ce moment, un coin de l’orage qui incendiait l’horizon, prit en écharpe la Souleiade, creva sur la maison en une pluie diluvienne. Mais ils ne fermèrent même pas la fenêtre. Ils n’entendaient ni les éclats de la foudre, ni le roulement continu de ce déluge battant la toiture. Elle lui avait passé le dossier qui portait le nom de Tante Dide, en grosses lettres ; et il en tirait des papiers de toutes sortes, d’anciennes notes, prises par lui, qu’il se mit à lire.
— Donne-moi Pierre Rougon… Donne-moi Ursule Macquart… Donne-moi Antoine Macquart…
Muette, elle obéissait toujours, le cœur serré d’une angoisse, à tout ce qu’elle entendait. Et les dossiers défilaient, étalaient leurs documents, retournaient s’empiler dans l’armoire.
C’étaient d’abord les origines, Adélaïde Fouque, la grande fille détraquée, la lésion nerveuse première, donnant naissance à la branche légitime, Pierre Rougon, et aux deux branches bâtardes, Ursule et Antoine Macquart, toute cette tragédie bourgeoise et sanglante, dans le cadre du coup d’État de décembre 1851, les Rougon, Pierre et Félicité, sauvant l’ordre à Plassans, éclaboussant du sang de Silvère leur fortune commençante, tandis qu’Adélaïde vieillie, la misérable Tante Dide, était enfermée aux Tulettes, comme une figure spectrale de l’expiation et de l’attente. Ensuite, la meute des appétits se trouvait lâchée, l’appétit souverain du pouvoir chez Eugène Rougon, le grand homme, l’aigle de la famille, dédaigneux, dégagé des vulgaires intérêts, aimant la force pour la force, conquérant Paris en vieilles bottes, avec les aventuriers du prochain empire, passant de la présidence du Conseil d’État à un portefeuille de ministre, fait par sa bande, toute une clientèle affamée qui le portait et le rongeait, battu un instant par une femme, la belle Clorinde, dont il avait eu l’imbécile désir, mais si vraiment fort, brûlé d’un tel besoin d’être le maître, qu’il reconquérait le pouvoir grâce à un démenti de sa vie entière, en marche pour sa royauté triomphante de vice-empereur. Chez Aristide Saccard, l’appétit se ruait aux basses jouissances, à l’argent, à la femme, au luxe, une faim dévorante qui l’avait jeté sur le pavé, dès le début de la curée chaude, dans le coup de vent de la spéculation à outrance soufflant par la ville, la trouant de tous côtés et la reconstruisant, des fortunes insolentes bâties en six mois, mangées et rebâties, une soûlerie de l’or dont l’ivresse croissante l’emportait, lui faisait, le corps de sa femme Angèle à peine froid, vendre son nom pour avoir les premiers cent mille francs indispensables, en épousant Renée, puis l’amenait plus tard, au moment d’une crise pécuniaire, à tolérer l’inceste, à fermer les yeux sur les amours de son fils Maxime et de sa seconde femme, dans l’éclat flamboyant de Paris en fête. Et c’était Saccard encore, à quelques années de là, qui mettait en branle l’énorme pressoir à millions de la Banque Universelle, Saccard jamais vaincu, Saccard grandi, haussé jusqu’à l’intelligence et à la bravoure de grand financier, comprenant le rôle farouche et civilisateur de l’argent, livrant, gagnant et perdant des batailles en Bourse, comme Napoléon à Austerlitz et à Waterloo, engloutissant sous le désastre un monde de gens pitoyables, lâchant à l’inconnu du crime son fils naturel Victor, disparu, en fuite par les nuits noires, et lui-même, sous la protection impassible de l’injuste nature, aimé de l’adorable madame Caroline, sans doute en récompense de son exécrable vie. Là, un grand lis immaculé poussait dans ce terreau, Sidonie Rougon, la complaisante de son frère Saccard, l’entremetteuse aux cent métiers louches, enfantait d’un inconnu la pure et divine Angélique, la petite brodeuse aux doigts de fée qui tissait à l’or des chasubles le rêve de son prince charmant, si envolée parmi ses compagnes les saintes, si peu faite pour la dure réalité, qu’elle obtenait la grâce de mourir d’amour, le jour de son mariage, sous le premier baiser de Félicien de Hautecœur, dans le branle des cloches sonnant la gloire de ses noces royales. Le nœud des deux branches se faisait alors, la légitime et la bâtarde, Marthe Rougon épousait son cousin François Mouret, un paisible ménage lentement désuni, aboutissant aux pires catastrophes, une douce et triste femme prise, utilisée, broyée, dans la vaste machine de guerre dressée pour la conquête d’une ville, et ses trois enfants lui étaient comme arrachés, et elle laissait jusqu’à son cœur sous la rude poigne de l’abbé Faujas, et les Rougon sauvaient une seconde fois Plassans, pendant qu’elle agonisait, à la lueur de l’incendie où son mari, fou de rage amassée et de vengeance, flambait avec le prêtre. Des trois enfants, Octave Mouret était le conquérant audacieux, l’esprit net, résolu à demander aux femmes la royauté de Paris, tombé en pleine bourgeoisie gâtée, faisant là une terrible éducation sentimentale, passant du refus fantasque de l’une au mol abandon de l’autre, goûtant jusqu’à la boue les désagréments de l’adultère, resté heureusement actif, travailleur et batailleur, peu à peu dégagé, grandi quand même, hors de la basse cuisine de ce monde pourri, dont on entendait le craquement. Et Octave Mouret victorieux révolutionnait le haut commerce, tuait les petites boutiques prudentes de l’ancien négoce, plantait au milieu de Paris enfiévré le colossal palais de la tentation, éclatant de lustres, débordant de velours, de soie et de dentelles, gagnait une fortune de roi à exploiter la femme, vivait dans le mépris souriant de la femme, jusqu’au jour où une petite fille vengeresse, la très simple et très sage Denise, le domptait, le tenait à ses pieds éperdu de souffrance, tant qu’elle ne lui avait pas fait la grâce, elle si pauvre, de l’épouser, au milieu de l’apothéose de son Louvre, sous la pluie d’or battante des recettes. Restaient les deux autres enfants, Serge Mouret, Désirée Mouret, celle-ci innocente et saine comme une jeune bête heureuse, celui-là affiné et mystique, glissé à la prêtrise par un accident nerveux de sa race, et il recommençait l’aventure adamique, dans le Paradou légendaire, il renaissait pour aimer Albine, la posséder et la perdre, au sein de la grande nature complice, repris ensuite par l’Église, l’éternelle guerre à la vie, luttant pour la mort de son sexe, jetant sur le corps d’Albine morte la poignée de terre de l’officiant, à l’heure même où Désirée, la fraternelle amie des animaux, exultait de joie, parmi la fécondité chaude de sa basse-cour. Plus loin, s’ouvrait une échappée de vie douce et tragique, Hélène Mouret vivait paisible avec sa fillette Jeanne, sur les hauteurs de Passy, dominant Paris, l’océan humain sans bornes et sans fond, en face duquel se déroulait cette histoire douloureuse, le coup de passion d’Hélène pour un passant, un médecin amené la nuit, par hasard, au chevet de sa fille, la jalousie maladive de Jeanne, une jalousie d’amoureuse instinctive disputant sa mère à l’amour, si ravagée déjà de passion souffrante, qu’elle mourait de la faute, prix terrible d’une heure de désir dans toute une vie sage, pauvre chère petite morte restée seule là-haut, sous les cyprès du muet cimetière, devant l’éternel Paris. Avec Lisa Macquart commençait la branche bâtarde, fraîche et solide en elle, étalant la prospérité du ventre, lorsque, sur le seuil de sa charcuterie, en clair tablier, elle souriait aux Halles centrales, où grondait la faim d’un peuple, la bataille séculaire des Gras et des Maigres, le maigre Florent, son beau-frère, exécré, traqué par les grasses poissonnières, les grasses boutiquières, et que la grasse charcutière elle-même, d’une absolue probité, mais sans pardon, faisait arrêter comme républicain en rupture de ban, convaincue qu’elle travaillait ainsi à l’heureuse digestion de tous les honnêtes gens. De cette mère naissait la plus saine, la plus humaine des filles, Pauline Quenu, la pondérée, la raisonnable, la vierge qui savait et qui acceptait la vie, d’une telle passion dans son amour des autres, que, malgré la révolte de sa puberté féconde, elle donnait à une amie son fiancé Lazare, puis sauvait l’enfant du ménage désuni, devenait sa mère véritable, toujours sacrifiée, ruinée, triomphante et gaie, dans son coin de monotone solitude, en face de la grande mer, parmi tout un petit monde de souffrants qui hurlaient leur douleur et ne voulaient pas mourir. Et Gervaise Macquart arrivait avec ses quatre enfants, Gervaise bancale, jolie et travailleuse, que son amant Lantier jetait sur le pavé des faubourgs, où elle faisait la rencontre du zingueur Coupeau, le bon ouvrier pas noceur qu’elle épousait, si heureuse d’abord, ayant trois ouvrières dans sa boutique de blanchisseuse, coulant ensuite avec son mari à l’inévitable déchéance du milieu, lui peu à peu conquis par l’alcool, possédé jusqu’à la folie furieuse et à la mort, elle-même pervertie, devenue fainéante, achevée par le retour de Lantier, au milieu de la tranquille ignominie d’un ménage à trois, dès lors victime pitoyable de la misère complice, qui finissait de la tuer un soir, le ventre vide. Son aîné, Claude, avait le douloureux génie d’un grand peintre déséquilibré, la folie impuissante du chef-d’œuvre qu’il sentait en lui, sans que ses doigts désobéissants pussent l’en faire sortir, lutteur géant foudroyé toujours, martyr crucifié de l’œuvre, adorant la femme, sacrifiant sa femme Christine, si aimante, si aimée un instant, à la femme incréée, qu’il voyait divine et que son pinceau ne pouvait dresser dans sa nudité souveraine, passion dévorante de l’enfantement, besoin insatiable de la création, d’une détresse si affreuse, quand on ne peut le satisfaire, qu’il avait fini par se pendre. Jacques, lui, apportait le crime, la tare héréditaire qui se tournait en un appétit instinctif de sang, du sang jeune et frais coulant de la poitrine ouverte d’une femme, la première venue, la passante du trottoir, abominable mal contre lequel il luttait, qui le reprenait au cours de ses amours avec Séverine, la soumise, la sensuelle, jetée elle-même dans le frisson continu d’une tragique histoire d’assassinat, et il la poignardait un soir de crise, furieux à la vue de sa gorge blanche, et toute cette sauvagerie de la bête galopait parmi les trains filant à grande vitesse, dans le grondement de la machine qu’il montait, la machine aimée qui le broyait un jour, débridée ensuite, sans conducteur, lancée aux désastres inconnus de l’horizon. Étienne, à son tour, chassé, perdu, arrivait au pays noir par une nuit glacée de mars, descendait dans le puits vorace, aimait la triste Catherine qu’un brutal lui volait, vivait avec les mineurs leur vie morne de misère et de basse promiscuité, jusqu’au jour où la faim, soufflant la révolte, promenait au travers de la plaine rase le peuple hurlant des misérables qui voulait du pain, dans les écroulements et les incendies, sous la menace de la troupe dont les fusils partaient tout seuls, terrible convulsion annonçant la fin d’un monde, sang vengeur des Maheu qui se lèverait plus tard, Alzire morte de faim, Maheu tué d’une balle, Zacharie tué d’un coup de grisou, Catherine restée sous la terre, la Maheude survivant seule, pleurant ses morts, redescendant au fond de la mine pour gagner ses trente sous, pendant qu’Étienne, le chef battu de la bande, hanté des revendications futures, s’en allait par un tiède matin d’avril, en écoutant la sourde poussée du monde nouveau, dont la germination allait bientôt faire éclater la terre. Nana, dès lors, devenait la revanche, la fille poussée sur l’ordure sociale des faubourgs, la mouche d’or envolée des pourritures d’en bas, qu’on tolère et qu’on cache, emportant dans la vibration de ses ailes le ferment de destruction, remontant et pourrissant l’aristocratie, empoisonnant les hommes rien qu’à se poser sur eux, au fond des palais où elle entrait par les fenêtres, toute une œuvre inconsciente de ruine et de mort, la flambée stoïque de Vandeuvres, la mélancolie de Foucarmont courant les mers de la Chine, le désastre de Steiner réduit à vivre en honnête homme, l’imbécillité satisfaite de La Faloise, et le tragique effondrement des Muffat, et le blanc cadavre de Georges, veillé par Philippe, sorti la veille de prison, une telle contagion dans l’air empesté de l’époque, qu’elle-même se décomposait et crevait de la petite vérole noire, prise au lit de mort de son fils Louiset, tandis que, sous ses fenêtres, Paris passait, ivre, frappé de la folie de la guerre, se ruant à l’écroulement de tout. Enfin, c’était Jean Macquart, l’ouvrier et le soldat redevenu paysan, aux prises avec la terre dure qui fait payer chaque grain de blé d’une goutte de sueur, en lutte surtout avec le peuple des campagnes, que l’âpre désir, la longue et rude conquête du sol brûle du besoin sans cesse irrité de la possession, les Fouan vieillis cédant leurs champs comme ils céderaient de leur chair, les Buteau exaspérés, allant jusqu’au parricide pour hâter l’héritage d’une pièce de luzerne, la Françoise têtue mourant d’un coup de faux, sans parler, sans vouloir qu’une motte sorte de la famille, tout ce drame des simples et des instinctifs à peine dégagés de la sauvagerie ancienne, toute cette salissure humaine sur la terre grande, qui seule demeure l’immortelle, la mère d’où l’on sort et où l’on retourne, elle qu’on aime jusqu’au crime, qui refait continuellement de la vie pour son but ignoré, même avec la misère et l’abomination des êtres. Et c’était Jean encore qui, devenu veuf et s’étant réengagé aux premiers bruits de guerre, apportait l’inépuisable réserve, le fonds d’éternel rajeunissement que la terre garde, Jean le plus humble, le plus ferme soldat de la suprême débâcle, roulé dans l’effroyable et fatale tempête qui, de la frontière à Sedan, en balayant l’empire, menaçait d’emporter la patrie, toujours sage, avisé, solide en son espoir, aimant d’une tendresse fraternelle son camarade Maurice, le fils détraqué de la bourgeoisie, l’holocauste destiné à l’expiation, pleurant des larmes de sang lorsque l’inexorable destin le choisissait lui-même pour abattre ce membre gâté, puis après la fin de tout, les continuelles défaites, l’affreuse guerre civile, les provinces perdues, les milliards à payer, se remettant en marche, retournant à la terre qui l’attendait, à la grande et rude besogne de toute une France à refaire.
Pascal s’arrêta, Clotilde lui avait passé tous les dossiers, un à un, et il les avait tous feuilletés, dépouillés, reclassés et remis sur la planche du haut, dans l’armoire. Il était hors d’haleine, épuisé d’un tel souffle démesuré, à travers cette humanité vivante ; tandis que, sans voix, sans geste, la jeune fille, dans l’étourdissement de ce torrent de vie débordé, attendait toujours, incapable d’une réflexion et d’un jugement. L’orage continuait à battre la campagne noire du roulement sans fin de sa pluie diluvienne. Un coup de tonnerre venait de foudroyer quelque arbre du voisinage, avec un horrible craquement. Les bougies s’effarèrent, sous le vent de la fenêtre grande ouverte.
— Ah ! reprit-il, en montrant encore d’un geste les dossiers, c’est un monde, une société et une civilisation, et la vie entière est là, avec ses manifestations bonnes et mauvaises, dans le feu et le travail de forge qui emporte tout… Oui, notre famille pourrait, aujourd’hui, suffire d’exemple à la science, dont l’espoir est de fixer un jour, mathématiquement, les lois des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race, à la suite d’une première lésion organique, et qui déterminent, selon les milieux, chez chacun des individus de cette race, les sentiments, les désirs, les passions, toutes les manifestations humaines, naturelles et instinctives, dont les produits prennent les noms de vertus et de vices. Et elle est aussi un document d’histoire, elle raconte le second empire, du coup d’État à Sedan, car les nôtres sont partis du peuple, se sont répandus parmi toute la société contemporaine, ont envahi toutes les situations, emportés par le débordement des appétits, par cette impulsion essentiellement moderne, ce coup de fouet qui jette aux jouissances les basses classes, en marche à travers le corps social… Les origines, je te les ai dites : elles sont parties de Plassans ; et nous voici à Plassans encore, au point d’arrivée.
Il s’interrompit de nouveau, une rêverie ralentissait sa parole.
— Quelle masse effroyable remuée, que d’aventures douces ou terribles, que de joies, que de souffrances jetées à la pelle, dans cet amas colossal de faits !… Il y a de l’histoire pure, l’empire fondé dans le sang, d’abord jouisseur et durement autoritaire, conquérant les villes rebelles, puis glissant à une désorganisation lente, s’écroulant dans le sang, dans une telle mer de sang, que la nation entière a failli en être noyée… Il y a des études sociales, le petit et le grand commerce, la prostitution, le crime, la terre, l’argent, la bourgeoisie, le peuple, celui qui se pourrit dans le cloaque des faubourgs, celui qui se révolte dans les grands centres industriels, toute cette poussée croissante du socialisme souverain, gros de l’enfantement du nouveau siècle… Il y a de simples études humaines, des pages intimes, des histoires d’amour, la lutte des intelligences et des cœurs contre la nature injuste, l’écrasement de ceux qui crient sous leur tâche trop haute, le cri de la bonté qui s’immole, victorieuse de la douleur… Il y a de la fantaisie, l’envolée de l’imagination hors du réel, des jardins immenses, fleuris en toutes saisons, des cathédrales aux fines aiguilles précieusement ouvragées, des contes merveilleux tombés du paradis, des tendresses idéales remontées au ciel dans un baiser… Il y a de tout, de l’excellent et du pire, du vulgaire et du sublime, les fleurs, la boue, les sanglots, les rires, le torrent même de la vie charriant sans fin l’humanité !
Et il reprit l’Arbre généalogique resté sur la table, il l’étala, recommença à le parcourir du doigt, énumérant maintenant les membres de la famille qui vivaient encore. Eugène Rougon, majesté déchue, était à la Chambre le témoin, le défenseur impassible de l’ancien monde emporté dans la débâcle. Aristide Saccard, après avoir fait peau neuve, retombait sur ses pieds républicain, directeur d’un grand journal, en train de gagner de nouveaux millions ; tandis que son fils Maxime mangeait ses rentes, dans son petit hôtel de l’avenue du Bois-de-Boulogne, correct et prudent, menacé d’un mal terrible, et que son autre fils, Victor, n’avait point reparu, rôdant dans l’ombre du crime, puisqu’il n’était pas au bagne, lâché par le monde, à l’avenir, à l’inconnu de l’échafaud. Sidonie Rougon, disparue longtemps, lasse de métiers louches, venait de se retirer, désormais d’une austérité monacale, à l’ombre d’une sorte de maison religieuse, trésorière de l’Œuvre du Sacrement, pour aider au mariage des filles mères. Octave Mouret, propriétaire des grands magasins Au Bonheur des Dames, dont la fortune colossale grandissait toujours, avait eu, vers la fin de l’hiver, un deuxième enfant de sa femme Denise Baudu, qu’il adorait, bien qu’il recommençât à se déranger un peu. L’abbé Mouret, curé à Saint-Eutrope, au fond d’une gorge marécageuse, s’était cloîtré là avec sa sœur Désirée, dans une grande humilité, refusant tout avancement de son évêque, attendant la mort en saint homme qui repoussait les remèdes, bien qu’il souffrît d’une phtisie commençante. Hélène Mouret vivait très heureuse, très à l’écart, idolâtrée de son nouveau mari, M. Rambaud, dans la petite propriété qu’ils possédaient près de Marseille, au bord de la mer ; et elle n’avait pas eu d’enfant de son second mariage. Pauline Quenu était toujours à Bonneville, à l’autre bout de la France, en face du vaste océan, seule désormais avec le petit Paul, depuis la mort de l’oncle Chanteau, résolue à ne pas se marier, à se donner toute au fils de son cousin Lazare, devenu veuf, parti en Amérique pour faire fortune. Étienne Lantier, de retour à Paris après la grève de Montsou, s’était compromis plus tard dans l’insurrection de la Commune, dont il avait défendu les idées avec emportement ; on l’avait condamné à mort, puis gracié et déporté, de sorte qu’il se trouvait maintenant à Nouméa ; on disait même qu’il s’y était tout de suite marié et qu’il avait un enfant, sans qu’on sût au juste le sexe. Enfin, Jean Macquart, licencié après la semaine sanglante, était revenu se fixer près de Plassans, à Valqueyras, où il avait eu la chance d’épouser une forte fille, Mélanie Vial, la fille unique d’un paysan aisé, dont il faisait valoir la terre ; et sa femme, grosse dès la nuit des noces, accouchée d’un garçon en mai, était grosse encore de deux mois, dans un de ces cas de fécondité pullulante qui ne laissent pas aux mères le temps d’allaiter leurs petits.
— Certes, oui, reprit-il à demi-voix, les races dégénèrent. Il y a là un véritable épuisement, une rapide déchéance, comme si les nôtres, dans leur fureur de jouissance, dans la satisfaction gloutonne de leurs appétits, avaient brûlé trop vite. Louiset mort au berceau ; Jacques-Louis, à demi imbécile, emporté par une maladie nerveuse ; Victor retourné à l’état sauvage, galopant on ne sait au fond de quelles ténèbres ; notre pauvre Charles, si beau et si frêle : ce sont là les rameaux derniers de l’Arbre, les dernières tiges pâles où la sève puissante des grosses branches ne semble pas pouvoir monter. Le ver était dans le tronc, il est à présent dans le fruit et le dévore… Mais il ne faut jamais désespérer, les familles sont l’éternel devenir. Elles plongent, au-delà de l’ancêtre commun, à travers les couches insondables des races qui ont vécu, jusqu’au premier être ; et elles pousseront sans fin, elles s’étaleront, se ramifieront à l’infini, au fond des âges futurs… Regarde notre Arbre : il ne compte que cinq générations, il n’a pas même l’importance d’un brin d’herbe, au milieu de la forêt humaine, colossale et noire, dont les peuples sont les grands chênes séculaires. Seulement, songe à ses racines immenses qui tiennent tout le sol, songe à l’épanouissement continu de ses feuilles hautes qui se mêlent aux autres feuilles, à la mer sans cesse roulante des cimes, sous l’éternel souffle fécondant de la vie… Eh bien ! l’espoir est là, dans la reconstitution journalière de la race par le sang nouveau qui lui vient du dehors. Chaque mariage apporte d’autres éléments, bons ou mauvais, dont l’effet est quand même d’empêcher la dégénérescence mathématique et progressive. Les brèches sont réparées, les tares s’effacent, un équilibre fatal se rétablit au bout de quelques générations, et c’est l’homme moyen qui finit toujours par en sortir, l’humanité vague, obstinée à son labeur mystérieux, en marche vers son but ignoré.
Il s’arrêta, il eut un long soupir.
— Ah ! notre famille, que va-t-elle devenir, à quel être aboutira-t-elle enfin ?
Et il continua, ne comptant plus sur les survivants qu’il avait nommés, les ayant classés, ceux-là, sachant ce dont ils étaient capables, mais plein d’une curiosité vive, au sujet des enfants en bas âge encore. Il avait écrit à un confrère de Nouméa pour obtenir des renseignements précis sur la femme d’Étienne et sur l’enfant dont elle devait être accouchée ; et il ne recevait rien, il craignait bien que, de ce côté, l’Arbre ne restât incomplet. Il était plus documenté, à l’égard des deux enfants d’Octave Mouret, avec lequel il restait en correspondance : la petite fille demeurait chétive, inquiétante, tandis que le petit garçon, qui tenait de sa mère, poussait magnifique. Son plus solide espoir, d’ailleurs, était dans les enfants de Jean, dont le premier-né, un gros garçon, semblait apporter le renouveau, la sève jeune des races qui vont se retremper dans la terre. Il se rendait parfois à Valqueyras, il revenait heureux de ce coin de fécondité, du père calme et raisonnable, toujours à sa charrue, de la mère gaie et simple, aux larges flancs, capables de porter un monde. Qui savait d’où naîtrait la branche saine ? Peut-être le sage, le puissant attendu germerait-il là. Le pis était, pour la beauté de son Arbre, que ces gamins et ces gamines étaient si petits encore, qu’il ne pouvait les classer. Et sa voix s’attendrissait sur cet espoir de l’avenir, ces têtes blondes, dans le regret inavoué de son célibat.
Pascal regardait toujours l’Arbre étalé devant lui. Il s’écria :
— Et pourtant est-ce complet, est-ce décisif, regarde donc !… Je te répète que tous les cas héréditaires s’y rencontrent. Je n’ai eu, pour fixer ma théorie, qu’à la baser sur l’ensemble de ces faits… Enfin, ce qui est merveilleux, c’est qu’on touche là du doigt comment des créatures, nées de la même souche, peuvent paraître radicalement différentes, tout en n’étant que les modifications logiques des ancêtres communs. Le tronc explique les branches qui expliquent les feuilles. Chez ton père, Saccard, comme chez ton oncle, Eugène Rougon, si opposés de tempérament et de vie, c’est la même poussée qui a fait les appétits désordonnés de l’un, l’ambition souveraine de l’autre. Angélique, ce lis pur, naît de la louche Sidonie, dans l’envolée qui fait les mystiques ou les amoureuses, selon le milieu. Les trois enfants des Mouret sont emportés par un souffle identique, qui fait d’Octave intelligent un vendeur de chiffons millionnaire, de Serge croyant un pauvre curé de campagne, de Désirée imbécile une belle fille heureuse. Mais l’exemple est plus frappant encore avec les enfants de Gervaise : la névrose passe, et Nana se vend, Étienne se révolte, Jacques tue, Claude a du génie ; tandis que Pauline, leur cousine germaine, à côté, est l’honnêteté victorieuse, celle qui lutte et qui s’immole… C’est l’hérédité, la vie même qui pond des imbéciles, des fous, des criminels et des grands hommes. Des cellules avortent, d’autres prennent leur place, et l’on a un coquin ou un fou furieux, à la place d’un homme de génie ou d’un simple honnête homme. Et l’humanité roule, charriant tout !
Puis, dans un nouveau branle de sa pensée :
— Et l’animalité, la bête qui souffre et qui aime, qui est comme l’ébauche de l’homme, toute cette animalité fraternelle qui vit de notre vie !… Oui, j’aurais voulu la mettre dans l’arche, lui faire sa place parmi notre famille, la montrer sans cesse confondue avec nous, complétant notre existence. J’ai connu des chats dont la présence était le charme mystérieux de la maison, des chiens qu’on adorait, dont la mort était pleurée et qui laissait au cœur un deuil inconsolable. J’ai connu des chèvres, des vaches, des ânes, d’une importance extrême, dont la personnalité a joué un rôle tel, qu’on en devrait écrire l’histoire… Et, tiens ! notre Bonhomme à nous, notre pauvre vieux cheval, qui nous a servi pendant un quart de siècle, est-ce que tu ne crois pas qu’il a mêlé de son sang au nôtre, et que désormais il est de la famille ? Nous l’avons modifié comme lui-même a un peu agi sur nous, nous finissons par être faits sur la même image ; et cela est si vrai, que, lorsque, maintenant, je le vois à demi aveugle, l’œil vague, les jambes perclues de rhumatismes, je l’embrasse sur les deux joues, ainsi qu’un vieux parent pauvre, tombé à ma charge… Ah ! l’animalité, tout ce qui se traîne et tout ce qui se lamente au-dessous de l’homme, quelle place d’une sympathie immense il faudrait lui faire, dans une histoire de la vie !
Ce fut un dernier cri, où Pascal jeta l’exaltation de sa tendresse pour l’être. Il était peu à peu excité, il en arrivait à la confession de sa foi, au labeur continu et victorieux de la nature vivante. Et Clotilde, qui jusque-là n’avait point parlé, toute blanche dans la catastrophe de tant de faits qui tombaient sur elle, desserra enfin les lèvres, pour demander :
— Eh bien ! maître, et moi là-dedans ?
Elle avait posé un de ses doigts minces sur la feuille de l’Arbre, où elle voyait son nom inscrit. Lui, toujours, avait passé cette feuille. Et elle insista.
— Oui, moi, que suis-je donc ?… Pourquoi ne m’as-tu pas lu mon dossier ?
Un instant, il resta muet, comme surpris de la question.
— Pourquoi ? mais pour rien… C’est vrai, je n’ai rien à te cacher… Tu vois ce qui est écrit là : « Clotilde, née en 1847. Élection de la mère. Hérédité en retour, avec prédominance morale et physique de son grand-père maternel… » Rien n’est plus net. Ta mère l’a emporté en toi, tu as son bel appétit, et tu as également beaucoup de sa coquetterie, de son indolence parfois, de sa soumission. Oui, tu es très femme comme elle, sans trop t’en douter, je veux dire que tu aimes à être aimée. En outre, ta mère était une grande liseuse de romans, une chimérique qui adorait rester couchée des journées entières, à rêvasser sur un livre ; elle raffolait des histoires de nourrice, se faisait faire les cartes, consultait les somnambules ; et j’ai toujours pensé que ta préoccupation du mystère, ton inquiétude de l’inconnu venaient de là… Mais ce qui achève de te façonner, en mettant chez toi une dualité, c’est l’influence de ton grand-père, le commandant Sicardot. Je l’ai connu, il n’était pas un aigle, il avait au moins beaucoup de droiture et d’énergie. Sans lui, très franchement, je crois que tu ne vaudrais pas grand’chose, car les autres influences ne sont guère bonnes. Il t’a donné le meilleur de ton être, le courage de la lutte, la fierté et la franchise.
Elle l’avait écouté avec attention, elle fit un léger signe de tête, pour dire que c’était bien ça, qu’elle n’était pas blessée, malgré le petit frémissement de souffrance, dont ces nouveaux détails sur les siens, sur sa mère, avaient agité ses lèvres.
— Eh bien ! reprit-elle, et toi, maître ?
Cette fois, il n’eut pas une hésitation, il cria :
— Oh ! moi, à quoi bon parler de moi ? je n’en suis pas, de la famille !… Tu vois bien ce qui est écrit là : « Pascal, né en 1813. Innéité. Combinaison, où se confondent les caractères physiques et moraux des parents, sans que rien d’eux semble se retrouver dans le nouvel être… » Ma mère me l’a répété assez souvent, que je n’en étais pas, qu’elle ne savait pas d’où je pouvais bien venir !
Et c’était chez lui un cri de soulagement, une sorte de joie involontaire.
— Va, le peuple ne s’y trompe pas. M’as-tu jamais entendu appeler Pascal Rougon, dans la ville ? Non ! le monde a toujours dit le docteur Pascal, tout court. C’est que je suis à part… Et ce n’est guère tendre peut-être, mais j’en suis ravi, car il y a vraiment des hérédités trop lourdes à porter. J’ai beau les aimer tous, mon cœur n’en bat pas moins d’allégresse, lorsque je me sens autre, différent, sans communauté aucune. N’en être pas, n’en être pas, mon Dieu ! C’est une bouffée d’air pur, c’est ce qui me donne le courage de les avoir tous là, de les mettre à nu dans ces dossiers, et de trouver encore le courage de vivre !
Il se tut enfin, il y eut un silence. La pluie avait cessé, l’orage s’en allait, on n’entendait que des coups de foudre, de plus en plus lointains ; tandis que, de la campagne, noire encore, rafraîchie, montait par la fenêtre ouverte une délicieuse odeur de terre mouillée. Dans l’air qui se calmait, les bougies achevaient de brûler, d’une haute flamme tranquille.
— Ah ! dit simplement Clotilde, avec un grand geste accablé, que devenir ?
Elle l’avait crié avec angoisse, une nuit, sur l’aire : la vie était abominable, comment pouvait-on la vivre paisible et heureuse ? C’était une clarté terrible que la science jetait sur le monde, l’analyse descendait dans toutes les plaies humaines pour en étaler l’horreur. Et voilà qu’il venait encore de parler plus crûment, d’élargir la nausée qu’elle avait des êtres et des choses, en jetant sa famille elle-même, toute nue, sur la dalle de l’amphithéâtre. Le torrent fangeux avait roulé devant elle, pendant près de trois heures, et c’était la pire des révélations, la brusque et terrible vérité sur les siens, les êtres chers, ceux qu’elle devait aimer : son père grandi dans les crimes de l’argent, son frère incestueux, sa grand’mère sans scrupules, couverte du sang des justes, les autres presque tous tarés, des ivrognes, des vicieux, des meurtriers, la monstrueuse floraison de l’arbre humain. Le choc était si brutal, qu’elle ne se retrouvait pas, au milieu de la stupeur douloureuse de toute la vie apprise de la sorte, en un coup. Et, cependant, cette leçon était comme innocentée, dans sa violence même, par quelque chose de grand et de bon, un souffle d’humanité profonde, qui l’avait emportée d’un bout à l’autre. Rien de mauvais ne lui en était venu, elle s’était sentie fouettée par un âpre vent marin, le vent des tempêtes, dont on sort la poitrine élargie et saine. Il avait tout dit, parlant librement de sa mère elle-même, continuant à garder vis-à-vis d’elle son attitude déférente de savant qui ne juge point les faits. Tout dire pour tout connaître, pour tout guérir, n’était-ce pas le cri qu’il avait poussé, dans la belle nuit d’été ? Et, sous l’excès même de ce qu’il lui apprenait, elle restait ébranlée, aveuglée de cette trop vive lumière, mais le comprenant enfin, s’avouant qu’il tentait là une œuvre immense. Malgré tout, c’était un cri de santé, d’espoir en l’avenir. Il parlait en bienfaiteur, qui, du moment où l’hérédité faisait le monde, voulait en fixer les lois pour disposer d’elle, et refaire un monde heureux.
Puis, n’y avait-il donc que de la boue, dans ce fleuve débordé, dont il lâchait les écluses ? Que d’or passait, mêlé aux herbes et aux fleurs des berges ! Des centaines de créatures galopaient encore devant elle, et elle demeurait hantée par des figures de charme et de bonté, de fins profils de jeunes filles, de sereines beautés de femmes. Toute la passion saignait là, tout le cœur s’ouvrait en envolées tendres. Elles étaient nombreuses, les Jeanne, les Angélique, les Pauline, les Marthe, les Gervaise, les Hélène. D’elles et des autres, même des moins bonnes, même des hommes terribles, les pires de la bande, montait une humanité fraternelle. Et c’était justement ce souffle qu’elle avait senti passer, ce courant de large sympathie qu’il venait de mettre, sous sa leçon précise de savant. Il ne semblait point s’attendrir, il gardait l’attitude impersonnelle du démonstrateur ; mais, au fond de lui, quelle bonté navrée, quelle fièvre de dévouement, quel don de tout son être au bonheur des autres ! Son œuvre entière, si mathématiquement construite, était baignée de cette fraternité douloureuse, jusque dans ses plus saignantes ironies. Ne lui avait-il pas parlé des bêtes, en frère aîné de tous les vivants misérables qui souffrent ? La souffrance l’exaspérait, il n’avait que la colère de son rêve trop haut, il n’était devenu brutal que dans sa haine du factice et du passager, rêvant de travailler, non pour la société polie d’un moment, mais pour l’humanité entière, à toutes les heures graves de son histoire. Peut-être même était-ce cette révolte contre la banalité courante, qui l’avait fait se jeter au défi de l’audace, dans les théories et dans l’application. Et l’œuvre demeurait humaine, débordante du sanglot immense des êtres et des choses.
D’ailleurs, n’était-ce pas la vie ? Il n’y a pas de mal absolu. Jamais un homme n’est mauvais pour tout le monde, il fait toujours le bonheur de quelqu’un ; de sorte que, lorsqu’on ne se met pas à un point de vue unique, on finit par se rendre compte de l’utilité de chaque être. Ceux qui croient à un Dieu doivent se dire que, si leur Dieu ne foudroie pas les méchants, c’est qu’il voit la marche totale de son œuvre, et qu’il ne peut descendre au particulier. Le labeur qui finit recommence, la somme des vivants reste quand même admirable de courage et de besogne ; et l’amour de la vie emporte tout. Ce travail géant des hommes, cette obstination à vivre, est leur excuse, la rédemption. Alors, de très haut, le regard ne voyait plus que cette continuelle lutte, et beaucoup de bien malgré tout, s’il y avait beaucoup de mal. On entrait dans l’indulgence universelle, on pardonnait, on n’avait plus qu’une infinie pitié et une charité ardente. Le port était sûrement là, attendant ceux qui ont perdu la foi aux dogmes, qui voudraient comprendre pourquoi ils vivent, au milieu de l’iniquité apparente du monde. Il faut vivre pour l’effort de vivre, pour la pierre apportée à l’œuvre lointaine et mystérieuse, et la seule paix possible, sur cette terre, est dans la joie de cet effort accompli.
Une heure encore venait de passer, la nuit entière s’était écoulée à cette terrible leçon de vie, sans que ni Pascal ni Clotilde eussent conscience du lieu où ils étaient, ni du temps qui fuyait. Et lui, surmené depuis quelques semaines, ravagé déjà par son existence de soupçon et de chagrin, eut un frisson nerveux, comme dans un brusque réveil.
— Voyons, tu sais tout, te sens-tu le cœur fort, trempé par le vrai, plein de pardon et d’espoir ?… Es-tu avec moi ?
Mais, sous l’effrayant choc moral qu’elle avait reçu, elle-même frémissait, sans pouvoir se reprendre. C’était en elle une telle débâcle des croyances anciennes, une évolution telle vers un monde nouveau, qu’elle n’osait s’interroger et conclure. Elle se sentait désormais saisie, emportée dans la toute-puissance de la vérité. Elle la subissait et n’était pas convaincue.
— Maître, balbutia-t-elle, maître…
Et ils restèrent un instant face à face, à se regarder. Le jour naissait, une aube d’une pureté délicieuse, au fond du grand ciel clair, lavé par l’orage. Aucun nuage n’en tachait plus le pâle azur, teinté de rose. Tout le gai réveil de la campagne mouillée entrait par la fenêtre, tandis que les bougies, qui achevaient de se consumer, pâlissaient dans la clarté croissante.
— Réponds, veux-tu encore tout détruire, tout brûler, ici ?… Es-tu avec moi, entièrement avec moi ?
À ce moment, il crut qu’elle allait se jeter à son cou, en pleurant. Un élan soudain semblait la pousser. Mais ils se virent, dans leur demi-nudité. Elle, qui, jusque-là, ne s’était pas aperçue, eut conscience qu’elle était en simple jupon, les bras nus, les épaules nues, à peine couvertes par les mèches folles de ses cheveux dénoués ; et là, près de l’aisselle gauche, quand elle abaissa les regards, elle retrouva les quelques gouttes de sang, la meurtrissure qu’il lui avait faite en luttant, pour la dompter, dans une étreinte brutale. Ce fut alors, en elle, une confusion extraordinaire, une certitude qu’elle allait être vaincue, comme si, par cette étreinte, il était devenu son maître, en tout et à jamais. La sensation s’en prolongeait, elle était envahie, entraînée au-delà de son vouloir, prise de l’irrésistible besoin de se donner.
Brusquement, Clotilde se redressa, voulant réfléchir. Elle avait serré ses bras nus sur sa gorge nue. Tout le sang de ses veines était monté à sa peau, en un flot de pudeur empourpré. Et elle se mit à fuir, dans le divin élancement de sa taille mince.
— Maître, maître, laisse-moi… Je verrai…
D’une légèreté de vierge inquiète, elle s’était, comme autrefois déjà, réfugiée au fond de sa chambre. Il l’entendit fermer vivement la porte, à double tour. Il restait seul, il se demanda, pris tout à coup d’un découragement et d’une tristesse immenses, s’il avait eu raison de tout dire, si la vérité germerait dans cette chère créature adorée, et y grandirait un jour, en une moisson de bonheur.