Aller au contenu

Le Docteur Pascal/8

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (p. 191-220).


VIII


Alors, ce fut la possession heureuse, l’idylle heureuse. Clotilde était le renouveau qui arrivait à Pascal sur le tard, au déclin de l’âge. Elle lui apportait du soleil et des fleurs, plein sa robe d’amante ; et, cette jeunesse, elle la lui donnait après les trente années de son dur travail, lorsqu’il était las déjà, et pâlissant, d’être descendu dans l’épouvante des plaies humaines. Il renaissait sous ses grands yeux clairs, au souffle pur de son haleine. C’était encore la foi en la vie, en la santé, en la force, à l’éternel recommencement.

Ce premier matin, après la nuit des noces, Clotilde sortit la première de la chambre, seulement vers dix heures. Au milieu de la salle de travail, tout de suite elle aperçut Martine, plantée sur les jambes, d’un air effaré. La veille, le docteur, en suivant la jeune fille, avait laissé sa porte ouverte ; et la servante, entrée librement, venait de constater que le lit n’était pas même défait. Puis, elle avait eu la surprise d’entendre un bruit de voix sortir de l’autre chambre. Sa stupeur était telle, qu’elle en devenait plaisante.

Et Clotilde, égayée, dans un rayonnement de bonheur, dans un élan d’allégresse extraordinaire, qui emportait tout, se jeta vers elle, lui cria :

— Martine, je ne pars pas !… Maître et moi, nous nous sommes mariés.

Sous le coup, la vieille servante chancela. Un déchirement, une douleur affreuse blêmit sa pauvre face usée, d’un renoncement de nonne, dans la blancheur de sa coiffe. Elle ne prononça pas un mot, elle tourna sur les talons, descendit, alla s’abattre au fond de sa cuisine, les coudes sur sa table à hacher, où elle sanglota entre ses mains jointes.

Clotilde, inquiète, désolée, l’avait suivie. Et elle tâchait de comprendre et de la consoler.

— Voyons, es-tu bête ! qu’est-ce qu’il te prend ?… Maître et moi, nous t’aimerons tout de même, nous te garderons toujours… Ce n’est pas parce que nous sommes mariés que tu seras malheureuse. Au contraire, la maison va être gaie maintenant, du matin au soir.

Mais Martine sanglotait plus fort, éperdument.

— Réponds-moi, au moins. Dis-moi pourquoi tu es fâchée et pourquoi tu pleures… Ça ne te fait donc pas plaisir de savoir que maître est si heureux, si heureux !… Je vais l’appeler, maître, et c’est lui qui te forcera bien à répondre.

À cette menace, la vieille servante, tout d’un coup, se leva, se jeta dans sa chambre, dont la porte s’ouvrait sur la cuisine ; et elle repoussa cette porte, avec un geste furieux, elle s’enferma, violemment. En vain, la jeune fille appela, tapa, s’épuisa.

Pascal finit par descendre, au bruit.

— Eh bien ! quoi donc ?

— Mais c’est cette obstinée de Martine ! Imagine-toi qu’elle s’est mise à sangloter, quand elle a su notre bonheur. Et elle s’est barricadée, elle ne bouge plus.

Elle ne bougeait plus, en effet. Pascal appela, frappa à son tour. Il s’emporta, il s’attendrit. L’un après l’autre, ils recommencèrent. Rien ne répondait, il ne venait de la petite chambre qu’un silence de mort. Et ils se la figuraient, cette petite chambre, d’une propreté maniaque, avec sa commode de noyer et son lit monacal, garni de rideaux blancs. Sans doute, sur ce lit, où la servante avait dormi seule toute sa vie de femme, elle s’était jetée pour mordre son traversin et étouffer ses sanglots.

— Ah ! tant pis ! dit enfin Clotilde, dans l’égoïsme de sa joie, qu’elle boude !

Puis, saisissant Pascal entre ses mains fraîches, levant vers lui sa tête charmante, où brûlait encore tout une ardeur à se donner, à être sa chose :

— Tu ne sais pas, maître, c’est moi qui serai ta servante aujourd’hui.

Il la baisa sur les yeux, ému de gratitude ; et, tout de suite, elle commença par s’occuper du déjeuner, elle bouleversa la cuisine. Elle s’était drapée dans un immense tablier blanc, elle était délicieuse, les manches retroussées, montrant ses bras délicats, comme pour une besogne énorme. Justement, il y avait déjà là des côtelettes, qu’elle fit très bien cuire. Elle ajouta des œufs brouillés, elle réussit même des pommes de terre frites. Et ce fut un déjeuner exquis, vingt fois coupé par son zèle, par sa hâte à courir chercher du pain, de l’eau, une fourchette oubliée. S’il l’avait toléré, elle se serait mise à genoux, pour le servir. Ah ! être seuls, n’être plus qu’eux deux, dans cette grande maison tendre, et se sentir loin du monde, et avoir la liberté de rire et de s’aimer en paix !

Toute l’après-midi, ils s’attardèrent au ménage, balayèrent, firent le lit. Lui-même avait voulu l’aider. C’était un jeu, ils s’amusaient comme des enfants rieurs. Et, de loin en loin, cependant, ils revenaient frapper à la porte de Martine. Voyons, c’était fou, elle n’allait pas se laisser mourir de faim ! Avait-on jamais vu une mule pareille, quand personne ne lui avait rien fait ni rien dit ! Mais les coups résonnaient toujours dans le vide morne de la chambre. La nuit tomba, ils durent s’occuper encore du dîner, qu’ils mangèrent, serrés l’un contre l’autre, dans la même assiette. Avant de se coucher, ils tentèrent un dernier effort, ils menacèrent d’enfoncer la porte, sans que leur oreille, collée contre le bois, perçût même un frisson. Et, le lendemain, au réveil, quand ils redescendirent, ils furent pris d’une sérieuse inquiétude, en constatant que rien n’avait bougé, que la porte restait hermétiquement close. Il y avait vingt-quatre heures que la servante n’avait donné signe de vie.

Puis, comme ils rentraient dans la cuisine, d’où ils s’étaient absentés un instant, Clotilde et Pascal furent stupéfaits, en apercevant Martine assise devant sa table, en train d’éplucher de l’oseille, pour le déjeuner. Elle avait repris sans bruit sa place de servante.

— Mais qu’est-ce que tu as eu ? s’écria Clotilde. Vas-tu parler, à présent ?

Elle leva sa triste face, ravagée de larmes. Un grand calme s’y était fait pourtant, et l’on n’y voyait plus que la morne vieillesse, dans sa résignation. D’un air d’infini reproche, elle regarda la jeune fille ; puis, elle baissa de nouveau la tête, sans parler.

— Est-ce donc que tu nous en veux ?

Et, devant son silence morne, Pascal intervint.

— Vous nous en voulez, ma bonne Martine ?

Alors, la vieille servante le regarda, lui, avec son adoration d’autrefois, comme si elle l’aimait assez, pour supporter tout et rester quand même. Elle parla enfin.

— Non, je n’en veux à personne… Le maître est libre. Tout va bien, s’il est content.

La vie nouvelle, dès lors, s’établit. Les vingt-cinq ans de Clotilde, restée enfantine longtemps, s’épanouissaient en une fleur d’amour, exquise et pleine. Depuis que son cœur avait battu, le garçon intelligent qu’elle était, avec sa tête ronde, aux courts cheveux bouclés, avait fait place à une femme adorable, à toute la femme, qui aime à être aimée. Son grand charme, malgré sa science, prise au hasard de ses lectures, était sa naïveté de vierge, comme si son attente ignorée de l’amour lui avait fait réserver le don de son être, son anéantissement dans l’homme qu’elle aimerait. Certainement, elle s’était donnée autant par reconnaissance, par admiration, que par tendresse, heureuse de le rendre heureux, goûtant une joie à n’être qu’une petite enfant entre ses bras, une chose à lui qu’il adorait, un bien précieux, qu’il baisait à genoux, dans un culte exalté. De la dévote de jadis, elle avait encore l’abandon docile aux mains d’un maître âgé et tout-puissant, tirant de lui sa consolation et sa force, gardant, par-delà la sensation, le frisson sacré de la croyante qu’elle était restée. Mais, surtout, cette amoureuse, si femme, si pâmée, offrait le cas délicieux d’être une bien portante, une gaie, mangeant à belles dents, apportant un peu de la vaillance de son grand-père le soldat, emplissant la maison du vol souple de ses membres, de la fraîcheur de sa peau, de la grâce élancée de sa taille, de son col, de tout son corps jeune, divinement frais.

Et Pascal, lui, était redevenu beau, dans l’amour, de sa beauté sereine d’homme resté vigoureux, sous ses cheveux blancs. Il n’avait plus sa face douloureuse des mois de chagrin et de souffrance qu’il venait de passer ; il reprenait sa bonne figure, ses grands yeux vifs, encore pleins d’enfance, ses traits fins, où riait la bonté ; tandis que ses cheveux blancs, sa barbe blanche, poussaient plus drus, d’une abondance léonine, dont le flot de neige le rajeunissait. Il s’était gardé si longtemps, dans sa vie solitaire de travailleur acharné, sans vices, sans débauches, qu’il retrouvait sa virilité, mise à l’écart, renaissante, ayant la hâte de se contenter enfin. Un réveil l’emportait, une fougue de jeune homme éclatait en gestes, en cris, en un besoin continuel de se dépenser et de vivre. Tout lui redevenait nouveau et ravissant, le moindre coin du vaste horizon l’émerveillait, une simple fleur le jetait dans une extase de parfum, un mot de tendresse quotidienne, affaibli par l’usage, le touchait aux larmes comme une invention toute fraîche du cœur, que des millions de bouches n’avaient point fanée. Le « Je t’aime » de Clotilde était une infinie caresse dont personne au monde ne connaissait le goût surhumain. Et, avec la santé, avec la beauté, la gaieté aussi lui était revenue, cette gaieté tranquille qu’il devait autrefois à son amour de la vie, et qu’aujourd’hui ensoleillait sa passion, toutes les raisons qu’il avait de trouver la vie meilleure encore.

À eux deux, la jeunesse en fleur, la force mûre, si saines, si gaies, si heureuses, ils firent un couple rayonnant. Pendant un grand mois, ils s’enfermèrent, ils ne sortirent pas une seule fois de la Souleiade. La chambre même leur suffit d’abord, cette chambre tendue d’une vieille et attendrissante indienne, au ton d’aurore, avec ses meubles empire, sa vaste et raide chaise longue, sa haute psyché monumentale. Ils ne pouvaient regarder sans joie la pendule, une borne de bronze doré, contre laquelle l’Amour souriant contemplait le Temps endormi. N’était-ce point une allusion ? ils en plaisantaient parfois. Toute une complicité affectueuse leur venait ainsi des moindres objets, de ces vieilleries si douces, où d’autres avaient aimé avant eux, où elle-même, à cette heure, remettait son printemps. Un soir, elle jura qu’elle avait vu, dans la psyché, une dame très jolie, qui se déshabillait, et qui n’était sûrement pas elle ; puis, reprise par son besoin de chimère, elle fit tout haut le rêve qu’elle apparaîtrait de la sorte, cent ans plus tard, à une amoureuse de l’autre siècle, un soir de nuit heureuse. Lui, ravi, adorait cette chambre, où il la retrouvait toute, jusque dans l’air qu’il y respirait ; et il y vivait, il n’habitait plus sa propre chambre, noire, glacée, dont il se hâtait de sortir comme d’une cave, avec un frisson, les rares fois qu’il devait y entrer. Ensuite, la pièce où tous deux se plaisaient aussi, était la vaste salle de travail, pleine de leurs habitudes et de leur passé d’affection. Ils y demeuraient les journées entières, n’y travaillant guère pourtant. La grande armoire de chêne sculpté dormait, portes closes, ainsi que les bibliothèques. Sur les tables, les papiers et les livres s’entassaient, sans qu’on les dérangeât de place. Comme les jeunes époux, ils étaient à leur passion unique hors de leurs occupations anciennes, hors de la vie. Les heures leur semblaient trop courtes, à goûter le charme d’être l’un contre l’autre, souvent assis dans le même ancien et large fauteuil, heureux de la douceur du haut plafond, de ce domaine bien à eux, sans luxe et sans ordre, encombré d’objets familiers, égayé, du matin au soir, par la bonne chaleur renaissante des soleils d’avril. Lorsque, lui, pris de remords, parlait de travailler, elle lui liait les bras de ses bras souples, elle le gardait pour elle, en riant, ne voulant pas que trop de travail le lui rendît malade encore. Et, en bas, ils aimaient également la salle à manger, si gaie, avec ses panneaux clairs, relevés de filets bleus, ses meubles de vieil acajou, ses grands pastels fleuris, sa suspension de cuivre, toujours reluisante. Ils y dévoraient à belles dents, ils ne s’en sauvaient, après chaque repas, que pour remonter dans leur chère solitude.

Puis, quand la maison leur sembla trop petite, ils eurent le jardin, la Souleiade entière. Le printemps montait avec le soleil, avril à son déclin commençait à fleurir les roses. Et quelle joie, cette propriété, si bien close de murs, où rien du dehors ne les pouvait inquiéter ! Ce furent de longs oublis sur la terrasse, en face de l’immense horizon, déroulant le cours ombragé de la Viorne et les coteaux de Sainte-Marthe, depuis les barres rocheuses de la Seille jusqu’aux lointains poudreux de la vallée de Plassans. Ils n’avaient là d’autre ombre que celle des deux cyprès centenaires, plantés aux deux bouts, pareils à deux énormes cierges verdâtres, qu’on voyait de trois lieues. Parfois, ils descendirent la pente, pour le plaisir de remonter les gradins géants, escaladant les petits murs de pierres sèches qui soutenaient les terres, regardant si les olives chétives, si les amandes maigres poussaient. Plus souvent, ils firent des promenades délicieuses sous les fines aiguilles de la pinède, toutes trempées de soleil, exhalant un puissant parfum de résine, des tours sans cesse repris, le long du mur de clôture, derrière lequel on entendait seulement, de loin en loin, le gros bruit d’une charrette dans l’étroit chemin des Fenouillères, des stations enchantées sur l’aire antique, d’où l’on voyait tout le ciel, et où ils aimaient à s’étendre, avec le souvenir attendri de leurs larmes d’autrefois, lorsque leur amour, ignoré d’eux-mêmes, se querellait sous les étoiles. Mais la retraite préférée, celle où ils finissaient toujours par aller se perdre, ce fut le quinconce de platanes, l’épais ombrage, alors d’un vert tendre, pareil à une dentelle. Dessous, les buis énormes, les anciennes bordures du jardin français disparu, faisaient une sorte de labyrinthe, dont ils ne trouvaient jamais le bout. Et le filet d’eau de la fontaine, l’éternelle et pure vibration de cristal, leur paraissait chanter dans leur cœur. Ils restaient assis près du bassin moussu, ils laissaient tomber là le crépuscule, peu à peu noyés sous les ténèbres des arbres, les mains unies, les lèvres rejointes, tandis que l’eau, qu’on ne voyait plus, filait sans fin sa note de flûte.

Jusqu’au milieu de mai, Pascal et Clotilde s’enfermèrent ainsi, sans même franchir le seuil de leur retraite. Un matin, comme elle s’attardait au lit, il disparut, rentra une heure plus tard ; et, l’ayant retrouvée couchée, dans son joli désordre, les bras nus, les épaules nues, il lui mit aux oreilles deux brillants, qu’il venait de courir acheter, en se rappelant que l’anniversaire de sa naissance tombait ce jour-là. Elle adorait les bijoux, elle fut surprise et ravie, elle ne voulut plus se lever, tellement elle se trouvait belle, ainsi dévêtue, avec ces étoiles au bord des joues. À partir de ce moment, il ne se passa pas de semaine, sans qu’il s’évadât de la sorte une ou deux fois, le matin, pour rapporter quelque cadeau. Les moindres prétextes lui étaient bons, une fête, un désir, une simple joie. Il profitait de ses jours de paresse, s’arrangeait de façon à être de retour, avant qu’elle se levât et il la parait lui-même, au lit. Ce furent, successivement, des bagues, des bracelets, un collier, un diadème mince. Il sortait les autres bijoux, il se faisait un jeu de les lui mettre tous, au milieu de leurs rires. Elle était comme une idole, le dos contre l’oreiller, assise sur son séant, chargée d’or, avec un bandeau d’or dans ses cheveux, de l’or à ses bras nus, de l’or à sa gorge nue, toute nue et divine, ruisselante d’or et de pierreries. Sa coquetterie de femme en était délicieusement satisfaite, elle se laissait aimer à genoux, en sentant bien qu’il y avait seulement là une forme exaltée de l’amour. Pourtant, elle commençait à gronder un peu, à lui faire de sages remontrances, car ça devenait absurde, en somme, ces cadeaux, qu’elle devait serrer ensuite au fond d’un tiroir, sans jamais s’en servir, n’allant nulle part. Ils tombaient à l’oubli, après l’heure de contentement et de gratitude qu’ils leur procuraient, dans leur nouveauté. Mais lui ne l’écoutait pas, emporté par cette véritable folie du don, incapable de résister au besoin d’acheter l’objet, dès que l’idée l’avait pris de le lui donner. C’était une largesse de cœur, un impérieux désir de lui prouver qu’il pensait toujours à elle, un orgueil à la voir la plus magnifique, la plus heureuse, la plus enviée, un sentiment du don plus profond encore, qui le poussait à se dépouiller, à ne rien garder de son argent, de sa chair, de sa vie. Et puis, quelles délices, quand il croyait lui avoir fait un vrai plaisir, qu’il la voyait se jeter à son cou, toute rouge, avec de gros baisers pour remerciements ! Après les bijoux, ce furent des robes, des chiffons, des objets de toilette. La chambre s’encombrait, les tiroirs allaient déborder.

Un matin, elle se fâcha. Il avait apporté une nouvelle bague.

— Mais puisque je n’en mets jamais ! Et, regarde ! si je les mettais, j’en aurais jusqu’au bout des doigts… Je t’en prie, sois raisonnable.

Il restait confus.

— Alors, je ne t’ai pas fait plaisir ?

Elle dut le prendre entre ses bras, lui jurer qu’elle était bienheureuse, avec des larmes dans les yeux. Il se montrait si bon, il se dépensait si absolument pour elle ! Et, comme, ce matin-là, il osait parler d’arranger la chambre, de tendre les murs d’étoffe, de faire poser un tapis, elle le supplia de nouveau.

— Oh ! non, oh ! non, de grâce !… Ne touche pas à ma vieille chambre, toute pleine de souvenirs, où j’ai grandi, où nous nous sommes aimés. Il me semblerait que nous ne serions plus chez nous.

Dans la maison, le silence obstiné de Martine condamnait ces dépenses exagérées et inutiles. Elle avait pris une attitude moins familière, comme si, depuis la situation nouvelle, elle était retombée, de son rôle de gouvernante amie, à son ancien rang de servante. Vis-à-vis de Clotilde surtout, elle changeait, la traitait en jeune dame, en maîtresse moins aimée et plus obéie. Quand elle entrait dans la chambre à coucher, quand elle les servait au lit tous les deux, son visage gardait son air de soumission résignée, toujours en adoration devant son maître, indifférente au reste. À deux ou trois reprises pourtant, le matin, elle parut le visage ravagé, les yeux perdus de larmes, sans vouloir répondre directement aux questions, disant que ce n’était rien, qu’elle avait pris un coup d’air. Et jamais elle ne faisait une réflexion sur les cadeaux dont les tiroirs s’emplissaient, elle ne semblait même pas les voir, les essuyait, les rangeait, sans un mot d’admiration ni de blâme. Seulement, toute sa personne se révoltait contre cette folie du don, qui ne pouvait sûrement lui entrer dans la cervelle. Elle protestait à sa manière en outrant son économie, réduisant les dépenses du ménage, le conduisant d’une si stricte façon, qu’elle trouvait le moyen de rogner sur les petits frais infimes. Ainsi, elle supprima un tiers du lait, elle ne mit plus d’entremets sucré que le dimanche. Pascal et Clotilde, sans oser se plaindre, riaient entre eux de cette grosse avarice, recommençaient les plaisanteries qui les amusaient depuis dix ans, en se racontant que, lorsqu’elle beurrait des légumes, elle les faisait sauter dans la passoire, pour ravoir le beurre par-dessous.

Mais, ce trimestre-là, elle voulut rendre des comptes. D’habitude, elle allait toucher elle-même, tous les trois mois, chez le notaire, maître Grandguillot, les quinze cents francs de rente, dont elle disposait ensuite à sa guise, marquant les dépenses sur un livre, que le docteur avait cessé de vérifier, depuis des années. Elle l’apporta, elle exigea qu’il y jetât un coup d’œil. Il s’en défendait, trouvait tout très bien.

— C’est que, monsieur, dit-elle, j’ai pu mettre, cette fois, de l’argent de côté. Oui, trois cents francs… Les voici.

Il la regardait stupéfié. Elle joignait tout juste les deux bouts d’ordinaire. Par quel miracle de lésinerie avait-elle pu réserver une pareille somme ? Il finit par rire.

— Ah ! ma pauvre Martine, c’est donc ça que nous avons mangé tant de pommes de terre ! Vous êtes une perle d’économie, mais vraiment gâtez-nous un peu plus.

Ce discret reproche la blessa si profondément, qu’elle se laissa aller enfin à une allusion.

— Dame ! monsieur, quand on jette tant d’argent par les fenêtres, d’un côté, on fait bien d’être prudent de l’autre.

Il comprit, il ne se fâcha pas, amusé au contraire de la leçon.

— Ah ! ah ! ce sont mes comptes que vous épluchez ! Mais vous savez, Martine, que, moi aussi, j’ai des économies qui dorment !

Il parlait de l’argent que ses malades lui donnaient encore parfois, et qu’il jetait dans un tiroir de son secrétaire. Depuis plus de seize ans, il y mettait ainsi, chaque année, près de quatre mille francs, ce qui aurait fini par faire un véritable petit trésor, de l’or et des billets pêle-mêle, s’il n’avait tiré de là, au jour le jour, sans compter, des sommes assez grosses, pour ses expériences et ses caprices. Tout l’argent des cadeaux sortait de ce tiroir, il le rouvrait sans cesse, maintenant. D’ailleurs, il le croyait inépuisable, il était si habitué à y prendre ce dont il avait besoin, que la crainte ne lui venait pas d’en voir jamais le fond.

— On peut bien jouir un peu de ses économies, continua-t-il gaiement. Puisque c’est vous qui allez chez le notaire Martine, vous n’ignorez pas que j’ai mes rentes, à part.

Elle dit alors, avec la voix blanche des avares, que hante le cauchemar d’un désastre toujours menaçant :

— Et si vous ne les aviez plus ?

Ébahi, Pascal la contempla, se contenta de répondre par un grand geste vague, car la possibilité d’un malheur n’entrait même pas dans son esprit. Il pensa que l’avarice lui tournait la tête ; et il s’en amusa, le soir, avec Clotilde.

Dans Plassans, les cadeaux furent aussi la cause de commérages sans fin. Ce qui se passait à la Souleiade, cette flambée d’amour si particulière et si ardente, s’était ébruitée, avait franchi les murs, on ne savait trop comment, par cette force d’expansion qui alimente la curiosité des petites villes, toujours en éveil. La servante, certainement, ne parlait pas ; mais son air suffisait peut-être, des paroles volaient quand même, on avait sans doute guetté les deux amoureux, par-dessus les murs. Et l’achat des cadeaux était survenu alors, prouvant tout, aggravant tout. Quand le docteur, de bon matin, battait les rues, entrait chez les bijoutiers, les lingères, les modistes, des yeux se braquaient aux fenêtres, ses moindres emplettes étaient épiées, la ville entière savait, le soir, qu’il avait donné encore une capeline de foulard, des chemises garnies de dentelle, un bracelet orné de saphirs. Et cela tournait au scandale, cet oncle qui avait débauché sa nièce, qui faisait pour elle des folies de jeune homme, qui la parait comme une sainte Vierge. Les histoires les plus extraordinaires commençaient à circuler, on se montrait la Souleiade du doigt, en passant.

Mais ce fut surtout la vieille madame Rougon qui entra dans une indignation exaspérée. Elle avait cessé d’aller chez son fils, en apprenant que le mariage de Clotilde avec le docteur Ramond était rompu. On se moquait d’elle, on ne se rendait à aucun de ses désirs. Puis, après un grand mois de rupture, pendant lequel elle n’avait rien compris aux airs apitoyés, aux condoléances discrètes, aux sourires vagues qui l’accueillaient partout, elle venait brusquement de tout savoir, un coup de massue en plein crâne. Et elle qui, lors de la maladie de Pascal, cette histoire de loup-garou, vivant dans l’orgueil et la peur, avait tempêté pour ne pas redevenir la fable de la ville ! C’était pis cette fois, le comble du scandale, une aventure gaillarde dont on faisait des gorges chaudes ! De nouveau, la légende des Rougon était en péril, son malheureux fils ne savait décidément qu’inventer pour détruire la gloire de la famille, si péniblement conquise. Aussi, dans l’émotion de sa colère, elle qui s’était faite la gardienne de cette gloire, résolue à épurer la légende par tous les moyens, mit-elle son chapeau et courut-elle à la Souleiade, avec la vivacité juvénile de ses quatre-vingts ans. Il était dix heures du matin.

Pascal, que la rupture avec sa mère enchantait, n’était heureusement pas là, en course depuis une heure à la recherche d’une vieille boucle d’argent, dont il avait eu l’idée pour une ceinture. Et Félicité tomba sur Clotilde, comme celle-ci achevait sa toilette, encore en camisole, les bras nus, les cheveux dénoués, d’une gaieté et d’une fraîcheur de rose.

Le premier choc fut rude. La vieille dame vida son cœur, s’indigna, parla avec emportement de la religion et de la morale. Enfin, elle conclut.

— Réponds, pourquoi avez-vous fait cette horrible chose qui est un défi à Dieu et aux hommes ?

Souriante, très respectueuse d’ailleurs, la jeune fille l’avait écoutée.

— Mais parce que ça nous a plu, grand’mère. Ne sommes-nous pas libres ? Nous n’avons de devoir envers personne.

— Pas de devoir ! et envers moi, donc ! et envers la famille ! Voilà encore qu’on va nous traîner dans la boue, si tu crois que ça me fait plaisir !

Tout d’un coup, son emportement s’apaisa. Elle la regardait, la trouvait adorable. Au fond, ce qui s’était passé ne la surprenait pas autrement, elle s’en moquait, elle avait le simple désir que cela se terminât d’une façon correcte, afin de faire taire les mauvaises langues. Et, conciliante, elle s’écria :

— Alors, mariez-vous ! Pourquoi ne vous mariez-vous pas ?

Clotilde demeura un instant surprise. Ni elle ni le docteur n’avaient eu cette idée du mariage. Elle se remit à sourire.

— Est-ce que nous en serons plus heureux, grand’mère ?

— Il ne s’agit pas de vous, il s’agit encore une fois de moi, de tous les vôtres… Comment peux-tu, ma chère enfant, plaisanter avec ces choses sacrées ? Tu as donc perdu toute vergogne ?

Mais la jeune fille, sans se révolter, toujours très douce, eut un geste large, comme pour dire qu’elle ne pouvait avoir la honte de sa faute. Ah ! mon Dieu ! quand la vie charriait tant de corruption et tant de faiblesse, quel mal avaient-ils fait, sous le ciel éclatant, de se donner le grand bonheur d’être l’un à l’autre ? Du reste, elle n’y mettait aucune obstination raisonnée.

— Sans doute, nous nous marierons, puisque tu le désires, grand’mère. Il fera ce que je voudrai… Mais plus tard, rien ne presse.

Et elle gardait sa sérénité rieuse. Puisqu’ils vivaient hors du monde, pourquoi s’inquiéter du monde ?

La vieille madame Rougon dut s’en aller, en se contentant de cette promesse vague. Dès ce moment, dans la ville, elle affecta d’avoir cessé tous rapports avec la Souleiade, ce lieu de perdition et de honte. Elle n’y remettait plus les pieds, elle portait noblement le deuil de cette affliction nouvelle. Mais elle ne désarmait pourtant pas, restée aux aguets, prête à profiter de la moindre circonstance pour rentrer dans la place, avec cette ténacité qui lui avait toujours valu la victoire.

Ce fut alors que Pascal et Clotilde cessèrent de se cloîtrer. Il n’y eut pas, chez eux, de provocation, ils ne voulurent pas répondre aux vilains bruits en affichant leur bonheur. Cela se produisit comme une expansion naturelle de leur joie. Lentement, leur amour avait eu un besoin d’élargissement et d’espace, d’abord hors de la chambre, puis hors de la maison, maintenant hors du jardin, dans la ville, dans l’horizon vaste. Il emplissait tout, il leur donnait le monde. Le docteur reprit donc tranquillement ses visites, et il emmenait la jeune fille, et ils s’en allaient ensemble par les promenades, par les rues, elle à son bras, en robe claire, coiffée d’une gerbe de fleurs, lui boutonné dans sa redingote, avec son chapeau à larges bords. Lui, était tout blanc ; elle, était toute blonde. Ils s’avançaient, la tête haute, droits et souriants, au milieu d’un tel rayonnement de félicité, qu’ils semblaient marcher dans une gloire. D’abord, l’émotion fut énorme, les boutiquiers se mettaient sur leurs portes, des femmes se penchaient aux fenêtres, des passants s’arrêtaient pour les suivre des yeux. On chuchotait, on riait, on se les montrait du doigt. Il semblait à craindre que cette poussée de curiosité hostile ne finît par gagner les gamins et ne leur fit jeter des pierres. Mais, ils étaient si beaux, lui superbe et triomphal, elle si jeune, si soumise et si fière, qu’une invincible indulgence vint peu à peu à tout le monde. On ne pouvait se défendre de les envier et de les aimer, dans une contagion enchantée de tendresse. Ils dégageaient un charme qui retournait les cœurs. La ville neuve, avec sa population bourgeoise de fonctionnaires et d’enrichis, fut la dernière conquise. Le quartier Saint-Marc, malgré son rigorisme, se montra tout de suite accueillant, d’une tolérance discrète, lorsqu’ils suivaient les trottoirs déserts, semés d’herbe, le long des vieux hôtels silencieux et clos, d’où s’exhalait le parfum évaporé des amours d’autrefois. Et ce fut surtout le vieux quartier qui, bientôt, leur fit fête, ce quartier dont le petit peuple, touché dans son instinct, sentit la grâce de légende, le mythe profond du couple, la belle jeune fille soutenant le maître royal et reverdissant. On y adorait le docteur pour sa bonté, sa compagne fut vite populaire, saluée par des gestes d’admiration et de louange, dès qu’elle paraissait. Eux, cependant, s’ils avaient semblé ignorer l’hostilité première, devinaient bien maintenant le pardon et l’amitié attendrie dont ils étaient entourés ; et cela les rendait plus beaux, leur bonheur riait à la ville entière.

Une après-midi, comme Pascal et Clotilde tournaient l’angle de la rue de la Banne, ils aperçurent, sur l’autre trottoir, le docteur Ramond. La veille, justement, ils avaient appris qu’il se décidait à épouser mademoiselle Lévêque, la fille de l’avoué. C’était à coup sûr le parti le plus raisonnable, car l’intérêt de sa situation ne lui permettait pas d’attendre davantage, et la jeune fille, fort jolie et fort riche, l’aimait. Lui-même l’aimerait certainement. Aussi Clotilde fut-elle très heureuse de lui sourire, pour le féliciter, en cordiale amie. D’un geste affectueux, Pascal l’avait salué. Un instant, Ramond, un peu remué par la rencontre, demeura perplexe. Il avait eu un premier mouvement, sur le point de traverser la rue. Puis, une délicatesse dut lui venir, la pensée qu’il serait brutal d’interrompre leur rêve, d’entrer dans cette solitude à deux qu’ils gardaient même parmi les coudoiements des trottoirs. Et il se contenta d’un amical salut, d’un sourire où il pardonnait leur bonheur. Cela fut, pour tous les trois, très doux.

Vers ce temps, Clotilde s’amusa plusieurs jours à un grand pastel, où elle évoquait la scène tendre du vieux roi David et d’Abisaïg, la jeune Sunamite. Et c’était une évocation de rêve, une de ces compositions envolées où l’autre elle-même, la chimérique, mettait son goût du mystère. Sur un fond de fleurs jetées, des fleurs en pluie d’étoiles, d’un luxe barbare, le vieux roi se présentait de face, la main posée sur l’épaule nue d’Abisaïg ; et l’enfant, très blanche, était nue jusqu’à la ceinture. Lui, vêtu somptueusement d’une robe toute droite, lourde de pierreries, portait le bandeau royal sur ses cheveux de neige. Mais elle, était plus somptueuse encore, rien qu’avec la soie liliale de sa peau, sa taille mince et allongée, sa gorge ronde et menue, ses bras souples, d’une grâce divine. Il régnait, il s’appuyait en maître puissant et aimé, sur cette sujette élue entre toutes, si orgueilleuse d’avoir été choisie, si ravie de donner à son roi le sang réparateur de sa jeunesse. Toute sa nudité limpide et triomphante exprimait la sérénité de sa soumission, le don tranquille, absolu, qu’elle faisait de sa personne, devant le peuple assemblé, à la pleine lumière du jour. Et il était très grand, et elle était très pure, et il sortait d’eux comme un rayonnement d’astre.

Jusqu’au dernier moment, Clotilde avait laissé les faces des deux personnages imprécises, dans une sorte de nuée. Pascal la plaisantait, ému derrière elle, devinant bien ce qu’elle entendait faire. Et il en fut ainsi, elle termina les visages en quelques coups de crayon : le vieux roi David, c’était lui, et c’était elle, Abisaïg, la Sunamite. Mais ils restaient enveloppés d’une clarté de songe, c’étaient eux divinisés, avec des chevelures, une toute blanche, une toute blonde, qui les couvraient d’un impérial manteau, avec des traits allongés par l’extase, haussés à la béatitude des anges, avec un regard et un sourire d’immortel amour.

— Ah ! chérie, cria-t-il, tu nous fais trop beaux, te voilà encore partie pour le rêve, oui ! tu te souviens, comme aux jours où je te reprochais de mettre là toutes les fleurs chimériques du mystère.

Et, de la main, il montrait les murs, le long desquels s’épanouissait le parterre fantasque des anciens pastels, cette flore incréée, poussée en plein paradis.

Mais elle protestait gaiement.

— Trop beaux ? nous ne pouvons pas être trop beaux ! Je t’assure, c’est ainsi que je nous sens, que je nous vois, et c’est ainsi que nous sommes… Tiens ! regarde, si ce n’est pas la réalité pure.

Elle avait pris la vieille Bible du quinzième siècle, qui était près d’elle, et elle montrait la naïve gravure sur bois.

— Tu vois bien, c’est tout pareil.

Lui, doucement, se mit à rire, devant cette tranquille et extraordinaire affirmation.

— Oh ! tu ris, tu t’arrêtes à des détails de dessin. C’est l’esprit qu’il faut pénétrer… Et regarde les autres gravures, comme c’est bien ça encore ! Je ferai Abraham et Agar, je ferai Ruth et Booz, je les ferai tous, les prophètes, les pasteurs et les rois, à qui les humbles filles, les parentes et les servantes ont donné leur jeunesse. Tous sont beaux et heureux, tu le vois bien.

Alors, ils cessèrent de rire, penchés au-dessus de la Bible antique, dont elle tournait les pages, de ses doigts minces. Et lui, derrière, avait sa barbe blanche mêlée aux cheveux blonds de l’enfant. Il la sentait toute, il la respirait toute. Il avait posé ses lèvres sur sa nuque délicate, il baisait sa jeunesse en fleur, tandis que les naïves gravures sur bois continuaient à défiler, ce monde biblique qui s’évoquait des pages jaunies, cette poussée libre d’une race forte et vivace, dont l’œuvre devait conquérir le monde, ces hommes à la virilité jamais éteinte, ces femmes toujours fécondes, cette continuité entêtée et pullulante de la race, au travers des crimes, des incestes, des amours hors d’âge et hors de raison. Et il était envahi d’une émotion, d’une gratitude sans bornes, car son rêve à lui se réalisait, sa pèlerine d’amour, son Abisaïg venait d’entrer dans sa vie finissante, qu’elle reverdissait et qu’elle embaumait.

Puis, très bas, à l’oreille, il lui demanda, sans cesser de l’avoir toute à lui, dans une haleine :

— Oh ! ta jeunesse, ta jeunesse, dont j’ai faim et qui me nourris !… Mais, toi si jeune, n’en as-tu donc pas faim, de jeunesse, pour m’avoir pris, moi, si vieux, vieux comme le monde ?

Elle eut un sursaut d’étonnement, et elle tourna la tête, le regarda.

— Toi, vieux ?… Eh ! non, tu es jeune, plus jeune que moi !

Et elle riait, avec des dents si claires, qu’il ne put s’empêcher de rire, lui aussi. Mais il insistait, un peu tremblant :

— Tu ne me réponds pas… Cette faim de jeunesse, ne l’as-tu donc pas, toi si jeune ?

Ce fut elle qui allongea les lèvres, qui le baisa, en disant à son tour, très bas :

— Je n’ai qu’une faim et qu’une soif, être aimée, être aimée en dehors de tout, par-dessus tout, comme tu m’aimes.

Le jour où Martine aperçut le pastel, cloué au mur, elle le contempla un instant en silence, puis elle fit un signe de croix, sans qu’on pût savoir si elle avait vu Dieu ou le Diable passer. Quelques jours avant Pâques, elle avait demandé à Clotilde de l’accompagner à l’église, et celle-ci, ayant dit non, elle sortit un instant de la déférence muette où elle se tenait maintenant. De toutes les choses nouvelles qui l’étonnaient dans la maison, celle dont elle restait bouleversée était la brusque irréligion de sa jeune maîtresse. Aussi se permit-elle de reprendre son ancien ton de remontrance, de la gronder comme lorsqu’elle était petite et qu’elle ne voulait pas faire sa prière. N’avait-elle donc plus la crainte du Seigneur ? Ne tremblait-elle plus, à l’idée d’aller en enfer bouillir éternellement ?

Clotilde ne put réprimer un sourire.

— Oh ! l’enfer, tu sais qu’il ne m’a jamais beaucoup inquiétée… Mais tu te trompes en croyant que je n’ai plus de religion. Si j’ai cessé de fréquenter l’église, c’est que je fais mes dévotions autre part, voilà tout.

Martine, béante, la regarda, sans comprendre. C’était fini, Mademoiselle était bien perdue. Et jamais elle ne lui redemanda de l’accompagner à Saint-Saturnin. Seulement, sa dévotion, à elle, augmenta encore, finit par tourner à la manie. On ne la rencontrait plus, en dehors de ses heures de service, promenant l’éternel bas qu’elle tricotait, même en marchant. Dès qu’elle avait une minute libre, elle courait à l’église, elle y restait abîmée, dans des oraisons sans fin. Un jour que la vieille madame Rougon, toujours aux aguets, l’avait trouvée derrière un pilier, une heure après l’y avoir déjà vue, elle s’était mise à rougir, en s’excusant, ainsi qu’une servante surprise à ne rien faire.

— Je priais pour monsieur.

Cependant, Pascal et Clotilde élargissaient encore leur domaine, allongeaient chaque jour leurs promenades, les poussaient à présent en dehors de la ville, dans la campagne vaste. Et, une après-midi qu’ils se rendaient à la Séguiranne, ils éprouvèrent une émotion, en longeant les terres défrichées et mornes, où s’étendaient autrefois les jardins enchantés du Paradou. La vision d’Albine s’était dressée, Pascal l’avait revue fleurir comme un printemps. Jamais, autrefois, lui qui se croyait déjà très vieux et qui entrait là pour sourire à cette petite fille, il n’aurait cru qu’elle serait morte depuis des années, lorsque la vie lui ferait le cadeau d’un printemps pareil, embaumant son déclin. Clotilde, ayant senti la vision passer entre eux, haussait vers lui son visage, en un besoin renaissant de tendresse. Elle était Albine, l’éternelle amoureuse. Il la baisa sur les lèvres ; et, sans qu’ils eussent échangé une parole, un grand frisson traversa les terres plates, ensemencées de blé et d’avoine, où le Paradou avait roulé sa houle de prodigieuses verdures.

Maintenant, par la plaine desséchée et nue, Pascal et Clotilde marchaient dans la poussière craquante des routes. Ils aimaient cette nature ardente, ces champs plantés d’amandiers grêles et d’oliviers nains, ces horizons de coteaux pelés, où blanchissaient les taches pâles des bastides, qu’accentuaient les barres noires des cyprès centenaires. C’étaient comme des paysages anciens, de ces paysages classiques, tels qu’on en voit dans les tableaux des vieilles écoles, aux colorations dures, aux lignes balancées et majestueuses. Tous les grands soleils amassés, qui semblaient avoir cuit cette campagne, leur coulaient dans les veines ; et ils en étaient plus vivants et plus beaux, sous le ciel toujours bleu, d’où tombait la claire flamme d’une perpétuelle passion. Elle, abritée un peu par son ombrelle, s’épanouissait, heureuse de ce bain de lumière, ainsi qu’une plante de plein midi ; tandis que lui, refleurissant, sentait la sève brûlante du sol lui remonter dans les membres, en un flot de virile joie.

Cette promenade à la Séguiranne était une idée du docteur, qui avait appris, par la tante Dieudonné, le prochain mariage de Sophie avec un garçon meunier des environs ; et il voulait voir si l’on se portait bien, si l’on était heureux, dans ce coin-là. Tout de suite, une délicieuse fraîcheur les reposa, lorsqu’ils entrèrent sous la haute avenue de chênes verts. Aux deux bords, les sources, les mères de ces grands ombrages, coulaient sans fin. Puis, lorsqu’ils arrivèrent à la maison des mégers, ils tombèrent justement sur les amoureux, Sophie et son meunier, qui s’embrassaient à pleine bouche, près du puits ; car la tante venait de partir pour le lavoir, là-bas, derrière les saules de la Viorne. Très confus, le couple restait rougissant. Mais le docteur et sa compagne riaient d’un bon rire, et les amoureux rassurés contèrent que le mariage était pour la Saint-Jean, que c’était bien loin, que ça finirait par arriver tout de même. Certainement, Sophie avait encore grandi en santé et en beauté, sauvée du mal héréditaire, poussée solidement comme un de ces arbres, les pieds dans l’herbe humide des sources, la tête nue au grand soleil. Ah ! ce ciel ardent et immense, quelle vie il soufflait aux êtres et aux choses ! Elle ne gardait qu’une douleur, des larmes parurent au bord de ses paupières, lorsqu’elle parla de son frère Valentin, qui ne passerait peut-être pas la semaine. Elle avait eu des nouvelles la veille, il était perdu. Et le docteur dut mentir un peu, pour la consoler, car lui-même attendait l’inévitable dénouement, d’une heure à l’autre. Quand ils quittèrent la Séguiranne, Clotilde et lui, ils revinrent à Plassans d’un pas qui se ralentissait, attendris par ce bonheur des amours bien portantes, et que traversait le petit frisson de la mort.

Dans le vieux quartier, une femme que Pascal soignait lui annonça que Valentin venait de mourir. Deux voisines avaient dû emmener Guiraude, qui se cramponnait au corps de son fils, hurlante, à demi folle. Il entra, en laissant Clotilde à la porte. Enfin, ils reprirent le chemin de la Souleiade, silencieux. Depuis qu’il avait recommencé ses visites, il ne paraissait les faire que par devoir professionnel, n’exaltant plus les miracles de sa médication. Cette mort de Valentin, d’ailleurs, il s’étonnait qu’elle eût tant tardé, il avait la conviction d’avoir prolongé d’un an la vie du malade. Malgré les résultats extraordinaires qu’il obtenait, il savait bien que la mort resterait l’inévitable, la souveraine. Pourtant, l’échec où il l’avait tenue pendant des mois aurait dû le flatter, panser le regret, toujours saignant en lui, d’avoir tué involontairement Lafouasse, quelques mois plus tôt. Et il semblait n’en rien être, un pli grave creusait son front, lorsqu’ils rentrèrent dans leur solitude. Mais, là, une nouvelle émotion l’attendait, il reconnut dehors, sous les platanes, où Martine l’avait fait asseoir, Sarteur, l’ouvrier chapelier, le pensionnaire des Tulettes, qu’il était allé piquer si longtemps ; et l’expérience passionnante paraissait avoir réussi, les piqûres de substance nerveuse donnaient de la volonté, puisque le fou était là, sorti le matin même de l’Asile, jurant qu’il n’avait plus de crise, qu’il était tout à fait guéri de cette brusque rage homicide, qui l’aurait fait se jeter sur un passant, pour l’étrangler. Le docteur le regardait, petit, très brun, le front fuyant, la face en bec d’oiseau, avec une joue sensiblement plus grosse que l’autre, d’une raison et d’une douceur parfaites, débordant d’une gratitude qui lui faisait baiser les mains de son sauveur. Il finissait par être ému, il le renvoya affectueusement, en lui conseillant de reprendre sa vie de travail, ce qui était la meilleure hygiène physique et morale. Ensuite, il se calma, il se mit à table, en parlant gaiement d’autre chose.

Clotilde le regardait, étonnée, un peu révoltée même.

— Quoi donc, maître, tu n’es pas plus content de toi ?

Il plaisanta.

— Oh ! de moi, je ne le suis jamais !… Et de la médecine, tu sais, c’est selon les jours !

Ce fut cette nuit-là, au lit, qu’ils eurent leur première querelle. Ils avaient soufflé la bougie, ils étaient dans la profonde obscurité de la chambre, aux bras l’un de l’autre, elle si mince, si fine, serrée contre lui, qui la tenait toute d’une étreinte, la tête sur son cœur. Et elle se fâchait de ce qu’il n’avait plus d’orgueil, elle reprenait ses griefs de la journée, en lui reprochant de ne pas triompher avec la guérison de Sarteur, et même avec l’agonie si prolongée de Valentin. C’était elle, maintenant, qui avait la passion de sa gloire. Elle rappelait ses cures : ne s’était-il pas guéri lui-même ? pouvait-il nier l’efficacité de sa méthode ? Tout un frisson la prenait, à évoquer le vaste rêve qu’il faisait autrefois : combattre la débilité, la cause unique du mal, guérir l’humanité souffrante, la rendre saine et supérieure, hâter le bonheur, la cité future de perfection et de félicité, en intervenant, en donnant de la santé à tous ! Et il tenait la liqueur de vie, la panacée universelle qui ouvrait cet espoir immense !

Pascal se taisait, les lèvres posées sur l’épaule nue de Clotilde. Puis, il murmura :

— C’est vrai, je me suis guéri, j’en ai guéri d’autres, et je crois toujours que mes piqûres sont efficaces, dans beaucoup de cas… Je ne nie pas la médecine, le remords d’un accident douloureux, comme celui de Lafouasse, ne me rend pas injuste… D’ailleurs, le travail a été ma passion, c’est le travail qui m’a dévoré jusqu’ici, c’est en voulant me prouver la possibilité de refaire l’humanité vieillie, vigoureuse enfin et intelligente, que j’ai failli mourir, dernièrement… Oui, un rêve, un beau rêve !

De ses deux bras souples, elle l’étreignit à son tour, mêlée à lui, entrée dans son corps.

— Non, non ! une réalité, la réalité de ton génie, maître !

Alors, comme ils étaient ainsi confondus, il baissa encore la voix, ses paroles ne furent plus qu’un aveu, à peine un léger souffle.

— Écoute, je vais te dire ce que je ne dirais à personne au monde, ce que je ne me dis pas tout haut à moi-même… Corriger la nature, intervenir, la modifier et la contrarier dans son but, est-ce une besogne louable ? Guérir, retarder la mort de l’être pour son agrément personnel, le prolonger pour le dommage de l’espèce sans doute, n’est-ce pas défaire ce que veut faire la nature ? Et rêver une humanité plus saine, plus forte, modelée sur notre idée de la santé et de la force, en avons-nous le droit ? Qu’allons-nous faire là, de quoi allons-nous nous mêler dans ce labeur de la vie, dont les moyens et le but nous sont inconnus ? Peut-être tout est-il bien. Peut-être risquons-nous de tuer l’amour, le génie, la vie elle-même… Tu entends, je le confesse à toi seule, le doute m’a pris, je tremble à la pensée de mon alchimie du vingtième siècle, je finis par croire qu’il est plus grand et plus sain de laisser l’évolution s’accomplir.

Il s’interrompit, il ajouta si doucement, qu’elle l’entendait à peine.

— Tu sais que, maintenant, je les pique avec de l’eau. Toi-même en as fait la remarque, tu ne m’entends plus piler ; et je te disais que j’avais de la liqueur en réserve… L’eau les soulage, il y a là sans doute un simple effet mécanique. Ah ! soulager, empêcher la souffrance, cela, certes, je le veux encore ! C’est peut-être ma dernière faiblesse, mais je ne puis voir souffrir, la souffrance me jette hors de moi, comme une cruauté monstrueuse et inutile de la nature… Je ne soigne plus que pour empêcher la souffrance.

— Maître, alors, demanda-t-elle, si tu ne veux plus guérir, il ne faudra plus tout dire, car la nécessité affreuse de montrer les plaies n’avait d’autre excuse que l’espoir de les fermer.

— Si, si ! il faut savoir, savoir quand même, et ne rien cacher, et tout confesser des choses et des êtres !… Aucun bonheur n’est possible dans l’ignorance, la certitude seule fait la vie calme. Quand on saura davantage, on acceptera certainement tout… Ne comprends-tu pas que vouloir tout guérir, tout régénérer, c’est une ambition fausse de notre égoïsme, une révolte contre la vie, que nous déclarons mauvaise, parce que nous la jugeons au point de vue de notre intérêt ? Je sens bien que ma sérénité est plus grande, que j’ai élargi, haussé mon cerveau, depuis que je suis respectueux de l’évolution. C’est ma passion de la vie qui triomphe, jusqu’à ne pas la chicaner sur son but, jusqu’à me confier totalement, à me perdre en elle, sans vouloir la refaire, selon ma conception du bien et du mal. Elle seule est souveraine, elle seule sait ce qu’elle fait et où elle va, je ne puis que m’efforcer de la connaître, pour la vivre comme elle demande à être vécue… Et, vois-tu, je la comprends seulement depuis que tu es à moi. Tant que je ne t’avais pas, je cherchais la vérité ailleurs, je me débattais, dans l’idée fixe de sauver le monde. Tu es venue, et la vie est pleine, le monde se sauve à chaque heure par l’amour, par le travail immense et incessant de tout ce qui vit et se reproduit, à travers l’espace… La vie impeccable, la vie toute-puissante, la vie immortelle !

Ce n’est plus, sur sa bouche, qu’un frémissement d’acte de foi, un soupir d’abandon aux forces supérieures. Elle-même ne raisonnait plus, se donnait aussi.

— Maître, je ne veux rien en dehors de ta volonté, prends-moi et fais-moi tienne, que je disparaisse et que je renaisse, mêlée à toi !

Ils s’appartinrent. Puis, il y eut des chuchotements encore, une vie d’idylle projetée, une existence de calme et de vigueur, à la campagne. C’était à cette simple prescription d’un milieu réconfortant qu’aboutissait l’expérience du médecin. Il maudissait les villes. On ne pouvait se bien porter et être heureux que par les plaines vastes, sous le grand soleil, à la condition de renoncer à l’argent, à l’ambition, même aux excès orgueilleux des travaux intellectuels. Ne rien faire que de vivre et d’aimer, de piocher sa terre et d’avoir de beaux enfants.

— Ah ! reprit-il doucement, l’enfant, l’enfant de nous qui viendrait un jour…

Et il n’acheva pas, dans l’émotion dont l’idée de cette paternité tardive le bouleversait. Il évitait d’en parler, il détournait la tête, les yeux humides, lorsque, pendant leurs promenades, quelque fillette ou quelque gamin leur souriait.

Elle, simplement, avec une certitude tranquille, dit alors :

— Mais il viendra !

C’était, pour elle, la conséquence naturelle et indispensable de l’acte. Au bout de chacun de ses baisers, se trouvait la pensée de l’enfant ; car tout amour qui n’avait pas l’enfant pour but, lui semblait inutile et vilain.

Même, il y avait là une des causes qui la désintéressaient des romans. Elle n’était pas, comme sa mère, une grande liseuse ; l’envolée de son imagination lui suffisait ; et, tout de suite, elle s’ennuyait aux histoires inventées. Mais, surtout, son continuel étonnement, sa continuelle indignation étaient de voir que, dans les romans d’amour, on ne se préoccupait jamais de l’enfant. Il n’y était pas même prévu, et quand, par hasard, il tombait au milieu des aventures du cœur, c’était une catastrophe, une stupeur et un embarras considérable. Jamais les amants, lorsqu’ils s’abandonnaient aux bras l’un de l’autre, ne semblaient se douter qu’ils faisaient œuvre de vie et qu’un enfant allait naître. Cependant, ses études d’histoire naturelle lui avaient montré que le fruit était le souci unique de la nature. Lui seul importait, lui seul devenait le but, toutes les précautions se trouvaient prises pour que la semence ne fût point perdue et que la mère enfantât. Et l’homme, au contraire, en civilisant, en épurant l’amour, en avait écarté jusqu’à la pensée du fruit. Le sexe des héros, dans les romans distingués, n’était plus qu’une machine à passion. Ils s’adoraient, se prenaient, se lâchaient, enduraient mille morts, s’embrassaient, s’assassinaient, déchaînaient une tempête de maux sociaux, le tout pour le plaisir, en dehors des lois naturelles, sans même paraître se souvenir qu’en faisant l’amour on faisait des enfants. C’était malpropre et imbécile.

Elle s’égaya, elle répéta dans son cou, avec une jolie audace d’amoureuse, un peu confuse.

— Il viendra… Puisque nous faisons tout ce qu’il faut pour ça, pourquoi ne veux-tu pas qu’il vienne ?

Il ne répondit pas tout de suite. Elle le sentait, entre ses bras, pris de froid, envahi par le regret et le doute. Puis, il murmura tristement :

— Non, non ! il est trop tard… Songe donc, chérie, à mon âge !

— Mais tu es jeune ! s’écria-t-elle de nouveau, avec un emportement de passion, en le réchauffant, en le couvrant de baisers.

Ensuite, cela les fit rire. Et ils s’endormirent dans cet embrassement, lui sur le dos, la serrant de son bras gauche, elle le tenant à pleine étreinte, de tous ses membres allongés et souples, la tête posée sur sa poitrine, ses cheveux blonds répandus, mêlés à sa barbe blanche. La Sunamite sommeillait, la joue sur le cœur de son roi. Et, au milieu du silence, dans la grande chambre toute noire, si tendre à leurs amours, il n’y eut plus que la douceur de leur respiration.