Le Domaine de Belton/02

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Traduction par Eugène Dailhac.
Hachette (p. 10-22).

CHAPITRE II


C’était l’été ; la fraîche odeur du foin coupé arrivait jusqu’à Clara, assise avec son ouvrage sous le porche de la vieille maison de Belton. Entre la porte et la tour se trouvait un des chars vides du fermier, dans les brancards duquel un vieux cheval semblait dormir au soleil. Immédiatement au-dessous de la tour, des hommes chargeaient un autre char, et l’on entendait les rires des femmes et des enfants, ramenant à la meule avec leurs râteaux les restes du foin répandu.

Il était onze heures du matin, et Clara attendait son père, qui avait déjeuné dans son lit, suivant sa paresseuse habitude. Il parut, une lettre à la main, mais avant de la montrer à sa fille, il se répandit en plaintes contre Stovey, le fermier, qui laissait son char devant la porte.

« Je pense qu’il le mettra bientôt dans le salon, dit-il.

— Je dois avouer que tout ce mouvement me plaît, papa.

— Vous avez là un drôle de goût que je suis loin de partager.

— M. Stovey est près d’ici, papa ; voulez-vous que je lui dise d’ôter son char ?

— Non, ma chère enfant, il faut le souffrir avec tout le reste. Il paye sa ferme, et je pense qu’il a le droit de faire ce qui lui plaît.

— Puis-je voir cette lettre ? demanda-t-elle pour changer la conversation.

— Je pense que oui, bien que j’eusse mieux fait de la brûler. C’est une lettre impertinente et sans cœur. »

Clara était habituée à ces plaintes. Tout le monde était sans cœur aux yeux de son père. Cet homme avait pour lui-même une telle compassion, qu’il lui semblait que les autres ne devaient être occupés qu’à le plaindre.

La lettre était datée de Plainstow-Hall, et Clara, bien qu’elle n’eût jamais vu l’écriture de son cousin, devina qu’elle venait de Will Belton. Elle était ainsi conçue :


« Plainstow-Hall, juillet 186.


« Cher Monsieur,

« Je ne vous ai pas écrit depuis la perte que vous avez faite, pensant qu’il était mieux d’attendre quelque temps. Mais j’espère que vous ne m’avez pas cru pour cela insensible à votre chagrin. Aujourd’hui je prends la plume pour vous assurer de toute ma sympathie et vous dire qu’étant votre plus proche parent et votre héritier, j’ai le plus grand désir de vous être utile si cela était possible. Si vous voulez bien me recevoir, je suis tout disposé à venir à Belton ; je serai libre pendant une semaine avant les moissons. Faites, je vous prie, mes amitiés à ma cousine Clara, que je me rappelle toute petite fille. Elle était à Perivale la dernière fois que je suis venu à Belton. Si elle a besoin d’un ami, elle en trouvera un en moi.

« Votre affectionné cousin,
« Will Belton. »


Clara eut à vaincre l’opposition de son père pour répondre à cette lettre ; encore ne lui permit-il de le faire qu’en ces termes cérémonieux :


« Cher Monsieur,

« Mon père m’a prié de vous dire qu’il sera heureux de vous recevoir au château de Belton le jour qu’il vous plaira de fixer.

« Agréez, etc.

« Clara Amadroz. »


Par le retour du courrier, Will Belton annonça qu’il serait au château le 15 août. « On peut se passer de moi ici pendant dix jours, disait-il en post-scriptum, parce que notre moisson sera tardive, mais il faut que je sois revenu une semaine avant l’ouverture de la chasse. »

On voit par ce ton familier que Will n’avait pas été intimidé par le billet formaliste de sa cousine.

« Sans cœur ! s’écria M. Amadroz, me parler de chasse dans un pareil moment ! » Clara ne voulut pas convenir qu’elle partageait l’avis de son père ; elle était décidée à attendre la venue de son cousin pour le juger.

Dans la ville de Belton, proche de l’église, se trouvait une petite maison appelée le cottage de Belton, louée depuis deux ans par M. Amadroz au colonel Askerton et à sa femme. Ils étaient complétement étrangers au pays, le colonel s’y étant établi pour chasser. Comme la porte du jardin du cottage donnait dans le parc de Belton, les rapports entre les deux familles étaient faciles, et une intimité s’était promptement formée entre Clara et Mrs Askerton.

Mrs Winterfield, se faisant l’écho de quelques rumeurs, avait en vain cherché à prémunir sa nièce contre le danger de cette liaison soudaine. Celle-ci était décidée à défendre Mrs Askerton contre tous venants, et ne tint aucun compte des avertissements qui lui furent donnés.

Aussitôt que Clara fut informée de la visite de son cousin, elle alla l’annoncer à son amie qui l’approuva sans réserve. « Sans doute, dit-elle, il vient voir s’il ne peut pas arranger les affaires en vous épousant, et c’est ce qui pourrait arriver de plus heureux ; à votre place je ne le laisserais pas partir avant de l’avoir vu à mes pieds, si toutefois les hommes se mettent encore dans cette posture suppliante, ce dont je doute. » Clara prit fort mal la plaisanterie et y coupa court en quittant le cottage.

Au jour désigné, Belton arriva dans un cabriolet loué à Taunton. M. Amadroz avait affecté tout le jour la plus complète indifférence ; mais, en entendant le bruit des roues, il quitta précipitamment son fauteuil et s’avança dans le vestibule. Clara le suivit et se trouva sans savoir comment, échangeant des poignées de main avec un grand garçon large d’épaules, ayant de grands yeux gris brillants, le nez droit, la bouche grande, les dents presque trop parfaites, d’épais cheveux bruns coupés courts et de petits favoris lui venant à moitié des joues. Clara n’avait jamais vu physionomie plus ouverte.

« Vous êtes la petite fille que je me rappelle avoir vue chez M. Folliott quand j’étais enfant ? lui demanda-t-il d’une voix peut-être un peu trop sonore.

— Oui, je suis cette petite fille, répondit Clara en souriant.

— Quand je pense qu’il y a vingt ans de cela !

— Vous ne devriez pas m’en faire souvenir, monsieur Belton.

— Pourquoi pas ?

— Parce que cela montre combien je suis vieille.

— Ah ! oui, certainement ; mais il n’y a là personne pour m’entendre. »

Une demi-heure après, comme Belton montait dans sa chambre, Clara trouva moyen de lui parler seule et de lui expliquer la situation.

« Monsieur Belton, dit-elle, vous serez obligé de supporter les inconvénients de notre nouvelle position ; le fait est que nous sommes maintenant très-pauvres.

— Ah ! voilà justement ce que je voulais savoir. Pour ce qui est de la pauvreté, je trouve que ce n’est rien quand on est jeune, mais cela ne laisse pas d’être pénible à mesure qu’on vieillit. Y puis-je quelque chose ?

— Tout ce que vous pouvez, c’est d’être bon pour mon père. Il a été obligé d’affermer le parc à M. Stovey et n’aime pas à en parler.

— Mais comment y apporter remède si on n’en parle pas ?

— Il n’y a pas de remède.

— C’est ce que nous verrons ; mais je serai bon pour lui et pour vous aussi, si vous le permettez. Vous n’avez plus de frère. Je serai votre frère, voulez-vous ?

— Je veux bien, » dit Clara.

M. Amadroz, ayant déclaré son intention de descendre pour déjeuner tout le temps du séjour de son cousin, était à neuf heures et demie avec sa fille, dans le petit salon, quand Will entra, son chapeau à la main, essuyant les gouttes de sueur qui lui coulaient du front.

« Vous êtes déjà sorti, monsieur Belton ? lui dit le squire[1].

— J’ai fait le tour de la propriété. Six heures ne me trouvent pas souvent dans mon lit, hiver ou été. Quand on est agriculteur, on doit se lever matin. L’herbe pousse d’elle-même durant la nuit, mais le jour il faut y veiller.

— Ici, cela ne ferait pas grand bien à l’herbe, dit le squire tristement.

— Autant ici qu’ailleurs. J’ai quelque chose à vous dire là-dessus. »

Il s’était assis, tout en parlant, devant la table du déjeuner et jouait de la fourchette avec grande activité.

« Je pense, monsieur, que vous ne tirez pas le meilleur parti possible de votre parc.

— Ne parlons pas de cela, s’il vous plaît, dit le squire.

— Je n’en parlerai pas si cela vous déplaît, mais, vraiment, vous devriez y faire attention.

— Comment ? dit Clara.

— Si votre père ne veut pas garder le parc à sa main, il devrait l’affermer à quelqu’un qui y mît un troupeau au lieu de couper le foin d’année en année sans rien remettre dans la terre, comme compte faire ce Stovey. Je lui ai parlé et telle est son intention.

— Personne ici n’a d’argent pour mettre un troupeau sur la propriété, dit le squire aigrement.

— Alors vous devriez vous adressez ailleurs, voilà tout. Écoutez, monsieur Amadroz, je le ferai moi-même. » Il s’était servi deux larges tranches de mouton froid et mangeait de bon appétit tout en parlant.

« C’est impossible, dit le squire.

— Je ne vois pas pourquoi ce serait impossible ; vous vous en trouveriez mieux, et moi aussi, si je dois avoir un jour la propriété.

À ces mots le squire fit la grimace.

Ce même jour, à midi, l’opposition du squire était vaincue ; Stovey avait résilié son bail moyennant cinq cents francs d’indemnité, et Will s’était substitué à lui avec une augmentation considérable. M. Amadroz n’en revenait pas.

Dans l’après-midi, Will demanda à sa cousine de venir se promener.

« Je vous montrerai tout ce que je compte faire, » lui dit-il.

Elle prit aussitôt son chapeau et son ombrelle et le suivit. Dès qu’ils furent assez loin de la maison pour ne pas être entendus :

« Votre père a de l’antipathie pour moi, dit Will, et je n’en suis pas étonné.

— Je ne crois pas qu’il ait d’antipathie pour vous, monsieur Belton.

— Si, et rien de plus naturel : je suis son héritier au lieu de vous. Il ne doit pas m’aimer ; mais j’en viendrai à bout, et il finira par ne plus pouvoir se passer de moi.

— Vous êtes un homme extraordinaire, monsieur Belton.

— Je voudrais bien que vous ne m’appeliez pas monsieur Belton ; mais si j’arrive à me faire appeler Will par votre père, je pense que vous en ferez autant.

— Oh ! certainement.

— L’appellation ne signifie pas grand chose, mais on aime à être dans des termes affectueux avec ses amis. Je suppose que vous n’aimez pas beaucoup que je vous appelle Clara ?

— Maintenant que vous avez commencé, vous ferez aussi bien de continuer.

— C’est mon intention. Je me suis fait une règle de ne jamais revenir en arrière. Votre père est à moitié fâché de m’avoir affermé la propriété, mais je compte persévérer, et les choses auront pris un autre aspect d’ici à un an. Voilà un taillis qui a besoin d’éclaircies. Ces sortes de travaux couvrent toujours les dépensés qu’ils nécessitent. Il en est ainsi de tout le bien qu’on fait en ce monde. »

Clara se rappela souvent ces mots dans la suite, en pensant à son cousin.

« Comment vous procurez-vous le lait et le beurre ?

— Nous les achetons à M. Stovey.

— Quel abus ! vivre à la campagne et payer son lait ! Écoutez, je vous donnerai une vache ; ce sera un petit cadeau de moi à vous.

— Oh ! monsieur Belton, je ne pense pas que cela se puisse.

— Nous essayerons. J’ai promis de ne rien faire qui contrarie votre père, mais je ne vous ai pas fait la même promesse. Quel joli endroit ! que j’aime ces rochers ! quel soulagement de ne plus être dans la plaine ! Vous ne pouvez vous imaginer combien Plaintow est laid avec ses grands fossés et ses champs coupés à angles droits ! À peine si l’on voit un arbre dans tout le pays.

— Quel tableau ! Je mourrais d’ennui si j’étais obligée de vivre là.

— Vous y vivriez très-bien si vous y aviez tant à faire que moi.

— Et vous habitez là tout seul ?

— Non, j’ai ma sœur avec moi. Vous avez entendu parler de Mary ? »

Clara se souvint qu’il y avait une miss Belton, une pauvre créature contrefaite et maladive dont elle aurait dû s’informer.

« Oui, certainement, dit Clara. J’espère qu’elle est mieux portante.

— Elle ne sera jamais mieux, mais je ne la trouve pas plus malade, seulement peut-être un peu affaiblie. »

En parlant des souffrances et de la bonté de sa sœur, les larmes lui vinrent aux yeux. Clara en fut touchée et songea à l’appeler Will le plus tôt possible.

Leur promenade les avait conduits jusqu’au cottage. De l’autre côté de la barrière du jardin, ils aperçurent mistress Askerton, qui peut-être les guettait. Elle leur ouvrit, et Clara présenta son cousin. Will, en la saluant, sembla perdre contenance un moment. Mistress Askerton l’accueillit fort gracieusement ; elle savait être gracieuse ou disgracieuse à volonté.

« Comment va le colonel ? demanda Clara.

— Il est à la maison, occupé à lire un roman français, suivant son habitude. Lisez-vous jamais des romans français, monsieur Belton ?

— Je lis très-peu, et quand je lis, c’est en anglais.

— Vous êtes très-occupé ?

— J’ai une grande propriété à régir qui me laisse peu de temps pour lire des romans français, quand je saurais le français, ce qui n’est pas.

Après cela, on causa chasse, et mistress Askerton trouva moyen de parler de celle de Belton, affermée par le colonel, d’un ton qui déplut à Will. Clara, voyant que la conservation s’aigrissait, prit congé.

« Vous ne me paraissez pas éprouver beaucoup de sympathie pour mon amie, dit-elle en riant dès qu’ils eurent quitté le cottage.

— Pas précisément. Le fait est que je l’ai prise d’abord pour une personne que j’ai connue autrefois, et je pensais à cette personne pendant tout le temps de la visite.

— Quel était son nom ?

— Elle se nommait miss Vigo et avait épousé un M. Berdmore. C’était une évaporée, et lui ne valait pas grand’chose. Je crois qu’ils sont morts ou divorcés.

— Le nom de mistress Askerton était miss Oliphant.

— J’aurai sans doute été trompé par une ressemblance fortuite. »

La conversation en resta là, mais Clara crut se souvenir qu’elle avait déjà entendu prononcer le nom de Berdmore, soit par mistress Askerton, soit à son sujet.



  1. Ce titre de squire est intraduisible. C’est le seigneur de la paroisse, tel qu’il existait chez nous avant la Révolution, moins les droits féodaux, bien entendu.