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Le Domaine de Belton/Texte entier

La bibliothèque libre.
Traduction par Eugène Dailhac.
Hachette (p. np-220).
ANTHONY TROLLOPE


LE


DOMAINE DE BELTON


ROMAN TRADUIT DE L’ANGLAIS
PAR EUGÈNE DAILHAC




DEUXIÈME ÉDITION



PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, boulevard saint-germain, 79
1875
Tous droits réservés

CHAPITRE PREMIER


Mistress Amadroz, femme de Bernard Amadroz de Belton et mère de Charles et de Clara, mourut quand ses enfants avaient huit et six ans, leur faisant ainsi éprouver le plus grand malheur qui puisse atteindre des enfants nés dans une telle position sociale. Ce malheur fut encore aggravé par le caractère du père. M. Amadroz n’était pourtant pas un méchant homme, ni même ce qu’on appelle un homme vicieux ; mais il était paresseux, insouciant, et, à l’âge de soixante-sept ans, âge auquel le lecteur fait sa connaissance, il n’avait encore fait aucun bien en ce monde. Il avait fait un grand mal, car son fils Charles s’était suicidé, et cet affreux événement avait été amené en partie par l’incurie du père.

Le château de Belton est une jolie résidence située au milieu d’un parc bien boisé, au pied des collines de Quanton, dans le comté de Somerset. Les maisons de la petite ville de Belton sont groupées aux portes du parc.

Peu d’Anglais connaissent bien les beautés de leur pays, et cette partie du comté de Somerset est une des plus ignorées. Rien de charmant pourtant comme ses riches vallées, ses ravins au fond desquels court une petite rivière aux eaux profondes, et sur les pentes abruptes ses vieux chênes dont la vie semble s’être retirée depuis des années, mais qui chaque printemps se couvrent encore d’un maigre feuillage.

Le domaine de Belton, entré dans la famille Amadroz avec une héritière de ce vieux nom, comprenait autrefois toute la paroisse de Belton, qui était considérable et s’étendait jusqu’à Taunton et presque jusqu’à la mer, à six milles de là. Avec une terre de cette étendue, la famille Amadroz avait tenu un rang important dans le pays ; mais la propriété ayant été successivement réduite par le grand-père et par le père de Bernard, quand celui-ci épousa une miss Winterfield de Taunton, on trouva qu’il faisait une très-bonne affaire, en ce que les hypothèques qui grevaient le domaine furent payées par la fortune de sa femme. Cela fait, il leur restait encore un revenu de cinquante mille francs de rente. Comme M. Amadroz n’avait près de lui aucun voisin menant grand train, que dans ce pays reculé la vie est à bon marché, et qu’avec ce revenu il ne pouvait être question d’aller chaque année passer quelque temps à Londres, M. et Mme Amadroz auraient été en fort bonne situation si la femme avait vécu ; mais elle mourut jeune, et les difficultés de Bernard Amadroz commencèrent.

Et cependant le mal vint moins de lui que de son terrible fils. Charles était un garçon intelligent, et son père, se reconnaissant inférieur en ce point, était fier de lui. À la suite d’une espièglerie, l’enfant fut renvoyé d’Harrow. Pour se venger d’un fermier qui s’était plaint des ravages de quelques bassets, il avait coupé toutes les têtes d’une plantation de jeunes sapins. Son père parut glorieux de cet exploit. Quand il fut rayé des registres de Trinity-College à Oxford, M. Amadroz se montra moins satisfait. Le jeune homme alla mener à Londres une vie de désordres, et son père ne fit rien pour le retenir. Alors commença la vieille histoire des dettes et des mensonges sans fin. M. Amadroz paya en deux ans plus de deux cent cinquante mille francs, abandonna l’assurance sur sa vie qui devait être l’unique ressource de sa fille, et le résultat de tous ces sacrifices fut que, à la suite de nouvelles pertes aux courses de Newmarket, Charles Amadroz se brûla la cervelle.

Ce tragique événement arriva au printemps, et le malheureux père pensa qu’il ne lui restait plus qu’à mourir ; mais sa santé, bien que faible, était plus forte qu’il ne le croyait, et sa sensibilité, bien que vive, l’était peut-être moins qu’il ne l’imaginait, car, au bout d’un mois, il réfléchit qu’il valait mieux vivre pour conserver un asile à sa fille et essayer, s’il était possible, d’économiser quelque chose pour elle. Ce dernier point était peut-être difficile à réaliser avec le caractère de M. Amadroz. Cependant les vieux chevaux de voiture furent vendus et le parc affermé jusqu’aux portes du château.

Ce château n’était en réalité qu’une grande maison assez laide, bâtie du temps de Georges II, et prenait son titre d’une vieille tour isolée à laquelle, depuis plusieurs générations, les garçons de la famille avaient coutume de grimper en s’accrochant au lierre qui la tapissait. Le domaine était substitué et devait, après la mort de M. Amadroz, revenir à un cousin éloigné, M. William Belton. Les habitants de la petite ville, qui aimaient leur squire pour sa belle prestance et ses grandes manières, quoiqu’il n’eût de sa vie fait de bien à personne, voyaient avec peine lui succéder un étranger qui n’était pas même un gentleman, au dire des gens de Belton, car il était fermier quelque part en Norfolk. Pourquoi miss Clara n’héritait-elle pas ? miss Clara née parmi eux et qui avait toujours été bonne pour tous.

Clara, lorsque la nouvelle de la mort de son frère arriva à Belton, était auprès d’une dame veuve, sa tante par alliance, mistress Winterfield, née Folliott, qui vivait à l’autre extrémité du comté, à Perivale, petite ville que je soutiens être la plus ennuyeuse de l’Angleterre.

En apprenant le malheur qui la frappait, Clara fut anéantie par le chagrin et par la honte. La vie lui sembla à jamais finie pour elle. Mais avant même qu’elle eût rejoint son père, l’énergie de sa nature avait repris le dessus. Son frère avait été faible en échappant par la mort d’un lâche aux soucis de ce monde ; c’était à elle à montrer du courage et à supporter sans murmure la destinée qui lui était faite.

Après l’explosion de désespoir qui suivit l’arrivée de sa fille, M. Amadroz ne prononça plus le nom de son malheureux fils, et Clara se mit aux nouveaux devoirs de sa position, s’efforçant de vivre comme si elle n’avait pas été frappée de la foudre.

L’homme d’affaires de la famille avait annoncé à M. Will Belton la mort de son cousin, et M. Belton répondit par l’expression de son sincère regret et de son désir que, dans l’intérêt de sa cousine Clara, M. Amadroz pût vivre de longues années. L’homme d’affaires sourit en lisant cette lettre. Qui croit à la sincérité de tels vœux chez un héritier ? Et quel homme n’est prêt à affirmer que tels seraient ses vœux en pareille circonstance ?

Clara Amadroz, à cette époque, n’était plus une toute jeune personne. Elle avait vingt-cinq ans et, dans son extérieur, sa mise et ses manières, paraissait plus sérieuse que son âge. Elle n’avait presque jamais vécu qu’avec des personnes âgées, et ne correspondait avec aucune jeune fille au moyen de lettres aux lignes croisées. Après la terrible tragédie survenue dans sa famille, la gravité de sa vie et de son caractère avait naturellement augmenté. Les soucis matériels auxquels la pauvreté de son père soumettait Clara, ôtaient à son existence toute poésie aussi bien que tout plaisir. Elle devait examiner la note du boucher et se livrer aux soins les plus minutieux du ménage, avec le spectre de son frère sans cesse présent devant les yeux.

Un mot doit être dit pour expliquer comment miss Amadroz avait dû être sérieuse de bonne heure. Nous avons nommé mistress Winterfield, tante adoptive de Clara. Quand une jeune fille a sa mère, une tante est peu de chose pour elle ; mais, à défaut de la mère, une tante sans enfants prend une grande autorité. C’est ce qui était arrivé pour mistress Winterfield, d’autant plus qu’elle avait trente mille livres de rente, et que M. Amadroz comptait sur elle pour assurer l’avenir de Clara.

Il n’y eut jamais de personne plus consciencieuse que mistress Winterfield de Prospect-Place, à Perivale. C’était une excellente femme, pieuse, pleine d’abnégation, généreuse, guidée dans toutes ses actions par des motifs religieux. Elle haïssait le péché tout en tâchant de ne pas haïr le pécheur, mais elle se croyait obligée d’exprimer en toute circonstance son horreur du mal. Combattre le démon sans relâche était sa mission ici-bas. On ne peut nier qu’une tante de ce caractère ne soit apte à rendre la vie sérieuse. D’amusements, on n’en reconnaissait pas la nécessité à Perivale. La nourriture et le Vêtement sont des nécessités, et, dans la maison, on était bien habillé et bien nourri. Les femmes du caractère de mistress Winterfield ont généralement de bonnes tables. Elles pensent que les aliments doivent être dignes des prières que l’on dit avant le repas. Mistress Winterfield était toujours vêtue d’une épaisse robe de soie noire, presque neuve, et donnait discrètement ses vieilles robes à une dame bien née, mais pauvre. Elle avait un petit phaéton à un cheval mené par un cocher solennel en houppelande grise et gants de coton blancs, et allait au pas dans cet équipage faire ses visites de charité. Ces promenades étaient la seule distraction de sa vie. Il est douteux qu’il en fût de même pour Clara.

Mistress Winterfield était grande, maigre, et portait d’étroits bandeaux de faux cheveux. Elle avait les yeux enfoncés, les joues creuses, paraissant toujours sous le poids de l’affliction causée par ses propres malheurs en cette vie, et par ceux des autres dans la vie future. Ses manières étaient celles d’une femme de mauvaise humeur, mais ces manières étaient trompeuses.


Je n’ai pas besoin de dire, j’espère, qu’une jeune fille de l’âge de miss Amadroz n’était pas influencée dans sa conduite par la fortune de sa tante. Elle venait à Perivale en partie par habitude d’enfance, en partie par affection, mais elle maintenait son indépendance même au point de vue religieux. Aussi Clara ne fut-elle pas désappointée lorsque sa tante crut devoir lui faire part de ses intentions à l’égard de son neveu le capitaine Aylmer.

Le capitaine Frédéric Folliott Aylmer était fils d’une sœur de mistress Winterfield et membre du Parlement pour Perivale, donnant par là un surcroît de dignité au phaéton de sa tante. Frédéric, second fils du baronnet sir Anthony Aylmer, devait hériter des terres de sa mère situées près de Perivale, et mistress Winterfield, après bien des doutes et bien des prières, s’était résolue à faire de son neveu son héritier, afin que la propriété ne fût pas divisée.

« Je pense que vous avez raison, ma tante, lui dit Clara en apprenant ses intentions.

— Je l’espère, mais je crois de mon devoir de dire à Frédéric que j’ai eu de longues hésitations à ce sujet.

— Vous avez fait pour le mieux. Que penserait-il de moi si dans l’avenir il trouvait que je lui ai nui ?

— Cet avenir n’est plus bien éloigné, ma chère enfant.

— J’espère que si, ma tante ; mais dans tous les cas les choses sont bien comme elles sont.

— J’avais espéré, ajouta tristement la vieille dame, que cela reviendrait au même.

— Cela ne reviendra pas au même, dit Clara.

— Non, vous ne voyez pas les choses de la même manière que mon neveu. Ce qu’il regarde comme sérieux est pour vous de peu d’importance. Je prie pour vous chaque jour, Clara, et j’espère que vous ne cessez pas de prier pour vous-même.

— J’essaye, ma tante. »

Miss Amadroz avait peut-être à part elle quelques doutes sur la parfaite orthodoxie du capitaine Aylmer, mais elle se garda bien de les énoncer. Il était homme et membre du Parlement, et, à ce titre, pouvait faire sans hypocrisie, à Perivale, bien des choses qui n’entraient peut-être pas dans ses habitudes. Je doute qu’à Londres il allât à l’église trois fois chaque dimanche.

Clara allait aussi à l’église trois fois chaque dimanche, mais elle manquait de soumission d’esprit.

CHAPITRE II


C’était l’été ; la fraîche odeur du foin coupé arrivait jusqu’à Clara, assise avec son ouvrage sous le porche de la vieille maison de Belton. Entre la porte et la tour se trouvait un des chars vides du fermier, dans les brancards duquel un vieux cheval semblait dormir au soleil. Immédiatement au-dessous de la tour, des hommes chargeaient un autre char, et l’on entendait les rires des femmes et des enfants, ramenant à la meule avec leurs râteaux les restes du foin répandu.

Il était onze heures du matin, et Clara attendait son père, qui avait déjeuné dans son lit, suivant sa paresseuse habitude. Il parut, une lettre à la main, mais avant de la montrer à sa fille, il se répandit en plaintes contre Stovey, le fermier, qui laissait son char devant la porte.

« Je pense qu’il le mettra bientôt dans le salon, dit-il.

— Je dois avouer que tout ce mouvement me plaît, papa.

— Vous avez là un drôle de goût que je suis loin de partager.

— M. Stovey est près d’ici, papa ; voulez-vous que je lui dise d’ôter son char ?

— Non, ma chère enfant, il faut le souffrir avec tout le reste. Il paye sa ferme, et je pense qu’il a le droit de faire ce qui lui plaît.

— Puis-je voir cette lettre ? demanda-t-elle pour changer la conversation.

— Je pense que oui, bien que j’eusse mieux fait de la brûler. C’est une lettre impertinente et sans cœur. »

Clara était habituée à ces plaintes. Tout le monde était sans cœur aux yeux de son père. Cet homme avait pour lui-même une telle compassion, qu’il lui semblait que les autres ne devaient être occupés qu’à le plaindre.

La lettre était datée de Plainstow-Hall, et Clara, bien qu’elle n’eût jamais vu l’écriture de son cousin, devina qu’elle venait de Will Belton. Elle était ainsi conçue :


« Plainstow-Hall, juillet 186.


« Cher Monsieur,

« Je ne vous ai pas écrit depuis la perte que vous avez faite, pensant qu’il était mieux d’attendre quelque temps. Mais j’espère que vous ne m’avez pas cru pour cela insensible à votre chagrin. Aujourd’hui je prends la plume pour vous assurer de toute ma sympathie et vous dire qu’étant votre plus proche parent et votre héritier, j’ai le plus grand désir de vous être utile si cela était possible. Si vous voulez bien me recevoir, je suis tout disposé à venir à Belton ; je serai libre pendant une semaine avant les moissons. Faites, je vous prie, mes amitiés à ma cousine Clara, que je me rappelle toute petite fille. Elle était à Perivale la dernière fois que je suis venu à Belton. Si elle a besoin d’un ami, elle en trouvera un en moi.

« Votre affectionné cousin,
« Will Belton. »


Clara eut à vaincre l’opposition de son père pour répondre à cette lettre ; encore ne lui permit-il de le faire qu’en ces termes cérémonieux :


« Cher Monsieur,

« Mon père m’a prié de vous dire qu’il sera heureux de vous recevoir au château de Belton le jour qu’il vous plaira de fixer.

« Agréez, etc.

« Clara Amadroz. »


Par le retour du courrier, Will Belton annonça qu’il serait au château le 15 août. « On peut se passer de moi ici pendant dix jours, disait-il en post-scriptum, parce que notre moisson sera tardive, mais il faut que je sois revenu une semaine avant l’ouverture de la chasse. »

On voit par ce ton familier que Will n’avait pas été intimidé par le billet formaliste de sa cousine.

« Sans cœur ! s’écria M. Amadroz, me parler de chasse dans un pareil moment ! » Clara ne voulut pas convenir qu’elle partageait l’avis de son père ; elle était décidée à attendre la venue de son cousin pour le juger.

Dans la ville de Belton, proche de l’église, se trouvait une petite maison appelée le cottage de Belton, louée depuis deux ans par M. Amadroz au colonel Askerton et à sa femme. Ils étaient complétement étrangers au pays, le colonel s’y étant établi pour chasser. Comme la porte du jardin du cottage donnait dans le parc de Belton, les rapports entre les deux familles étaient faciles, et une intimité s’était promptement formée entre Clara et Mrs Askerton.

Mrs Winterfield, se faisant l’écho de quelques rumeurs, avait en vain cherché à prémunir sa nièce contre le danger de cette liaison soudaine. Celle-ci était décidée à défendre Mrs Askerton contre tous venants, et ne tint aucun compte des avertissements qui lui furent donnés.

Aussitôt que Clara fut informée de la visite de son cousin, elle alla l’annoncer à son amie qui l’approuva sans réserve. « Sans doute, dit-elle, il vient voir s’il ne peut pas arranger les affaires en vous épousant, et c’est ce qui pourrait arriver de plus heureux ; à votre place je ne le laisserais pas partir avant de l’avoir vu à mes pieds, si toutefois les hommes se mettent encore dans cette posture suppliante, ce dont je doute. » Clara prit fort mal la plaisanterie et y coupa court en quittant le cottage.

Au jour désigné, Belton arriva dans un cabriolet loué à Taunton. M. Amadroz avait affecté tout le jour la plus complète indifférence ; mais, en entendant le bruit des roues, il quitta précipitamment son fauteuil et s’avança dans le vestibule. Clara le suivit et se trouva sans savoir comment, échangeant des poignées de main avec un grand garçon large d’épaules, ayant de grands yeux gris brillants, le nez droit, la bouche grande, les dents presque trop parfaites, d’épais cheveux bruns coupés courts et de petits favoris lui venant à moitié des joues. Clara n’avait jamais vu physionomie plus ouverte.

« Vous êtes la petite fille que je me rappelle avoir vue chez M. Folliott quand j’étais enfant ? lui demanda-t-il d’une voix peut-être un peu trop sonore.

— Oui, je suis cette petite fille, répondit Clara en souriant.

— Quand je pense qu’il y a vingt ans de cela !

— Vous ne devriez pas m’en faire souvenir, monsieur Belton.

— Pourquoi pas ?

— Parce que cela montre combien je suis vieille.

— Ah ! oui, certainement ; mais il n’y a là personne pour m’entendre. »

Une demi-heure après, comme Belton montait dans sa chambre, Clara trouva moyen de lui parler seule et de lui expliquer la situation.

« Monsieur Belton, dit-elle, vous serez obligé de supporter les inconvénients de notre nouvelle position ; le fait est que nous sommes maintenant très-pauvres.

— Ah ! voilà justement ce que je voulais savoir. Pour ce qui est de la pauvreté, je trouve que ce n’est rien quand on est jeune, mais cela ne laisse pas d’être pénible à mesure qu’on vieillit. Y puis-je quelque chose ?

— Tout ce que vous pouvez, c’est d’être bon pour mon père. Il a été obligé d’affermer le parc à M. Stovey et n’aime pas à en parler.

— Mais comment y apporter remède si on n’en parle pas ?

— Il n’y a pas de remède.

— C’est ce que nous verrons ; mais je serai bon pour lui et pour vous aussi, si vous le permettez. Vous n’avez plus de frère. Je serai votre frère, voulez-vous ?

— Je veux bien, » dit Clara.

M. Amadroz, ayant déclaré son intention de descendre pour déjeuner tout le temps du séjour de son cousin, était à neuf heures et demie avec sa fille, dans le petit salon, quand Will entra, son chapeau à la main, essuyant les gouttes de sueur qui lui coulaient du front.

« Vous êtes déjà sorti, monsieur Belton ? lui dit le squire[1].

— J’ai fait le tour de la propriété. Six heures ne me trouvent pas souvent dans mon lit, hiver ou été. Quand on est agriculteur, on doit se lever matin. L’herbe pousse d’elle-même durant la nuit, mais le jour il faut y veiller.

— Ici, cela ne ferait pas grand bien à l’herbe, dit le squire tristement.

— Autant ici qu’ailleurs. J’ai quelque chose à vous dire là-dessus. »

Il s’était assis, tout en parlant, devant la table du déjeuner et jouait de la fourchette avec grande activité.

« Je pense, monsieur, que vous ne tirez pas le meilleur parti possible de votre parc.

— Ne parlons pas de cela, s’il vous plaît, dit le squire.

— Je n’en parlerai pas si cela vous déplaît, mais, vraiment, vous devriez y faire attention.

— Comment ? dit Clara.

— Si votre père ne veut pas garder le parc à sa main, il devrait l’affermer à quelqu’un qui y mît un troupeau au lieu de couper le foin d’année en année sans rien remettre dans la terre, comme compte faire ce Stovey. Je lui ai parlé et telle est son intention.

— Personne ici n’a d’argent pour mettre un troupeau sur la propriété, dit le squire aigrement.

— Alors vous devriez vous adressez ailleurs, voilà tout. Écoutez, monsieur Amadroz, je le ferai moi-même. » Il s’était servi deux larges tranches de mouton froid et mangeait de bon appétit tout en parlant.

« C’est impossible, dit le squire.

— Je ne vois pas pourquoi ce serait impossible ; vous vous en trouveriez mieux, et moi aussi, si je dois avoir un jour la propriété.

À ces mots le squire fit la grimace.

Ce même jour, à midi, l’opposition du squire était vaincue ; Stovey avait résilié son bail moyennant cinq cents francs d’indemnité, et Will s’était substitué à lui avec une augmentation considérable. M. Amadroz n’en revenait pas.

Dans l’après-midi, Will demanda à sa cousine de venir se promener.

« Je vous montrerai tout ce que je compte faire, » lui dit-il.

Elle prit aussitôt son chapeau et son ombrelle et le suivit. Dès qu’ils furent assez loin de la maison pour ne pas être entendus :

« Votre père a de l’antipathie pour moi, dit Will, et je n’en suis pas étonné.

— Je ne crois pas qu’il ait d’antipathie pour vous, monsieur Belton.

— Si, et rien de plus naturel : je suis son héritier au lieu de vous. Il ne doit pas m’aimer ; mais j’en viendrai à bout, et il finira par ne plus pouvoir se passer de moi.

— Vous êtes un homme extraordinaire, monsieur Belton.

— Je voudrais bien que vous ne m’appeliez pas monsieur Belton ; mais si j’arrive à me faire appeler Will par votre père, je pense que vous en ferez autant.

— Oh ! certainement.

— L’appellation ne signifie pas grand chose, mais on aime à être dans des termes affectueux avec ses amis. Je suppose que vous n’aimez pas beaucoup que je vous appelle Clara ?

— Maintenant que vous avez commencé, vous ferez aussi bien de continuer.

— C’est mon intention. Je me suis fait une règle de ne jamais revenir en arrière. Votre père est à moitié fâché de m’avoir affermé la propriété, mais je compte persévérer, et les choses auront pris un autre aspect d’ici à un an. Voilà un taillis qui a besoin d’éclaircies. Ces sortes de travaux couvrent toujours les dépensés qu’ils nécessitent. Il en est ainsi de tout le bien qu’on fait en ce monde. »

Clara se rappela souvent ces mots dans la suite, en pensant à son cousin.

« Comment vous procurez-vous le lait et le beurre ?

— Nous les achetons à M. Stovey.

— Quel abus ! vivre à la campagne et payer son lait ! Écoutez, je vous donnerai une vache ; ce sera un petit cadeau de moi à vous.

— Oh ! monsieur Belton, je ne pense pas que cela se puisse.

— Nous essayerons. J’ai promis de ne rien faire qui contrarie votre père, mais je ne vous ai pas fait la même promesse. Quel joli endroit ! que j’aime ces rochers ! quel soulagement de ne plus être dans la plaine ! Vous ne pouvez vous imaginer combien Plaintow est laid avec ses grands fossés et ses champs coupés à angles droits ! À peine si l’on voit un arbre dans tout le pays.

— Quel tableau ! Je mourrais d’ennui si j’étais obligée de vivre là.

— Vous y vivriez très-bien si vous y aviez tant à faire que moi.

— Et vous habitez là tout seul ?

— Non, j’ai ma sœur avec moi. Vous avez entendu parler de Mary ? »

Clara se souvint qu’il y avait une miss Belton, une pauvre créature contrefaite et maladive dont elle aurait dû s’informer.

« Oui, certainement, dit Clara. J’espère qu’elle est mieux portante.

— Elle ne sera jamais mieux, mais je ne la trouve pas plus malade, seulement peut-être un peu affaiblie. »

En parlant des souffrances et de la bonté de sa sœur, les larmes lui vinrent aux yeux. Clara en fut touchée et songea à l’appeler Will le plus tôt possible.

Leur promenade les avait conduits jusqu’au cottage. De l’autre côté de la barrière du jardin, ils aperçurent mistress Askerton, qui peut-être les guettait. Elle leur ouvrit, et Clara présenta son cousin. Will, en la saluant, sembla perdre contenance un moment. Mistress Askerton l’accueillit fort gracieusement ; elle savait être gracieuse ou disgracieuse à volonté.

« Comment va le colonel ? demanda Clara.

— Il est à la maison, occupé à lire un roman français, suivant son habitude. Lisez-vous jamais des romans français, monsieur Belton ?

— Je lis très-peu, et quand je lis, c’est en anglais.

— Vous êtes très-occupé ?

— J’ai une grande propriété à régir qui me laisse peu de temps pour lire des romans français, quand je saurais le français, ce qui n’est pas.

Après cela, on causa chasse, et mistress Askerton trouva moyen de parler de celle de Belton, affermée par le colonel, d’un ton qui déplut à Will. Clara, voyant que la conservation s’aigrissait, prit congé.

« Vous ne me paraissez pas éprouver beaucoup de sympathie pour mon amie, dit-elle en riant dès qu’ils eurent quitté le cottage.

— Pas précisément. Le fait est que je l’ai prise d’abord pour une personne que j’ai connue autrefois, et je pensais à cette personne pendant tout le temps de la visite.

— Quel était son nom ?

— Elle se nommait miss Vigo et avait épousé un M. Berdmore. C’était une évaporée, et lui ne valait pas grand’chose. Je crois qu’ils sont morts ou divorcés.

— Le nom de mistress Askerton était miss Oliphant.

— J’aurai sans doute été trompé par une ressemblance fortuite. »

La conversation en resta là, mais Clara crut se souvenir qu’elle avait déjà entendu prononcer le nom de Berdmore, soit par mistress Askerton, soit à son sujet.

CHAPITRE III


Lorsque, le soir, dans son lit, Clara repassa les événements de la journée, elle s’applaudit d’avoir trouvé un si bon cousin et un cousin qui ne lui ferait pas la cour. Pourquoi Will ne devait pas lui faire la cour et pourquoi elle s’en réjouissait, je ne l’expliquerai pas ; mais toutes les jeunes filles ont coutume de parler ainsi des gens de leur intimité, comme si l’amour était par lui-même injurieux et ennemi du bonheur au lieu d’être en réalité le sel de la vie : et cependant Clara avait déjà reconnu en son cousin un homme capable de guider une femme avec douceur et fermeté et d’être le meilleur mari qu’une jeune fille pût rêver. Néanmoins elle s’applaudissait de ce qu’il ne devait pas lui faire la cour. Je me demande si les paroles affectueuses prononcées par le capitaine Aylmer et la manière tendre dont il lui avait serré la main en prenant récemment congé d’elle à Perivale, n’étaient pas pour quelque chose dans la satisfaction de Clara.

Et Will, quelle était son opinion à ce sujet ? Il réfléchissait de son côté, en se promenant dans sa chambre éclairée par la lune des moissons ; car, pour lui, être au lit, c’était dormir. Il faisait ses calculs et ses comparaisons, songeant à sa sœur, à leur vie en commun, à son avenir ; et retraçant dans sa mémoire la figure de Clara, sa taille, sa démarche, il résolut qu’elle serait sa femme.

Miss Amadroz était une belle personne, grande, bien faite, active et pleine de santé. Sa tête et son cou étaient bien posés sur ses épaules, et sa taille n’avait pas cette sveltesse dont les femmes étaient plus fières autrefois qu’aujourd’hui, où elles ont plus de savoir et de goût. Elle ressemblait à son cousin en beaucoup de points. Ses cheveux étaient du même brun, et ses yeux un peu plus foncés et peut-être un peu moins mobiles que ceux de Will ; mais ils étaient aussi brillants et possédaient le même pouvoir d’exprimer instantanément la tendresse. Ses traits étaient plus fins ; mais elle avait la même bouche un peu grande et les dents aussi blanches et aussi régulières. Comme nous l’avons déjà dit, Clara Amadroz avait vingt-six ans et ne paraissait pas plus jeune que son âge. Ce n’était pas là un défaut aux yeux de Will. Il pensait que la femme qu’il épouserait ne devait pas être une enfant. Ayant de la fortune, il comptait bien donner à sa femme une voiture et tout le luxe convenable à sa position ; mais il désirait qu’elle le secondât utilement. Elle ne devait pas être une femme au-dessus des soins domestiques ni trop fière pour se soucier de ses vaches. Clara, il en était sûr, n’aurait pas ce sot orgueil, bien qu’elle fût assez distinguée pour faire honneur à la voiture qu’il lui destinait. Et puis, ce mariage la laisserait en possession de l’héritage de son père. Tout serait donc pour le mieux.

Le lendemain, à son réveil, Will était toujours aussi enchanté de son projet. Devant rester seulement huit jours à Belton, il avait d’abord pensé à remettre sa demande jusqu’à la visite qu’il devait faire à Noël ; mais, en se rasant, l’impatience de sa nature reprit le dessus et lui fit juger tout délai inutile et même dangereux. Il n’oublia pas de se dire que très-probablement il ne réussirait pas, la fatuité n’étant pas son défaut ; mais, en cela comme en tout ce qui demandait un effort personnel, il se prépara à faire de son mieux, quelles que dussent être les conséquences. En semant son grain, il y apportait tout le soin et toute l’intelligence qui étaient en lui, laissant le ciel lui envoyer la récolte. Et comme il avait trouvé que la récompense de tout travail honnête ne manquait jamais, il comptait suivre le même système en amour.

Après de longues réflexions, réflexions qui occupèrent tout le temps de sa toilette, Will se décida à parler d’abord à M. Amadroz ; mais il se donna encore la journée pour gagner les bonnes grâces du squire, et, le soir, il y avait si bien réussi, que Clara l’appela flatteur et lui avoua qu’elle devenait jalouse de lui.

Le lendemain, après déjeuner, il emmena M. Amadroz dans le parc, sous prétexte de lui montrer l’emplacement de l’abri qu’il allait faire construire pour les bestiaux ; mais pas un mot ne fut prononcé à ce sujet. Dès qu’ils furent seuls :

« J’ai quelque chose de particulier à vous dire, monsieur, » commença Belton.

L’opinion de M. Amadroz était que Will lui avait dit, depuis son arrivée, plusieurs choses très-particulières. Il fut un peu effrayé de ce préambule.

« Qu’y a-t-il ? rien de mal, j’espère ?

— Je ne pense pas. Ne croyez-vous pas, monsieur, que ce serait une bonne combinaison si j’épousais ma cousine Clara ? »

Quel terrible jeune homme ! M. Amadroz se sentit si étourdi de cette proposition soudaine, qu’il ne put prononcer une parole.

« Je ne sais pas ce qu’elle en pense, continua Belton ; j’ai trouvé qu’il était mieux de venir à vous avant de lui en parler. Je sais qu’elle m’est supérieure en bien des points ; elle est plus instruite et peut-être aimera-t-elle mieux épouser un habitant de Londres qu’un garçon qui passe sa vie à la campagne ; mais personne ne pourrait l’aimer davantage ni la traiter plus doucement. Ne seriez-vous pas content, monsieur, de savoir votre petit-fils possesseur de Belton ? Mais, sans parler de cela, je ne suis pas mal dans mes affaires et pourrais lui donner tout ce qu’elle voudrait ; mais peut-être ne se soucie-t-elle pas d’épouser un fermier, » ajouta-t-il d’un ton mélancolique.

Le squire avait écouté sans dire un mot, et quand Belton eut cessé de parler, il ne trouvait rien à lui répondre. C’était un homme dont les idées sur les femmes étaient chevaleresques et peut-être un peu surannées. Sans doute, lorsqu’il s’agit de mariage, rien de mieux que de s’adresser d’abord au père. Mais M. Amadroz pensait qu’on devait aborder le sujet à mots couverts et avec une grande délicatesse. Au lieu de cela, ce jeune homme, qui n’avait pas été trois jours chez lui, semblait persuadé qu’il lui donnerait sa fille aussi promptement qu’il lui avait cédé sa terre.

« Vous me surprenez beaucoup, dit enfin le squire.

— Clara me paraît être la femme qui me convient.

— Mais vous ne la connaissez pas depuis bien longtemps, monsieur Belton ?

— Je sais qui elle est et d’où elle vient, et c’est beaucoup. »

M. Amadroz frémit en l’entendant parler ainsi, comme si toute personne vivant dans un certain monde pouvait ignorer qui était sa fille !

« Oui, certainement, dit-il froidement, vous savez cela sur son compte.

— Et elle en sait autant sur le mien. Me permettez-vous de lui parler ? »

M. Amadroz demanda la nuit pour réfléchir, et, après bien des hésitations, finit par céder à l’impatience de Will.

« Ce mariage ne pourrait qu’être avantageux à ma fille, lui dit-il, en reprenant la conversation de la veille, car peut-être ne savez-vous pas que je n’ai littéralement rien à lui donner.

— Tant mieux, en ce qui me concerne ; je ne suis pas de ceux qui désirent que la fortune de leur femme les exempte de travailler.

— J’espère que sa tante fera quelque chose pour elle.

— Si Clara devient ma femme, mistress Winterfield sera bien libre de donner son argent à d’autres. »

Le consentement de M. Amadroz obtenu, Will résolut d’essayer quelques démarches préliminaires auprès de sa cousine. Quelles pouvaient être les démarches préliminaires d’une personne de ce caractère, le lecteur peut maintenant se l’imaginer.

« Pourquoi ne l’appelez-vous pas Will ? demanda Clara à son père le soir du jour où M. Amadroz avait donné son consentement au projet de mariage.

— L’appeler Will ! et pourquoi ?

— Vous le faisiez quand il était enfant.

— Sans doute, mais il y a longtemps de cela. Cette familiarité lui paraîtrait déplacée maintenant.

— Au contraire, il en serait charmé. Il me l’a dit. Être appelé monsieur Belton par ses parents lui semble froid. »

Le père regarda sa fille, et pour un moment la pensée qu’elle était d’accord avec son cousin avant que son consentement n’eût été demandé, lui traversa l’esprit. Mais il avait confiance en Belton, et quant à sa fille, il était sûr d’elle ; cependant comment Clara, d’ordinaire si circonspecte et presque froide pour les étrangers, comment sa Clara pouvait-elle avoir changé si promptement de nature ? Le squire n’y comprenait rien, mais il était décidé à croire que tout était pour le mieux.

« Je l’appellerai Will si cela vous fait plaisir, dit-il.

— Oui, papa, et alors je pourrai en faire autant. C’est un si bon garçon ! »

Le lendemain matin, M. Amadroz, avec un peu d’embarras, appela son hôte par son nom de baptême. Clara rencontra les yeux de son cousin et sourit : lui sourit aussi. À ce moment, il était plus amoureux que jamais.

Après déjeuner, Will devait aller à Redicote s’entendre avec un entrepreneur.

« Je pense être revenu à trois heures, dit-il à Clara, et alors nous pourrons faire notre promenade.

— Je serai prête. Venez me prendre chez mistress Askerton. »

Ainsi furent faits les arrangements pour la journée.

Clara désirait revoir mistress Askerton. Ce que son cousin avait dit à propos de miss Vigo et de M. Berdmore l’avait intriguée, et elle se rendait au cottage dans le but de demander des éclaircissements. Mais, en traversant le parc, elle songea que mistress Askerton n’aimerait peut-être pas à être questionnée sur sa vie passée dont elle ne parlait jamais que dans les termes les plus vagues, et la question lui parut difficile à poser.

Quand elle entra dans le salon, le colonel Askerton était auprès de sa femme. Ce n’était pas le moment de parler.

Le colonel était un homme d’environ cinquante ans, mince et d’apparence délicate, avec les cheveux et la barbe d’un gris d’acier. Il paraissait n’avoir aucun ami en ce monde et ne désirer que peu de plaisirs. Rien n’était plus régulier que ses journées dans leur paresseuse monotonie. Il déjeunait à onze heures, lisait et fumait jusqu’à trois heures où il montait à cheval pendant une heure ou deux ; puis dînait, lisait et fumait de nouveau, et allait se coucher. En septembre, il chassait, et deux fois par an faisait un petit voyage pour se procurer un peu de distraction. Il paraissait très-content de son sort, et on ne l’avait jamais entendu dire un mot désagréable. Personne ne se souciait beaucoup de lui, mais il ne se souciait guère de personne. Il n’allait pas à l’église, et n’avait jamais mangé hors de chez lui depuis qu’il vivait à Belton.

« Clara, méchante enfant, dit mistress Askerton en voyant entrer son amie, pourquoi n’êtes-vous pas venue hier ? Je vous ai attendue toute la journée ?

— J’ai été occupée. En vérité, nous sommes devenus des gens très-actifs depuis l’arrivée de mon cousin.

— On annonce qu’il va exploiter lui-même la propriété, dit le colonel. J’espère qu’il ne compte pas me reprendre la chasse ?

— Il chasse sur ses propres terres, en Norfolk, répondit Clara, et je suis sûre qu’il ne voudrait rien faire qui pût vous contrarier. C’est la personne la moins égoïste du monde. Je lui en parlerai si vous le désirez.

— Oh ! non, ce serait lui en donner l’idée. Peut-être n’y a-t-il pas pensé.

— Il pense à tout, dit Clara.

— Je voudrais bien savoir s’il pense à… »

Mistress Askerton s’arrêta court au milieu de sa phrase et le colonel regarda Clara avec un sourire malicieux. Elle se sentit rougir. N’était-il pas cruel qu’elle ne pût dire un mot en faveur d’un ami, d’un cousin qui avait promis d’être un frère pour elle, sans encourir de telles insinuations. Mais elle était résolue à ne pas se laisser déconcerter.

« Je suis sûre, dit-elle, qu’il est incapable d’aucun manque d’égard ou de courtoisie.

— Il n’y aurait là aucun manque de courtoisie. Je n’en serais pas offensé. Je transporterais seulement mes pénates ailleurs. Dites-lui, je vous prie, que j’espère avoir le plaisir de le voir avant son départ. J’ai été hier au château dans cette intention, mais il était sorti.

— Il va venir me chercher dans un moment. »

Mais le cheval du colonel était à la porte, et il ne pouvait attendre l’arrivée de M. Belton.

« Quel phénix que ce cousin ! dit mistress Askerton dès que son mari fut parti.

— C’est un excellent garçon ; il est si plein de vie et d’énergie, et il a fait tant de bien à mon père ! Papa ne pouvait supporter l’idée de la venue de Will, et il commence déjà à se plaindre parce qu’il va s’en aller.

Will déjà ?

— Et pourquoi pas Will ? Il est mon cousin.

— Et ne sera-t-il rien de plus ?

— Rien de plus, mistress Askerton.

— Vous en êtes sûre ?

— Tout à fait sûre. Mais je ne puis comprendre pourquoi on ferait de telles suppositions, parce que nous sommes appelés à nous voir intimement et que nous avons de l’amitié l’un pour l’autre. Will est mon plus proche parent, et, depuis la mort de mon pauvre frère, il est l’héritier de mon père. Il est si naturel qu’il soit mon ami, et je trouve une si grande consolation dans son amitié qu’il me semble cruel, je l’avoue, d’être l’objet de tels soupçons.

— Soupçons, ma chère, quels soupçons ?

— Ce n’est pas que je m’en soucie, Je suis décidée à l’aimer comme un frère. Je l’admire pour son énergie et sa bonté. Je suis fière de lui comme mon ami et mon cousin, et maintenant vous pouvez soupçonner ce qu’il vous plaira.

— Mais, ma chère, pourquoi ne deviendrait-il pas amoureux de vous ? Ne serait-ce pas ce qui pourrait arriver de mieux ?

— Je hais cette manière de parler. Comme si une femme n’avait autre chose à penser toutes les fois qu’elle voit un homme.

— Une femme n’a rien autre chose à penser.

— Quant à moi, j’ai beaucoup d’autres choses à penser, et lui aussi.

— Il y a bien là de quoi vous fâcher ! Votre indignation est superbe.

— Elle n’est pas superbe pour moi, car je me sens toujours honteuse de ma vivacité, et maintenant, s’il vous plaît, nous ne parlerons pas davantage de M. Will Belton. Mais, à propos, mistress Askerton, savez-vous qu’il pense vous avoir connue autrefois ? »

Clara, en disant cela, ne regarda pas son amie en face, mais elle put pourtant s’apercevoir de son trouble. Mistress Askerton devint pâle, ses traits prirent une expression d’angoisse, et elle resta un moment sans répondre.

« Vraiment, dit-elle enfin, et où cela ?

— Je crois que c’était à Londres. Mais, après tout, ce n’était probablement pas vous, mais quelqu’un qui vous ressemble. Il dit que la dame se nommait miss Vigo. »

En prononçant ce nom, Clara se détourna par un sentiment instinctif.

« Miss Vigo ! dit mistress Askerton, et le ton de sa voix confirma les soupçons de Clara ; je me rappelle qu’elles étaient deux sœurs, et je suis flattée de la ressemblance, car elles avaient une réputation de beauté.

— Il dit que celle dont il se souvient a épousé un monsieur Berdmore.

— A épousé un monsieur Berdmore ! »

Le ton de la voix était le même, comme si elle faisait un effort pour parler naturellement. Alors Clara la regarda, pensant qu’il y aurait de l’affectation à détourner plus longtemps les yeux. Mistress Askerton était pâle, mais elle essayait de sourire. À ce moment on sonna à la porte du jardin, et un instant après M. Belton parut. Mistress Askerton pensa devoir faire allusion à la conversation qui venait d’avoir lieu, et entama le sujet immédiatement.

« Clara me dit que je ressemble à une de vos amies d’autrefois, monsieur Belton ? »

Il la regarda attentivement en lui répondant :

« Je n’ai pas le droit de l’appeler mon amie, mistress Askerton ; en effet, c’était tout au plus une connaissance, mais vous ressemblez extrêmement à miss Vigo.

— Je suis étonnée que les gens n’aient pas plus de ressemblance entre eux.

— Il y a souvent des ressemblances, mais pas jusqu’à amener des méprises. Je vous aurais accostée dans la rue en vous appelant mistress Berdmore.

— N’ai-je pas entendu prononcer ce nom ici ? » demanda Clara.

L’expression de souffrance reparut sur les traits de mistress Askerton.

« Ma chère, répondit-elle, j’ai une fort mauvaise mémoire, mais il me semble me rappeler que le colonel a connu autrefois aux Indes un monsieur Berdmore. Vous l’en aurez probablement entendu parler. »

Il ne fut plus rien dit sur ce sujet, mais Clara conserva l’impression qu’il y avait un mystère dans la vie de mistress Askerton. Pourquoi eût-elle cherché à le découvrir ?

Peu après Clara se leva pour prendre congé, et mistress Askerton fit un effort pour adresser un adieu aimable à Belton.

CHAPITRE IV


Lorsque les deux cousins furent seuls dans le parc, Ils parlèrent encore quelque temps de mistress Askerton et de sa singulière ressemblance. Will, tout en causant, considérait à part lui comment il amènerait le sujet qui l’intéressait sans se nuire par trop de précipitation.

En quittant le cottage, ils avaient pris à travers le parc un chemin conduisant à un rocher élevé d’où l’on découvrait la mer d’un côté, et de l’autre une grande étendue de pays. Arrivés là, ils s’assirent.

« Cet endroit est le plus joli de toute l’Angleterre, dit Clara.

— Je n’ai pas vu toute l’Angleterre, répondit Belton.

— Allons, Will, ne soyez pas si positif. Je dis que c’est le plus joli endroit d’Angleterre et vous ne me contredirez pas.

— Et moi je dis que vous êtes la plus jolie fille d’Angleterre et vous ne me contredirez pas. »

Cette manière de parler déplut à Clara. Elle trouva que son incomparable cousin n’était pas aussi parfait qu’elle le pensait.

« Je vois, dit-elle, que si je dis des enfantillages, j’en serai punie.

— Est-ce une punition pour vous de savoir que je vous trouve jolie ?

— Il m’est très-désagréable d’entendre traiter ce sujet. Que penseriez-vous si je me mettais à vous adresser de sots compliments ?

— Ce que je dis n’est pas sot, et il y a une grande différence entre nous. — Clara, je vous aime plus que tout au monde. »

Elle le regarda, mais elle ne le crut pas encore : était-il possible qu’elle se fût méprise à ce point !

« J’espère que vous m’aimez, dit-elle, vous y êtes obligé. N’avez-vous pas promis d’être mon frère ?

— Mais cela ne me suffit plus, Clara. — Clara, je veux être votre mari.

— Will ! s’écria-t-elle.

— Maintenant vous savez tout. Pardonnez-moi si j’ai été trop brusque.

— Oh ! Will, oubliez ce que vous venez de dire. Que tout ne soit pas rompu entre nous.

— Pourquoi y aurait-il rien de rompu entre nous ? Pourquoi serait-ce mal à moi de vous aimer ?

— Que dira mon père ?

— M. Amadroz a déjà donné son consentement. Je le lui ai demandé dès que j’ai été décidé, et il m’a dit que je pouvais m’adresser à vous.

— Vous avez parlé à mon père ! Que vais-je devenir ?

— Vous suis-je donc si odieux ? »

En disant cela il se leva et resta debout devant elle. C’était un homme grand et bien fait. Son attitude et ses traits prenaient une grande expression de noblesse quand il était ému comme en ce moment.

« Odieux ! ne savez-vous pas que j’ai appris à vous aimer et à me confier en vous comme si vous étiez vraiment mon frère, mais tout est fini maintenant.

— Vous ne pouvez pas m’aimer comme votre mari, alors ?

— Non. »

Elle ne prononça que ce monosyllabe. Et il s’éloigna d’elle comme si ce petit mot tranchait la question alors et pour toujours. Il s’éloigna d’elle peut-être de deux cents mètres, comme si l’entrevue était terminée et qu’il demeurât sans espoir. En le voyant s’en aller, elle souhaita qu’il revînt pour lui adresser quelques paroles de consolation, bien qu’elle ne pût lui dire le seul mot qui l’eût consolé. Quand son cousin lui avait fait son aveu, elle avait d’abord été fâchée contre lui. Il avait trompé son attente et elle lui en voulait. Maintenant sa colère avait fait place à de l’attendrissement. Elle était touchée de son amour et l’en aimait davantage, et cependant elle ne pouvait l’aimer comme il le désirait.

Quand Will eut descendu une partie de la colline, il avait changé de résolution. Il revint lentement vers sa cousine. Il avait l’habitude de mettre les pouces dans les emmanchures de son gilet tandis que ses deux larges mains reposaient sur sa poitrine. Il prenait toujours cette attitude quand il pensait être dans son droit et comptait faire prévaloir sa volonté. Clara s’en était déjà aperçue.

« Chère Clara, dit-il, j’ai été rude et précipité en vous parlant, je vous demande pardon ; mais dans un sujet d’une si grande importance, vous laisserez-vous influencer par ma maladresse ?

— Ce n’est pas cela, je vous assure.

— Écoutez-moi, chérie. Il est vrai que j’ai promis d’être votre frère, mais je ne savais pas combien je devais vous aimer. Votre père, lorsque je lui ai parlé, m’a demandé de ne pas être précipité, mais cela est dans ma nature. Je n’ai pas su attendre. Dites-moi que je puis venir à Noël chercher une réponse, et je ne dirai plus un mot qui puisse vous faire de la peine. Je serai votre frère au moins jusqu’à Noël.

— Soyez mon frère toujours. »

Un nuage passa sur le front de Will lorsqu’il entendit cette demande. Elle le regarda anxieusement.

« Ne voulez-vous pas attendre jusqu’à Noël ? » demanda-t-il.

Elle pensa qu’il était cruel de refuser sa requête, et cependant elle savait que ce délai ne modifierait pas ses sentiments. Elle ne voulut pas lui faire concevoir de fausses espérances.

« Remettre ma réponse quand je sais ce qu’elle doit être ne servirait de rien. Pourquoi prolonger l’incertitude ?

— Voulez-vous dire qu’il vous est impossible de m’aimer ?

— Pas de cette manière, Will.

— Et pourquoi non ? » Il s’arrêta. « Mais je suis fou de faire une telle question, et je serais pire que fou si j’insistais. C’est donc une chose terminée ? »

Elle se leva et lui prit le bras.

« Oh ! Will, ne me regardez pas comme cela.

— C’est donc une chose terminée ? répéta-t-il.

— Oui, Will, que ce soit terminé, je vous en prie. »

Il s’assit de nouveau sur le rocher et elle vint se mettre près de lui, mais pas si près qu’avant. Elle le regarda, mais ne lui parla pas. Il resta ainsi quelque temps sans parler, les yeux fixés en terre.

« Je crois que nous pouvons rentrer, dit-il enfin.

— Donnez-moi votre main, Will, et dites moi que vous m’aimez encore comme votre sœur. »

Il lui donna sa main.

« Si vous avez jamais besoin de la sollicitude d’un frère, vous l’aurez de moi, dit-il.

— Mais pas l’affection d’un frère ?

— Non, comment les deux pourraient-elles aller ensemble ? Je ne cesserai pas de vous aimer parce que j’aime en vain. Au lieu de me rendre heureux, mon amour me rendra malheureux. Ce sera la seule différence.

— Je donnerais ma vie pour vous rendre heureux si c’était possible.

— Vous ne voulez pas me donner votre vie de la seule manière dont je la voudrais. »

Après cela ils reprirent en silence le chemin de la maison, et quand il eut ouvert la porte pour la faire entrer, Will la quitta et resta seul et immobile sous le porche, pensant à son infortune.

CHAPITRE V


La soirée qui suivit la scène que nous venons de raconter fut terrible pour Clara. Will ne faisait aucun effort pour dissimuler son chagrin, et M. Amadroz, devinant, malgré son peu de sagacité, quelque mésintelligence entre sa fille et Belton, devint impatient et de mauvaise humeur. À la fin ils se séparèrent, et Clara, selon son habitude, entra dans la chambre de son père.

« Papa, dit-elle, M. Belton m’a demandé d’être… d’être sa femme, et il m’a dit qu’il avait votre consentement.

— Et pourquoi n’aurait-il pas mon consentement ? Pourquoi ne vous épouserait-il pas si vous lui plaisez ? Vous sembliez l’aimer beaucoup.

— Oui, papa, je l’aime beaucoup, mais pas de cette manière, et je n’aurais jamais cru qu’il pensât à moi.

— Et pourquoi ne penserait-il pas à vous ? Ne serait-ce pas pour vous un fort bon mariage au point de vue de l’argent ?

— Vous ne voudriez pas me voir épouser quelqu’un pour cette raison, n’est-ce pas, mon père ?

— Non, si vous ne l’aimez pas, je ne peux pas vous le faire aimer. Mais si j’avais pu penser qu’après moi cette maison deviendrait votre demeure, cela m’aurait rendu heureux… bien heureux. »

Elle s’approcha de lui et lui prit la main.

« J’espère, papa, que vous n’avez pas d’inquiétude à mon sujet. Je m’en tirerai fort bien. Vous ne pouvez désirer que je vous quitte pour me marier.

— Comment vous en tirerez-vous ? Si votre tante Winterfield a l’intention de vous laisser quelque chose, il serait bien de sa part de me le faire savoir pour m’ôter cette anxiété. »

Clara savait à quoi s’en tenir sur les intentions de sa tante, mais elle ne se sentit pas le courage d’en informer son père. Elle se contenta de lui donner de vagues assurances qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter de l’avenir.

« Et vous ne changerez pas de détermination à l’égard de Will ? dit-il enfin.

— Je ne changerai pas, certainement. »

Alors il se détourna d’elle, et Clara vit qu’il était mécontent.

Quand elle fut seule, il lui fallut bien se demander pourquoi elle était si sûre de ne pas changer. Hélas ! il ne pouvait y avoir aucun doute dans son esprit à ce sujet. Elle ne pouvait aimer son cousin Will Belton, parce que son cœur appartenait au capitaine Aylmer.

Mais Clara savait aussi qu’elle n’avait rien reçu en échange. Aylmer avait été bon pour elle au moment de la mort de son frère. Même avant cette époque, il avait envers elle des manières douces et affectueuses, de ces façons tendres qui peuvent ne rien signifier bien qu’elles signifient souvent tant de choses ! Quand mistress Winterfield avait exprimé l’espoir que le capitaine Aylmer devînt le mari de sa nièce, Clara avait répondu que c’était impossible, comme toute jeune fille l’aurait fait à sa place, et jamais jusqu’alors elle ne s’était avoué à elle-même quels étaient ses sentiments.

Elle établit une comparaison entre les deux hommes. Son cousin Will était, à son avis, le plus généreux et le plus énergique, peut-être le mieux doué des deux. Il l’emportait certainement par les dons extérieurs, mais il était rude, gauche, son esprit manquait de culture, et il n’avait, aucun des goûts qui charmaient Clara Amadroz. Will ne pouvait pas lui lire de poésie ni lui dire ce qui se passait dans le monde des lettres, ou ce qui s’y était passé dans d’autres temps. Il était douteux que Belton pût nommer les ministres actuels, ou qu’il sût le nom d’un seul évêque, excepté, celui du diocèse dans lequel se trouvait sa paroisse ; mais le capitaine Aylmer connaissait tout le monde, avait tout lu et entendait d’instinct tous les mouvements du milieu dans lequel il vivait.

Mais qu’importait la comparaison ? Si Clara avait pu se prouver à elle-même que son cousin Will était le plus digne d’être aimé, cela n’aurait rien changé. L’amour ne se décide pas par le mérite. Elle n’aimait pas assez son cousin pour lui donner sa main, et, hélas ! c’était l’autre qu’elle aimait.

Je doute que cette nuit-là Belton dormît aussi profondément qu’à l’ordinaire. En tout cas, le matin, avant de sortir de sa chambre, il avait pris une résolution : c’était de ne pas s’abandonner lui-même, de persévérer et de revenir à Noël.

En conséquence, lorsqu’il se trouva seul avant déjeuner avec Clara, il lui donna une poignée de main comme de coutume et ne fit aucune allusion à la veille. M. Amadroz descendit immédiatement, et Belton saisit la première occasion de dire qu’il reviendrait à Noël.

« Je croyais que c’était chose arrangée, répondit le squire.

— Certainement, mais hier j’ai dit sottement quelques paroles qui semblaient remettre le projet en question. J’y ai pensé de nouveau, et maintenant je crois pouvoir revenir. »

Là-dessus il parla de ses plans de bâtisse.

« Je crains que la construction en brique ne soit pas jolie, dit M. Amadroz.

— Je crois qu’elle sera très-jolie, dit Clara.

— Dans tous les cas, ajouta le squire, je ne serai pas longtemps là pour la voir. »

Belton répondit gaiement à ce discours mélancolique, et il sembla à Clara et à son père qu’il avait bien vite pris son parti.

Immédiatement après déjeuner, se passa un petit incident qui ne fut pas sans influence sur les trois personnes dont nous venons de parler. On vit arriver par l’avenue jusque devant la porte d’entrée une vache, menée par un enfant. C’était une vache d’Alderney ; et toute personne s’y connaissant pouvait voir qu’elle était parfaite dans son genre. Ses yeux étaient doux et brillants, ses jambes ressemblaient à celles du cerf ; et, dans toute son attitude, elle semblait démentir son nom et prouver qu’elle avait une plus noble origine qu’une simple vache, utile animal mais lourd, et vu avec plus davantage à distance que de près.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? » dit M. Amadroz, qui, n’ayant pas de vache à lui, n’aimait pas à en voir une devant sa porte.

Clara comprit tout de suite ; mais elle fut peinée et ne dit rien. Si la vache était venue avant la scène de la veille, elle l’aurait accueillie cordialement et aurait promis à son cousin que la vache serait chérie à cause de lui ; mais après ce qui s’était passé, comment pourrait-elle accepter un présent de lui ?

Mais Belton ne tint aucun compte de la difficulté.

« Je vous avais dit que je vous donnerais une vache, dit-il, et la voilà.

— Quel besoin a-t-elle d’une vache ? demanda M. Amadroz.

— Je suis sûr qu’elle en a besoin. En tout cas elle ne peut refuser un présent de moi. N’est-ce pas, Clara ? »

Que pouvait-elle répondre ?

« Si mon père me permet de l’accepter.

— Mais nous n’avons pas d’herbe à lui donner, dit le squire.

— Il y a plus d’herbe qu’il n’en faut, dit Belton. Allons, monsieur Amadroz, je tiens beaucoup à donner cette bête à Clara ; ne me contrariez pas. »

Comme toujours, il l’emporta. Et Clara le remercia les larmes aux yeux.

Les deux jours suivants passèrent sans incident. Belton fit une visite au cottage, mais le colonel était sorti, et on ne lui proposa pas de voir mistress Askerton. Comme Will devait partir le matin avant six heures, il fit ses adieux à M. Amadroz la veille au soir, avant de se séparer pour la nuit ; il pensait aussi prendre congé de Clara, mais elle lui dit doucement, si doucement que son père ne l’entendit pas, qu’elle se lèverait pour lui donner sa tasse de café et le voir monter en voiture.

Le lendemain matin elle était levée avant lui et ne pouvait comprendre elle-même pourquoi elle agissait ainsi. Si Will était résolu à oublier la scène qui avait eu lieu, elle devait éviter d’en rappeler le souvenir. Mais il lui avait promis la sollicitude d’un frère, n’était-elle pas tenue à agir à son égard comme une sœur ? Telles étaient les raisons qu’elle se donnait à elle-même.

Elle apporta de ses propres mains le café dans le petit parloir et le lui servit. Qui n’a vu, en pareille occasion, une jeune fille descendre de bonne heure sans tout le fini de sa toilette ordinaire, et cependant paraissant plus fraîche, plus jolie et plus charmante aux yeux de celui qui est l’objet de cette apparition matinale ? Et quel homme n’a pas aimé celle qui lui faisait cette faveur, quand même il n’aurait pas été d’avancé aussi profondément amoureux que le pauvre Will Belton ?

« Comme c’est bon à vous, dit-il.

— Je voudrais bien savoir comment être bonne pour vous, répondit-elle (et en prononçant ces mots elle s’aperçut qu’elle abordait, contre son intention, un terrain dangereux), je vous suis si reconnaissante de ce que vous voulez bien revenir à Noël. »

Il avait résolu de ne plus parler de son amour jusqu’à l’hiver ; mais en la voyant le regarder si doucement, il fut fortement tenté de la prendre dans ses bras, de l’embrasser vingt fois, et de jurer qu’il ne la laisserait plus aller ; cependant il se contint.

« Il est naturel d’aimer ses parents, dit-il.

— J’ai bien compris que c’était là le sentiment qui vous faisait agir ; mais je crains que vous ne dépensiez beaucoup d’argent à cause de nous.

— Pas du tout, je rentrerai dans mon argent ; mais qu’importe ? Ce n’est pas d’argent que je manque. »

Elle ne pouvait lui demander ce qui lui manquait. Elle fut obligée de poursuivre :

« J’espère qu’à Noël vous viendrez pour plus de huit jours.

— Je tâcherai ; mais en attendant ne m’écrirez-vous pas un mot pour me dire quand l’abri sera terminé ?

— Volontiers, et je vous dirai comment va Bessey (c’était la vache) ; je l’aimerai tant ! Elle vient déjà à moi pour avoir des pommes. »

Belton pensa qu’il irait à elle partout où elle serait, quand il ne devrait pas avoir de pommes.

« C’est de l’affection intéressée, dit-il, mais je vais vous dire ce que je ferai. Quand je reviendrai, je vous amènerai un chien qui vous suivra sans songer aux pommes. »

Le bruit du cabriolet de Taunton se fit entendre sur le sable de la cour et Belton fut forcé de partir. Pendant un moment il se demanda si son devoir n’était pas d’embrasser sa cousine (beaucoup de cousins s’adressent la même question), mais il résolut que, s’il l’embrassait jamais, ce ne serait pas en qualité de cousin.

« Adieu, dit-il en lui tendant sa grande main.

— Adieu, Will, et que Dieu vous bénisse ! »

Je crois vraiment qu’il aurait pu l’embrasser sans se demander en quelle qualité il le faisait.

Clara resta devant la porte, regardant le cabriolet s’éloigner, regardant autant que ses larmes le lui permettaient. Quel bon cousin ! et quel dommage que leur affection fraternelle eût été troublée ! Mais ce n’était sans doute que pour un moment. Clara savait que les hommes et les femmes ont des opinions très-différentes sur l’amour. Elle, ayant aimé une fois, ne pouvait changer, que son amour fût heureux ou malheureux ; mais son cousin, bien que sincère dans son offre, s’était consolé, en une nuit, du refus qu’il avait éprouvé. En pensant à cela, les larmes de Clara redoublèrent, et, remontant dans sa chambre, elle y resta à pleurer jusqu’à ce qu’elle pensât qu’il était temps d’essuyer ses yeux pour aller retrouver son père.

Mais elle était enchantée que Will eût si bien pris la chose ! Enchantée ! son cousin ne lui ferait pas la cour.

CHAPITRE VI


Il avait été convenu que miss Amadroz irait à Perivale pour quelques jours, en novembre. Mistress Winterfield, ayant disposé de toute sa fortune en faveur de son neveu, n’avait guère le droit de demander à sa nièce de lui tenir fidèlement compagnie ; mais Clara n’eut pas la pensée de se révolter, et elle se mit en route par une matinée humide. Le voyage de Belton à Perivale était déjà un grand ennui. Clara gagnait le chemin de fer dans une mauvaise voiture menée par un vieux conducteur à cheveux gris et attelée d’un vieux cheval de la même couleur. Le conducteur était toujours à Belton une heure plus tôt qu’il ne fallait, et, bien que Clara le sût, elle fut obligée de partir, pour échapper à l’agitation de son père et du vieux cocher. En conséquence, elle arriva à la station de Taunton longtemps avant le départ du train. Je ne connais pas d’heures plus terribles que celles qu’on passe à attendre un train. Les minutes, loin de s’envoler, semblent ne pas marcher. Un homme a la ressource de se promener, mais une femme doit rester enfermée dans une triste salle d’attente. Il y a peut-être quelques personnes qui, dans ces circonstances, peuvent lire, mais elles sont en petit nombre. Ordinairement, l’esprit refuse de s’appliquer, et le corps est saisi d’un besoin de mouvement et d’agitation. On regarde les affiches pendues aux murs, on étudie les plans de quelques villes d’eaux avec leur église, leurs villas, entourées d’arbustes, et il semble que nulle raison de santé ou d’économie ne pourrait vous forcer à vivre là ; enfin, on se demande pourquoi les chefs de gare ne se suicident pas plus souvent. Clara avait fait toutes ces réflexions, quand elle entendit la cloche bénie annonçant l’arrivée du train.

Elle était déjà installée dans un wagon, quand le train de Londres arriva, et les voyageurs subirent l’ennuyeuse opération de changer de voiture. Parmi eux, Clara reconnut le capitaine Aylmer. Son premier mouvement fut de se retirer dans son coin, mais peut-être ne fut-elle pas trop contrariée quand elle vit le capitaine se diriger vers son wagon. Il plaça sa couverture, son paletot et son nécessaire dans la voiture avant de découvrir quelle était sa compagne de voyage.

« Comment allez-vous, capitaine Aylmer ? dit-elle comme il s’asseyait.

— Miss Amadroz ! Je ne m’attendais pas le moins du monde à vous rencontrer ici ; le plaisir n’en est que plus grand.

— Je ne comptais pas non plus vous voir. Mistress Winterfield ne m’avait pas dit que vous dussiez venir à Perivale.

— Je ne le savais pas moi-même hier soir. Je vais rendre compte de mes actes à mes commettants de Perivale et dîner avec le maire et quelques gros bonnets. Tout cela a été improvisé. »

Alors il demanda à miss Amadroz des nouvelles de son père, et celle-ci lui parla de la visite de M. Belton, sans rien dire, bien entendu, de la demande de Will. Peu à peu la conversation devint plus intime.

« Ainsi, dit le capitaine, votre cousin est un homme agréable ?

— Agréable n’est pas assez dire. Il est parfait.

— Parfait ! voilà qui est terrible ! Vous rappelez-vous comment je ne sais quel vieux patriote grec fut haï, parce qu’on ne pouvait lui trouver de défaut ?

— Je vous défierais bien de haïr mon cousin Will.

— Comment est-il extérieurement ?

— Très-beau, du moins à mon avis.

— Alors certainement je dois le haïr, — et intelligent ?

— Peut-être pas à votre point de vue. Il entend surtout ce qui a rapport aux champs et aux troupeaux.

— Allons ! voilà qui est consolant.

— Ne vous y trompez pas, il est intelligent ; mais il ne se mêle jamais des choses qu’il ne comprend pas, et puis il est si généreux ! Il fait de grandes dépenses sur la propriété, uniquement pour la rendre plus agréable à mon père.

— A-t-il beaucoup d’argent ?

— Beaucoup, du moins il le dit.

— Un homme avouant qu’il a beaucoup d’argent ! Quel heureux mortel ! De plus, il est beau, puissant, et entend tout ce qui concerne les champs et les troupeaux. On devrait tâcher de l’imiter au lieu de l’envier, si on ne savait qu’il n’est pas donné à tout le monde d’aller à Corinthe.

— Vous pouvez vous moquer ; mais vous l’aimeriez, si vous le connaissiez.

— On n’est jamais sûr de cela, d’après ce qu’une dame dit d’un homme. Quand un homme me parle d’un autre, je peux généralement savoir s’il me plairait, particulièrement si je connais bien celui qui me fait la description.

— Vous ne vous en rapportez pas à moi ?

— Vous voyez en ces matières avec des yeux différents des nôtres. Je ne doute pas que votre cousin ne soit un digne garçon, aussi bien dans ses affaires que le Thane de Cawdor dans ses jours les plus prospères ; mais si nous nous trouvions ensemble, nous n’aurions probablement pas un mot à nous dire. »

Clara détesta presque le capitaine, en l’entendant ainsi parler, et cependant elle savait qu’il disait vrai. Will Belton n’était pas lettré, et s’ils se rencontraient en sa présence, l’officier et le fermier, elle sentait qu’elle aurait peut-être à rougir de son cousin, et cependant elle savait bien que Will était le meilleur des deux, bien qu’elle ne pût l’aimer comme elle aimait l’autre.

La voiture de mistress Winterfield avec le cocher aux gants de coton blancs avaient été envoyés à la gare pour chercher Clara, car il n’était pas dans les idées de mistress Winterfield que sa nièce, quoique seulement nièce adoptive, arrivât chez elle en omnibus.

« Quelle heureuse chance que vous vous soyez rencontrés ! dit mistress Winterfield. Je ne savais pas quand vous viendriez, Fred ; vous n’avertissez jamais.

— Je trouve qu’il est mieux de me donner un peu de marge, ma tante, j’ai tant de choses à faire !

— Je pense qu’il en est ainsi pour les hommes, dit mistress Winterfield ; mais je savais que Clara viendrait par ce train, et j’ai envoyé Tom à sa rencontre. Les femmes peuvent du moins être exactes. »

Mistress Winterfield était une de ces femmes qui croient fermement que leur sexe est inférieur à l’autre.

Le lendemain de son arrivée, dès le matin, le capitaine fit des visites à ses électeurs, et dans la journée il prononça son fameux discours. Mistress Winterfield, malgré sa faiblesse croissante, avait tenu à aller l’entendre, et la première avait donné le signal des applaudissements, lorsque son neveu s’était élevé contre la loi du divorce, à laquelle les habitants de Perivale s’étaient toujours opposés.

Ce soir-là, le capitaine Aylmer dînait chez le maire et mistress Winterfield eut tout le temps de faire l’éloge de son neveu à Clara.

« Je lui ai parlé de vous hier, dit-elle tout à coup.

— Cela n’avait pas beaucoup d’intérêt pour lui.

— Pourquoi pas ? Pensez-vous qu’il ne s’intéresse pas à ceux que j’aime ? Il m’a dit quelque chose que vous auriez dû m’apprendre. »

Clara rougit sans savoir pourquoi.

« Je ne sache pas vous avoir caché rien que j’eusse dû vous apprendre, dit-elle.

— Il dit que l’argent que votre père vous réservait a été gaspillé !

— S’il s’est servi de ce mot, je trouve qu’il a manqué de bonté, dit Clara vivement.

— Je ne sais de quel mot il s’est servi ; mais il n’a pas manqué de bonté, et a été, au contraire, très-généreux.

— Je n’ai pas besoin de sa générosité, ma tante.

— Clara, tout cela n’est pas raisonnable. Après moi et après votre père, qui prendra soin de vous ? Sera-ce votre cousin, M. Belton, celui qui doit avoir la propriété ?

— Il le ferait, si je le lui permettais ; mais je vous en prie, ma tante, ne continuez pas à traiter ce sujet. J’aimerais mieux mourir de faim que de parler de cela. »

Il y eut une nouvelle pause dans la conversation ; mais Clara savait que sa tante n’avait pas fini. En effet, au bout de quelques instants :

« Clara, dit mistress Winterfield, j’espère que vous connaissez mon affection pour vous.

— Certainement, ma tante, et j’espère que vous croyez à la mienne.

— Y a-t-il quelque chose entre vous et M. Belton ?

— Rien.

— Parce que, dans ce cas, mes préoccupations pour vous cesseraient. »

À ce moment, Clara eut envie de tout dire à sa tante ; mais il lui sembla qu’elle agirait mal envers son cousin, en racontant le refus qu’il avait éprouvé.

« Frédéric pense, continua miss Winterfield, que je dois faire quelque disposition en votre faveur dans mon testament, et j’agirai selon ses intentions ; vous reconnaîtrez qu’il s’est montré généreux. »

Clara ne remercia pas au fond du cœur le capitaine Aylmer de sa générosité, elle aurait voulu tout ou rien. Will se serait-il borné à cette prudente libéralité ?

Mistress Winterfield attendait un mot d’éloge pour son cher neveu.

« Eh bien ? dit-elle.

— Tout ce que je peux dire, répondit Clara, c’est que je désire n’être un fardeau pour personne.

— C’est une position à laquelle bien peu de femmes non mariées peuvent atteindre.

— Je pense qu’il serait bien d’étrangler toutes les femmes non mariées quand elles atteignent trente ans, dit Clara avec une véhémence qui effraya sa tante.

— Clara ! Comment pouvez-vous parler ainsi ! C’est une parole coupable.

— Tout vaudrait mieux que d’être torturée de la sorte. Ce n’est pas ma faute si je ne puis gagner mon pain en travaillant comme un homme. Mais je ne suis pas trop fière pour être fille de peine au besoin ; et j’aimerais mieux être fille de peine et n’avoir rien dans le monde que mes gages, que d’accepter l’argent du capitaine Aylmer.

— Mais c’est moi qui vous le laisse ; ce n’est pas un présent de Frédéric.

— C’est la même chose, ma tante, puisque cet argent me serait laissé sur la demande du capitaine Aylmer et à son détriment.

— J’aurais agi ainsi depuis longtemps, si vous m’aviez dit l’état des affaires de votre père.

— Je me serais plutôt coupé la langue, et si j’avais pu prévoir que notre pauvreté serait un sujet de conversation entre vous et M. Aylmer, je ne serais pas venue à Perivale.

— Vous ne parleriez pas ainsi, Clara, si vous vous rappeliez que ce sera probablement la dernière visite que vous me ferez.

— Non, non, ce ne sera pas la dernière, mais il sera mieux que je ne vienne que quand il sera absent.

— J’avais espéré qu’à ma mort vous seriez tous deux près de moi, — mariés. Je pense que c’est son désir.

— Quelle folie ! ma tante, nous ne le désirons ni l’un ni l’autre. »

Un mensonge dans une telle circonstance doit être pardonné à une femme.

« D’après ce que Frédéric m’a dit hier, ce doit être votre faute, car il a une très-haute opinion de vous.

— Je le pense ; mais ce n’est pas une faute que de ne pas vouloir s’épouser. »

Le sujet était épuisé. Mistress Winterfield ferma les yeux, tenant serré entre ses mains le petit livre de prières dans lequel elle lisait au commencement de la conversation. On aurait pu la croire endormie, si à un imperceptible mouvement des lèvres on n’avait deviné qu’elle priait.

À la fin, les lèvres cessèrent de se mouvoir, et Clara vit que sa tante, qui ne dormait presque pas la nuit, avait cédé au sommeil. Clara resta immobile dans une demi-obscurité, livrée à des réflexions assez tristes. Elle était elle-même à moitié endormie, quand le capitaine Aylmer rentra. Ils causèrent quelque temps à voix basse, mais mistress Winterfield, dont le sommeil était très-léger, se joignit bientôt à la conversation. Pendant le thé, elle fit raconter à son neveu le dîner du maire ; comment le recteur avait dit les prières avant le dîner et le vicaire après ; comment la soupe n’était pas mangeable.

« Cependant la femme du maire a été femme de charge dans une maison où l’on vivait bien, » dit mistress Winterfield.

Les saintes personnes comme mistress Winterfield se permettent parfois ces petites remarques malicieuses, quitte à s’en repentir sincèrement plus tard.

Lorsque la vieille dame fut retirée dans sa chambre :

« Je ne pense pas qu’elle vive encore longtemps, dit le capitaine Aylmer.

— Elle est certainement bien changée.

— Vous ne pourriez pas rester avec elle jusqu’après Noël ?

— Qui ! moi ? Et que deviendrait mon père ? Il est aussi âgé et aussi isolé que ma tante. »

Ils se mirent à causer du caractère de mistress Winterfield, et le capitaine Aylmer fit allusion au testament.

« Le sujet m’est si désagréable, dit Clara, que je dois vous prier de ne pas le traiter.

— Dans ma position, il est naturel que je me préoccupe de votre avenir. Ne devrions-nous pas être amis ?

— Si nous sommes ennemis, capitaine Aylmer, je n’en sais rien.

— Mais si je me risque à vous parler de votre avenir, vous me repoussez. Il semble que vous vouliez me faire comprendre que cela ne me concerne pas.

— Et c’est précisément ce que je veux vous faire entendre. Vous êtes ou vous serez très-riche, et je serai très-pauvre.

— Est-ce là une raison pour que je ne m’intéresse pas à vous ?

— Oui, la meilleure raison du monde. Nous ne sommes pas parents, et rien ne me paraît moins convenable, d’après mes idées, que de voir une femme de mon âge dans la dépendance d’un homme du vôtre, sans liens de parenté entre eux. J’ai parlé très-clairement, capitaine Aylmer, mais vous m’y avez forcée.

— Très-clairement, dit-il.

— Si je vous ai offensé, je vous demande pardon, mais j’ai été forcée de m’expliquer. »

Elle se leva et alluma son bougeoir.

« Vous ne m’avez pas offensé, dit-il en se levant aussi.

— Bonne nuit, capitaine Aylmer. »

Il prit sa main et la garda dans la sienne.

« Dites-moi que nous sommes amis.

— Pourquoi ne serions-nous pas amis ?

— Il n’y a aucune raison de mon côté pour que nous ne soyons pas de très-chers amis. Je dirais les plus chers, si vous ne me refusiez pas tout encouragement. »

Il avait conservé sa main et la regardait en parlant. Elle resta un moment immobile, soutenant son regard comme si elle attendait quelque autre parole. Puis elle retira sa main, dit une seconde fois d’une voix claire : « Bonsoir, capitaine Aylmer, » et quitta la chambre.

Le lendemain, la pensée de Clara fut détournée de ses propres affaires, car mistress Winterfield tomba dangereusement malade ; elle avait pris froid la veille à la mairie. Le médecin se montra fort inquiet dès le premier moment. Mistress Winterfield ne se fit aucune illusion sur son état.

« J’ai assez vécu, dit-elle, que la volonté de Dieu soit faite. »

Elle pria son neveu d’envoyer chercher le notaire. M. Palmer était absent de Perivale. Il ne vint ni le lendemain ni le jour suivant, et le matin du quatrième jour les soucis de ce monde n’existaient plus pour mistress Winterfield.

Le jour des funérailles, la famille et les amis arrivèrent de Taunton et assistèrent à la triste cérémonie. Clara voulut accompagner sa tante à sa dernière demeure. Tout se passa comme on devait s’y attendre, avec le plus grand décorum. Après l’office, les parents se réunirent pour la lecture du testament qui ne contenait, outre la disposition principale en faveur du capitaine Aylmer, que quelques legs à de vieux serviteurs.

Lorsque M. Palmer eut terminé sa lecture, le capitaine Aylmer, debout devant la cheminée, prononça quelques paroles. Sa tante, dit-il, avait l’intention d’ajouter un codicille à son testament et de laisser à miss Amadroz quarante mille francs. La mort ne lui avait pas permis de mettre ce projet à exécution, mais M. Palmer en était informé comme lui-même, et il n’en faisait mention que pour affirmer que le droit de miss Amadroz au legs de sa tante était aussi certain que si le codicille avait été écrit. Il y eut à ces mots un léger murmure de satisfaction dans l’auditoire, et l’assemblée se sépara.

Le soir de ce même jour, quand tous les visiteurs furent partis, le capitaine Aylmer se crut obligé d’expliquer à Clara son droit au legs de sa tante.

« Je sais très-bien que je n’ai aucun droit, dit-elle, et si je prenais cet argent, ce serait accepter un présent de vous, ce que je ne veux pas faire.

— Si vous ne voulez pas me croire, demandez à votre père ou à M. Belton.

— En pareille matière, capitaine Aylmer, je n’ai besoin de consulter personne. Vous ne pouvez me payer cet argent si je refuse de le recevoir. »

En entendant ces mots, il sourit d’un air de tranquille supériorité.

Clara sentait qu’elle serait obligée de traiter ce sujet avec son père, et cette pensée la rendait malheureuse. Elle avait déjà écrit pour dire qu’elle reviendrait le surlendemain des funérailles et en avait averti le capitaine Aylmer. Maintenant elle regrettait d’avoir hésité à voyager un dimanche, et aurait été très-reconnaissante si le capitaine avait été passer ce jour-là à Londres, mais il annonçait l’intention de demeurer à Perivale toute la semaine suivante. Force fut donc à Clara de se résigner par la pensée qu’un jour est bientôt passé.

Dans la soirée du dimanche, après le lunch, le capitaine Aylmer proposa de faire une promenade et d’aller visiter une vieille femme, locataire et protégée de mistress Winterfield. Clara consentit à cet arrangement d’autant plus facilement que l’idée d’une longue soirée d’hiver passée en tête-à-tête au coin du feu lui était insupportable.

Ils se dirigèrent donc vers la maison de mistress Partridge. La vieille femme savait déjà que le capitaine devait être son propriétaire, mais ayant vu plus souvent miss Amadroz, elle ne pouvait se la figurer étrangère à la propriété ; elle leur parla comme si leurs intérêts étaient communs.

« Je ne vous embarrasserai pas longtemps, miss Clara, dit-elle.

— Je suis sûre que le capitaine Aylmer serait très-fâché de vous perdre, répondit Clara en criant de toutes ses forces, car la pauvre femme était sourde.

— Je pense que vous vivrez maintenant dans la grande maison, n’est-ce pas ?

— La grande maison appartient au capitaine, mistress Partridge.

— Ah ! elle appartient au capitaine. On m’avait bien dit que le testament l’avait arrangé ainsi, mais je suppose que cela revient au même.

— Oui, cela revient au même, dit le capitaine gaiement.

— Pas tout à fait, dit Clara en essayant de rire.

— Je ne comprends pas, mais j’espère que vous vivrez tous les deux ensemble et que vous serez bons pour les pauvres comme celle qui est partie. »

Le capitaine Aylmer était décidé à faire sa demande en revenant de la ferme, et les paroles de mistress Partridge lui parurent une bonne entrée en matière. La soirée était froide et claire. C’était plaisir de marcher sur la terre durcie.

« Allons sur le pont, dit-il en quittant la ferme. J’ai toujours trouvé que le clocher de Perivale faisait meilleur effet de là que de partout ailleurs. »

La petite rivière Breevy, qui traversait le faubourg de la ville, faisait un détour derrière la ferme de mistress Partridge. On la traversait sur un étroit pont de bois, duquel on avait la vue de l’église et de cette partie de la colline sur laquelle la grande maison de brique de mistress Winterfield était située. Ils allèrent au pont de Breevy et, appuyés sur le parapet, se mirent à regarder la ville.

« Quand j’étais enfant, dit le capitaine, la maison de ma tante Winterfield me paraissait la plus grande du pays.

— Elle n’est pourtant pas aussi considérable que celle de votre père en Yorkshire.

— Non, certainement. Aylmer-Park est une résidence importante, mais les bâtiments ne s’étendent pas comme ceux-ci, que leur position sur le penchant d’une colline rend plus remarquables. Quand j’étais enfant, j’avais un bien plus grand respect pour la maison rouge de Perivale que pour Aylmer-Park.

— Et maintenant elle est à vous.

— Oui, maintenant elle est à moi et mon admiration n’existe plus. Je voudrais bien savoir que faire de cette maison.

— Vous ne la vendrez pas, je suppose ?

— Non, si je peux l’habiter ou la louer.

— Vous n’avez pas besoin de vous décider immédiatement.

— C’est pourtant ce que je compte faire.

— Alors je ne puis vous donner de conseil. Je ne vous vois pas habitant là tout seul. Ce n’est pas précisément une maison de campagne.

— Je n’y vivrai pas seul, certainement. Vous avez entendu ce qu’a dit mistress Partridge ?

— Qu’a-t-elle dit ?

— Elle voulait savoir si la maison appartenait à tous les deux et si ça revenait au même. En sera-t-il ainsi, Clara ? »

Elle l’écoutait penchée sur la balustrade, regardant la petite rivière qui coulait lentement. En entendant ses dernières paroles, elle leva la tête et le regarda, bien en face. Il ne serait pas vrai de dire que Clara n’était pas préparée à la question qui lui était faite. Elle éprouva un sentiment de triomphe, comme cela doit être pour toute femme qui s’est avoué à elle-même qu’elle aime l’homme qui lui demande d’être sa femme.

« Qu’est-ce qui reviendra au même ? dit-elle.

— Que ma maison devienne aussi la vôtre ? Pouvez-vous me dire que vous m’aimerez et serez ma femme ? »

Elle le regarda de nouveau et il répéta sa question.

« Clara, pouvez-vous m’aimer assez pour me prendre pour mari ?

— Je le puis, » dit-elle.

Pourquoi eût-elle hésité ? Pourquoi eût-elle prétendu avoir des doutes qu’elle n’avait pas. Tant qu’il n’avait pas avoué franchement son amour, elle ne lui avait donné aucun encouragement ; mais maintenant que ce qu’elle avait à peine osé espérer se réalisait, pourquoi n’eût-elle pas été franche ?

Si Clara eût mieux connu les sentiments intimes des hommes et des femmes en général, peut-être eût-elle mis un peu plus de temps à montrer les siens. Quelle est la chose désirée qui ne perde pas la moitié de sa valeur par une trop facile possession ? Le vin est estimé pour son prix et non pour son bouquet.

Ouvrez votre porte facilement à Paul et à Jacques, Paul et Jacques ne se soucieront pas d’entrer. Fermez votre porte à ces mêmes gentlemen, et ils emploieront toute leur diplomatie à se la faire ouvrir. Le capitaine Aylmer, en entendant la franche réponse de la jeune fille, commença à se demander s’il ferait bien de consacrer la meilleure place de son cellier à du vin si bon marché. Il n’eut pas pour cela la moindre idée de revenir sur ses pas. L’honneur sinon l’amour l’en aurait empêché.

« Alors la question de l’habitation est décidée, dit-il en donnant sa main à Clara.

— Je me soucie bien de l’habitation, dit-elle. Je pense à vous, à vous et à moi. Ai-je tort de vous dire cela ?

— Tort ? Non ; comment auriez-vous tort ? »

Il n’ajouta pas que lui aussi il pensait à elle et que le reste lui était indifférent. Mais ce manque d’enthousiasme ne la surprit pas, elle le savait homme de peu de paroles.

Le retour à la maison ne fut pas fertile en incidents, mais Clara était perdue dans sa joie et ne prenait pas garde à la froideur de son fiancé. Miss Amadroz n’était plus une enfant et pouvait être heureuse sans de grandes démonstrations. Quand ils furent ensemble dans le salon, elle tendit la main à Aylmer et fut la première à parler :

« Et vous, dit-elle, êtes-vous content ? »

Qui ne connaît le sourire de triomphe avec lequel une jeune fille fait cette question dans un pareil moment ?

« Content ? … Mais… oui, je pense que je le suis. »

Ces paroles mêmes ne la firent pas douter.

« Si vous êtes content, tout est bien, dit-elle ; et maintenant je vais vous laisser seul jusqu’au dîner pour que vous puissiez songer à ce que vous venez de faire.

— J’y avais pensé d’avance, vous savez, » répondit-il.

Alors il se pencha et l’embrassa pour la première fois. Son baiser était aussi froid que s’ils avaient été mari et femme depuis des années. Mais cela lui suffit et elle monta dans sa chambre heureuse comme une reine.

Clara avait deux heures devant elle pour réfléchir et jouir de son triomphe. Elle se sentait très-heureuse ; sa confiance dans son futur mari était entière. Elle lui reconnaissait toutes les qualités qui peuvent assurer le bonheur d’une femme. Sa position dans le monde la flattait. Elle aimait à penser qu’elle épousait un homme influent et peut-être aussi un homme à la mode. Il n’était pas beau, mais il était distingué, bien élevé, instruit, prudent, régulier dans toutes ses habitudes, destiné à s’élever dans le monde, et elle l’aimait. Peut-être le lecteur trouve-t-il qu’elle n’aurait pas dû aimer un tel homme. Je n’ai pas à répondre à cette accusation, mais je demanderai si de tels hommes ne sont pas toujours aimés.

On parle souvent de la légèreté avec laquelle les femmes livrent leur cœur. Cette accusation est injuste. Je suis plus étonné de la prudence des jeunes filles que de leur insouciance. Une femme de trente ans aimera souvent imprudemment. Une jeune fille de vingt ans tient à une bonne conduite, à une vie régulière et à une fortune suffisante. Il est bon qu’il en soit ainsi. Mais il n’y a pas lieu de les taxer d’imprudente générosité. Clara avait plus de vingt ans, mais elle n’avait pas encore perdu son goût pour la convenance et la régularité. Un membre du Parlement avec une petite maison près d’Eaton-square, une fortune suffisante, et du goût pour les comités, qui écrivait une brochure politique tous les deux ans et lisait Dante pendant les vacances, lui semblait le modèle des maris, et je crois qu’en cela elle était de l’avis de toutes les femmes de sa classe en Angleterre.

Le capitaine Aylmer, demeuré seul, se livra de son côté à ses réflexions. Comme il avait deux heures devant lui, il se dirigea de nouveau vers le pont sur lequel il venait de se déclarer un moment auparavant. Il s’y promena de long en large, laissant errer ses pensées à leur gré. Il allait donc se marier ! C’était chose convenue. Il avait accompli ce qui était depuis longtemps dans ses projets et éprouvait la satisfaction de n’avoir rien fait précipitamment. Il avait pu promettre à sa tante sur son lit de mort d’épouser Clara Amadroz, puisque telle était son intention. Ayant fait la promesse, il ne se serait jamais pardonné de ne pas la tenir aussitôt que possible.

Clara était bonne et raisonnable, elle était même jolie et lui ferait honneur. Comme au point de vue matériel elle recevait tout et ne donnait rien, elle se montrerait sans doute disposée à entrer dans tous les arrangements de vie qu’il pourrait proposer. Il pensait probablement à prendre pour lui-même un appartement à Londres où il résiderait durant les sessions du Parlement, tandis que Clara resterait seule dans la grande maison de brique sur laquelle ses yeux étaient fixés en ce moment. Ce serait une compensation au sacrifice qu’il faisait en épousant une jeune fille pauvre ; car dans sa position il aurait pu avoir de grandes prétentions. Les Aylmer étaient une famille considérable, et bien que Frédéric ne fût pas l’ainé, il avait beaucoup plus que la part d’un cadet. Son siége au Parlement était assuré, un mariage riche était tout ce qui manquait à l’édifice de sa fortune ou peut-être aussi d’avoir une lady Mary ou lady Emily à la tête de sa maison. Lady Emily Aylmer ! Cela sonnait bien ! Et il connaissait une lady Emily qui aurait convenu à merveille. Comme ce léger regret s’insinuait tout doucement dans son âme, il oublia de se rappeler que la lady Emily en question n’avait pas un sou vaillant.

Si Clara Amadroz avait été plus difficile à obtenir, peut-être eût-il prisé davantage sa conquête. Le fruit qui tombe de lui-même est peu apprécié du jardinier ; mais qu’il faille l’aller chercher, au péril de sa vie, sur la branche la plus élevée de l’arbre, alors on en fera grand cas, quand même il ne serait pas mûr. Le matin, le capitaine Aylmer, en revenant de l’église, s’était demandé avec anxiété quelle serait la réponse de Clara. Le fruit était encore à la branche la plus élevée de l’arbre : depuis il était tombé à ses pieds, et il l’appréciait moins ; mais, heureusement, la pomme s’était trouvée être d’une très-bonne espèce. Ayant ainsi conclu, le capitaine Aylmer rentra laver ses mains et changer ses bottes, et descendit dans le salon juste comme on annonçait le dîner.

Pendant le repas la présence du domestique empêcha toute conversation intéressante. Clara avait résolu que ce soir-là le capitaine Aylmer ne resterait pas seul à boire son verre de porto ; ils s’assirent après dîner de chaque côté du feu.

« Je pense, dit Clara, que je puis rester avec vous ?

— Oh ! certainement. Je ne suis pas du tout marié à la solitude.

— C’est heureux, puisque vous êtes décidé à vous marier différemment. »

Elle parlait à voix basse, mais avec une joie contenue qui aurait dû lui aller au cœur et le rendre bien heureux.

« Oui, dit-il, nous ne pouvons plus nous en dédire, ni vous ni moi ; j’espère que vous n’avez aucune inquiétude, Clara ?

— Qui ? moi ? non, certainement, je n’ai aucune inquiétude, Frédéric. Il n’y a pas un nuage sur mon bonheur. Ah ! vous n’avez pas compris pourquoi j’ai parfois semblé dure pour vous.

— Non, » dit-il.

C’était la vérité. Elle aurait mieux fait de le laisser dans cette ignorance, mais elle avait l’intention de lui tout dire ; c’est pourquoi elle continua :

« Je ne sais trop comment vous dire cela, mais il me semble que je ne dois rien vous cacher.

— C’est mon avis, » dit Aylmer.

Il était de ces hommes qui se croient le droit de savoir les plus petits détails concernant la femme qu’ils doivent épouser. Si quelqu’un avait dit un mot tendre à Clara, il y a huit ans, ce mot devait lui être répété. J’ai bien peur que les gens si curieux n’entendent parfois quelque léger mensonge. En cela, leur propre expérience devrait les avertir.

Quand James, après avoir passé une longue soirée au clair de lune, son bras autour de la taille de Mary, voit Mary conduite à l’autel par John, ne lui vient-il pas en pensée que le même John a pu passer son bras autour de la taille d’Anna qu’il conduit lui-même à l’autel ? Les investigations en pareille matière ne doivent pas être poussées trop loin.

« J’aimerais à penser que j’ai toute votre confiance, dit Aylmer.

— Vous avez toute ma confiance. Je voulais seulement vous dire que je vous aimais avant de savoir que mon amour serait partagé.

— Oh ! est-ce là tout ? dit le capitaine Aylmer d’un ton qui semblait annoncer quelque désappointement.

— Oui, Fred, c’est là tout ; et ne sachant pas ce que je sais maintenant, j’étais portée à être dure pour vous. Ma tante me le reprochait parfois.

— Je ne m’en étonne pas, car elle désirait beaucoup nous voir mariés. »

Clara se sentit mal à l’aise en entendant ces paroles. Le capitaine Aylmer l’avait-il demandée pour accomplir une promesse faite à mistress Winterfield ?

« Vous connaissiez son désir ? dit-elle.

— Oui, c’est-à-dire je l’avais deviné.

— Elle me disait que j’étais dure envers vous, comment pouvais-je faire autrement ? Je vais vous dire, Fred, comment j’ai reconnu que je vous aimais. Ce que je vais vous raconter est un secret et je n’en parlerais pas à toute autre personne. Mon cousin Will, quand il est venu à Belton, m’a demandée en mariage.

— Vraiment ! vous ne me disiez pas cela quand vous chantiez ses louanges dans le chemin de fer.

— Non, je n’étais pas obligée alors de vous dire mes secrets, monsieur.

— Et vous l’avez refusé ?

— Sans doute, je l’ai refusé.

— Ce n’aurait pas été un mauvais mariage, si tout ce qu’on dit au sujet de la propriété est vrai.

— Ce n’aurait pas été un mauvais mariage du tout ; c’était l’avis de mon père, mais je ne pouvais pas lui dire toute la vérité ; je ne pouvais dire ni à mon père ni à Will que mon cœur ne m’appartenait plus. Pauvre Will ! je n’ai pu que le repousser brusquement. Maintenant, vous savez tout. Je pense que j’ai été franche avec vous.

— Oh ! très-franche. »

Clara vit qu’il ne voulait pas entrer dans ses petites plaisanteries, et, ne trouvant pas facile de continuer la conversation, elle proposa de monter au salon. Ce changement ne produisit pas grand effet. Clara trouvait que c’était à Aylmer à parler, et Aylmer trouvait… qu’il voudrait bien lire le journal. Comme le silence devenait gênant, elle se décida à lui adresser quelques questions sur sa famille et sa maison dans le Yorkshire.

« Je me suis toujours représenté votre mère comme une femme qui a dû être très-belle, dit-elle.

— Ma mère est encore belle, bien qu’elle ait plus de soixante ans.

— Grande, je suppose ?

— Oui, grande, et avec un air de dignité.

— J’espère qu’elle n’est pas une de ces femmes si au-dessus du niveau commun que nous autres personnes ordinaires en ayons peur.

— Ma mère n’est certainement pas ordinaire, dit le capitaine Aylmer.

— Et je le suis, dit Clara en riant. Je voudrais bien savoir ce qu’elle pensera de moi. »

Il y eut un moment de silence.

« Je vois, Fred, dit Clara toujours en riant, que vous n’avez pas un mot d’encouragement à me donner au sujet de votre mère.

— Elle est difficile, et comme mon respect pour son opinion est égal à mon affection pour sa personne, j’espère que vous ferez tous vos efforts pour gagner son estime.

— Je ne fais jamais d’effort de ce genre. Si l’estime ne vient pas sans effort, elle ne vaut pas la peine d’être obtenue.

— Je ne suis pas de votre avis, et j’espère que vous ferez cet effort et avec succès. Lady Aylmer est une femme qui ne vous donnera pas son cœur de prime abord seulement parce que vous serez ma femme. Elle vous jugera d’après vos qualités. »

Il y eut un plus long silence, et Clara sentit son cœur se révolter. Cependant elle se contint et ne parla de nouveau que lorsqu’elle se sentit capable de sourire.

« Allons, Fred, dit-elle en lui posant la main sur le bras, je ferai de mon mieux, et une femme ne peut pas faire plus. Et maintenant je vais vous dire bonsoir, il faut que je fasse mes malles pour mon voyage de demain, avant de me coucher. »

Alors il l’embrassa froidement et elle le quitta.

Clara devait partir par le train de huit heures du matin : il n’y avait donc pas beaucoup de temps pour causer avant son départ. Pendant la nuit elle avait essayé de bannir de son cœur tout sentiment d’amertume, mais elle avait bien été obligée de se dire à elle-même que son fiancé s’était montré plus froid après qu’elle lui avait honnêtement avoué l’avoir aimé la première. Sa franchise n’avait pas réussi, et elle regrettait de n’avoir pas feint l’indifférence comme tant de femmes le font avec succès. Mais il était trop tard pour revenir en arrière et son devoir était d’envisager les choses sous leur meilleur jour. Elle descendit donc déjeuner avec une figure souriante.

Le capitaine Aylmer l’avait précédée dans le petit salon. Dès qu’ils furent seuls, Aylmer prit une figure grave et commença un petit discours sérieux qu’il avait préparé.

« Clara, dit-il, ce qui s’est passé hier entre nous me cause une grande satisfaction.

— J’en suis bien aise, Frédéric, dit-elle, essayant, d’être un peu moins sérieuse que son fiancé.

— Mais quand je me rappelle qu’hier seulement j’ai conduit ma chère tante à sa dernière demeure, je suis étonné d’avoir pu ce jour-là même faire une demande en mariage. »

À quoi bon parler ainsi ? Clara avait bien eu aussi quelques légers remords de conscience à ce sujet, mais de telles pensées ne sont pas faites pour être exprimées au grand jour. Comme il s’était arrêté, elle fut obligée de parler :

« Notre excuse, c’est qu’elle l’aurait désiré.

— Sans doute elle l’aurait désiré, elle le désirait ; c’est pourquoi… » Il s’arrêta, il se sentait sur un terrain dangereux.

« C’est pourquoi vous vous êtes sacrifié. » Son cœur commençait à se serrer et elle ne pouvait retenir son sarcasme.

« Je ne veux pas dire que je me sois sacrifié, dit-il, car en ce qui me concerne rien ne pouvait être plus satisfaisant, comme je viens de vous le dire ; mais hier aurait dû être pour nous un jour solennel et…

— Je l’ai trouvé très-solennel.

— Je veux dire que mon excuse est d’avoir fait ce qu’elle m’a demandé.

— Ce qu’elle vous a demandé, Fred ?

— Ce que j’avais promis, je veux dire.

— Ce que vous aviez promis ? Je ne savais pas cela. »

Ces derniers mots furent prononcés très-bas, mais le capitaine Aylmer les entendit distinctement.

« Mais vous m’avez entendu déclarer que j’étais parfaitement satisfait, dit-il.

— Fred, écoutez-moi un moment. Hier, nous nous sommes engagés l’un à l’autre comme mari et femme.

— Certainement.

— Écoutez-moi, cher Fred. Même près de la mort, nous devons songer à la vie, et s’il était bon pour nous deux que nous fussions unis, il aurait été ridicule de ne pas nous le dire, parce que ma tante était morte huit jours avant[2] ; mais je pense que les sentiments causés par sa mort nous ont rendus trop précipités.

— Je ne vous comprends pas.

— Vous avez été désireux d’accomplir la promesse que vous lui aviez faite, sans considérer si, en agissant ainsi, vous assuriez votre propre bonheur, et moi… j’ai été trop pressée de croire ce que je désirais.

— Qu’entendez-vous par tout cela, Clara ?

— J’entends que notre engagement doit cesser, non pas nécessairement pour toujours… mais, pour le moment, vous serez libre de nouveau…

— Mais je ne veux pas être libre.

— Quand vous y réfléchirez, vous verrez que c’est mieux ainsi. Vous avez accompli honnêtement votre promesse ; heureusement pour vous, — pour nous deux je devrais dire, — la vérité s’est fait jour, et nous pouvons considérer à loisir ce qui est le meilleur pour nous, indépendamment de cette promesse. Nous nous séparerons donc comme de chers amis, mais non comme des fiancés.

— Mais nous sommes engagés et je ne veux pas consentir à une rupture.

— La parole d’une dame, Fred, est toujours la plus puissante avant le mariage. Vous devez donc me céder. Je suis sûre qu’en y réfléchissant, vous m’approuverez.

— Si vous le voulez, il faut bien obéir.

— Je le veux, Fred. La journée d’hier sera donc oubliée ?

— Pas précisément ; je vous ai dit trop de mes secrets pour cela. Mais rien de ce qui a été fait ou dit hier ne doit nous lier.

— Et vous vous êtes décidée cette nuit ?

— Peu importe ; je suis décidée maintenant. — Mais je m’en irai sans déjeuner si je ne me dépêche pas. Voulez-vous prendre votre thé avec moi ou attendre que je sois partie ? »

Le capitaine Aylmer déjeuna avec elle et la conduisit à la station. Il la mit en voiture avec toute sorte de courtoisies et d’attentions et revint tout seul dans sa grande maison de Perivale. Pas un mot de plus n’avait été prononcé entre lui et Clara au sujet de leur engagement, et force était à Aylmer de se considérer comme dégagé. Le langage de Clara avait été si net, qu’il ne pouvait conserver aucun doute à cet égard. Eh bien ! n’était-ce pas mieux-ainsi ? Il avait tenu sa promesse à sa tante et fait tous ses efforts pour que Clara fût sa femme. Si elle refusait son bonheur parce qu’il lui avait adressé quelques paroles qu’il jugeait convenables, ne faisait-il pas bien de la prendre au mot ?

Telles furent ses premières pensées, mais à mesure que la journée s’avançait, des sentiments plus généreux s’élevèrent en lui, l’amour reparut. Maintenant qu’elle n’était plus à lui, il sentit de nouveau le désir de l’obtenir.

Il y avait quelque chose à faire pour la conquérir, cette pensée l’animait. Il comprenait maintenant que la promesse n’aurait pas dû être mentionnée, cela lui était échappé et la résolution de Clara après cela était toute naturelle. Il résolut donc, avant de se coucher, que quinze jours ne se passeraient pas sans qu’il eût écrit pour renouveler sa demande dans les termes les plus affectueux qu’il lui serait possible.

Clara, en retournant chez elle, n’était pas très-satisfaite d’elle-même et de sa position. Pendant les quelques heures qu’avait duré son bonheur, elle avait eu une grande joie en pensant combien son père serait heureux en apprenant la bonne nouvelle. Il n’aurait plus d’inquiétude sur le sort de sa fille dont l’avenir serait assuré, mais maintenant l’histoire qu’elle avait à raconter n’était pas agréable. Elle devait dire que sa tante n’avait fait aucune disposition en sa faveur, et à cela devait se borner son récit. Elle ne pouvait dire un mot des quarante mille francs, étant plus résolue que jamais, après ce qui s’était passé entre elle et le capitaine Aylmer, à ne pas les accepter. Elle ne parlerait pas non plus à son père de l’engagement contracté un jour et rompu le lendemain. Pourquoi ajouter à son chagrin en lui montrant le sort heureux qu’elle aurait eu si elle avait voulu ? Non, elle lui parlerait seulement du testament, et tâcherait de le consoler de son mieux par son affection.

Quant à sa position vis-à-vis du capitaine Aylmer, plus elle y pensait, plus elle était convaincue que tout était fini entre eux. Aylmer était trop content d’être libre pour se risquer de nouveau, et quant à elle, bien qu’elle l’aimât encore (et elle pleurait sous son voile dans le coin de la voiture, en songeant à ce qu’elle avait perdu), elle ne l’accepterait pas, dût-il la supplier. Non, aucun homme ne la regarderait jamais comme un fardeau imposé par une promesse imprudente. Elle repassait dans sa mémoire les paroles pénibles qu’elle avait entendues, pour s’affermir dans sa résolution : mais en approchant de Belton, elle sentit le courage lui manquer. Comment aborderait-elle son père et que lui répondrait-elle quand il répéterait ses lamentations accoutumées sur sa pauvreté future ?

CHAPITRE VII


Will Belton revint à Plainstow, l’esprit uniquement occupé de son amour et bien décidé à persévérer, tout en se disant que très-probablement il n’obtiendrait pas ce qu’il désirait avec tant d’ardeur. Il n’eût parlé de son chagrin à aucun homme, mais il ouvrit son cœur à une femme, et cette femme était sa sœur Mary.

On prétend que ceux qui sont difformes de corps ont le caractère également mal fait. Il n’en était pas ainsi de Mary Belton. Ses amis la jugeaient parfaite et son frère était le premier à penser ainsi. L’affection de Will pour sa sœur ressemblait à de la vénération, et Mary, craignant d’être un obstacle au bonheur de son frère, le menaçait parfois en riant de quitter Plainstow-Hall s’il n’y amenait une femme.

« Si ma sœur quitte ma maison, que j’y sois marié ou non, avait répondu Will, je ne me fierai plus jamais à aucune femme. »

Plainstow-Hall était une belle maison de brique, bâtie au temps des Tudors, très-pittoresque à l’œil avec ses toits dentelés et ses hautes cheminées, mais bien moins confortable que les maisons modernes des gentilshommes campagnards en Angleterre. Les jardins étaient vastes, mais séparés du logis par la cour de ferme. De l’extrémité de cette cour partait une magnifique avenue d’ormeaux qui traversait la prairie jusqu’à la haie de clôture. Il n’y avait plus de route entre ces arbres, et l’on gagnait Plainstow par un étroit chemin traversant le jardin.

Lorsque Belton, par une soirée d’août, arrêta devant sa porte la voiture qui avait été le chercher à la station, il trouva sa sœur qui l’attendait et avait préparé pour lui du thé et des fruits.

« Oh ! Mary, dit-il, pourquoi n’êtes-vous pas couchée ? vous savez bien que j’aurais été vous voir en haut. »

Elle s’excusa en souriant, disant qu’elle n’avait pas pu se refuser le plaisir de le voir un moment au retour de son voyage.

« Et puis, j’ai envie de savoir comment sont nos parents, dit-elle.

— Lui, est un vieillard d’extérieur distingué, dit Will et elle, une jeune personne d’extérieur distingué.

— Voilà une description courte et graphique au moins.

— Il est faible et sot, tandis qu’elle est forte, et… et…

— Pas sotte, j’espère.

— Loin de là. Je la crois très-intelligente.

— J’ai peur qu’elle ne vous plaise pas, Will.

— Si.

— Vraiment ?

— Oui, vraiment.

— A-t-elle bien pris votre venue ?

— Oui ; je crois qu’elle m’en a su grand gré.

— Et M. Amadroz ?

— Il voudrait me voir vivre auprès de lui. Il est incapable de s’occuper d’affaires et on le volait ; mais j’y ai mis ordre. J’ai pris la terre à ma main. Je vous expliquerai cela peu à peu. Comme vous serez chez mon oncle Robert à Noël et n’aurez pas besoin de moi, je compte retourner là-bas pour m’occuper de mon exploitation.

— J’espère que vous n’y perdrez pas d’argent, Will ?

— Non, pas en fin de compte, et puis, qu’est-ce qu’un peu d’argent ? Je leur dois bien cela, pour dépouiller ma cousine de son héritage.

— Vous ne la dépouillez pas, Will.

— C’est égal, c’est dur pour elle.

— Le pense-t-elle ?

— Quelles que soient ses pensées, elle est trop fière pour en rien laisser paraître.

— Je voudrais bien savoir si elle vous plaît.

— Elle me plaît ; je l’aime plus que personne au monde, plus même que vous, Mary, car je lui ai demandé d’être ma femme.

— Oh ! Will !

— Et elle m’a refusé. Maintenant vous savez tout ce que j’ai fait pendant mon absence. Je comptais bien vous le dire, Mary, mais pas ce soir ; cela m’a échappé ; la bouche parle de l’abondance du cœur.

— Est-ce qu’elle en aime un autre, Will ?

— Comment puis-je le dire ? je ne le lui ai pas demandé, mais je donnerais tout au monde pour le savoir.

— Elle est donc bien belle ?

— Belle ! ce n’est pas pour cela, bien qu’elle soit belle, mais…, mais… je ne saurais vous dire pourquoi, — c’est la seule jeune fille que j’aie jamais vue dont je voulusse faire ma femme.

— Mon pauvre Will !

— Mais je ne veux pas vous tenir levée toute la nuit, Mary. Je vais vous dire une chose : je ne compte pas mourir d’amour. Je vais vous dire encore autre chose : je n’ai pas l’intention de regarder ma cause comme perdue. J’ai agi comme un imbécile. Je m’y suis pris comme pour acheter un cheval, disant au vendeur mon prix qu’il pouvait accepter ou refuser. Quel droit avais-je de penser qu’une jeune fille pouvait être obtenue de cette façon, surtout une jeune fille comme Clara Amadroz ?

— Elle aurait fait là un bon mariage.

— Je n’en suis pas sûr. Son éducation a été différente de la mienne, et il est bien possible qu’elle épouse quelqu’un qui me soit supérieur. Mais je ne vous dirai pas un mot de plus ce soir. Demain, si vous êtes assez bien portante, je vous parlerai toute la journée. »

Le lendemain la pauvre Mary fut obligée de garder le lit, et Will essaya en vain de s’intéresser aux occupations de la ferme ; les jours suivants, après plusieurs conversations, miss Belton commença à être au courant de ce qui s’était passé, et à pouvoir donner d’utiles conseils à son frère.

« Voyez-vous, Will, lui dit-elle, les femmes ne s’éprennent pas si soudainement que les hommes.

— Je ne vois pas comment on peut s’en empêcher. Ce n’est pas comme de se précipiter dans la rivière, ce qu’une personne peut faire ou ne pas faire à volonté.

— Je crois, au contraire, que c’est comme de se jeter dans la rivière, et qu’on peut s’en empêcher. Ce qu’on ne peut éviter, c’est d’être dans l’eau, une fois que le saut a été fait ; c’est pourquoi les femmes ne sautent pas, avant d’avoir considéré ce qui arrivera après. — Peut-être avez-vous été un peu brusque avec notre cousine Clara.

— Certainement, j’ai été trop brusque ; je ne lui ai pas donné deux minutes.

— Vous ne donnez jamais deux minutes à personne, Will. Mais vous retournez là-bas à Noël ; elle aura eu le temps de réfléchir. Toute la question est de savoir si elle en aime un autre : peut-être est-elle déjà engagée. »

Sans doute Belton pensa combien cela était probable. Tout homme non marié qui voyait Clara devait désirer l’épouser, et n’en était-il pas un qu’elle pût aimer ?

Quand Will eut passé une quinzaine chez lui, il reçut une lettre de Clara, qu’il considéra comme un grand trésor. Elle ne lui parlait pourtant que de l’achèvement du hangar, de la santé de son père, et du lait que donnait la petite vache, mais elle signait votre cousine affectionnée, et il y avait deux lignes en post-scriptum : « Papa attend Noël avec impatience pour vous voir, et j’en fais autant. »

Cette lettre, bien entendu, fut écrite avant la visite de Clara à Perivale et la mort de mistress Winterfield. Bien des choses survinrent dans l’histoire de Clara entre cette lettre et la seconde visite de Belton au château.

Enfin Noël arriva, trop lentement au gré de Will, et il se mit en route.

Il s’était arrangé pour passer d’abord une semaine à Londres, afin d’y voir son homme d’affaires, et peut-être de se distraire un peu, en allant au théâtre, de ses chagrins d’amour.

M. Green était un digne notaire. Chargé, comme son père l’avait été avant lui, des affaires des familles Amadroz et Belton, M. Joseph Green n’avait pas encore quarante ans, et il existait depuis longtemps entre lui et Will une étroite amitié.

Lorsque le clerc apporta à M. Green la carte de Belton, celui-ci était en conférence avec le capitaine Aylmer, venu pour régler le payement du legs fait à Clara par mistress Winterfield.

« Voilà justement l’héritier de M. Amadroz, dit M. Green. »

Les deux hommes ne s’étaient jamais vus : ils furent présentés l’un à l’autre et échangèrent quelques paroles insignifiantes sur leurs amis communs, puis le capitaine Aylmer prit congé.

« Je viens d’apprendre une bonne nouvelle pour votre amie miss Amadroz, dit alors M. Green ; sa tante, à son lit de mort, lui a laissé quarante mille francs.

— C’est là tout ce qu’elle aura pour vivre ?

— C’est beaucoup mieux que rien, et vous penseriez ainsi si elle était votre fille.

— Elle sera ma fille, ma sœur, tout ce que vous voudrez. Pensez-vous que je vais la laisser vivre avec quarante mille francs, et prendre pour moi toute la fortune.

— Vous feriez mieux d’en faire votre femme. »

Will Belton rougit en répondant :

« Cela est plus aisé à dire qu’à faire, quand j’en aurais le désir.

— Will, croyez-moi, ne faites pas de promesses romanesques quand vous serez à Belton ; vous vous en repentiriez.

— Je lui ai promis d’être son frère, et tant que j’aurai un shilling, elle en aura la moitié ; mais j’ai à vous parler d’autre chose. Vous rappelez-vous un individu nommé Berdmore ? Il était militaire.

— Oh ! oui, je me le rappelle. Il est mort maintenant. Il s’est tué aux Indes à force de boire. Il avait épousé une miss Vigo.

— Qu’est-elle devenue ? Était-elle auprès de son mari quand il est mort ?

— Personne n’était auprès de lui qu’un jeune lieutenant et son domestique.

— Où est-elle maintenant ?

— Au diable ! pour ce que j’en sais.

— Informez-vous-en. »

M. Green ayant accepté de dîner au club la veille du départ de Will, promit de s’informer auprès d’amis communs de ce qu’étaient devenus les Berdmore.

« Le fait est, dit le notaire, que le monde est si bienveillant, au lieu d’être méchant comme on le prétend, qu’il oublie toujours ceux qui veulent être oubliés. »

Il nous faut maintenant revenir au capitaine Aylmer.

Ayant employé tout un mois à réfléchir sur sa position à l’égard de miss Amadroz, il prit deux résolutions : la première qu’il payerait immédiatement le legs de sa tante, et la seconde qu’il renouvellerait sa demande. Plusieurs motifs le déterminaient. D’abord sa conscience, et puis le fait que Clara s’était pour ainsi dire retirée de lui, — lui donnait le désir de la posséder ; de plus, il avait consulté sa mère, et lady Aylmer lui avait donné le conseil de ne plus penser à miss Amadroz.

Ces causes réunies le décidèrent, et, après avoir quitté l’étude de M. Green, il rentra chez lui et écrivit la lettre suivante :


« Mount street, décembre 186…
« Ma chère Clara,

« Lorsque nous nous sommes quittés à Perivale, vous avez dit, concernant notre engagement, certaines choses que j’ai mieux comprises depuis. Il m’a échappé que j’avais fait une promesse à mistress Winterfield, et le mot vous a blessée. Quand j’ai parlé de mes intentions à ma tante, elle était sur son lit de mort, et, dans de, pareilles circonstances, on dit des choses auxquelles on ne penserait pas en tout autre moment. Je puis vous assurer que la promesse que je lui ai faite était d’accomplir ce que j’avais résolu longtemps avant. Si vous pouvez ajouter foi à ce que je vous ai dit, cela doit suffire pour faire disparaître le sentiment qui vous a portée à rompre notre engagement.

« Je vous écris maintenant pour renouveler ma demande, et je vous assure que je le fais de tout mon cœur. Me pardonnerez-vous de vous dire que je ne puis m’empêcher de me rappeler les douces assurances que vous m’avez données de votre affection pour moi ? Comme je ne connais rien qui ait pu modifier votre opinion sur mon compte, je vous écris dans la ferme espérance de réussir. Je suppose qu’en retirant votre parole vous doutiez de mon affection pour vous plutôt que de la vôtre pour moi. S’il en est ainsi, je vous assure que vous n’avez pas de crainte à avoir.

« Je vais attendre votre réponse avec anxiété.

« Votre très-affectionné,
« F.-F. Aylmer. »


« P. S. J’ai fait acheter aujourd’hui en votre nom des rentes pour la somme de 40,000 francs, montant du legs que ma tante vous a fait. »


Cette lettre et celle de M. Green concernant le payement de l’argent arrivèrent le même jour au château de Belton, et maintenant revenons à Will et à son dîner avec M. Green.

Dès qu’ils furent ensemble :

« Avez-vous appris quelque chose sur Mrs Berdmore ? demanda Belton.

— Mrs Berdmore avait abandonné son mari quelques années avant qu’il mourût. Il n’y avait rien là d’étonnant, car ce n’était pas un homme avec lequel une femme pût vivre. Mais je crains qu’elle ne soit partie laissée sous une protection compromettante.

— Combien y a-t-il qu’il est mort ?

— Environ trois ans. Il paraît qu’elle s’est mariée depuis. Maintenant vous en savez autant que moi. »

Et Belton sut ainsi que mistress Askerton qui vivait au cottage, était la miss Vigo qu’il avait connue autrefois. Au moment de se séparer à la porte du club :

« À propos, dit le notaire, vous n’aurez pas la peine de servir de mère, d’oncle ou de tante à miss Amadroz.

— Pourquoi ?

— Je pense que ce n’est pas un secret. Elle va épouser le capitaine Aylmer. »

Will tressaillit si violemment et prit un tel air de fureur, que M. Green fut au courant de l’histoire.

« Qui dit cela ? demanda Will.

— Le capitaine Aylmer me l’a dit aujourd’hui. Il doit être bien informé.

— Pourquoi est-il venu vous le raconter ?

— À propos du payement qu’il devait faire, et qui n’est plus nécessaire dans la circonstance. En tout cas, mon pauvre garçon, je ne vous ai pas fait grand mal en vous apprenant cette nouvelle, vous l’auriez sue bientôt ; et il posa sa main presque tendrement sur le bras de Belton. Mais la blessure était trop récente pour être pardonnée.

— Gardez votre pitié pour ceux qui en ont besoin, » dit Will ; et il quitta son ami sans un mot d’adieu.

Nous allons suivre maintenant Will Belton dans St-James Square, et nous suivrons un homme fort malheureux. Il s’était dit mille fois que le refus de miss Amadroz était définitif ; mais en dépit de cette conviction, il avait conservé l’espoir de la gagner à force de persévérance. Il avait admis la possibilité de la voir épouser un autre que lui, mais il n’avait jamais imaginé ce que ce serait — de la savoir la femme d’un rival connu. Comme il le haïssait ce rival ! Il aurait voulu lui chercher querelle, se battre avec lui, l’anéantir si c’était possible.

Il n’irait pas à Belton ; il forma cette résolution en traversant Oxford Street. Pourquoi irait-il la voir quand elle l’avait traité ainsi ? Elle n’avait pas besoin de frère maintenant, puisqu’elle s’était confiée à cet homme. Pourquoi Belton s’occuperait-il encore de ses affaires ? Alors il se dépeignit le capitaine Aylmer dans l’avenir, comme un homme ruiné, qui probablement abandonnerait sa femme et se rendrait généralement odieux à toutes ses connaissances. Je dois dire que le caractère du capitaine ne donnait pas grande probabilité à ce tableau.

Ce fut pourtant cette peinture de fantaisie qui commença d’adoucir le cœur du pauvre Will : quand Clara et ses enfants (car il créait au capitaine une famille imaginaire) seraient ruinés et abandonnés, alors il serait de nouveau son frère, et le protecteur de ses orphelins, car il tuait le capitaine, le faisant mourir d’une mort ignominieuse, bien qu’indéterminée. En songeant aux enfants qui devaient naître de ce mariage abhorré, Will parcourait les rues en se livrant à une gesticulation dont on ne l’aurait jamais cru capable. Mais le caractère d’un homme ne doit pas être jugé par les rêves auxquels il peut s’abandonner dans ses heures solitaires. Ceux qui agissent avec la sagesse la plus consommée dans les affaires de ce monde, méditent souvent les actes les plus insensés. Je demande donc que M. Belton soit jugé par sa conduite du lendemain matin. Quand la lassitude le força à rentrer, il se mit au lit l’esprit un peu calmé par la fatigue physique, et s’endormit en pleurant comme un petit enfant.

Mais ce n’était plus un enfant qui le lendemain se fit conduire de bonne heure à la station de Paddington et prit un billet pour Taunton. Will avait réfléchi qu’il n’avait aucun motif d’en vouloir à sa cousine. Les travaux entrepris à Belton demandaient à être surveillés. Manquer à la promesse faite à M. Amadroz serait une lâcheté, et Will, tout en enfermant ses chemises dans son porte-manteau, se prépara à revoir Clara, à lui souhaiter tout le bonheur possible dans sa nouvelle position et à féliciter sincèrement M. Amadroz de la tranquillité d’esprit que devait lui apporter le mariage de sa fille. Car, maintenant qu’il était plus calme, Will se rendait bien compte que le capitaine Aylmer n’était pas homme à ruiner sa femme et ses enfants, où lui-même. — Quant au capitaine, il espérait ne pas le rencontrer. Pensant à tout cela, il arriva au terme de son voyage.

Clara répondit à la lettre de son fiancé sans prendre conseil de personne. À qui eût-elle pu en demander ? Elle était sûre que son père, qui s’était montré si inquiet de l’avenir après la mort de mistress Winterfield, l’engagerait à accepter le capitaine, et elle savait que mistress Askerton en ferait autant. Quant au legs de sa tante, elle n’en avait pas parlé à son père, étant résolue à le refuser ; mais si elle pouvait donner une réponse favorable au capitaine Aylmer, la question d’affaires se trouverait réglée par cela même.

Pourquoi n’eût-elle pas accepté l’offre qui lui était faite ? Le capitaine Aylmer déclarait qu’il avait eu l’intention de lui demander d’être sa femme avant d’avoir fait aucune promesse à mistress Winterfield ; s’il en était ainsi, quel motif y avait-il de persister dans son refus ? Elle répondit donc au capitaine une lettre courte et franche, une première expérience ne lui ayant pas ouvert les yeux sur les inconvénients de la franchise. S’il lui avait exprimé ses intentions et non celles de sa tante, disait-elle, elle acceptait sa main sans hésitation. « Quant à la question d’argent, ajoutait-elle, il serait ridicule à nous d’en parler maintenant. J’ai répondu à M. Green une lettre ambiguë dont vous pouvez aller prendre connaissance si vous voulez. » Dans un post-scriptum, elle disait qu’elle allait informer son père, cette nouvelle devant lui ôter toute préoccupation pour l’avenir. — C’est en conséquence de cette lettre que le capitaine Aylmer alla trouver M. Green et lui fit part de son mariage.

Au grand étonnement de Clara, son père ne reçut pas sa confidence avec plaisir et lui chercha querelle de ce qu’elle n’épousait pas son cousin.

« Cependant, ma chère enfant, finit-il par dire, je vous donne mon consentement, si tant est qu’il vaille quelque chose. Je ne me rappelle pas avoir jamais entendu dire rien de mal du capitaine Aylmer. »

Il n’avait jamais entendu dire rien de mal du capitaine Aylmer ! Clara se sentit blessée de ces paroles : elle trouvait que son père aurait dû la féliciter chaudement et se montrer fier de son futur gendre. Quand elle fut seule dans sa chambre, elle repassa dans son esprit la conversation qu’elle venait d’avoir et pleura amèrement.

Le lendemain elle se rendit au cottage. Là sa communication fut reçue d’une manière toute différente ; mais il semblait que mistress Askerton la complimentait bien moins d’épouser le capitaine Aylmer que de ne pas épouser Will Belton, contre lequel elle s’exprimait à mots couverts avec une telle malveillance, que Clara dut prendre la défense de son cousin.

Au moment où miss Amadroz quittait le cottage, elle rencontra le colonel Askerton. Il vint à elle comme elle ouvrait la porte du jardin et lui tendit la main.

« J’ai peur qu’il ne fasse bien sombre pour votre retour, miss Amadroz, lui dit-il.

— Je n’ai qu’à traverser le parc, et je connais si bien le chemin…

— Oui, sans doute, mais je vous ai vue sortir, et comme j’ai deux mots à vous dire, je me suis permis de vous suivre. Quand M. Belton était ici, nous ne nous sommes pas rencontrés.

— Je me souviens que vous vous êtes manqués.

— J’espère que vous m’excuserez de vous dire qu’il serait à propos que cela continuât.

— Si vous ne vouliez pas voir mon cousin, ne pouviez-vous l’éviter sans m’en parler ?

— Non, car vous n’auriez pas bien compris que, pour ma femme et pour vous, je désire éviter une querelle avec M. Belton, et que si nous nous rencontrions, une querelle serait inévitable. Mary vous aura probablement parlé de ses torts envers nous ?

— Mistress Askerton m’en a dit quelque chose, mais je pense qu’elle se trompe.

— Ce n’est pas mon intention de vous prévenir contre votre cousin. Et maintenant que vous êtes près de chez vous, je vais vous souhaiter le bonsoir. Il salua et la laissa. »

Comme Clara pensait à ce qui venait d’être dit, elle se rappela les souvenirs de son cousin sur miss Vigo et M. Berdmore. Les gens qui n’ont rien à se reprocher ne craignent pas autant que le colonel et mistress Askerton les questions sur leur passé. Après tout, il était bien possible que Will eût pris des informations. Mais elle était sûre d’une chose, c’est qu’il n’en ferait pas un mauvais usage.

CHAPITRE VIII


Belton arriva au château comme à sa première visite, dans le cabriolet de Taunton. Mais alors il était venu au grand jour ; les chars à foin encombraient la porte ; il faisait chaud et l’on était environné de toutes les grâces de l’été. Maintenant c’était l’hiver. Il y avait eu un commencement de neige dans la matinée, et le vent gémissait dans la vieille tour. À mesure que le jour baissait, le squire commença à s’inquiéter et à donner des ordres pour l’arrivée de Will, comme si Clara dans sa préoccupation ne pouvait songer qu’à son rival. M. Amadroz, qui n’avait pas quitté sa chambre depuis bien des jours, monta s’assurer que le feu était allumé chez Will.

« Je voudrais pouvoir aller le recevoir, dit M. Amadroz d’un ton plaintif, j’espère qu’il ne se formalisera pas.

— Vous pouvez en être sûr.

— Il est si bon ! personne ne serait si bon pour moi que lui. »

Clara comprenait très-bien ce que cela voulait dire et que les éloges donnés à son cousin impliquaient un blâme pour le capitaine Aylmer et pour elle-même qui l’avait accepté. Enfin la voiture s’arrêta devant la porte, et Belton entra dans le vestibule, enveloppé jusqu’aux yeux dans son pardessus humide.

« Comme c’est bon à vous de venir par un pareil temps ! dit Clara.

— Je trouve que c’est un bon temps pour la saison, » dit-il. C’était la même voix cordiale et franche qui avait disposé en sa faveur, lors de sa première arrivée à Belton. Vingt-quatre heures ne s’étaient pas écoulées depuis qu’il avait parcouru les rues de Londres dans un tel désespoir qu’il avait presque maudit le jour où il était né. Son chagrin était le même, mais sa voix était joyeuse. On prétend que les oiseaux se cachent dans des trous pour y mourir seuls, et que les animaux blessés s’écartent de leurs semblables pour n’en pas être vus. Les hommes ont le même instinct pour dissimuler leur faiblesse.

M. Amadroz reçut Will avec ses plaintes accoutumées.

« Je ne vous gênerai plus longtemps, dit-il. Vous aurez bientôt la propriété sans payer la ferme.

— J’espère que ce jour n’arrivera pas de longtemps, répondit Belton.

— Pourquoi désirerais-je vivre quand j’aurai vu ma fille établie ? »

Sur ce sujet il était impossible à Will de rien dire, et quand il se trouva seul avec sa cousine à dîner, aucun des deux ne sut comment entamer la conversation. On parla de la ferme, de Bessey qui était si bien apprivoisée qu’elle entrait partout, et que tout le monde gâtait ; mais aucun sujet ne réussissait. Après un silence :

« Comment avez-vous laissé votre sœur ? demanda Clara.

— Comme à l’ordinaire. Elle a mieux supporté les premiers froids que l’an passé.

— Je voudrais bien la connaître.

— Je ne vois pas comment ce serait possible. Il n’est pas probable que vous veniez à Plainstow maintenant, et elle ne le quitte jamais que pour aller chez mon oncle.

— Vous semblez en colère contre moi, Will ?

— Je suis en colère, mais non contre vous.

— Ni contre aucun des miens, j’espère ?

— M. Green m’a appris que vous alliez vous marier, dit-il tout à coup ; est-ce vrai ? » et comme elle ne répondait pas, « est-ce vrai ? répéta-t-il.

— Il est vrai que je suis engagée.

— Au capitaine Aylmer ?

— Oui, au capitaine Aylmer. Vous savez que je le connais depuis longtemps, J’espère que vous n’êtes pas fâché contre moi parce que je ne vous ai pas écrit. Il n’y a pas huit jours que c’est décidé. Je n’aurais pu vous adresser ma lettre qu’ici.

— Je n’y pensais pas. Que vous m’eussiez écrit ou non, quelle différence cela ferait-il ?

— Vous n’allez pas me chercher querelle, Will, parce que… parce que… si vous aviez été mon frère, comme vous me l’aviez promis autrefois, vous auriez approuvé ce que j’ai fait.

— Mais je ne suis pas votre frère, et je n’ai aucun droit d’approuver ou de désapprouver.

— Je ne puis pas dire que j’eusse fait dépendre mon engagement avec le capitaine Aylmer de votre approbation, ce ne serait pas bien agir envers lui, mais excepté cela, il n’est rien que je ne fisse pour vous. J’ai une si haute idée de votre jugement et de votre bonté, et je tiens tant à votre affection ! Oh ! Will, dites-moi une bonne parole !

— Quelle bonne parole ?

— Il faut que vous sachiez que le capitaine Aylmer…

— Ne me parlez pas du capitaine Aylmer. Ai-je rien dit contre lui ? Je reconnais sa supériorité sur moi. Je sais qu’il est homme dû monde, qu’il est instruit et que je ne sais rien. Je vois la différence, mais cela ne me rend pas plus heureux.

— Will, je l’aimais avant de vous connaître.

— Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ? j’aurais su que je n’avais rien à espérer.

— Rien n’était décidé alors. Je ne savais pas encore bien moi-même que je l’aimais. Ne pouvez-vous me comprendre ? Ne vous en ai-je pas dit assez ?

— Oui, je comprends.

— Et vous ne me blâmez pas ?

— Je suppose qu’il n’y a personne à blâmer que moi. Mais soyez indulgente ; j’étais si heureux et maintenant je suis si misérable ! »

Elle ne pouvait rien dire pour le consoler, mais elle reconnaissait qu’elle s’était méprise sur la nature de l’affection dont elle était l’objet et aussi sur le caractère de l’homme qui l’aimait. Si elle l’avait mieux connu, elle eût empêché cette seconde visite. Maintenant il ne lui restait qu’à attendre que Will eût la force de renfermer sa souffrance en lui-même.

Le lendemain, Belton et M. Amadroz traitaient le même sujet, mais la conversation ne se prolongea pas. Will était bien résolu à ne pas montrer sa faiblesse au père comme il l’avait fait à la fille.

« J’aurais été si heureux de penser que le fils de ma fille aurait habité la maison de son grand-père ! murmura M. Amadroz.

— Qui sait ? peut-être en sera-t-il ainsi. Mais toutes ces choses sont si incertaines, qu’un homme a tort d’y attacher son bonheur. »

Trois semaines se passèrent, et Belton ne parlait pas de départ. Pendant ce temps le nom de mistress Askerton ne fut pas prononcé, et il fut rarement parlé du capitaine Aylmer. Cette réserve rendait la conversation difficile entre Will et Clara. Quant à M. Amadroz, il était de mauvaise humeur contre le monde entier, et Belton avait souvent besoin de toute sa patience.

Pendant la visite de son cousin, Clara reçut deux lettres du capitaine Aylmer, qui passait les fêtes de Noël dans sa famille. Ces lettres faisaient fort peu mention de sir Anthony, son père, mais étaient pleines de lady Aylmer, des espérances de lady Aylmer, des craintes de lady Aylmer. Clara, ne devant pas épouser lady Aylmer, était persuadée de pouvoir maintenir son indépendance, tant que son mari prendrait son parti plutôt que celui de sa mère ; et comme les premières lettres du capitaine contenaient l’expression d’un amour sincère, Clara passa facilement sur tout le reste. La troisième lettre arriva la veille du départ de Will, et comme elle a rapport à des matières importantes pour notre histoire, nous allons la donner tout entière, espérant que nos lecteurs y trouveront un spécimen de l’épître qu’ils ne doivent pas écrire à leur fiancée :


« Château d’Aylmer, 19 janvier 186…
« Très-chère Clara,

« J’ai reçu hier votre lettre du 16 ; j’ai vu avec peine que vous ne me disiez rien concernant les idées de ma mère sur la maison de Perivale. J’ai été obligé de le lui avouer, et elle en a été peinée. Ayant donné son consentement à notre mariage, elle est naturellement désireuse de vous voir partager ses affectueux sentiments. Je l’ai assurée que ma chère Clara était la dernière personne à manquer d’égards envers ma mère. Souvenez-vous que je suis votre caution, et envoyez-moi dans votre prochaine lettre quelque message pour lady Aylmer.

« Lorsque je lui ai parlé de la longue maladie de votre père, elle s’en est montrée peinée. Mais elle ne pense pas que la visite de M. Belton doive se prolonger. Je lui ai fait remarquer que M. Belton était votre plus proche parent. Elle dit qu’il n’y a pas de différence entre les cousins et les autres personnes. Et, en cela, elle a raison. Je sais que ma Clara n’attachera pas à ce que je lui écris un autre sens que celui que j’y mets. Mais, comme vous n’avez pas le bonheur d’avoir une mère, vous ne serez pas fâchée d’avoir l’opinion de la mienne sur une matière qui vous touche de si près.

« Et maintenant, j’arrive à un autre sujet qui vous causera une grande surprise.

« Vous vous rappelez que ma tante Winterfield avait exprimé la crainte que votre père n’eût pas pris assez d’informations avant de vous permettre de vous lier avec mistress Askerton. Il est prouvé qu’elle n’est pas ce qu’elle devrait être, loin de là. Il paraît que mistress Askerton avait d’abord épousé un certain capitaine Berdmore, et qu’elle l’a quitté sous la protection de son mari actuel. Dans ces circonstances, vous comprendrez, comme le dit lady Aylmer, que tout rapport entre vous et cette dame doit cesser. Le sentiment de ce qui est convenable à une jeune fille et à ma future femme vous fera voir qu’il en doit être ainsi. Je pense qu’à votre place je dirais tout à M. Amadroz, mais je laisse cela à votre discrétion ; je vous assure que lady Aylmer a les preuves de ce que je vous apprends.

« Je pars pour Londres en février. Je ne puis guère espérer vous voir avant les vacances, en juillet où en août. Mais je compte que d’ici là nous aurons fixé le jour qui fera de moi le plus heureux des hommes.

« À vous, avec la plus sincère affection,

« F. F. Aylmer. »


C’était là une désagréable lettre, de la première à la dernière ligne. Pas un mot, pas une pensée qui ne dût donner à Clara des craintes pour son bonheur futur. Mais l’information concernant les Askerton lui fit, pour le moment, presque oublier lady Aylmer et son insolence. Cette histoire pouvait-elle être vraie ? et, si elle était vraie, Clara devait-elle obéir aux ordres qui lui étaient donnés ? Qu’avait-elle à faire pour savoir la vérité ? Alors elle se souvint de la promesse de mistress Askerton : « Si vous avez jamais quelque question à m’adresser, j’y répondrai. »

La révélation que mistress Askerton semblait craindre avait été faite : non pas par Will Belton que mistress Askerton dénigrait, mais par le capitaine Aylmer dont elle chantait continuellement les louanges. En songeant à cela, Clara éprouva un sentiment de triomphe. Elle savait bien que Will n’attaquerait pas une femme. Le capitaine Aylmer l’avait fait, elle en était à peine surprise, et pourtant le capitaine Aylmer était l’homme qu’elle aimait et qu’elle avait promis d’épouser.

Clara ne parla à personne de la lettre qu’elle avait reçue et évita même d’y penser jusqu’après le départ de son cousin. Lorsque Will eut quitté Belton, elle passa une longue matinée à réfléchir.

En admettant que l’histoire qu’on lui racontait sur mistress Askerton fût vraie, dans quelle mesure devait-elle en tenir compte ? Si Clara avait connu ces faits lorsque mistress Askerton s’était établie au cottage, cela aurait empêché toute intimité. Mais maintenant que cette intimité existait, et que mistress Askerton avait régularisé sa position par un second mariage, Clara devait-elle l’abandonner pour une faute commise depuis de longues années ?

Il était clair qu’on attendait cela d’elle ; et elle reconnaissait que celui dont elle allait devenir la femme avait le droit de la conseiller. Mais elle se déclara à elle-même qu’elle n’obéirait pas à lady Aylmer. Elle se déciderait par son propre jugement et son propre instinct. Si, en agissant de la sorte, elle encourait la désapprobation du capitaine Aylmer, eh bien ! tout valait mieux qu’une servile obéissance aux lois édictées à Aylmer-Park.

Malgré cette résolution, Clara trouvait des prétextes pour différer de se rendre au cottage : la pluie, la santé de son père ; mais le troisième jour elle reçut un billet de mistress Askerton lui demandant ce qu’elle devenait, et elle répondit qu’elle irait au cottage le lendemain.

— Vous voilà donc enfin, s’écria mistress Askerton en la voyant entrer, je craignais quelque malheur.

— Quel malheur ?

— Quelque chose de terrible. On a souvent de ces craintes vagues. Quand je suis seule, j’attends toujours quelque catastrophe ; et je suis si souvent seule !

— Cela veut dire que vous vous ennuyez, je suppose.

— Quand nous étions aux Indes, nous logions près d’une poudrière, et nous nous attendions à chaque instant à sauter. Avez-vous jamais logé près d’une poudrière ?

— Non, jamais, à moins qu’il y en ait une à Belton : mais, que voulez-vous dire ?

- Ne prenez pas cet air ingénu, Clara ; vous savez parfaitement ce que je veux dire. Quel a été le résultat de l’enquête faite par votre cousin ?

— Mistress Askerton, vous vous trompez sur le compte de mon cousin. Il n’a pas prononcé une fois votre nom pendant son séjour.

— Alors, je lui demande pardon.

— Mais pourquoi disiez-vous que vous viviez près d’une poudrière ?

— Suis-je obligée de vous répondre ?

— Avant l’arrivée de mon cousin, vous m’avez dit que si je vous adressais une question, vous me répondriez.

— Et vous m’adressez cette question maintenant ?

— Oui, si cela ne vous offense pas.

— Mais si cela m’offensait ? … — Qui aimerait à être interrogé ?

— J’ai cru parfois que vous désiriez me parler à cœur ouvert.

— Oui, parfois. »

Clara se sentit prisé de remords. Il lui semblait qu’elle n’agissait pas franchement en demandant ce qu’elle savait déjà ; elle aurait voulu que mistress Askerton lui dît la vérité sans qu’elle eût besoin de la demander ; sa tâche eût été plus facile. La crainte de l’hypocrisie lui fit brusquer le dénoûment.

— Mistress Askefton, dit-elle, je sais tout : vous n’avez rien à m’apprendre.

— Que savez-vous ?

— Que vous avez épousé il y a longtemps M. Berdmore.

— Ah ! M. Belton a été assez bon pour parler de moi, lorsqu’il était ici. » En disant cela elle s’était levée, et restait debout devant Clara les yeux étincelants.

— Il n’a pas dit un mot. Je l’ai appris d’autre part.

— Qui vous a informée ? Est-ce un homme ou une femme qui a pris la peine de revenir sur mes chagrins passés, pour détruire ma réputation ? Mais qu’importe ! Oui, j’ai épousé le capitaine Berdmore. Je l’ai quitté pour mon mari actuel. Pendant trois ans, j’ai été sa maîtresse. Après la mort de ce pauvre misérable, nous nous sommes mariés et sommes venus ici. Maintenant vous savez tout. Mais non, vous ne savez pas tout. Personne ne peut savoir ce que j’ai souffert avant d’en arriver à m’échapper, et combien a été bon pour moi celui… » Alors elle se retourna du côté de là fenêtre pour cacher ses larmes.

Pendant un instant, Clara demeura immobile ; elle ne savait comment exprimer sa sympathie. À la fin elle se leva et suivit l’autre femme à la fenêtre.

Elle ne dit pas un mot, mais passa doucement son bras autour de la taille de mistress Askerton. La pression fut d’abord bien légère ; mais, après une faible résistance, la pauvre femme cacha sa figure sur l’épaule de Clara, et elles restèrent ainsi sans proférer une parole, ne faisant aucun effort pour retenir leurs larmes, et contemplant avec leurs yeux humides le paysage d’hiver qui s’étendait devant elles. À ce moment, Clara résolut que tous les Aylmer du monde ne la feraient pas abandonner l’amie qu’elle aimait maintenant plus que jamais.

« À présent vous savez tout, dit enfin mistress Askerton.

— N’est-ce pas mieux ainsi ?

— Je ne sais pas.

— Ne le savez-vous pas maintenant ? »

Et, en disant ces mots, Clara la prit dans ses bras, et baisa son front et ses lèvres.

« Mais vous partirez, et l’on vous dira que vous avez eu tort.

— Qui me dira cela ?

— Votre mari.

— Je n’ai pas encore de mari.

— Non, mais vous en aurez un bientôt, et vous lui direz tout.

— Il le sait. C’est lui qui me l’a appris.

— Qui ? Le capitaine Aylmer ? Et qu’a-t-il dit ?

— Peu importe. Le capitaine Aylmer n’est pas encore mon mari. S’il m’épouse, il faut qu’il me prenne comme je suis et non comme il aurait désiré que je fusse.

— Lady Aylmer le sait-elle ?

— Oui, lady Aylmer est une de ces femmes rigides qui ne pardonnent pas.

— Ah ! je comprends maintenant, Clara. Il faut m’oublier et ne plus revenir ici. Je ne veux pas que votre générosité vous perde.

— Si le mécontentement de lady Aylmer doit me perdre, je n’ai qu’à le supporter. Je ne la prendrai pas pour mon guide. Je suis trop vieille et j’ai été trop longtemps indépendante pour cela. Ne vous inquiétez pas. En cette affaire, je compte juger par moi-même.

— Et votre père, ne l’informerez-vous pas ?

— Vous savez que mon pauvre père est malade. S’il était bien, je le lui dirais, et il penserait comme moi. »

Par degrés, mistress Askerton raconta toute sa triste histoire, et Clara passa des heures à l’écouter. Peut-être se fût-elle passée de ces détails. Mais s’il est quelquefois difficile d’obtenir une confidence, il est impossible de l’arrêter une fois commencée.

« Et maintenant qu’allez-vous faire ? demanda mistress Askerton, comme Clara, se préparait à la quitter. Vous écrirez au capitaine Aylmer ?

— Oui, je lui écrirai.

— Et que lui direz-vous ?

— Je voudrais bien le savoir moi-même. Si j’avais à écrire à sa mère, ma lettre serait plus facile à faire.

— Et que lui diriez-vous ?

— Je lui dirais que je suis seule responsable du choix de mes amis. »

Et, après l’avoir encore une fois embrassée, Clara rentra seule au château en traversant le parc. Elle trouva son père de mauvaise humeur à cause de sa longue absence, et se plaignant de ce qu’elle restait si longtemps au cottage.

« Mais il faut bien, soupira-t-il, que je m’accoutume à la solitude, puisque vous allez me quitter pour vous marier.

— Pas de longtemps, papa. Notre engagement est un de ceux où aucun des deux n’est bien pressé. »

Elle dit cela avec un ton d’amertume que le vieillard remarqua sans le comprendre. Clara resta avec lui toute la soirée à lui faire la lecture pendant qu’il sommeillait. Ses soirs d’hiver à Belton n’étaient pas bien gais. Mais elle y était accoutumée et ne se plaignait pas. Avant de se coucher, elle se mit à écrire à son fiancé. Elle avait résolu que la lettre serait finie ce soir-là. La lettre fut finie, mais Clara passa une partie de la nuit à l’écrire. La voici :


« Château de Belton, jeudi soir.
« Cher Frédéric,

« J’ai reçu votre lettre samedi, mais je n’ai pas pu y répondre plus tôt, parce qu’elle demandait beaucoup de réflexion et aussi quelques renseignements que je n’ai eu qu’aujourd’hui. En ce qui concerne le plan de vivre à Perivale, je n’ai pas grand’chose à dire, parce que mon esprit est occupé ailleurs. Je crois cependant pouvoir vous promettre que je ne mettrai jamais aucun obstacle inutile à vos projets.

« Mon cousin Will nous a quittés lundi : ainsi votre mère ne doit plus avoir aucune inquiétude à ce sujet. Sa présence fait du bien à mon père, et pour cette raison je suis fâchée qu’il soit parti. Je puis vous assurer que je n’ai jamais cru que votre remarque renfermât la plus légère insinuation. Will est mon plus proche parent ; et, bien entendu, vous devez désirer que j’aie de l’affection pour lui : ce qui est.

« Et maintenant venons à l’autre sujet qui, je l’avoue, m’a beaucoup peinée, comme vous le supposiez. Il m’est bien difficile de séparer dans votre lettre ce qui est de vous de ce qui est de lady Aylmer. Je voudrais bien entendu faire la séparation. Chacune de vos paroles a beaucoup de valeur pour moi. Comme je ne connais pas encore lady Aylmer, je ne peux pas tenir aussi grand compte de son opinion, et j’aurais beau la connaître que je ne pourrais avoir pour elle la même déférence que pour l’homme qui doit être mon mari. Je ne vous dis cela que parce que je crains de n’avoir pas la même opinion que lady Aylmer au sujet de mistress Askerton.

« Ce que vous m’en avez écrit est vrai. Mais la personne qui vous a informé ne paraît pas savoir ce que mistress Askerton a eu à souffrir. Elle était maltraitée par le capitaine Berdmore, qui était un ivrogne. Il était absolument impossible de vivre avec lui, et elle l’a quitté. Si je pouvais vous faire comprendre combien elle avait été malheureuse, je pense que vous seriez plus porté à l’excuser. Elle a épousé le colonel Askerton aussitôt après la mort de son premier mari, et avant de venir à Belton. Tout cela s’est passé aux Indes, et je ne vois pas quel droit nous avons de nous en informer.

« En tout cas, je la connais intimement depuis longtemps ; et comme je suis sûre qu’elle s’est repentie de ce qu’elle avait pu faire de mal, je ne pense pas devoir rompre avec elle maintenant. Je le lui ai promis, et je crois devoir vous dire toute la vérité.

« Veuillez offrir mes respects à votre mère, et lui dire que si elle était à ma place, elle jugerait différemment. Cette pauvre femme n’a pas d’autre amie dans le pays. Et qui suis-je pour m’arroger le droit de la condamner ? Je ne puis le faire, cher Frédéric. Ne m’en veuillez pas si je me dirige par mon propre jugement ; j’y suis obligée dans ma position. Je serais bien fâchée de ne pas penser comme vous, mais je ne peux pas trouver que j’aie tort ; si vous étiez ici, nous en causerions et vous finiriez par être de mon avis. Si vous pouvez venir à Pâques et quand le Parlement ne vous retient pas à Londres, nous serons enchantés de vous voir.

« Votre bien affectionnée,
« Clara Amadroz. »


Cette lettre arriva a Aylmer-Park le matin du dimanche, et Frédéric Aylmer la trouva sur son assiette en prenant sa place à déjeuner. D’après les habitudes, qui à Aylmer-Park étaient inflexibles, on disait les prières à neuf heures moins un quart. À neuf heures moins vingt, lady Aylmer était dans la salle à manger pour faire le thé et ouvrir le sac contenant le courrier. Comme elle se trouvait toujours seule à ce moment, elle était bien plus au courant de la correspondance des autres, que les autres de la sienne.

Ces opérations terminées, elle sonnait. Les domestiques entraient sur deux rangs et prenaient place sur des bancs disposés près du buffet et qu’ils emportaient en se retirant. Lady Aylmer lisait elle-même les prières ; sir Anthony ne se montrait guère qu’au milieu du déjeuner ; Belinda, la fille aînée, se précipitait au son de la cloche de sa mère dont elle avait une grande frayeur ; quant à Frédéric Aylmer, il entrait rarement dans la salle à manger avant que les prières ne fussent finies. À Perivale il eût été plus régulier, mais à Perivale il y avait intérêt. Pendant ses cinq minutes de solitude, lady Aylmer distribuait les lettres sur les assiettes, non sans regarder le timbre. Ce jour-là elle vit pour son fils une lettre de Clara.

L’arrivée de cette lettre fut annoncée à Frédéric avant qu’il ne fût assis.

« Frédéric, dit lady Aylmer de sa voix la plus majestueuse, je suis bien aise de vous dire qu’à la fin voilà une lettre de Belton. »

Il ne répondit pas ; mais, gagnant lentement sa place, il prit la lettre dans sa main, la retourna un moment et la mit dans sa poche. Puis il commença à manger son œuf et à boire son thé. Pendant trois minutes sa mère s’efforça d’en faire autant, mais l’impatience la gagnant :

« Ne voulez-vous pas lire votre lettre, Frédéric ? dit-elle.

— Certainement je la lirai, madame.

— Mais pourquoi pas maintenant, quand vous savez combien nous sommes inquiets ?

— Il est des lettres qu’on aime mieux lire en particulier.

— Mais quand le sujet est si important ? dit Belinda.

— L’importance, Bel, est pour moi et non pour vous, lui répondit son frère.

— Tout ce que nous voulons savoir, continua la sœur, c’est si elle promet de se laisser guider par vous dans cette affaire, et, bien entendu, nous sommes sûrs qu’elle le fera.

— Si vous en êtes sûre, cela doit vous suffire.

— Je pense, dit lady Aylmer, que vous ne devriez pas chercher querelle à votre sœur parce qu’elle s’inquiète de l’honorabilité (je n’ai pas d’autre mot) de la personne que vous devez épouser. Je vous assure que je m’inquiète beaucoup moi-même. »

À cela le capitaine Aylmer ne fit aucune réponse, mais la lettre resta dans sa poche. Il mangea en silence, but ses deux tasses de thé accoutumées, et, son déjeuner fini, se leva pour quitter la chambre.

« Vous viendrez à l’église avec nous, je suppose ? dit lady Aylmer.

— Je ne le promets pas, madame ; mais si j’y vais, je traverserai le parc ; ainsi ne m’attendez pas. »

La mère et la sœur surent de la sorte que le député de Perivale n’avait pas l’intention d’aller à l’église ce jour-là. Quand la famille revint de l’église, Frédéric Aylmer avait reçu d’autres nouvelles du château de Belton, qui l’empêchaient pour le moment de songer à la lettre. Sa mère le trouva dans la bibliothèque, une bande de papier à la main.

« Je viens de recevoir une dépêche, dit-il.

— Qu’est-ce que c’est, Frédéric ? ne m’effrayez pas si vous pouvez l’éviter !

— Il n’y a pas lieu à vous effrayer, ma mère, vous ne le connaissiez pas. M. Amadroz est mort.

— Vraiment ! dit lady Aylmer en s’asseyant.

— Mort ! s’écria Belinda en élevant les mains.

— Dieu me bénisse ! dit le baronnet qui avait suivi ces dames dans la bibliothèque ; mais, Fred, il était de cinq ans plus jeune que moi… »

Alors le capitaine Aylmer lut le télégramme : « M. Amadroz est mort ce matin à cinq heures, j’ai prévenu le notaire et M. Belton. »

« De qui est-ce signé ? demanda lady Aylmer.

— Du colonel Askerton. »

Lady Aylmer secoua la tête d’un air indigné.

« Il n’y avait personne autre, vous savez, dit le capitaine Aylmer.

— N’y a-t-il pas de pasteur dans la paroisse ou même de domestiques dans la maison ? Mais je suis la dernière personne à juger sévèrement une jeune fille dans un pareil moment. Que disait-elle dans sa lettre, Fred ? »

Le capitaine Aylmer avait passé deux heures à réfléchir au contenu de cette lettre avant l’arrivée du télégramme, et il n’était pas arrivé à une conclusion satisfaisante. Il s’était demandé s’il pouvait épouser une femme capable d’écrire une telle lettre. S’il se décidait à une rupture, il valait mieux montrer la lettre à lady Aylmer qui l’aiderait volontiers, mais il n’était pas arrivé à une décision avant la réception de la dépêche. Maintenant que M. Amadroz était mort, Clara quitterait Belton et mistress Askerton, et commencerait pour ainsi dire une vie nouvelle. Il suspendit donc son jugement, et lady Aylmer, se doutant de ce qu’il pensait, évita de renouveler sa question au sujet de la lettre.

« Elle devra quitter Belton, je suppose, dit sir Anthony.

— La propriété appartiendra à un cousin éloigné… un M. William Belton.

— Et où ira-t-elle ? dit lady Aylmer. Je suppose qu’elle n’a aucun endroit où elle puisse se dire chez elle.

— Ne serait-il pas bien de lui demander de venir ici ? dit Belinda. »

Cette question était très-imprudente de la part de miss Aylmer. En premier lieu on lui laissait rarement le choix des hôtes d’Aylmer-Park, et puis elle aurait dû comprendre qu’une telle proposition devait être pesée par sa mère avant d’être faite devant Frédéric.

« Je pense, dit-il généreusement, que ce serait très-bien. »

Lady Aylmer secoua la tête.

« J’aimerais à savoir ce qu’elle dit de cette malheureuse intimité avant de la prendre sous ma protection. Fred comprendra qu’il en doit être ainsi. »

Mais Fred quitta la chambre sans montrer la lettre, et se retira dans la solitude pour tâcher de prendre une résolution, Après deux heures de réflexion, il rentra et écrivit à M. Green d’envoyer immédiatement à miss Amadroz la somme de deux mille francs, intérêts du legs de sa tante. Il savait qu’il aurait dû écrire lui-même, immédiatement ; mais comment pouvait-il écrire tandis que les choses étaient dans cette situation ? S’il lui écrivait une lettre de condoléance sur la mort de son père sans faire mention des Askerton, ce serait effacer le passé et reconnaître la justesse des arguments donnés par Clara, et il ne lui resterait plus aucun prétexte pour la rupture qu’il méditait.

Quel misérable sans-cœur ! dira-t-on. C’était une nature froide et peu généreuse, mais ce n’était pas un misérable. Il avait assez de cœur pour être un bon fils, un bon mari et un bon père. Il était équitable et ne voulait obtenir que ce qui lui était dû en toute justice. Les artistes ont tellement pris l’habitude de nous peindre nos amis sans aucune de leurs rides et de leurs verrues, que nous nous détournons avec dégoût d’un portrait où leurs défectuosités sont reproduites.

Avant le dîner, le capitaine Aylmer montra à sa mère la lettre de Clara. Lady Aylmer la lut en l’accompagnant de commentaires indignés, et la rendit à son fils d’un air de triomphe.

« Quant à moi, dit-elle, je n’ai qu’un conseil à vous donner.

— Je pense que nous devons lui laisser une autre chance.

— Quelle chance ! si elle est obstinée à sa perte.

— Vous pourriez l’inviter à venir ici comme Belinda l’a suggéré.

— Belinda a été sotte de parler ainsi sans réflexion.

— Je suppose que ma future femme sera bien accueillie ici.

— Certainement, Frédéric, mais doit-elle être votre femme ?

— Nous nous sommes engagés. Si elle n’est pas invitée ici, il faut que j’aille la trouver. »

Lady Aylmer comprenait fort bien le danger de laisser son fils à Belton ; elle se décida donc après trois jours de réflexion à écrire à Clara. Le billet ne contenant strictement que l’invitation de venir pendant quelque temps à Aylmer-Park fut envoyé dans une lettre du capitaine Aylmer.

Quand tout fut réglé, Frédéric partit pour Londres. Il devait ramener Clara à Aylmer-Park dans le cas où elle accepterait d’y venir.

« Vous n’irez pas la chercher à Belton ? dit la mère.

— Non, je ne pense pas que cela soit nécessaire, répondit le fils.

— Je ne le pense pas non plus. »

Nous allons maintenant suivre la seconde dépêche du colonel en Norfolk, où elle arriva seulement le lundi matin.

CHAPITRE IX


Belton était à déjeuner avec sa sœur avant de partir pour la chasse, lorsque le télégramme lui fut apporté par une servante effarée. On ne recevait pas souvent de dépêches à Plainstow, et on les regardait encore avec effroi.

Will déposa le couteau et la fourchette avec lesquels il se disposait à découper le jambon placé devant lui. Il était vêtu d’un habit rouge avec une culotte de peau de daim et des bottes molles, et dans ce costume sa sœur le trouvait le plus bel homme du comté de Norfolk.

« Oh ! Mary ! s’écria-t-il.

— Qu’est-ce, Will ?

— M. Amadroz est mort. »

Elle lui prit le papier des mains, comme si en lisant la nouvelle elle-même, elle l’eût mieux comprise.

« Comme cette mort a été soudaine ! dit-elle.

— Soudaine, en vérité. Quand je l’ai quitté, il n’était pas bien portant, c’est vrai, mais il aurait pu vivre encore vingt ans comme cela. Pauvre vieillard ! Je ne sais trop pourquoi, mais je m’étais pris à l’aimer.

— Vous vous mettez à aimer tout le monde, Will.

— Non, il y a des gens que je n’aime pas. »

Will Belton, en disant cela, pensait au capitaine Aylmer et enfonçait le talon de sa botte sur le parquet.

« Que va-t-elle devenir, Will ?

— C’est à quoi je pensais.

— Sans doute vous y pensez, je le vois bien. Je voudrais que vous n’y songeassiez pas autant.

— Ne vous inquiétez pas de moi. Mais que va-t-elle devenir ? Ne pourrait-elle venir ici ? Vous êtes maintenant sa plus proche parente, Mary. »

Mary le regardait avec ses grands yeux tristes, et il vit qu’elle n’approuvait pas son projet.

« Je pourrais m’en aller, continua-t-il, et elle pourrait venir près de vous sans avoir l’ennui de me voir.

— Mais où iriez-vous, Will ?

— Qu’importe ? Au diable sans doute.

— Oh ! Will !

— Vous savez ce que je veux dire. J’irai n’importe où, pourvu qu’elle puisse avoir un asile jusqu’à ce qu’elle soit mariée.

— Ne peut-elle demeurer au château pour le présent ?

— Comment ! toute seule ?

— Elle y est maintenant, n’est-ce pas ?

— Oui, certainement. Il n’y a personne près d’elle que mistress Askerton, et il n’est pas bon pour elle de n’avoir pas d’autre société dans un pareil moment.

— Je ne pense pas que mistress Askerton puisse lui nuire.

— Mistress Askerton ne lui nuira en aucune façon, et tant que Clara ignorera son histoire, elle lui sera aussi utile que tout autre ; mais cependant…

— Ne puis-je aller la trouver, Will ?

— Non, chérie, le voyage vous tuerait en hiver, et puis il n’en serait pas content ; or nous sommes forcés d’y songer, bien que ce soit une créature sans cœur ni âme.

— Je ne vois pas pourquoi il serait si mauvais que cela.

— Ni moi non plus, mais je sais qu’il est tel. Mais pourquoi parlerions-nous de lui ? Je suppose qu’elle va aller à Aylmer-Park et qu’ils l’y garderont jusqu’à ce que tout soit fini. Je vais vous dire, Mary, je lui donnerai la propriété.

— Le château de Belton ?

— Pourquoi pas ? Avez-vous envie d’y aller vivre ?

— Je ne parle pas pour moi : mais vous êtes Belton de Belton et vous devez continuer à l’être.

— Mary, j’aimerais mieux être Will Belton sans un pouce de terrain au monde, mais avec Clara Amadroz près de moi. Je serais plus riche ainsi. »

Il sortit et se dirigea vers la cour. Sa sœur crut qu’il avait l’intention de suivre la chasse ce jour-là malgré la triste nouvelle, et elle en fut fâchée. Elle se résolut à écrire elle-même à Clara pendant que son frère serait absent.

Au bout d’un moment, il rentra dans la maison et monta dans le petit salon où se tenait sa sœur.

« Je ne chasserai pas aujourd’hui, dit-il.

— Je le pensais, répondit-elle.

— Je vais vous dire, Mary, je crois que je vais aller à Belton, après tout. »

Sa sœur ne sut que lui répondre. Elle aurait désiré le voir oublier Clara Amadroz, et elle sentait qu’un voyage à Belton dans un pareil moment n’y contribuerait pas ; et puis le capitaine Aylmer pourrait en être mécontent, et ils étaient obligés de se préoccuper de ce qu’il en penserait. Malgré tout, elle ne pouvait prendre sur elle de le contrarier en rien.

« Ce sera un bien long Voyage, dit-elle.

— Qu’est-ce que cela fait ? Je lui ai promis d’être un frère pour elle et je le serai avec l’aide de Dieu. »

Alors il monta en courant dans sa chambre, sonna à tour de bras pour avoir sa valise, prit dans son secrétaire son carnet de chèques, et vingt minutes après il reparut devant sa sœur en costume de voyage, sa couverture sur le bras.

« Est-ce que vous partez aujourd’hui ? dit-elle.

— Je vais gagner le train de onze heures quarante. À quoi sert d’y aller si je n’y vais tout de suite ? Elle n’a peut-être personne auprès d’elle.

— Il y a le pasteur et le colonel Askerton, même quand le capitaine Aylmer n’y serait pas.

— Le pasteur et le colonel Askerton ne lui sont rien ; et si cet homme y est, je puis revenir.

— Vous ne vous querellerez pas avec lui, Will ?

— Quel motif aurais-je ? Je ne suis pas assez fou pour chercher querelle à un homme parce que je le hais. S’il est là, je la verrai une ou deux minutes et je reviendrai.

— Je sais qu’il est inutile de chercher à vous dissuader.

— Parfaitement inutile. Adieu, Mary, je ne serai pas longtemps absent. » Il embrassa sa sœur et, quelques minutes après, il sortait de la cour de Plainstow. Son cheval, sympathisant avec l’impatience de son maître, arpentait la route à son allure la plus rapide.

En arrivant à Londres, Will se fit conduire chez M. Green.

« Je comptais bien vous voir, lui dit le notaire, mais je ne vous attendais pas si tôt.

— J’aurais dû être ici un jour plus tôt, seulement nous ne recevons pas de dépêches le dimanche.

— Vous dînerez avec moi ce soir ?

— Non, je compte prendre le train-poste.

— Quel homme pressé ! Vous ne pouvez guère prendre possession avant l’enterrement.

— Me prenez-vous pour un oiseau de proie ?

— Ôtez votre paletot, Will, et ne me regardez pas de cet air furieux. Je sais fort bien que vous n’êtes pas avide. Dites-moi ce que vous comptez faire et si je puis vous aider.

— Je n’en sais rien encore. Je vais voir ce qu’elle devient. Elle est peut-être toute seule.

— Je le crois.

Il n’y a pas été ?

— Qui ? le capitaine Aylmer ? il n’est jamais pressé. J’ai eu une lettre de lui ce matin, il me charge d’envoyer à miss Amadroz les intérêts du legs de sa tante : deux mille francs.

— Deux mille francs ! et vous êtes sûr qu’il n’y a pas été lui-même ?

— Il ne connaissait pas le vieux squire, il n’y a donc pas de raison pour qu’il assiste aux funérailles.

— Aucune raison au monde, si ce n’est que c’est un homme à se trouver où on n’a pas besoin de lui. Que le diable l’emporte !

— Ainsi-soit-il. Mais je ne pense pas que vous le trouviez à Belton. Il est plus probable que votre cousine ira à Aylmer-Park.

— Pourquoi ne viendrait-elle pas auprès de ma sœur ?

— Parce qu’elle doit épouser le fils de lady Aylmer et non pas le frère de votre sœur. Du reste, cette situation vous ôte la nécessité de faire en sa faveur aucun sacrifice pécuniaire, comme vous m’en aviez exprimé l’intention.

— Je vais vous dire, Joe : je compte lui donner Belton, mais je veux arranger les choses de telle manière qu’il ne puisse pas y toucher. C’est en quoi vous pouvez m’aider.

— Mon cher Will, vous dites des absurdités et je ne vous aiderai jamais à commettre une pareille folie. Vous vous marierez et vous aurez peut-être une douzaine d’enfants à pourvoir. Que l’aîné ait Belton et tout sera dans l’ordre. »

Belton avait les pincettes dans la main et tisonnait en silence. Tout à coup il se leva, prit son chapeau et remit son paletot.

« Je ne peux pas espérer que vous me compreniez tout de suite, dit-il. Parce qu’une jeune fille ne veut pas m’épouser, et me préfère un homme qui me déplaît, je ne suis pas assez fou pour abandonner ma propriété. Mais j’ai le sentiment que Belton ne doit pas m’appartenir. Adieu ; quand j’aurai quelque chose à vous dire, je vous écrirai. »

Le capitaine Aylmer avait envoyé deux mille francs à sa fiancée. Will ne pensait qu’à cela dans le train qui le menait à Taunton. Belton était prêt à renoncer pour Clara à l’idée d’être jamais Belton de Belton, et le capitaine Aylmer lui envoyait deux mille francs !

CHAPITRE X


Les jours qui suivirent la mort de son père, Clara demeura seule à Belton dans un isolement absolu. Mistress Askerton vint la voir après son malheur, mais elle ne renouvela pas sa visite, lui expliquant par lettre qu’elle s’imposait ce sacrifice pour ne pas être une cause de rupture entre son amie et le capitaine Aylmer.

Le premier mouvement de Clara, en lisant cette lettre, avait été de courir au cottage, mais elle réfléchit que cette démarche mettrait fin à son engagement, et si elle n’était pas assurée que son mariage lui offrît de grandes chances de bonheur, elle n’en était pas arrivée à désirer de recouvrer sa liberté. Aimait-elle donc Frédéric Aylmer ? Elle croyait encore pouvoir répondre affirmativement à cette question.

Un matin le facteur lui apporta une lettre et une nouvelle. La lettre était de M. Green et contenait un chèque de deux mille francs, qui fut retourné sur-le-champ, sans hésitation ; la nouvelle était l’arrivée de Belton.

« Je savais bien qu’il viendrait ! » Telle fut la première pensée de Clara. Quant au capitaine Aylmer, elle était également sûre qu’il ne viendrait pas. Il lui avait envoyé deux mille francs. Les deux hommes avaient agi exactement comme on devait s’y attendre. Clara ne se demanda pas à elle-même comment elle en était venue à aimer le moins digne, mais elle savait bien que tel avait été son sort.

Tout à coup elle se leva de sa chaise comme se rappelant un devoir à accomplir, et alla donner des ordres pour le déjeuner de M. Belton. Depuis la mort du squire, il n’y avait pas eu de repas réguliers dans la maison. Qui n’a souffert de cette oisiveté terrible du lendemain d’un malheur ? Nos soins ne sont plus nécessaires à l’être sur lequel pendant si longtemps se sont concentrées toutes nos pensées ; il nous semble que nous n’aurons jamais plus aucun motif d’agir. L’arrivée de Will forçait Clara à sortir de sa douloureuse apathie. Elle le reçut dans le vestibule, et le conduisit dans la chambre qu’elle lui avait fait préparer. Il passa près d’elle plusieurs heures avant de songer à la quitter. Il lui expliqua que son projet était de demeurer une huitaine de jours dans le pays, mais de ne pas habiter le château.

« Cela ne conviendrait pas au capitaine Aylmer, dit-il franchement, et je crois que vous êtes obligée d’y faire attention.

— Je ne vois pas quel droit aurait le capitaine Aylmer de désapprouver votre séjour ici, » dit Clara. Néanmoins elle n’insista pas, et Will s’installa à l’auberge de Redicote, non sans essayer de persuader à sa cousine que cet arrangement était fort commode pour lui.

Le jour des funérailles, après la cérémonie, Will revint au château avec sa cousine. M. Amadroz n’avait pas fait de testament. À sa mort, il n’avait plus rien à laisser. Hors le vieux mobilier du château, Clara ne possédait rien au monde. Dans l’après-midi, elle apporta une lettre à son cousin, le priant de la lire et de lui donner son avis. C’était une invitation de lady Aylmer. La lettre contenait peu d’expressions de sympathie, mais faisait clairement sentir à Clara la nécessité d’accepter l’offre qui lui était faite : « Vous ne pouvez manquer de comprendre, chère miss Amadroz, disait-elle, que dans la triste et particulière position où vous vous trouvez, mon toit est le seul qui puisse vous fournir un abri.

— Et pourquoi pas l’hôpital ? dit tout haut Clara quand elle vit que son cousin en était arrivé à cette partie de la lettre. Il ne répondit rien et la lui rendit en silence.

— Dites-moi ce que je dois faire ? demanda Clara.

— Si vous devez épouser le capitaine Aylmer, vous ferez mieux d’accepter.

— Mais je ne veux pas me soumettre à la tyrannie de sa mère.

— Que le mariage ait lieu immédiatement, et vous n’aurez à vous soumettre qu’à la sienne. Je pense que vous y êtes résignée.

— Je ne sais ; je n’aime pas la tyrannie. »

Il resta un moment à la regarder, puis il s’écria :

« Je ne vous tyranniserais pas, Clara.

— Oh ! Will, Will, ne parlez pas ainsi ! Si vous aviez une vraie sœur dans ma position, vous ne lui diriez rien qui pût aggraver ses difficultés.

— Comment puis-je connaître la nature de vos sentiments pour cet homme ? Il me semble que par moments vous le haïssez, vous le craignez et vous le méprisez.

— Le haïr ! non, je ne le hais pas.

— Allez lui demander ce que vous devez faire, alors ; ne me le demandez pas. »

Et il sortit en tirant vivement la porte. Mais à moitié de l’escalier il se souvint de la cérémonie à laquelle il venait d’assister, et que sa cousine était seule au monde.

Il retourna près d’elle.

« Je vous demande pardon, Clara, dit-il, je suis violent. Mais il faut que je sois une brute pour vous faire souffrir de ma violence un jour comme aujourd’hui. À votre place, j’accepterais l’invitation de lady Aylmer en la remerciant simplement, et j’irais reconnaître le terrain. Tel est l’avis que je donnerais à ma propre sœur.

— Et je le suivrai, ne fût-ce que parce qu’il me vient de vous.

— Quant à un asile, dites à lady Aylmer que vous en avez un à Belton. Cette maison vous appartient. »

Avant qu’elle eût pu répondre, il avait quitté la chambre et elle l’entendit traverser le vestibule d’un pas précipité et gagner la porte extérieure.

Will prit, à travers le parc, le chemin du cottage. Il s’était trouvé fréquemment en rapport depuis peu avec le colonel Askerton, et une espèce d’intimité avait fini par s’établir entre eux. En ce moment, Will éprouvait le besoin de causer un peu avant de rentrer dans la solitude, de sa chambre d’auberge. Le colonel était sorti ; mais mistress Askerton vint au-devant de lui et le fit entrer.

« J’ai à vous parler un instant, monsieur Belton, dit-elle en lui tendant la main. » Elle lui demanda des nouvelles de Clara, et Will lui apprit l’invitation de lady Aylmer.

« Je n’ai pas besoin de vous dire, monsieur Belton, que votre cousine serait la bienvenue chez nous ; mais je n’oserais pas lui proposer d’y venir, dit mistress Askerton, sans lever les yeux. Je sais très-bien que vous êtes au courant de mon histoire. Si Clara était votre sœur, la laisseriez-vous venir ici ?

— Il est inutile d’y songer, puisqu’elle va aller à Aylmer-Park.

— Je vais vous dire une chose, continua mistress Askerton après un moment de silence. Clara n’aime pas le capitaine Aylmer, et elle devrait être amenée à lire dans son propre cœur avant qu’il ne soit trop tard. Voudriez-vous que votre cousine épousât un homme qu’elle n’aime pas, parce qu’à un moment elle a cru l’aimer ? Telle est la vérité, monsieur Belton ; si elle va à Aylmer-Park, elle l’épousera et sera pour toujours une femme malheureuse. Si vous la laissiez venir ici pour quelques jours, je crois que cela remédierait à tout. Elle viendrait immédiatement, si vous le lui conseilliez. »

Will s’en alla sans répondre ; mais, en regagnant Redicote sous une froide pluie de février, il médita profondément le projet de mistress Askerton. Il comprenait très-bien qu’une visite de Clara au cottage offenserait mortellement les Aylmer. L’engagement une fois rompu, il pouvait avoir de nouveau quelque espérance. Tout le lendemain il demeura dans sa triste chambre d’auberge, fumant en réfléchissant et essayant de concilier ses désirs et son honnêteté. Le second jour, il reprit le chemin du château, résolu à suivre l’avis de mistress Askerton.

« Si elle aime cet homme, se dit-il, elle ira à Aylmer-Park malgré mon conseil ; si elle ne l’aime pas, je l’aurai sauvée. »

« Comme c’est mal à vous de n’être pas venu hier ! dit Clara, dès qu’elle le revit.

— Il pleuvait beaucoup, répondit-il.

— Les hommes comme vous ne songent guère à la pluie quand ils ont à sortir pour leurs affaires ou leur plaisir.

— Ne soyez pas si sévère. Le fait est que j’avais un sujet de chagrin.

— Quel chagrin avez-vous, Will ? Je croyais que tout le chagrin était pour moi. Vous m’avez toujours paru la personnification du bonheur.

— Je n’en juge point ainsi, voilà tout… Avez-vous répondu à lady Aylmer, Clara ?

— J’ai écrit ; mais je n’ai pas voulu envoyer la lettre avant de vous la montrer. Vous êtes mon confesseur et mon conseiller. La voici ; lisez-la. Je pense que rien ne peut être plus poli et moins humble. »

Il prit la lettre et la lut. Clara acceptait simplement l’invitation de lady Aylmer, et la priait de fixer une date pour son arrivée. Il n’était pas fait mention du capitaine Aylmer.

« Vous pensez que c’est pour le mieux ainsi ? » demanda Will.

Sa voix, altérée, n’avait plus sa fermeté habituelle.

« Je croyais que c’était votre avis, dit-elle.

— Oui ; c’est-à-dire… je ne sais pas trop. Vous ne pouvez pas partir avant huit jours, je suppose ?

— Non.

— Et que ferez-vous d’ici là ?

— Ce que je ferai ?

— Oui. Où comptez-vous habiter ?

— Je pensais, Will, que peut-être vous me laisseriez demeurer ici.

— Vous laisser demeurer ici ! Oh ciel !… Écoutez, Clara : devant Dieu, je désire faire pour vous ce qui vous sera le meilleur, sans aucune pensée personnelle… si je peux.

— Je n’en ai jamais douté. Je n’en douterai jamais, Will. Après Dieu, je mets ma confiance en vous. »

Il se promenait de long en large dans la chambre, et elle, assise près de la table, le regardait.

« Je voudrais savoir ce qui vous chagrine, » dit-elle.

Il ne répondit pas, mais continua sa promenade. Alors elle vint à lui, et, lui posant les deux mains sur le bras :

« Il vaut mieux que je m’en aille, Will, n’est-ce pas ? » dit-elle.

Il la regarda, immobile, pendant une seconde, et tout à coup, la prenant dans ses bras, il la serra contre sa poitrine et la couvrit de baisers. Sa force était si grande, et son action si soudaine, qu’il fut impossible à Clara de se dégager. Moins d’une seconde après, elle était libre ; et Will, en s’éloignant d’elle, vit que ses joues étaient pourpres et ses yeux pleins de larmes. Elle resta un moment tremblante, les mains jointes ; ses traits avaient une expression de mépris que Will ne leur connaissait pas. Puis, tout à coup, se jetant sur un divan, elle cacha sa figure dans les coussins, et se mit à sangloter. Il restait debout à la regarder, ne sachant que dire et que faire. Elle lui avait dit, il n’y avait qu’un instant, qu’après Dieu elle croyait en lui, et il venait de l’offenser mortellement !

Il avait détruit toute confiance, mais il ne pouvait pas la quitter sans un mot. « Clara ? » dit-il. Elle ne répondit pas. « Clara, ne me laisserez-vous pas vous demander de me pardonner ? »

Elle continuait à sangloter. Comment pouvait-elle pardonner une si grande offense ? Comment pouvait-elle ressentir un si grand amour ? À ce moment, pleurer lui était plus facile que parler.

« Peut-être ferais-je mieux de vous quitter, dit-il.

— Oh Will, dit-elle enfin, pourquoi m’avez-vous traitée ainsi ? Pourquoi ? » Il n’y avait plus de mépris dans sa voix, seulement une grande tristesse.

« Si vous voulez me pardonner, Clara, je ne vous offenserai jamais plus ainsi, dit-il.

— Vous m’avez offensée, que puis-je faire ? Je n’ai pas d’autre ami au monde.

— Je suis un misérable !

— Oh, Will ! je n’aurais jamais cru que vous pouviez être si cruel. »

Mais avant qu’il sortît, elle lui avait pardonné, et elle lui avait prêché un doux et grave sermon sur le danger de céder au premier mouvement.

Ses paroles parurent à Will les accents d’une voix divine, et quand, en rougissant, elle lui dit combien il serait coupable de ne pas réprimer sa passion, il pleura comme un enfant en l’écoutant. Elle avait été très-fâchée contre lui, mais je crois qu’elle l’aima mieux après le sermon, qu’elle ne l’avait jamais aimé de sa vie.

La lettre à lady Aylmer fut expédiée. Il ne fut plus question de la visite au cottage, et Will, en regagnant Redicote, se jura à lui-même qu’il n’aimerait jamais une autre femme que sa cousine, quand même elle épouserait le capitaine Aylmer.

C’était la veille de son départ de Belton. Clara avait fini ses paquets, mais elle errait par la maison, une bougie à la main, comme pour voir si elle n’avait rien oublié, mais en réalité pour dire adieu à chaque coin familier. Lorsque enfin elle descendit retrouver son cousin et lui versa sa tasse de thé, elle lui déclara que son rôle était fini et qu’elle lui remettait la souveraineté.

« Monsieur Belton, dit-elle, voici la clef de la cave, que les hommes regardent comme le signe de la possession. Je ne vous conseille pas de beaucoup compter sur le contenu. »

Il prit la clef sans dire un mot, et la lança à travers la chambre sur un vieux divan.

« Si vous ne voulez pas la prendre, dit-elle, vous ferez mieux de la laisser attacher avec les autres.

— Je pense que vous saurez où la trouver quand vous en aurez besoin, répondit-il.

— Je n’en aurai jamais besoin.

— Alors, elle est aussi bien là qu’ailleurs.

— Je vous ai déjà dit, continua-t-il, après un moment de silence, que je ne regarde pas la propriété comme m’appartenant.

— À qui est-elle, alors ?

— À vous.

— Non, cher Will, vous savez très-bien qu’elle n’est pas à moi.

— Je veux qu’il en soit ainsi. Vous ferez donc bien de placer les clefs de manière à les retrouver. »

Après qu’il fut parti, elle prit la clef de la cave et la réunit à celles qu’elle voulait remettre à la vieille domestique chargée de garder la maison, mais elle réfléchit un instant, et reprenant la clef, elle la déposa sur le sofa, à la place où il l’avait jetée.

Le départ était fixé pour le lendemain matin. Will accompagnait sa cousine jusqu’à Londres, où le capitaine Aylmer devait la rencontrer et la conduire à Aylmer-Park.

Le vieux cabriolet n’avait pas été mis en réquisition pour la circonstance, Belton ayant commandé une voiture confortable et des chevaux de poste.

« Je trouve, dit Clara, qu’il est bien mal à moi de partir sans être conduite par Jerry et le cheval gris. »

Jerry était le vieux conducteur qui l’amenait au chemin de fer quand elle allait à Perivale.

« Mais Jerry et le cheval gris ne pourraient pas porter vos bagages.

— Peut-être que non ; mais tout de même je me sens coupable à son égard. Pauvre Jerry ! »

Trois ou quatre vieux serviteurs de la famille étaient sous le porche pour lui faire leurs adieux, et à chacun Clara donna une cordiale poignée de main.

Au dernier moment, le colonel et mistress Askerton parurent.

« Le colonel n’a pas voulu vous laisser partir sans vous dire adieu, dit mistress Askerton.

— Je suis bien aise de pouvoir lui serrer la main. »

Pendant que Clara et le colonel échangeaient quelques mots, mistress Askerton prit Will à part :

« Ne vous découragez pas, monsieur Belton, lui dit-elle ; si vous persévérez, elle sera à vous.

— J’ai peur que non, dit Will.

— Ne l’abandonnez jamais, suivez mon conseil, et vous m’en remercierez quelque jour. »

Will ne répondit pas, mais il résolut de persister ; du reste, il trouvait à part lui qu’il avait montré jusqu’alors une certaine dose de persévérance.

La voiture partit. Comme elle traversait le village, Will, en regardant sa cousine, vit qu’elle avait les yeux remplis de larmes, et il s’abstint de lui parler.

Les voyageurs rencontrèrent le capitaine Aylmer à la porte de l’hôtel de la station, où des chambres avaient été retenues. La rencontre n’offrit rien de désagréable pour notre ami Will. Son heureux rival ne put que tendre la main à sa fiancée, comme il l’aurait fait pour toute autre femme, et lui proposer de monter voir sa chambre. Il tendit ensuite la main à Will, qui fut obligé de lui donner la sienne, bien qu’il eût mieux aimé se la couper.

Restés seuls, les deux hommes essayèrent de causer de choses indifférentes ; mais, au bout d’un moment, Belton laissa percer tant d’irritation dans ses réponses, que le capitaine Aylmer cessa de parler et prit un journal. Will en prit un autre et ils restèrent ainsi jusqu’au retour de Clara.

Il est probable qu’Aylmer lut son journal, ce n’était pas une personne à se déconcerter facilement ; mais je suis sûr que Will Belton n’en lut pas un mot. Il était furieux contre son rival, et furieux contre lui-même de laisser paraître sa fureur. Il aurait désiré se montrer à son avantage devant Clara, en la présence de cet homme, et il voyait bien qu’il se rendait ridicule. Et il était là, regardant Aylmer par-dessus le journal et songeant combien il éprouverait de soulagement à lui donner une bonne raclée. Mais, malheureusement, ce serait trop facile, ajoutait-il à part lui.

Il en était là de ses réflexions, quand Clara rentra.

« Vous dînez ici, Will, n’est-ce pas ? dit-elle.

— Non, je ne pense pas.

— Vous me l’avez promis. »

Et, se tournant vers le capitaine Aylmer :

« Vous comptez sur mon cousin pour dîner, n’est-ce pas ?

— J’ai commandé le dîner pour trois. »

Pendant le dîner, le capitaine Aylmer chercha à être aimable, et Clara essaya de causer comme si la situation était des plus simples. Will aussi fit un effort pour répondre poliment à son rival, mais l’effort était visible.

« Dois-je m’en aller un moment ? demanda Clara après le dîner.

— Oh non ! dit le capitaine ; nous allons prendre une tasse de café, si cela convient à M. Belton.

— Cela m’est égal, dit Will. »

Personne n’ajouta mot.

Enfin on apporta le café, et le mouvement des tasses fit une légère diversion.

« Si l’un de vous veut fumer, dit Clara, cela ne me gênera en rien. »

Mais aucun des deux ne voulut fumer.

« À quelle heure serons-nous demain à Aylmer-Park ? demanda Clara.

— À quatre heures et demie, répondit le capitaine.

— Si tôt que cela ! »

Que pouvait-elle dire ensuite ? Will n’avait pas touché son café et restait assis à table comme s’il était de son devoir de ne pas faire un mouvement. Clara se repentait presque de l’avoir retenu à dîner.

« Quel jour retournez-vous à Plainstow, Will ? dit-elle.

— Demain.

— Chargez-vous de toutes mes amitiés pour Mary. Je désire tant la connaître ! Je voudrais espérer que je la verrai bientôt.

— Vous ne la connaîtrez jamais, » dit Belton.

Et sa voix était si irritée qu’Aylmer se retourna sur sa chaise pour le regarder et que Clara n’osa pas lui répondre.

« Comment la connaîtriez-vous ? continua-t-il. Rien ne vous amènera jamais en Norfolk et rien ne l’en fera jamais sortir.

— Je ne vois pas pourquoi l’une ou l’autre de ces assertions serait vraie.

— Elles ne le sont pas moins. Si vous aviez dû venir en Norfolk, vous y seriez venue maintenant. »

Il ne le lui avait pas proposé, ayant décidé avec sa sœur que, dans la circonstance présente, ce n’était pas à propos, et maintenant il lui cherchait querelle parce qu’elle ne venait pas.

« Ma mère désire vivement que miss Amadroz lui fasse une visite à Aylmer-Park, dit le capitaine.

— Et comme elle va à Aylmer-Park, madame votre mère peut se calmer.

— Allons, Will, c’est la dernière soirée que nous passons ensemble, ne nous querellons pas.

— Je n’ai pas envie de me quereller avec vous, dit Will.

— Je ne suppose pas que M. Belton veuille se quereller avec moi, dit le capitaine en souriant.

— Je suis sûre que non, répondit Clara.

— Nous dirions en Yorkshire que M. Belton s’est levé ce matin du mauvais côté.

— Que diable cela vous fait-il, monsieur, que je me lève d’un côté ou d’un autre ? » s’écria Will en serrant les poings.

Il repoussa sa tasse de café, non sans en renverser la moitié sur la table, et heurta son verre qui se brisa.

« Will ! Will ! dit Clara en le regardant avec des yeux suppliants, c’est mal à vous de quereller le capitaine Aylmer parce qu’il est mon ami.

— Je vais m’en aller, c’est tout ce que je peux faire. Je ne désirais pas dîner ici. Capitaine Aylmer, voici ma cousine Clara. Je l’aime plus que tout le reste du monde. Je lui donnerais la dernière goutte de mon sang si elle le demandait. L’aimer ! je ne crois pas qu’il soit en vous de comprendre l’amour que je lui porte. Elle me dit qu’elle va être votre femme. Vous ne pouvez pas supposer que cela me soit agréable ni que je me sente bien disposé à vous aimer. J’avoue que je ne vous aime pas beaucoup. Maintenant, je vais vous débarrasser de ma présence. Mais, écoutez-moi bien : si jamais vous êtes méchant pour elle, que vous l’épousiez ou non… je vous casserai les os. Bonsoir. »

Et il sortit.

« Votre cousin paraît être un agréable jeune homme, dit Aylmer, quand ils furent seuls.

— Ne pouvez-vous le comprendre et lui pardonner, Frédéric ?

— Je lui pardonne facilement. Mais je n’aime pas les gens qui jurent, menacent et se conduisent de manière qu’on rougirait pour eux, si un domestique venait à les entendre. Pensez-vous qu’il se soit conduit aujourd’hui en gentleman ?

— Je sais qu’il est un gentleman, dit Clara.

— Je confesse que je n’ai d’autre raison de le supposer que votre affirmation.

— Et j’espère que cela suffit, Frédéric. »

Aylmer ne répondit rien. Après un moment de silence :

« Je trouve que M. Belton a manqué à toutes les convenances, en me parlant de vous comme il l’a fait. Je m’étonne, Clara, que vous ne le compreniez pas.

— Je trouve qu’il a eu tort. Mais je ne connais pas dans toute l’Angleterre une plus noble nature que celle de mon cousin Will.

— Peut-être il vous a été agréable d’entendre sa déclaration, dit le capitaine Aylmer.

— Si vous avez l’intention de m’insulter, Frédéric, je vais vous quitter.

— J’ai seulement l’intention de vous montrer que vous avez tort.

— C’est là une affaire d’appréciation, et comme je ne veux pas discuter avec vous, je ferai mieux de vous quitter. Du reste, je suis très-fatiguée. Bonne nuit, Frédéric. »

Il lui soumit ses projets pour le lendemain, et ils se séparèrent sans avoir fait aucune nouvelle allusion à Will Belton.

Le lendemain, à son réveil, Clara reçut une lettre de son cousin. C’était une lettre d’affaires, mais elle se terminait ainsi :


« Je sais que je me suis rendu ridicule hier au soir. Je crois que cela m’arrive souvent. À quoi bon vous demander pardon, puisqu’il n’est pas probable que je vous revoie jamais ? Adieu. Puisse Dieu vous bénir !

« Votre affectionné cousin,
« Will Belton. »


« Ce fut un malheureux jour pour moi que celui où je me décidai à venir au château de Belton, l’été dernier. »


Après avoir lu cette lettre, Clara s’assit sur une chaise et pleura. Mais il lui fallut bientôt essuyer ses yeux et descendre retrouver le capitaine Aylmer. Dès qu’elle fut entrée, Clara vit qu’il avait l’intention d’oublier ce qui s’était passé la veille. Il vint au-devant d’elle, et, passant un bras autour de sa taille, l’embrassa. Elle en ressentit une vive contrariété, croyant peut-être au fond du cœur qu’elle n’épouserait jamais l’homme qu’elle disait aimer, qu’elle avait réellement aimé jadis. Mais elle n’avait qu’à se soumettre. Et, pour dire la vérité, son fiancé ne lui donna pas beaucoup de semblables sujets de résignation.

CHAPITRE XI


Pendant le voyage, la bonne humeur du capitaine Aylmer ne se démentit pas un seul instant. Comme la voiture traversait le parc, « Tâchez de plaire à ma mère, Clara, » dit-il. Elle promit de faire de son mieux ; mais, à ce moment, elle était obligée de s’avouer que, malgré sa résolution, elle avait peur de lady Aylmer. Personne n’était là pour recevoir Clara à sa descente de voiture. Si son fils lui avait amené lady Emily, lady Aylmer se serait trouvée dans le vestibule ; si seulement Clara avait eu 500,000 francs de dot, sa future belle-mère l’aurait probablement reçue à la porte du salon. Mais comme elle n’apportait ni argent, ni titre, elle trouva lady Aylmer et sa fille faisant de la tapisserie. Elles ne se levèrent que lorsque Clara eut à moitié traversé le salon.

« Nous sommes enchantées de vous voir, miss Amadroz, dit lady Aylmer, en lui tendant deux doigts.

— Enchantées, dit Belinda avec un peu plus de cordialité. »

Frédéric embrassa sa mère et sa sœur, mais ne dit pas un mot pour leur présenter Clara comme sa fiancée.

« Voulez-vous que je vous montre votre chambre ? dit Belinda au bout de quelques minutes.

— Attendez un instant, ma chère, dit lady Aylmer ; Frédéric a été voir si sir Anthony n’était pas par hasard dans son cabinet. »

Sir Anthony se trouvait dans son cabinet et vint immédiatement.

« Voilà donc Clara Amadroz, dit-il. Ma chère enfant, vous êtes la bienvenue à Aylmer-Park. »

Cet accueil cordial amena une larme dans les yeux de Clara et lui fit presque aimer sir Anthony.

« À propos, sir Anthony, avez-vous vu Nuggins ? dit lady Aylmer ; il pense que Dervel veut acheter les bœufs. »

Cette diversion avait été habilement amenée pour arrêter l’effusion de sir Anthony. Cinq minutes après, Clara était seule dans sa chambre à réfléchir sur la réception qui lui était faite dans la famille de son fiancé. Elle ne put s’empêcher de se demander comment elle eût été accueillie à Plainstow.

À sept heures et demie, elle descendit seule pour dîner. Un domestique qu’elle rencontra la conduisit au salon. Ce n’était pas la pièce où elle avait été reçue en arrivant, et qui avait au moins cet aspect vivant que donne l’habitation constante. Autour d’elle, tous les meubles étaient à leur place ; on ne voyait ni un livre, ni un ouvrage. Tout était froid et solennel. Clara, qui était intelligente, comprit qu’on la traitait en étrangère.

Lady Aylmer fut la première à paraître.

« J’espère que ma femme de chambre a été vous trouver ? dit-elle. »

Avant l’arrivée de Clara, la mère et la fille s’étaient demandé si miss Amadroz amènerait sa femme de chambre, et pensant qu’elle le ferait, l’avaient blâmée par avance. Fred devra payer le voyage, » disaient-elles. Mais quand elles virent que Clara venait seule, elles jugèrent qu’une jeune personne voyageant ainsi n’était pas digne d’épouser le capitaine Aylmer.

« Je donnerai peu de peine à votre femme de chambre, lady Aylmer, dit Clara, je suis accoutumée à m’habiller moi-même. »

Cela n’était peut-être pas strictement vrai quant au passé ; mais Clara avait résolu qu’il en serait ainsi à l’avenir.

« Vous feriez mieux de laisser Richards[3] vous aider tant que vous serez ici, ma chère, dit lady Aylmer, avec un sourire qui blessa plus Clara que ses paroles ; nous aimons à voir les jeunes filles bien habillées. »

Les deux premiers jours se passèrent sans aucun événement remarquable. Personne, à la grande surprise de Clara, ne fit la moindre allusion au futur mariage. Sir Anthony était très-courtois pour elle, mais ne dit pas un mot prouvant qu’il la regardait comme devant être sa belle-fille. Lady Aylmer l’appelait miss Amadroz avec affectation, et Belinda évitait soigneusement de donner aucun nom à la nouvelle venue. Quant au capitaine Aylmer, il était évident qu’il souffrait plus que Clara elle-même, et Clara ne pouvait s’empêcher de le plaindre et de le mépriser en même temps. Elle avait cru jusqu’alors qu’il était un homme ayant une volonté et capable d’agir d’après sa conscience. Maintenant, elle le voyait entièrement soumis à sa mère, sans volonté propre. Quelle serait la fin de tout cela ?

Le troisième jour, les manières de lady Aylmer changèrent tout à coup ; elle se mit à combler Clara d’attentions au lunch, et si elle ne la nomma pas par son nom de baptême, elle l’appela ma chère. Clara vit à ce signe qu’il y avait de l’orage dans l’air. À trois heures, la voiture fut annoncée, et comme Belinda se trouvait occupée, lady Aylmer et miss Amadroz y montèrent seules. Dès que les chevaux furent partis, Lady Aylmer commença la tâche qu’elle s’était imposée. Elle fit entendre à Clara que son fils cédait au désir de mistresss Winterfield en se mariant, qu’il n’avait pas assez de fortune pour épouser une femme sans dot, mais que si Clara, acceptant l’offre de son cousin, devenait propriétaire de Belton, il n’existerait plus d’obstacle au mariage.

« Lady Aylmer, dit Clara résolument, aucune considération dans le monde ne me fera dépouiller mon cousin de ce qui est à lui.

— Je pense que vous comprendrez, ma chère, que dès lors il ne doit plus être question de mariage entre vous et mon fils… au moins pour plusieurs années.

— Je parlerai de cela avec le capitaine Aylmer.

— Très-bien, ma chère. Sans doute, il est le maître de ses actions. Mais il est mon fils, et je ne peux pas le voir sacrifié sans faire un effort pour le sauver. »

Lorsque, ce soir-là, Clara descendit pour dîner, elle s’aperçut qu’elle était redevenue miss Amadroz.

Plusieurs jours se passèrent sans amener aucun changement, et Clara, tout en sentant la nécessité de s’expliquer avec son fiancé, reculait de jour en jour. Enfin, le capitaine Aylmer annonçant l’intention de retourner à Londres, il fallait bien que quelque chose fût décidé avant son départ, et Clara lui demanda une demi-heure de conférence.

« Frédéric, dit-elle, votre mère m’a fait entendre qu’elle désapprouvait notre mariage. Elle dit que vous ne pouvez m’épouser, parce que vous n’auriez pas assez de fortune. S’il en est ainsi, je suis toute disposée à accepter cette raison comme suffisante pour rompre notre engagement.

— Cela n’est pas.

— Si notre engagement subsiste, il n’y a pas lieu de se hâter. Mais une époque doit être fixée pour notre mariage. »

Clara, en prononçant ces mots, sentit qu’elle rougissait, mais elle était résolue à parler.

« Immédiatement ? dit Aylmer en tressaillant.

— Oh ! non.

— Jusqu’à présent, je n’étais pas sûr de pouvoir revenir à Pâques, mais je ferai en sorte d’être libre à cette époque, et nous déciderons tout alors. »

Telle fut la conclusion de l’entrevue. Le lendemain matin Aylmer partit pour Londres.

Pâques, cette année-là, tombait au milieu d’avril, trois semaines après cette conversation. Clara comprit fort bien que ces trois semaines ne seraient pas un heureux temps pour elle. D’abord, lady Aylmer lui parla fort peu. Il semblait s’être fait entre elles un accord tacite par lequel les hostilités devaient être suspendues, pendant l’absence du capitaine Aylmer. Chaque jour on offrait à miss Amadroz de venir se promener en voiture, mais elle parvenait généralement à décliner l’invitation. Pendant ses heures de solitude, les circonstances donnèrent à Clara un nouvel ami. Le baronnet, dès que la voiture s’était éloignée, sortait de son appartement et venait causer un instant, ayant bien soin de rentrer prudemment avant le retour des promeneuses. Peut-être lady Aylmer fut-elle instruite de ces conférences, car ses manières devinrent de moins en moins courtoises, et Clara avoua à sir Anthony qu’il lui serait difficile d’attendre le retour du capitaine Aylmer. Ce fut trois jours avant ce retour que l’orage éclata à Aylmer-Park.

Jusqu’alors, à la grande surprise de Clara, pas un mot n’avait été prononcé au sujet de mistress Askerton. Lady Aylmer l’avait gardée en réserve comme dernière ressource. Pendant quelque temps, elle avait cru possible que Clara eût le domaine de Belton, et une belle-fille, ainsi dotée, était à ménager ; mais il avait fallu abandonner cette espérance, et puisque Frédéric comptait épouser la jeune fille malgré sa pauvreté, c’était le moment de porter le coup décisif.

Les trois femmes étaient réunies dans le salon et n’avaient pas prononcé une parole depuis une demi-heure, lorsque lady Aylmer dit tout à coup :

« Je crois, miss Amadroz, que mon fils vous a écrit concernant une certaine mistress Askerton. »

Clara quitta son ouvrage. La question était non-seulement désagréable en elle-même, mais le ton de lady Aylmer et son attitude la rendaient particulièrement blessante. Belinda tressaillit sans quitter des yeux sa tapisserie et se mit à travailler avec ardeur.

« Il m’a écrit, en effet, dit Clara, voyant qu’elle était obligée de répondre.

— Il devait le faire. Je crois être sûre que mistress Askerton n’est pas… tout ce qu’elle devrait être.

— Qui de nous est tout ce qu’il devrait être ?

— Miss Amadroz, je n’ai pas du tout envie de plaisanter sur ce sujet. N’est-il pas vrai que mistress Askerton… ?

— Je vous demande pardon, lady Aylmer, ce que je sais de mistress Askerton m’a été dit en confidence ; il m’est donc impossible d’en parler avec vous. »

Et Clara reprit son ouvrage. Mais lady Aylmer n’avait pas encore accompli sa tâche.

« Miss Amadroz, dit-elle, vous me permettrez de juger pour moi-même en cette affaire. Je me crois obligée de traiter ce sujet avec vous.

— Mais je n’ai rien à dire.

— Vous avez, je crois, admis la vérité de mes allégations concernant cette femme ! »

Clara commençait à s’irriter ; son sourcil s’était froncé, et une tache rouge se montrait sur chacune de ses joues. À ce moment, elle résolut de ne pas céder à lady Aylmer.

« Je ne crois pas avoir rien admis, lady Aylmer, ni vous avoir donné le droit de me questionner à ce sujet, dit-elle.

— Le droit de questionner une jeune personne qui me dit qu’elle doit être ma belle-fille !

— Je ne vous l’ai jamais dit.

— Alors, miss Amadroz, sur quel pied nous faites-vous l’honneur de résider à Aylmer-Park ?

— En effet, j’ai eu grand tort de venir dans une maison où l’on me fait subir un pareil interrogatoire.

— Miss Amadroz, je dois continuer, malgré votre répugnance à me répondre. Êtes-vous disposée à cesser toute relation avec une personne si compromettante ?

— Je ne cesserai pas d’avoir avec cette personne les plus affectueuses relations.

— Belinda, l’entendez-vous ?

— Oui, maman. »

Et Belinda secoua la tête et se pencha encore plus bas sur son ouvrage.

« Telle est votre résolution ?

— Oui, lady Aylmer, telle est ma résolution.

— Et vous trouvez cette conduite convenable pour une jeune fille ?

— Oui.

— Laissez-moi vous dire, miss Amadroz, que je suis d’un avis tout différent.

— Je n’y vois pas de remède, lady Aylmer ; je pense que nous différons sur bien des points.

— Je n’ai pas besoin de vous dire combien peu je le regretterais, sans l’empire que vous avez pris sur mon malheureux fils ; mais, certainement, quand il connaîtra votre conduite par rapport à cette femme, il rompra le lien qui le retient.

— Le lien est rompu dès maintenant, dit Clara en se levant. Je ferai savoir au capitaine Aylmer que notre engagement cessera s’il ne me promet que je ne serai plus soumise à l’inqualifiable insolence de sa mère. »

Elle sortit sans prendre garde au dernier trait lancé par son ennemie.

Quand Clara se trouva seule dans sa chambre, elle éprouva un sentiment de triomphe et de délivrance. Elle était résolue à ne plus s’asseoir à la même table que lady Aylmer. Mais qu’allait-elle devenir ? Elle ne pouvait pas quitter Aylmer-Park sans savoir où elle irait. Quelle serait l’opinion de son cousin Will ? Il était maintenant son seul ami. Lui écrirait-elle ? Non ; si elle lui disait sa rupture avec les Aylmer, Will en tirerait de fausses conséquences. Clara se décida pour une lettre à mistress Askerton qui serait mise ou non à la poste le lendemain, suivant ce qu’elle-même aurait résolu alors. Dans cette lettre elle annonçait son intention de quitter Aylmer-Park le lendemain de l’arrivée du capitaine Aylmer et demandait l’hospitalité au cottage. On devait lui répondre à l’hôtel du Chemin de fer du Nord, à Londres.

La femme de chambre vint avant le dîner offrir ses services. Mais Clara refusa de s’habiller, fit dire qu’elle resterait dans sa chambre et pria qu’on lui envoyât du thé. Elle ne condescendit pas même à prétexter un mal de tête. Immédiatement avant le dîner, Belinda vint conseiller à miss Amadroz de descendre.

« Maman pense qu’il vaut mieux vous montrer… à cause des domestiques.

— Mais, miss Aylmer, je ne me soucie nullement des domestiques.

— Maman dit que ce serait l’avis de mon frère.

— Après la conduite de votre mère, je ne vois pas qu’elle dût m’objecter les désirs de votre frère, quand même elle les connaîtrait ; ce qui, je pense, n’est pas. Veuillez dire à lady Aylmer que, si elle le permet, je resterai ici jusqu’au lendemain de l’arrivée du capitaine Aylmer. Après, je partirai.

— Pour où, miss Amadroz ?

— J’ai écrit à une amie, lui demandant de me recevoir. »

Miss Aylmer s’arrêta un moment avant de faire la question suivante. Il était évident qu’elle était obligée de rassembler tout son courage pour continuer.

— Quelle amie, miss Amadroz ? Maman serait bien aise de le savoir.

— C’est là une question que lady Aylmer n’a pas le droit de poser.

— Oh ! très-bien ; si vous ne voulez pas le dire, je n’ai rien à ajouter.

— Je ne veux pas le dire, miss Aylmer. »

Clara passa dans sa chambre toute la journée du lendemain. La lettre à mistress Askerton fut envoyée et le capitaine Aylmer arriva au moment désigné. Une heure après son arrivée, Belinda fut dépêchée pour demander à miss Amadroz si elle voulait le recevoir. Miss Amadroz y consentit, à condition qu’elle ne rencontrerait pas lady Aylmer.

« Elle n’a pas cela à craindre, à moins qu’elle ne m’adresse des excuses, » dit celle-ci.

Le capitaine Aylmer et miss Amadroz se rencontrèrent dans le petit salon d’en haut.

Le capitaine tenta faiblement d’excuser sa mère et d’amener un rapprochement.

Clara se défendit et annonça sa résolution de quitter Aylmer-Park.

« Où irez-vous ?

— Chez mistress Askerton.

— Oh ! Clara !

— Je lui ai écrit pour lui demander de me recevoir pendant quelque temps. Je n’ai pas le choix.

— Si vous allez là, Clara, ce sera la fin de tout.

— Et ce doit être la fin de tout, comme vous dites, capitaine Aylmer, répondit-elle en souriant. Ce ne serait pas pour votre bonheur que vous feriez entrer dans votre famille une femme dont votre mère a si mauvaise opinion. »

Malgré les instances du capitaine Aylmer, Clara fut inébranlable, et, le lendemain matin, la voiture du château la conduisit seule à la station. Frédéric avait proposé de l’accompagner, mais elle avait refusé. Sir Anthony vint lui dire adieu et lui exprimer son regret.

« Il n’y a pas de remède, dit Clara. Adieu, sir Anthony.

— Je suis si bouleversé de tout cela, dit Aylmer en la mettant en voiture, que je ne sais que dire ; mais je vous écrirai, et probablement j’irai vous rejoindre.

— Ne venez pas, capitaine Aylmer, ce serait inutile. »

Et, en traversant le parc, elle prit congé pour toujours d’Aylmer-Park et de ses habitants.

Le lendemain, le vieux cabriolet de Redicote déposait Clara à la porte du cottage ; elle y fut cordialement reçue par le colonel Askerton, et, en une minute, se trouva dans les bras de son amie.

« Chère Clara ! je suis si heureuse de vous avoir !

— Que vous êtes bonne !

— Non, chérie, c’est vous qui êtes bonne d’être venue, mais nous ne nous disputerons pas à ce sujet. Montons, il y a du feu dans votre chambre, c’est moi qui vous aiderai à vous habiller pour que nous puissions causer. »

Clara monta et s’assit près du feu, tandis que son amie s’agenouillait près d’elle. Le cottage lui semblait bien plus agréable qu’Aylmer-Park, où elle n’avait jamais entendu un mot affectueux.

« Ainsi, vous vous êtes querellée avec lady Aylmer, dit mistress Askerton. Je le prévoyais, et j’en suis bien contente !

— Quel mauvais sentiment !

— À quoi serviraient les bons sentiments si on n’avait que de ceux-là ? Lady Aylmer sait-elle que vous êtes ici ?

— Je le pense. Je ne lui en ai rien dit, mais j’en ai informé le capitaine Aylmer.

— Vous avez bien fait. Avez-vous écrit à votre cousin ?

— Pas encore.

— Ne m’en veuillez pas si je vous dis que je lui ai écrit.

— J’en suis fâchée.

— Êtes-vous honteuse qu’il sache que vous êtes ici ?

— Non, je ne suis pas honteuse, mais j’aurais mieux aimé qu’il ne l’apprît qu’un peu plus tard. »

Le lendemain, Clara et mistress Askerton allèrent au château. Clara parcourut toutes les chambres et s’assit à sa place accoutumée ; puis elles allèrent voir la vache Bessy qui occupait un petit parc à elle seule.

« Chère Bessy ! dit Clara, comme elle me reconnaît ! »

Bessy reconnaissait tous ceux qui lui apportaient à manger.

« Pauvre Bessy, que va-t-elle devenir ?

— Elle va demeurer ici jusqu’à ce qu’elle meure de sa belle mort, et alors deux affligés la conduiront à sa dernière demeure en parlant des jours d’autrefois. Avec le temps, Bessy deviendra une espèce de divinité du passé, dont le nom ne sera jamais prononcé qu’avec attendrissement. Je n’ai pas de peine à prophétiser sa destinée et ses honneurs posthumes. »

De retour au cottage, on remit à Clara une lettre portant le timbre de Downham ; mais elle vit au premier coup d’œil qu’elle n’était pas de Will. Will avait une écriture ferme et hardie, et le commencement de ses épîtres était un modèle de calligraphie ; comme il se hâtait toujours vers la fin, l’écriture s’en ressentait.

Mais l’adresse de cette lettre était d’une main féminine et élégante, celle de Mary Belton, avec laquelle Clara n’avait eu jusqu’ici aucune correspondance. Mary invitait sa cousine à venir à Plainstow, insinuant que Will était obligé de s’absenter pendant six semaines et ne troublerait pas leur solitude.

Clara, lorsqu’elle fut seule dans sa chambre, répondit à miss Belton, mais elle n’accepta pas son invitation. Elle assura sa cousine qu’elle avait le plus grand désir de la connaître, et espérait la voir bientôt soit à Plainstow, soit à Belton ; mais pour le moment, elle avait promis de passer quelque temps auprès de son amie mistress Askerton.

« Votre cousine vous fait entendre avec sagesse et douceur qu’il n’est pas bon pour vous de demeurer avec moi, dit celle-ci quand la lettre lui fut montrée. Vous devriez vous laisser guider par elle. »

Mais Clara protesta, et il fut décidé qu’elle resterait au cottage.

Miss Amadroz eut quelques jours après une autre réponse à faire. Le capitaine Aylmer, à la profonde indignation de sa mère, avait annoncé, l’intention d’aller trouver miss Amadroz à Belton. Il partit d’abord pour Londres, et écrivit de là à Clara, la priant de le recevoir au château à un jour indiqué, ne doutant pas qu’une explication entre eux ne dût dissiper tout malentendu. Il demandait que la réponse à sa lettre lui fût adressée à Perivale.

« Et vous le verrez ? demanda mistress Askerton.

— Certainement. Comment puis-je faire autrement ?

— Écrivez-lui que cela ne servira de rien.

— Il vaut mieux qu’il vienne.

— Si vous vous laissez persuader par lui, vous serez toute votre vie une femme malheureuse.

— Il vaut mieux qu’il vienne répéta Clara : et elle écrivit au capitaine Aylmer, lui disant qu’elle le recevrait à Belton, au jour et à l’heure désignés.

CHAPITRE XII


Au jour fixé pour la visite du capitaine Aylmer, Clara gagna Belton en traversant le parc. Le mois d’avril touchait à sa fin, et la température était douce. Que d’événements s’étaient accomplis depuis le dernier printemps ! Tout en marchant, Clara repassait dans son esprit la catastrophe qui avait terminé la vie de son frère ; la mort de sa tante si tôt suivie de celle de son père, les deux offres de mariage qui lui avaient été faites, et l’erreur qu’elle avait commise dans son choix. Elle était maintenant résolue à rompre pour jamais avec le capitaine Aylmer. Mais sa conduite ne lui semblait pas aussi bien tracée à l’égard de son cousin. Elle se révoltait à la pensée qu’elle dût accepter la main de Will, parce qu’elle se séparait de son rival.

Clara eut une heure pour méditer avant l’arrivée du capitaine, et jamais heure ne lui parut plus longue. Il n’y avait pas d’occupation pour elle dans la maison abandonnée, et mistress Bunce, la vieille gardienne, ne pouvait pas comprendre pourquoi son ancienne maîtresse restait ainsi dans ces chambres désertes. Clara la prévint qu’elle attendait quelqu’un.

« Ce n’est pas M. Will ? dit la vieille femme.

— Non, il se nomme le capitaine Aylmer.

— Ah ! vraiment ? » Et mistress Bunce prit un air intrigué. « Pourquoi ce monsieur n’allait-il pas voir miss Amadroz au cottage ? »

À la fin, la personne attendue arriva, et mistress Bunce l’introduisit avec solennité.

« J’espère que vous n’êtes pas surprise de me voir ? dit le capitaine Aylmer en prenant la main de Clara.

— Un peu, dit-elle en souriant.

— Mais vous n’en êtes pas contrariée ?

— Non.

— Aussitôt que vous avez eu quitté Aylmer-Park, j’ai senti que je devais venir vous trouver, comme je l’ai dit à ma mère.

— J’espère que vous n’êtes pas venu malgré son désir ? » dit Clara. Et elle ne put réprimer un léger accent railleur.

« À cet égard, je me suis vu forcé d’agir d’après mon propre jugement, dit-il sans prendre garde à son sarcasme.

— Alors, je suppose que lady Aylmer est fâchée que vous soyez ici. Je le regrette d’autant plus que c’est une démarche inutile.

— J’espère que non. J’ai entrepris le voyage du Yorkshire ici, dans l’intention de rétablir la paix entre vous et ma mère. Pourquoi me recevez-vous comme si vous étiez résolue à ne jamais oublier votre malheureuse querelle ?

— Capitaine Aylmer, je trouve que votre mère m’a indignement traitée : personne ne m’ôtera cette conviction. Je suis fâchée d’avoir été amenée à vous dire cela. Votre mère et moi, capitaine Aylmer, nous sommes si opposées l’une à l’autre de sentiments et d’opinions, qu’il est impossible que nous soyons amies, impossible que nous ne soyons pas ennemies, si nous sommes mises en contact. »

Elle prononça ces paroles avec une grande énergie, le regardant fixement en parlant. Il était assis près d’elle sur une chaise, se penchait vers elle, tenant son chapeau des deux mains entre ses genoux. En écoutant les dernières paroles prononcées par Clara, il rapprocha sa chaise, se débarrassa de son chapeau qu’il plaça sur le tapis, et resta les yeux fixés sur elle comme s’il eût été fasciné.

« Je suis fâché de vous entendre parler ainsi, dit-il.

— Il vaut mieux dire la vérité.

— Mais, Clara, si vous avez l’intention d’être ma femme ?…

— Oh ! non, c’est impossible maintenant, et je suis persuadée que vous ne le désirez pas.

— Je le désire. Vous me faites injure.

— Cela ne peut être.

— Je n’accepte pas votre réponse, » dit-il en se levant et se mettant à parcourir la chambre. Au bout d’une minute il se rassit et répéta ses paroles : « Je n’accepte pas votre réponse. Un engagement tel que le nôtre ne peut pas être mis de côté comme un vieux gant. » Il y avait maintenant de la passion dans son accent et dans son geste, et Clara, bien qu’elle n’eût pas la pensée de changer sa résolution, commença à souffrir en le voyant malheureux.

« Je suis venu du Yorkshire pour faire cesser tout malentendu entre nous, dit-il encore.

— C’est bien bon à vous d’être venu, et je ne puis dire que je regrette que vous ayez pris cette peine. Il vaut mieux nous être rencontrés encore une fois. Il n’y avait pas moyen de s’expliquer durant ces terribles jours à Aylmer-Park. » Elle s’arrêta : mais comme il ne parla pas, elle continua : « Je ne vous blâme pas pour ce qui est arrivé, mais je suis sûre que vous et moi ne pourrions être heureux comme mari et femme.

— Je ne sais pas pourquoi vous dites cela.

— Vous désapprouvez toutes mes actions et même ma conduite actuelle.

— Qu’est-ce que je désapprouve ?

— Mon séjour près de mon amie mistress Askerton. »

Frédéric se trouva durement traité. Dans son désir de reconquérir Clara, il était décidé à oublier les offenses passées et à ignorer l’iniquité actuelle ; mais elle, la coupable, semblait se glorifier de sa faute.

« Je n’avais pas l’intention de parler de votre amie, dit-il.

— Je ne mentionne son nom que pour montrer combien il est impossible que nous pensions de même sur certains sujets à l’égard desquels un mari et une femme doivent être d’accord.

— Vous voulez donc vous brouiller avec moi ?

— Je désire qu’il soit bien entendu que notre engagement est rompu. Après ce qui s’est passé, comment pourrais-je entrer dans la maison de votre mère ?

— J’aurais désiré vous voir en bons termes avec ma mère, dit-il ; mais si vous trouvez que cela est impossible…

— Pensez-vous que je voudrais vous séparer de votre mère !

— Clara, vous m’êtes plus chère que ma mère ; cent fois plus chère ! »

En disant ces mots, il s’agenouilla devant elle.

« Vous êtes tout pour moi ; dites que vous ne me repoussez pas. »

Il était suppliant, et les supplications sont bien puissantes sur le cœur des femmes. Les hommes réussissent souvent par l’ardeur de leurs prières.

« Clara, dites que vous serez ma femme. »

En lui parlant ainsi, il essaya de lui prendre la main, et le son de sa voix indiquait une passion sincère.

Le capitaine Aylmer ne s’était jamais agenouillé devant Clara Amadroz.

Autrefois, il était de mode que les amants se missent ainsi à genoux, parce qu’ils attachaient plus de prix qu’on ne le fait maintenant à ce qu’ils demandaient, ou parce qu’ils prétendaient y attacher plus de prix.

De nos jours on est plus sage. Auguste insinue à Caroline qu’ils devraient faire la folie de s’épouser, et la chose est réglée sans qu’il soit nécessaire de recourir aux supplications. L’engagement du capitaine Aylmer s’était fait un peu de cette manière. La main de Clara avait été obtenue facilement, et en conséquence peu appréciée. J’ai peur qu’il n’en soit ainsi pour tout ce que nous prétendons estimer : nos chevaux, nos maisons, nos vins et surtout nos femmes. Quel homme a le cœur assez grand pour aimer avec un redoublement de passion la femme qui a reconnu d’abord en lui son idéal ? Le capitaine Aylmer, ayant facilement gagné ses éperons, n’avait pas pris la peine de les attacher, et s’apercevait, à sa grande surprise, qu’il était sur le point de les perdre. Après avoir désiré affranchir ses pieds de leurs entraves, il reconnaissait trop tard leur utilité pour le voyage de la vie.

« Clara, répéta-t-il agenouillé près d’elle, vous m’êtes plus chère que ma mère, cent fois plus chère. »

Tout cela était nouveau pour elle. Un tel argument employé à Aylmer-Park l’aurait conquise. Maintenant, il était trop tard. Sa résolution était prise. Elle n’en trouvait pas moins pénible d’avoir à refuser la prière qui lui était faite avec tant d’ardeur. Frédéric avait essayé de lui prendre la main, et elle ne pouvait se dégager entièrement sans se lever. Elle s’arrêta un instant indécise. Un moment, en regardant les yeux de Clara, Aylmer se crut victorieux. Peut-être laissa-t-il paraître une expression de triomphe dans sa physionomie. Elle vit le danger.

« Non, dit-elle en se levant, non.

— Que signifie ce « non », Clara ? (Il s’était aussi levé et restait appuyé à la table.) Veut-il dire que vous serez parjure ?

— Il signifie, capitaine Aylmer, que je ne serai jamais votre femme. Vous me connaissez assez pour savoir que j’ai beaucoup réfléchi avant de prendre une semblable résolution. Soyez assuré qu’elle est irrévocable. »

Il resta un moment silencieux, puis se tournant brusquement vers elle :

« Dites-moi, Clara, m’aimez-vous ? M’avez-vous jamais aimé ? »

Elle ne répondit pas.

« Vous ne m’avez jamais aimé, bien que vous me l’ayez dit. Est-ce vrai ? Et, maintenant, je suppose que vous allez épouser votre cousin. Il vous conviendra de changer et de dire que vous l’aimez. »

Enfin, elle parla :

« Je n’aurais jamais cru que vous m’auriez traitée ainsi, capitaine Aylmer. Je ne pensais pas que vous m’auriez insultée.

— Je ne vous ai pas insultée.

— Votre conduite rend ma tâche plus facile que je ne l’espérais. Vous m’avez demandé si je vous ai jamais aimé ? Je l’ai cru, et le croyant, je vous l’ai dit franchement. Lorsque je me suis aperçue de mon erreur, j’ai résolu à tort, je le reconnais maintenant, d’être fidèle à mon engagement et d’essayer de vous aimer comme une femme doit aimer son mari. Mais aucune jeune fille ne peut être liée par une promesse faite à un homme qui la laisse traiter par sa mère, dans sa propre maison, comme j’ai été traitée à Aylmer-Park. J’ai répondu à votre question sur mon amour pour vous. Quant à l’autre question que vous avez jugé à propos de m’adresser, concernant mon cousin, je me refuse à y faire aucune réponse. »

Ayant ainsi parlé, Clara sortit en fermant la porte derrière elle, laissant le capitaine Aylmer immobile à la même place.

Il y resta quelques instants, espérant peut-être que Clara reviendrait, mais elle ne revint pas, et il comprit qu’il lui faudrait pourvoir seul à sa retraite. Il quitta la chambre et descendit l’escalier, agacé par le craquement de ses bottes sur les marches. Il essaya bien de marcher avec dignité en traversant le vestibule, mais il se sentait ridicule. Malgré toutes ses précautions, la porte d’entrée, dont la serrure ne lui était pas familière, ne voulut pas se fermer sans bruit et Clara, dans sa chambre, l’entendit.

« La voiture ! certainement je demande la voiture, ne m’avez-vous pas entendu ? » dit-il à l’infortuné postillon qui l’avait amené.

Il était venu avec deux chevaux, et maintenant il regrettait de ne s’être pas contenté d’un seul. Enfin, la voiture partit, et le capitaine Aylmer se jura à lui-même qu’on ne le verrait plus à Belton.

Quand Clara fut bien assurée de son départ, elle descendit, donna quelques ordres à mistress Bunce d’un air indifférent et regagna le cottage.

« Eh bien ? dit mistress Askerton, dès que Clara fut dans le salon.

— Eh bien ? répondit Clara.

— Dites-moi vite ce que vous avez à me dire.

— Je n’ai rien à vous dire. »

Le lendemain, mistress Askerton revint à la charge et fit avouer à Clara qu’elle avait recouvré sa liberté.

« N’avez-vous pas de lettre à écrire ? lui dit-elle.

— Aucune pour le moment. Le capitaine Aylmer écrira sans doute à sa mère, et tous ceux qui ont intérêt à cette affaire auront été informés. »

Clara Amadroz fut fidèle à sa résolution. Mais mistress Askerton fut moins discrète : elle écrivit. Non pas ce jour-là ni le suivant, mais avant la fin de la semaine. Elle n’en dit pas un mot à Clara. Par le retour du courrier arriva la réponse adressée à Clara, et non pas à mistress Askerton. Elle était ainsi conçue :


« Plainstow-Hall, avril 186…
« Chère Clara,

« Je ne sais si je devrais vous dire que mistress Askerton a écrit à Mary une affectueuse lettre dont je lui suis bien reconnaissant. Elle nous annonce que vous avez entièrement rompu avec les Aylmer. Vous ne me croiriez pas si je vous disais que j’en suis très-fâché. Je n’ai jamais pu, malgré tous mes efforts, parvenir à aimer le capitaine Aylmer. (Oh ! monsieur Belton, monsieur Belton !) Mais comme tout est fini entre vous, je ne vous parlerai plus des Aylmer.

« Mary compte vous écrire demain pour vous faire une proposition ; mais elle me permet de vous en dire un mot aujourd’hui : elle pense, et je pense aussi, que vous devriez vous connaître, et, si vous le permettez, elle ira vous voir à Belton. Comme je suppose qu’en ce moment vous ne consentiriez jamais à venir ici, il vaut mieux qu’elle aille vous trouver. Les difficultés concernant la propriété de Belton seront résolues plus facilement quand vous serez ensemble. Je crois que vous aimerez ma sœur Mary. Elle compte partir vers le 10 mai. Je la conduirai jusqu’à Londres, et, accompagnée de sa femme de chambre, elle arrivera très-bien jusqu’à Taunton. Je ne puis finir ma lettre sans vous parler de moi. Vous savez quels ont été mes sentiments, et je pense que vous savez aussi qu’ils sont et seront toujours les mêmes. Lorsque vous m’avez refusé, j’ai eu beaucoup de chagrin, mais je résolus de persévérer, et l’espérance me soutint. Quand j’appris que vous étiez engagée au capitaine Aylmer, mon cœur se brisa. C’était sans doute de l’égoïsme de ma part, mais il me semblait, et il me semble encore que si je ne vous ai pour femme, je ne puis être heureux. Maintenant vous êtes libre de nouveau : comment est-il possible que je ne conçoive pas quelque espérance ? Votre mariage ou votre mort seuls m’empêcheront d’espérer.

« Je ne sais rien des causes de votre rupture avec les Aylmer, ni ne m’en soucie ; vous êtes redevenue pour moi cette Clara Amadroz avec laquelle je me promenais dans le parc de Belton. Tant que votre main sera libre, je la demanderai. Je sais que vous m’êtes supérieure en bien des points, mais personne ne peut vous aimer plus que je ne le fais. Il me semble parfois que personne ne peut vous aimer autant. Mary trouve que j’aurais dû attendre quelque temps avant de vous dire cela, mais à quoi bon ? Je crois qu’il est plus honnête de vous dire tout de suite que la seule chose dont je me soucie au monde est que vous soyez ma femme.

« Votre affectionné cousin,
« William Belton. »


Clara répondit à cette lettre, mais elle adressa sa réponse à Mary. Elle écrivit longuement, essayant d’expliquer qu’il lui était impossible d’accepter le domaine de Belton, selon le désir de son cousin ; elle se réservait de traiter ce sujet verbalement avec Mary. Clara ajoutait qu’elle irait à Taunton attendre sa cousine, et qu’elle préparait la maison de William pour recevoir la sœur de William ; elle était disposée à aimer tendrement Mary quand elle la connaîtrait. La lettre comprenait un petit post-scriptum : « Remettez ceci à William. » Voici quel était le contenu de ce billet :


« Cher William,

« N’avez-vous pas dit que vous seriez mon frère. Soyez-le toujours. J’accepterai de vous ce que j’accepterais d’un frère, et quand nos arrangements seront faits, je vous aimerai comme Mary vous aime, et me confierai aussi complétement à vous. Je serai obéissante comme doit l’être une sœur cadette.

« Votre sœur affectionnée,
« C. A. »


« Rien n’y fait ! s’écria Will Belton en froissant le billet dans sa main ; je pourrais aussi bien me brûler la cervelle. — Ôtez-vous du chemin, voulez-vous ? »

Et le groom réprimandé se réfugia en courant de l’autre côté de la cour, comprenant que son maître avait quelque sujet de contrariété.

On était au milieu de mai lorsque Clara Amadroz fit de nouveau le voyage de Taunton, retint un appartement à l’hôtel pour une dame souffrante, et alla attendre sa cousine à l’arrivée du train. Elle savait que miss Belton était infirme et craignait de la trouver difforme ; aussi éprouva-t-elle un grand soulagement en voyant une petite femme pâle, à la figure mélancolique, mais jolie, avec de grands yeux doux et clairs, et juste assez courbée pour exciter l’intérêt. La ressemblance de Mary avec son frère était assez grande pour la faire reconnaître.

« Je pense que vous êtes miss Belton, dit Clara en s’avançant et lui tendant la main.

— Et vous Clara Amadroz. Combien vous êtes bonne de venir ainsi à ma rencontre ! »

Elles s’acheminèrent vers l’hôtel, et quand elles eurent quitté leurs chapeaux, Mary Belton embrassa sa cousine.

« Vous êtes bien telle que je me l’imaginais, dit Mary, seulement un peu plus grande que Will ne me l’avait dit ; mais les hommes ne sont pas bons juges de la taille des femmes.

— J’espère que, telle que je suis, vous pensez pouvoir m’aimer.

— Très-tendrement. Il semble que notre parenté se soit rapprochée depuis quelque temps, et si des cousines ne sont pas amies, qui le sera ? »

Dans le courant de la soirée, les deux cousines causèrent avec un grand abandon. Elles parlèrent de William, et Clara craignit un instant que Mary ne voulût plaider la cause de son frère ; mais miss Belton évita ce sujet avec tant de tact, que Clara put se demander si Will avait fait à sa sœur la confidence de ses sentiments.

Le lendemain, les deux femmes s’installèrent au château de Belton, et, le jour d’après, mistress Askerton vint faire une visite comme il en avait été convenu entre elle et Clara.

« Je viendrai, puisque vous le désirez, avait dit mistress Askerton ; mais je ne serai pas du tout étonnée si j’entends dire que votre cousine est repartie pour Norfolk. »

Miss Belton ne partit pas, et fit la conquête de mistress Askerton.

« C’est vraiment une femme distinguée, dit celle-ci à Clara ; et avec sa faiblesse apparente, je suis sûre qu’elle a autant de fermeté que son frère.

— Je suis bien aise qu’elle vous plaise, dit Clara.

— Elle me plaît beaucoup.

— N’est-ce pas étrange ? Vous parliez toujours de mon cousin comme d’un fermier malappris, et de sa sœur comme d’une absurde vieille fille, et maintenant nul éloge n’est au-dessus de leur mérite.

— Justement, ma chère, et si vous ne comprenez pas pourquoi, vous n’êtes pas si intelligente que je le croyais. »

La vie se passa très-agréablement à Belton, pendant deux ou trois semaines ; de temps en temps, mistress Askerton demandait si M. Belton n’allait pas venir, et Clara lui répondait en toute vérité qu’elle ne lui en supposait pas l’intention.

Mistress Askerton insistait. « Votre cousine, disait-elle, doit connaître les projets de son frère. »

Miss Belton, bien qu’elle reçût constamment des lettres de William, ne disait pas un mot de ses intentions. Dans les longues conversations des deux cousines, Mary n’avait jamais fait la moindre allusion à l’amour de son frère, et Clara en était venue à se persuader que Mary n’avait pas l’intention de plaider la cause de Will, que peut-être même les sentiments de Will avaient changé, puisque sa sœur se taisait.

Un matin, Mary dit tout à coup :

« Je viens de recevoir une lettre de Will. Il compte être ici la semaine prochaine.

— Vraiment ! »

Clara fut obligée de faire un effort pour dissimuler l’émotion causée par cette nouvelle soudaine. En une seconde, elle eut recouvré assez de présence d’esprit pour ajouter, avec l’hypocrisie habituelle des femmes :

« Je suis bien aise de l’apprendre ; il fait bien de venir.

— Il m’a prié de vous dire un mot sur le motif de son voyage.

— Quel est ce mot ? dit Clara en riant. J’espère que ce n’est pas que je dois faire mes malles et m’en aller ailleurs. Mon cousin William est une de ces personnes disposées à tout faire pour vous, excepté ce que vous demandez d’elles. Il insiste pour me donner le domaine de Belton, tandis que je voudrais savoir si j’aurai douze francs par semaine pour vivre.

— Il désire que je vous parle de l’ardent amour qu’il vous porte. »

— Chère Mary, ne pourriez-vous tenir tout cela pour dit ? C’est là un vieux chagrin qu’il ne faut pas réveiller.

— Non, dit Mary, je ne puis pas tenir cela pour dit. »

Clara la regarda, et fut surprise du feu qui brillait dans les yeux de cette femme si frêle et de l’énergie de son accent.

« Je ne veux pas avoir de vous si mauvaise opinion que de croire que vous ne tenez pas grand compte des paroles d’un tel homme. Je ne vous dirai pas que vous devez l’aimer, cela ne dépend pas de vous. Mais si vous ne pouvez l’aimer, cette pensée doit vous faire souffrir.

— Je ne puis pas être de votre avis, Mary.

— Sa vie n’est-elle donc rien ? Ne connaissez-vous pas l’amour qu’il a pour vous. Comprenez-vous que vous êtes tout pour lui, qu’il vous sacrifierait jusqu’à sa vie même ? Savez-vous cela ? »

Clara ne voulut pas répondre d’abord à ces questions. Quand elle aurait su tout cela, était-elle obligée de se sacrifier ? Est-ce le devoir d’une femme d’accorder ce qu’on lui demande, uniquement parce qu’on le lui demande ? Tel était l’argument qu’elle se voyait amenée à employer.

« Mais, Mary, dit-elle, si je ne l’aime pas ? L’amour ne se commande pas. Dois-je dire que je l’aime parce que je crois qu’il a de l’amour pour moi ?

— Si vous voulez me dire que vous ne pouvez l’aimer, dit Mary, je n’ai rien à ajouter. Entendez-vous me dire que vous ne l’aimerez jamais ?

— Chère Mary, ne me pressez pas tant.

— Mais je compte insister. Il n’est pas juste qu’il perde sa vie à espérer en vain.

— Il ne perdra pas sa vie, Mary.

— J’espère que non, du moins si j’y puis quelque chose. Il sera assez fort pour vaincre sa passion, et alors, peut-être, vous regretterez ce que vous avez perdu.

— Vous êtes dure pour moi !

— Que puis-je vous dire ? N’ai-je pas commencé par vous avouer qu’il vous aimait avec une ardeur bien digne de vous toucher ? S’il doit aimer en vain, ce sera un grand malheur pour lui, et cependant, quand j’exprime l’espoir qu’il guérira, vous m’accusez de dureté !

— Oh ! Mary, vous savez tout ; comment pouvezvous me parler ainsi ?

— Qu’est-ce que je sais ?

— Que j’ai été engagée au capitaine Aylmer.

— Mais votre engagement est définitivement rompu.

— Oh ! oui.

— Je ne dirais pas un mot même en faveur de mon frère si je croyais…

— Si vous ne me comprenez pas, je ne crois pas pouvoir mieux m’expliquer. »

Clara trouvait que sa cousine, dans son anxiété pour son frère, ne concevait pas qu’une femme, même si elle pouvait transférer subitement son affection d’un homme à un autre, ne voulait pas en convenir.

« Il faut que je lui écrive aujourd’hui, poursuivit Mary ; dois-je lui dire de ne pas venir avant que vous soyez partie ?

— Ce serait peut-être mieux, dit Clara.

— Alors il ne viendra jamais.

— Je m’en irai immédiatement ; vous ne pourrez jamais dire que ma présence l’a empêché de venir dans sa propre maison. Je ne devrais pas être ici, je le comprends maintenant. Vous pouvez lui écrire que je pars.

— Non, chère, vous ne partirez pas.

— Je le dois. Je m’étais imaginée que les choses pouvaient être différentes, parce qu’autrefois il m’avait promis qu’il serait un frère pour moi, et j’avais accepté, non-seulement parce que j’ai bien besoin d’un frère, mais parce que je l’aime aussi tendrement ; je vois que cela ne peut être.

— Vous ne croyez pas qu’il vous abandonne jamais ?

— Dites-lui que je serai partie avant qu’il puisse arriver à Belton, et dites-lui aussi que je ne serai pas orgueilleuse au point de refuser ce qu’il sera convenable de me donner. Je n’ai que lui au monde ! »

Elle éclata en sanglots et renversant sa tête en arrière, se couvrit la figure de ses deux mains.

Miss Belton se leva lentement de sa chaise, et, marchant péniblement jusqu’à Clara, resta penchée sur la jeune fille qui pleurait.

« Vous ne vous en irez pas tant que je serai ici, dit-elle.

— Si ; il ne peut venir que lorsque je n’y serai plus.

— Pensez-y encore, Clara. Ne puis-je lui dire de venir, et tandis qu’il sera ici, n’essayerez-vous pas d’adoucir votre cœur pour lui ?

— Adoucir mon cœur ! Si je pouvais seulement l’endurcir. Il attendrait.

— Oui, jusqu’à demain matin ; je le connais.

— Je ne vous demande que d’essayer de l’aimer. »

Mais Clara essayait au contraire de ne pas l’aimer. La conversation se termina comme de telles conversations finissent toujours, sans aucune décision positive. Mary écrivit bien entendu à son frère, mais Clara ne fut pas informée du contenu de la lettre. Nous pouvons cependant en avoir une idée par les deux lignes suivantes : « Si vous pouvez vous résigner à attendre quelque temps, vous réussirez ; mais quand avez-vous jamais pu attendre ? »

— S’il est quelque chose que je déteste, c’est d’attendre, » dit Will en recevant la lettre. Cependant elle le rendit heureux et il fit avec entrain ses dispositions pour une longue absence

Avant l’arrivée de Will, Clara quitta le château pour le cottage.

« Je comprends fort bien ce qui se passe, dit mistress Askerton, et si tout n’est pas réglé une semaine après l’arrivée de votre cousin, je dirai que vous n’avez pas de cœur. Doit-il être détourné de ses affaires et rendu malheureux parce que vous ne voulez pas convenir que vous avez été folle ?

— Je n’ai jamais dit que je n’avais pas été folle.

— Vous vous êtes trompée, comme il arrive souvent aux jeunes filles, même quand elles sont aussi circonspectes que vous l’êtes, et maintenant vous n’aimez pas à réparer votre erreur. »

C’était vrai, et Clara dut en convenir. La réparation d’une erreur n’est jamais une tâche agréable. Mais dans le cas présent, je crois que Clara avait fini par en comprendre la nécessité.

William Belton, à son passage par Londres, alla de nouveau trouver M. Green pour lui confirmer son intention d’abandonner la terre de Belton à sa cousine. Le notaire, à force d’instance, finit par obtenir que l’affaire serait soumise à une réunion d’hommes de loi. Leur décision fut que le devoir de Will était de rester Belton de Belton. Il dut se soumettre, et se contenter d’assurer à miss Amadroz une rente de vingt-cinq mille francs hypothéquée sur le domaine de Norfolk.

CHAPITRE XIII


Quand Belton arriva à la maison qui était maintenant la sienne, il savait déjà que Clara résidait au cottage : il n’avait donc aucune raison d’être mécontent ; cependant il l’était, et un quart d’heure ne s’était pas écoulé qu’il annonça l’intention d’aller la trouver.

« Ne le faites pas, je vous en prie, Will, lui dit sa sœur.

— Pourquoi pas ?

— Vous vous nuisez par trop de précipitation.

— Il est absolument nécessaire qu’elle soit instruite de sa position, bien que je sois honteux de la lui apprendre. Oui, je serai honteux de la regarder. Que pensera-t-elle de moi après que je l’ai assurée qu’elle aurait la propriété ?

— Elle ne l’aurait pas acceptée, maintenant elle sera à son aise…

— Je voudrais bien l’être aussi.

— Si vous pouviez seulement attendre.

— Je déteste d’attendre. Je n’en vois pas la nécessité. Du reste, je ne compte lui parler de rien aujourd’hui ; mais être ici et ne pas la voir, c’est impossible. Je vais laisser passer l’heure du lunch et j’irai au cottage. »

Il fut enfin résolu que Will demanderait à voir Clara en présence du colonel Askerton.

La question d’argent serait plus facile à traiter devant un tiers.

« Le voici ! s’écria mistress Askerton en entendant le son de la cloche. Je savais bien qu’il viendrait immédiatement. »

Durant toute la matinée, mistress Askerton avait soutenu que Belton viendrait le jour de son arrivée, et Clara avait assuré qu’il n’en ferait rien.

« Le voici, s’écria mistress Askerton. Je reconnais son pas. Il marche comme quelqu’un qui sent qu’il est Belton de Belton et que tout lui appartient ici… On le fait entrer dans le cabinet du colonel ! Que peut-il lui vouloir ? »

Au bout de dix minutes, la femme de chambre vint prier miss Amadroz de passer chez le colonel. Clara se leva sans dire un mot, cherchant par un effort de volonté à conserver son calme extérieur. En une seconde elle avait la main dans celle de son cousin, et il la regardait de ses yeux brillants, avec cette expression d’ardente affection qui rendait sa physionomie si agréable à ceux qu’il aimait.

« Votre cousin m’a fait part des arrangements qu’il a pris dans votre intérêt avec les hommes d’affaires, dit le colonel Askerton ; tout ce que je puis dire, c’est que je voudrais que toutes les dames eussent des cousins si généreux et si capables de l’être.

— J’ai pensé que je devais voir d’abord le colonel, parce que vous êtes chez lui. Quant à de la générosité, il n’en est rien. Il faut que vous sachiez, Clara, qu’un homme ne peut pas faire ce qu’il veut de son bien dans ce pays-ci. J’ai été tellement harcelé par les gens de loi que j’ai été obligé de leur céder. J’aurais voulu que vous eussiez la vieille maison pour en faire ce qu’il vous plairait.

— C’était impossible, Will.

— Certainement, » dit le colonel. Et voyant que Belton ne poursuivait pas, il expliqua à Clara la situation qui lui était faite.

« Mais c’est tout aussi impossible, dit-elle. Je ne peux pas vous voler de cette manière. Qu’ai-je besoin d’un pareil revenu ? J’étais décidée à accepter quelque chose de votre bonté, ne fût-ce que pour l’honneur de la famille, et si vous aviez parlé de cinq mille francs par an…

— Je n’ai pas eu la permission de donner mon avis ; les gens de loi ont dit vingt-cinq mille francs, c’est une affaire réglée… Quand viendrez-vous voir Mary ? »

Il ne fut pas répondu à cette question, et Will s’en alla immédiatement sans demander à voir mistress Askerton, en quoi il se conduisit comme un ours, au dire de cette dame. — Mais quel ours magnifique !

« Avec un pareil revenu, continua-t-elle, on pourrait se passer de se marier. N’importe, tout sera à lui de nouveau avant que vous y ayez touché.

— Je vous prie, mistress Askerton, de ne plus toucher à ce sujet. Mon cousin a changé d’avis ; sans cela, serait-il venu ainsi et reparti sans dire un seul mot ? »

La voix de Clara, en prononçant ces paroles, semblait sortir difficilement de son gosier.

« Pas un mot ! un homme vous donne vingt-cinq mille livres de rente, et vous appelez cela ne pas dire un mot ?

— Pas un mot, excepté au sujet de l’argent. Mais il a raison, je sens qu’il ne me parlera plus jamais… d’autre chose.

— Et s’il vous en parlait, quelle réponse lui feriez-vous ?

— Je ne sais pas.

— Voilà bien les femmes ! sous prétexte de dignité féminine, elles tourmentent ceux qui les aiment. Il est vrai qu’elles se tourmentent tout autant elles-mêmes. Vous trouviez l’autre jour que votre cousin ne devait pas de longtemps vous parler de son amour, et vous êtes désespérée parce qu’il ne vous fait pas de déclaration devant le colonel Askerton, dans une entrevue d’affaires où il a eu le bon goût de ne traiter que ce sujet.

— Que va-t-il faire maintenant ?

— Il va dîner, il est près de cinq heures, et votre père dînait à cinq heures.

— Je ne peux pas aller voir Mary avant qu’il soit revenu.

— Il reviendra assez vite : je ne serais pas étonnée qu’il fût ici ce soir. »

En cela, mistress Askerton se montra bon prophète.

Lorsque Will Belton eut terminé son entrevue dans le cabinet du colonel, il s’en alla errer à travers la propriété qui était maintenant la sienne. C’était une belle terre, et il n’était pas insensible à la satisfaction d’en être possesseur. C’est un grand bonheur que de se sentir propriétaire du sol, même quand cette propriété est de date récente. Mais quand il s’y joint les souvenirs de famille et l’orgueil de race, le bonheur est plus que doublé. Les Belton de Belton avaient vécu là pendant plusieurs siècles. Leur descendant revenait à la demeure de ses ancêtres. Il se sentait justement fier de sa position : « Et pourtant, se disait-il, j’ai acquis tout cela par un triste hasard ; l’homme qui fait sa position lui-même a seul le droit d’en être fier. » Il repassait ensuite dans son esprit les événements de la dernière année : son arrivée au château, sa soudaine résolution de faire de Clara sa femme, ses courtes espérances et son amer chagrin en apprenant que sa cousine devait épouser le capitaine Aylmer. Mais maintenant cette barrière détestée n’existait plus entre eux : Clara était libre, libre de donner sa main à celui qui obtiendrait son cœur. Will pouvait, sans l’offenser, renouveler ses instances, et Mary lui conseillait d’attendre. Fallait-il laisser un nouveau capitaine Aylmer venir lui donner de nouveaux soucis ? Non, il n’attendrait pas, il reverrait sa cousine le soir même.

« Mary, dit-il en rentrant, j’irai au cottage après dîner.

— Avez-vous un rendez-vous ?

— Non, je n’ai pas de rendez-vous. En est-il besoin pour aller voir sa cousine à la campagne ?

— Je ne connais pas les habitudes de la maison.

— Je n’entrerai pas, mais j’ai besoin de la voir. »

Sa sœur le regarda avec ses grands yeux tendres et mélancoliques. Elle l’aimait tant, qu’elle eût donné sa main droite pour lui obtenir ce qu’il désirait. Mais elle s’affligeait de le lui voir désirer si ardemment. Immédiatement après dîner, Will prit son chapeau sans rien dire et se dirigea vers la porte du cottage. C’était une belle soirée d’été, à cette époque de l’année dans laquelle les belles soirées commencent et où l’air est plus doux, les fleurs plus odorantes, la forme du feuillage plus élégante qu’à tout autre moment. Il était huit heures, mais le crépuscule n’avait pas commencé, bien que le soleil fût bas dans le ciel. Les habitants du cottage étaient assis sur le gazon et Belton, en s’approchant, les vit.

« Je vous l’avais bien dit, murmura mistress Askerton à l’oreille de Clara.

— Il ne fait que passer, il n’entrera pas, » répondit Clara.

Quand Will ne fut plus qu’à quinze mètres, le colonel l’appela par-dessus la balustrade du jardin et l’invita à entrer.

« J’étais venu proposer une promenade à ma cousine Clara, dit-il ; elle peut être de retour pour le thé. »

Il fit sa proposition d’un ton calme, il n’avait pas l’air du tout d’un amoureux.

« Je suis sûre qu’elle en sera bien aise, dit mistress Askerton, s’approchant de la balustrade. Clara, allez chercher votre chapeau. Mais, monsieur Belton, que vous ai-je fait pour que vous ne m’ayez pas adressé la parole depuis votre arrivée ?

— Je vous demande pardon, dit-il en lui tendant la main par-dessus les arbustes, j’oubliais que je ne vous avais pas vue ce matin.

— Il faut vous pardonner, puisque c’est le jour de votre prise de possession.

— Je ne sache pas avoir pris particulièrement possession de rien.

— J’espère, monsieur Belton, qu’avant la fin de la journée vous aurez pris possession de quelque chose de très-précieux : Clara est allée chercher son chapeau.

— Pensez-vous qu’elle ait l’intention de venir ?

— Je le pense, monsieur Belton ; la voilà à la porte. N’oubliez pas de la ramener pour le thé. »

Clara partit pour cette promenade avec la résignation d’une victime : elle se sentait désormais incapable de commander à sa destinée. Avec le capitaine Aylmer, du moins, elle avait lutté à armes égales et ne s’était jamais sentie vaincue ; mais, ce soir, elle allait être obligée d’avouer sa défaite. Si elle avait été libre, elle ne se serait pas promenée avec son cousin ce soir-là. Elle avait pleuré dans l’après-midi en pensant que Will ne reviendrait pas. Il était revenu aussitôt que possible, et elle était presque tentée de désirer qu’il fût resté au château.

« J’espère que vous avez bien compris que ma visite de ce matin avait pour seul objet de régler nos affaires, dit Belton aussitôt qu’ils furent seuls.

— C’est bien bon à vous d’être venu sitôt après votre arrivée.

— J’ai dit à ces gens d’affaires que je voulais que tout fût réglé immédiatement pour n’avoir plus à y penser.

— Je ne sais que vous dire, Will ; certainement je n’aurai jamais besoin de tant d’argent.

— Ne parlons plus d’argent. Je déteste ce sujet… Ainsi, vous êtes brouillée avec vos amis Aylmer.

— Ils n’étaient pas tous mes amis ; je suis obligée de vous contredire.

— Le capitaine Aylmer ne me plaît pas, dit Will après une pause.

— Je l’ai bien vu, Will. Je ne crois pas qu’il vous aimât beaucoup non plus.

— Il ne s’occupait probablement guère de moi ; mais je ne pouvais pas m’empêcher de penser à lui.

— Nous n’avons pas besoin d’en parler davantage, Will.

— Non, sans doute. Tout cela est fini, je suppose.

— Oui, tout cela est fini. »

Ils marchèrent un instant sans rien dire, et Clara sentit diminuer son appréhension. Mais, en même temps, son cœur se serra comme après la visite du matin. Elle avait donc raison, et mistress Askerton se trompait ! Il était revenu à elle simplement comme cousin, et il lui parlait ainsi pour le lui faire comprendre. Tout à coup ils arrivèrent à la jonction de deux sentiers. Il se tourna vers elle et lui demanda vivement lequel des deux ils devaient prendre. Elle n’eut pas besoin de regarder pour savoir que l’un des sentiers menait aux rochers.

« Je ne me soucie pas beaucoup de la direction que nous prenons, dit-elle.

— Mais je m’en soucie, moi. Ne vous souvenez-vous pas où mène ce sentier ? »

Elle ne sut que répondre. Elle se souvenait bien des protestations de Will de ne revenir en cet endroit que s’il y venait comme son fiancé.

« Voulez-vous aller aux rochers ? demanda Will.

— J’ai peur que nous ne soyons en retard, si nous nous éloignons.

— Qu’est-ce que cela fait ? Voulez-vous venir ?

— Je le veux bien, Will, si vous le désirez. »

Elle avait toujours pensé que le rocher serait l’autel sur lequel la victime devait être sacrifiée, et lui, il avait toujours compté renouveler sa demande dans cet endroit sacré. Mais il n’avait pas attendu d’être arrivé jusque-là. L’offre venait d’être faite et acceptée pendant la petite discussion à propos du chemin. Il n’était pas nécessaire d’en dire davantage.

Ce fut probablement l’opinion de Will, car, prompt comme l’éclair, il prit Clara dans ses bras, et l’embrassa comme il l’avait fait ce jour où il s’était senti indigne de pardon. Mais, maintenant, il se sentait dans son droit.

« William ! William ! dit Clara, comment pouvez-vous être si brusque !

— Clara, dites-moi que vous m’aimez ?

— Ne vous ai-je pas toujours aimé, Will, depuis le premier moment que je vous ai vu ?

— Vous ne me répondez pas. Clara, j’ai eu bien du chagrin. Dites un mot pour me consoler, si vous pouvez dire ce mot.

— Vous savez bien que je vous aime.

— Plus que personne au monde ?

— Plus que tout le monde réuni.

— Et, enfin, vous serez ma femme ?

— Sans doute, puisque vous le désirez.

— Le désirer ! dit-il en se levant et en jetant son chapeau parmi les broussailles. Le désirer ! Je ne crois pas que vous ayez jamais compris combien je le désirais. Je m’aperçus, à mon retour en Norfolk, que je ne pouvais pas vivre sans vous.

— Je n’aurais pas cru que vous fussiez si malheureux.

— Non, aucune femme ne croit jamais ces choses-là. Je ne l’aurais pas cru moi-même. J’étais décidé à partir pour la Nouvelle-Zélande. J’aurais étranglé cet homme si j’étais resté.

— Comment pouvez-vous parler ainsi ?

— Il faut avoir éprouvé cela pour le comprendre mais qu’importe, maintenant, tout est réparé. Ô Clara, je suis si heureux ! Embrassez-moi. Vous ne m’avez jamais embrassé.

— Quel enfantillage !

— Si vous ne m’embrassez pas, vous ne rentrerez pas pour le thé ce soir, mon cher amour ! Ma parole ! Clara, je crois que je deviendrai fou quand je commencerai à réfléchir.

— Je pense que vous l’êtes déjà.

— Non, mais je le deviendrai quand je serai seul. Que puis-je vous dire, Clara, pour vous faire comprendre combien je vous aime ? Vous vous rappelez la chanson :


Pour Annie Laurie, je saurais mourir.


Ce qu’un homme a de mieux à, faire sans doute, c’est de vivre pour la femme qu’il aime. Mais c’est là ce que j’éprouve. Je suis prêt à vous donner ma vie, et s’il était quelque chose à faire pour vous, je le ferais, quoi que ce fût. Me comprenez-vous ?

— Cher Will !

— Vous suis-je cher ?

— Ne le savez-vous pas ?

— Oui, mais j’aime à vous l’entendre dire ; j’aime à sentir que vous n’êtes pas honteuse d’en convenir. Vous devez bien me le dire à moi qui vous l’ai répété si souvent.

— Vous l’entendrez assez si je vis.

— Et moi qui étais si triste dans le train en venant…

— Et maintenant ?

— Maintenant je suis heureux. Et Mary qui me conseillait d’attendre !

— Mary sait ce qui vous est bon ; et comme vous n’avez pas voulu l’en croire, vous voilà tombé dans un piége d’où vous ne pouvez plus vous tirer. Mais, rentrons ; que pensera-t-on de nous ?

— Je ne serais pas étonné qu’on devinât quelque chose de la vérité.

— Quoi que vous en croyiez, rentrons ; il est plus de neuf heures.

— Avant, dites-moi une chose, Clara. Êtes-vous heureuse ?

— Très-heureuse.

— Et vous m’aimez ?

— Oui, je vous aime. Que puis-je dire de plus ?

— Alors, dit-il en la serrant dans ses bras, montrez-moi que vous m’aimez. »

Je voudrais bien savoir si Clara, lorsqu’elle repassa dans son esprit les événements de la soirée avant de s’endormir, remarqua que le capitaine Aylmer et William Belton avaient des manières bien différentes ; mais, je voudrais surtout savoir lesquelles elle préférait.

Deux mois après la scène que nous venons de raconter, lorsqu’on était au milieu de l’été, Clara reçut deux lettres de ses deux prétendants, et nous allons les soumettre au lecteur, en commençant par celle du capitaine Aylmer, qui fut la première lue. Clara garda l’autre pour la dernière, comme les enfants gardent leur meilleur bonbon.


« Chère miss Amadroz,

« Avant de quitter Londres, j’ai appris que vous alliez épouser votre cousin M. William Belton, et j’ai pensé qu’il vous serait agréable de recevoir un mot de moi vous disant combien j’approuve ce mariage. (Je ne me soucie guère de son approbation ou de sa désapprobation, dit Clara en lisant ces mots.) C’est ce que vous pouviez faire de mieux pour aplanir les difficultés provenant de la substitution. (Il n’y eut jamais de difficulté, dit Clara.) Veuillez offrir à M. Belton mes compliments et mes félicitations, et lui dire que je fais des vœux sincères pour son bonheur. (Il est bien bon ! dit Clara, et en cela elle était injuste, mais les phrases convenues du capitaine Aylmer lui portaient sur les nerfs.)

« J’espère que vous apprendrez avec quelque intérêt que je vais aussi me marier. J’épouse une personne que je connais depuis longtemps et pour laquelle j’ai toujours eu la plus grande estime. C’est lady Emily Tagmaggert, la plus jeune fille du comte de Mull. (Je ne peux pas comprendre pourquoi Clara se représenta aussitôt lady Emily comme une vieille fille desséchée et avec un nez rouge.)

« Lady Emily est une amie intime de ma sœur, et vous qui savez l’union qui règne dans notre famille, vous comprendrez combien je suis heureux de voir ma mère approuver mon mariage. Il aura lieu, je pense, au commencement du printemps. Nous passerons chaque année quelques mois à Perivale, et j’espère que nous aurons quelquefois le plaisir de vous y recevoir. (Clara frémit intérieurement en lisant ceci, et se promit bien de ne jamais revoir les rues de la triste petite ville.)


Après quelques détails sur le payement du fameux legs de mistress Winterfield, la lettre se terminait ainsi :


« Et maintenant, chère miss Amadroz, je vais prendre congé de vous en vous assurant de ma sincère estime et en faisant du fond du cœur des vœux pour votre bonheur futur.

« Croyez-moi toujours votre dévoué,

« Frédéric F. Aylmer. »


— Il n’aura jamais pour personne un autre sentiment que l’estime, se dit Clara en finissant.

— Voici maintenant la seconde lettre :


« Plainstow, août 186…
« Chère Clara,

« Je crois que je n’en aurai jamais fini et je prends l’agriculture en horreur. Plainstow est bien désert, et je passe mes soirées tout seul à me demander pourquoi je suis condamné à une si triste vie, tandis que vous et Mary êtes agréablement ensemble à Belton ; aussi dès que le blé sera rentré, je laisse l’orge et je pars.

« Mon amour chéri, je ne voudrais pas vous déplaire, mais je ne vois pas la raison de ce que vous m’écrivez.

« J’ai autant de respect que personne pour la mémoire de votre père, mais en quoi est-ce manquer à ce que nous lui devons que de nous marier maintenant ? ne pensez-vous pas qu’il l’eût désiré ? nous n’avons besoin d’inviter personne à la cérémonie, et si nous allons simplement à l’église et rentrons chez nous sans bruit, je ne vois pas qui pourrait nous blâmer. J’ai bien souffert, vous en conviendrez, pendant l’année qui vient de s’écouler. Je devrais être dédommagé.

« Quant à la résidence, cela dépend de vous. Vous vivrez à Tombouctou si vous voulez. Je ne voudrais pas abandonner entièrement Plainstow, parce que mon père et mon grand-père l’ont cultivé eux-mêmes. Mais je ne désire pas y vivre. Une ferme ne vous conviendrait pas. Ce que je voudrais, serait d’abattre la vieille maison de Belton et d’en bâtir une nouvelle. Mais il ne faut pas remettre notre mariage jusqu’après l’achèvement de la construction, ou je n’aurais jamais le courage de l’entreprendre.

« Embrassez Mary pour moi. J’espère qu’elle est mon avocat. Pensez-y encore, et cédez si vous pouvez. S’il y avait quelque utilité à attendre, je ne dirais pas un mot. Mais à quoi bon torturer les gens pour rien. Il me tarde tant de sortir de ce purgatoire ! Puisse Dieu vous bénir, ma chère bien-aimée. Je vous aime tant !

« Votre bien affectionné,

« W. Belton. »


Elle baisa la lettre deux fois et resta silencieuse pendant une demi-heure à réfléchir. Elle faisait mentalement une comparaison entre les deux hommes qui venaient de lui écrire. Elle se souvenait de la manière dont Aylmer avait agi quand il avait été froid et prudent, comme il l’avait sermonnée et menacée des sermons de sa mère. Il avait médité de sacrifier la vie de sa femme à la sienne, et de la laisser végéter à Perivale, tandis qu’il aurait continué à mener la vie de garçon à Londres.

Les idées de Will étaient bien différentes. Venez à moi, sans retard, et tout ce que vous voudrez sera fait. Voilà ce qu’il lui disait. Clara lui savait gré de sa générosité, et plus encore de son impatience.

Quant à leur future résidence, qu’importe où elle vivrait, pourvu qu’elle vécût avec lui et pour lui. Mais il était Belton de Belton et ne pouvait habiter que son domaine.

« Mary, dit Clara à sa cousine, Will vous envoie mille tendresses.

— Et que dit-il ?

— Vous ne pouvez pas vous attendre à ce que je vous dise tout ce qu’il m’écrit.

— Je ne m’y attends pas. Mais il aurait pu avoir quelque chose à me dire. »

La conversation se serait arrêtée là si Clara l’avait voulu, mais elle désirait se faire conseiller par Mary, ce que Will désirait qu’elle fît.

« Pensez-vous que nous devions vivre ici ? reprit-elle.

— Certainement, si vous le désirez tous les deux.

— Il est si bon et si peu égoïste, qu’il ne songe qu’à ce qui me convient.

— Et que préférez-vous ?

— Je pense qu’il doit résider sur la propriété de famille. J’avoue que le nom est beaucoup pour moi. Il dit qu’il veut bâtir une maison neuve.

— Pense-t-il l’avoir finie pour votre mariage ?

— Ah ! voilà justement la difficulté. Peut-être, après tout, feriez-vous mieux de lire sa lettre ; elle ne vous apprendra que ce que vous savez déjà, qu’il est l’homme du monde le plus généreux. »

Mary lut la lettre.

« Que dois-je lui dire ? demanda Clara. Il est difficile de refuser quelque chose à quelqu’un de si bon.

— C’est difficile, en effet.

— Mais la mort de mon pauvre père est si récente !

— Je ne connais pas l’opinion du monde en ces matières.

— Je crois que nous devrions attendre un an, dit Clara tristement.

— Pauvre Will ! il sera désespéré avant ce temps ; mais quand le moment viendra, il n’en sera que plus heureux. »

Clara, en entendant sa cousine parler ainsi, la détesta presque, non pour elle, mais à cause de Will. Il avait si grande confiance en sa sœur ! Ne pouvait-elle mieux plaider sa cause ? Clara pensa que si elle avait eu un frère dans une semblable position, elle aurait répondu autrement. Elle eût dit à la jeune fille que son premier devoir était envers celui qu’elle devait épouser, et n’eût pas parlé de l’opinion du monde.

Ce même jour Clara alla voir mistress Askerton et parvint à avoir son avis sans lui montrer la lettre de Will.

« Je sais ce que contient sa lettre, dit mistress Askerton. Ou je le connais bien mal, ou il demande à se marier demain.

— Il n’est pas tout à fait si pressé.

— Le jour d’après, alors. Il est impatient, et je ne vois pas de raison pour le faire attendre. Je pense que vous hésitez à cause de votre deuil.

— Il y a si peu de temps !… je voudrais faire ce qu’il me demande, mais…

— Eh bien, écrivez-lui, ma chère, et dites-lui qu’il sera fait suivant ses désirs. Croyez-moi, nous ne sommes plus au temps de Jacob. Les hommes ne savent plus attendre aujourd’hui. Si j’étais à votre place, je ne penserais qu’à lui et je ferais exactement ce qu’il voudrait. »

Clara embrassa son amie en la quittant et résolut que toutes les fautes de cette femme seraient pardonnées. Une femme qui donnait de si bons conseils méritait bien l’indulgence.

« Ils seront mariés avant la fin de l’été, dit mistress Askerton à son mari ce soir-là. Je pense qu’un homme peut obtenir tout ce qu’il demande s’il le demande avec assez d’insistance. »

CHAPITRE XIV


Je ne sais dans quels termes précis Clara répondit à son fiancé, mais sa réponse fut telle qu’il se crut obligé de quitter Plainstow avant que le blé ne fût rentré. Ils furent mariés en septembre, oui, en septembre, bien que la lettre de Will fût datée du mois d’août, et, au commencement d’octobre, ils étaient à Plainstow, de retour de leur voyage de noce. Clara avait demandé d’être conduite à Plainstow et montrait un grand intérêt pour les détails de l’exploitation. Elle notait, dans un petit livre apporté exprès, la contenance de chaque champ et son produit. Will ne l’encourageait pas autant qu’il aurait pu le faire.

« L’année prochaine, nous reviendrons pour la chasse, dit-il, si toutefois rien ne nous en empêche.

— J’espère que rien ne nous en empêchera.

— On ne peut pas prévoir. En tous cas, je viendrai donner un coup d’œil deux ou trois fois par an. Ce ne serait pas un séjour agréable pour vous.

— Je m’y plais beaucoup. La ferme m’intéresse.

— Vous en auriez vite assez, si vous étiez ici en hiver. La bonne agriculture est laide. Les petits coins pittoresques doivent être défrichés et les haies arrachées pour laisser entrer le soleil. À Belton, surtout autour de la maison, nous ferons de moins bonne agriculture, mais nous respecterons les arbres et les rochers. »

La nouvelle maison fut immédiatement commencée à Belton, et les travaux furent menés avec une grande activité. On avait cru, du moins Belton le croyait, que la maison serait prête à être occupée à la fin du premier été, mais ce ne fut pas possible.

« Il faut attendre jusqu’en mai, après tout, dit Will en visitant les travaux avec son ami le colonel Askerton. C’est insupportable ; mais on ne peut pas faire dépêcher les gens, dans ce pays-ci.

— Je trouve qu’ils se sont assez pressés. Vous n’auriez pas pu entrer dans une maison humide en hiver.

— D’autres personnes font bâtir une maison en un an ; voyez ce qu’on fait à Londres.

— Et ces autres personnes, avec leurs femmes et leurs enfants, meurent d’angines ou d’autres maux de cette nature. Je ne m’exposerais pas à entrer dans une maison neuve avant de m’être assuré qu’elle est bien sèche. »

Comme il n’y avait pas encore dix mois alors que Will était marié, il n’avait pas lieu de se préoccuper de sa femme et de ses enfants ; mais il avait déjà jugé à propos de faire certains arrangements pour s’opposer à la visite annuelle à Plainstow, projetée par Clara, et que, avec sa prudence caractéristique, il avait jugée sujette à certains empêchements.

Il s’absenta la première semaine de septembre, mais revint immédiatement, et avant la fin du mois il avait sujet de parler de sa femme et de son enfant.

« Je suppose que nous n’aurions pas pu déménager dans les circonstances actuelles, dit-il à son amie mistress Askerton, tout en se plaignant de ce que la maison ne fût pas finie.

— Je crois, en effet, que c’eût été difficile, » répondit mistress Askerton.

Mais au printemps suivant, ou au commencement de l’été, ils s’établirent dans la nouvelle maison, et c’était une fort jolie maison, comme, je pense, tous ceux qui connaissent M. William Belton en seront convaincus. À cette époque, le petit Will avait six ou sept mois. La naissance de l’héritier de Belton avait été marquée par de grandes réjouissances ; on avait fait des feux de joie.

Aucun Belton de Belton n’était né depuis plus d’un siècle dans le domaine de ses ancêtres. Ce fut un grand événement dans le pays. Peu après l’installation au nouveau château de Belton, il y arriva des visiteurs d’importance, qui y furent reçus avec une grande considération.

Ce n’était rien moins que le capitaine Aylmer, membre du Parlement pour Perivale, et sa jeune femme lady Emily Aylmer, née Tagmaggert. Ils étaient nouvellement mariés, et arrivaient à Belton au retour de leur voyage de lune de miel. Comment cette intimité était née ou plutôt s’était renouvelée, il serait inutile de l’expliquer. D’anciennes alliances comme celle des Aylmer et des Amadroz ne s’éteignent pas facilement, et il est bon pour tout le monde qu’il en soit ainsi. Le capitaine Aylmer amena donc sa femme à Belton. On tua le veau gras. Les Askerton furent priés à dîner, et le capitaine Aylmer se conduisit fort bien en cette occasion, tout en ayant probablement à part lui de grandes inquiétudes que sa femme ne fût compromise par une telle société. On invita aussi le vieux pasteur et le squire de la paroisse voisine, et tout se passa avec beaucoup de solennité et d’ennui. Le capitaine Aylmer fut enchanté de sa visite et déclara à lady Emily que M. William Belton avait beaucoup gagné depuis son mariage. La vérité est que Will avait été morne toute la soirée, et ne ressemblait en rien à l’homme déraisonnable et violent que le capitaine Aylmer se rappelait avoir rencontré à l’hôtel du Chemin de fer du Nord.

« J’en étais aussi sûre que possible, dit Clara à son mari ce soir-là.

— Sûre de quoi, ma chère ?

— Qu’elle aurait le nez rouge.

— Qui a le nez rouge ?

— Ne soyez pas stupide, Will. Qui serait-ce, sinon lady Emily ?

— Ma foi ! je ne l’avais pas remarqué.

— Vous ne remarquez jamais rien, Will ; mais ne la trouvez-vous pas bien laide ?

— Je n’en sais vraiment rien. Elle n’est pas aussi jolie que certaine personne.

— Ne dites pas de sottises, Will. Quel âge croyez-vous qu’elle ait ?

— Quel âge ? Voyons. Peut-être trente ans.

— Si elle n’a pas plus de quarante ans, je consens à changer de nez avec elle.

— Non, vous ne ferez pas cela, du moins avec mon consentement.

— Je ne peux pas comprendre pourquoi un homme épouse une pareille femme. Je suis persuadée que c’est une excellente personne, mais qu’est-ce qu’un homme peut gagner à un mariage semblable ? Il y a le titre, si cela doit être compté pour quelque chose… »

Mais Will Belton n’était jamais très-bavard à pareille heure, et il était trop profondément endormi pour pouvoir répondre à la dernière observation de Clara.



FIN.

  1. Ce titre de squire est intraduisible. C’est le seigneur de la paroisse, tel qu’il existait chez nous avant la Révolution, moins les droits féodaux, bien entendu.
  2. La cérémonie des funérailles, en Angleterre, n’a lieu que huit jours après le décès.
  3. En Angleterre, dans les grandes maisons, on appelle toujours les femmes de chambre par leur nom de famille.