Le Domaine rural chez les Romains/02

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Le Domaine rural chez les Romains
Revue des Deux Mondes3e période, tome 77 (p. 835-868).
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LE
DOMAINE RURAL
CHEZ LES ROMAINS

II.[1]
LES DIVERS MODES DE TENURE. LA VIE DE CHATEAU.


VI. — LA TENURE SERVILE.

Dans les deux derniers siècles de l’empire romain, la pratique du fermage libre devint plus rare. Celle de l’exploitation directe par des esclaves travaillant en commun fut aussi en partie abandonnée. Ce que l’une et l’autre perdirent de terrain fut peu à peu gagné par une pratique assez nouvelle, celle de la tenure. Celle-ci s’établit, non par l’effet des lois ou par la volonté des gouvernails, mais par une série d’habitudes insensiblement prises, et à la longue enracinées. Il la faut observer de près et en distinguer les trois formes diverses, suivant que cette tenure se trouvait dans les mains d’un esclave, ou dans celles d’un affranchi, ou dans celles d’un homme libre. C’est ici, d’ailleurs, la partie la plus difficile de notre sujet, celle pour laquelle nos documens sont le plus insuffisans. Il y a eu tout un côté des habitudes romaines dont les écrivains et les jurisconsultes n’ont presque jamais parlé et que nous n’entrevoyons qu’avec la plus grande difficulté.

Le caractère essentiel et précis qui distingue le servage de la glèbe de l’esclavage rural que nous avons vu précédemment est que, tandis que les esclaves ruraux travaillaient en troupe sur toute la terre du maître, le serf travaille isolément sur un lot de tenure et en a les profits sous des conditions déterminées. Ce genre de servage commence à poindre dans la société romaine. Il était en pleine vigueur chez les Germains. Quelques sociétés plus anciennes encore l’avaient déjà connu. Les ilotes de Sparte, les pénestes de la Thessalie, les clérotes de la Crète, probablement les thètes de l’Attique avant la réforme de Solon, avaient été de véritables serfs de la glèbe. En effet, ils avaient cultivé la terre de père en fils ; placés chacun sur un lot distinct, ils n’avaient pu ni être vendus, ni être séparés de ce champ, et n’avaient en d’autre obligation que de rendre au maître une forte partie de la récolte. Ce sont bien là les traits auxquels on reconnaît des tenanciers serfs. Par leur condition sociale, ils étaient esclaves ; par leur occupation héréditaire, ils étaient tenanciers du sol. Mais, dans l’ancienne histoire de Rome, on n’aperçoit rien de pareil. La situation des cliens primitifs ne ressemblait en rien au servage ; ils étaient légalement hommes libres, et c’est à la famille, non à la terre, qu’ils étaient attachés. Dans tout ce qu’on sait du vieux droit romain, on ne trouve aucune disposition qui puisse s’appliquer au servage de la terre. Rome ne connaissait légalement qu’une sorte d’esclavage, celui qui enchaînait l’homme à la personne du maître et le mettait à sa discrétion. C’est un fait digne d’être noté que les Romains, à mesure qu’ils conquéraient le monde, n’y aient pas établi le servage comme avaient fait d’autres peuples conquérans. On sait qu’ils s’emparèrent de la plus grande partie des terres ; on sait aussi qu’ils furent fort embarrassés de ces immenses territoires et ne surent souvent comment les mettre en valeur. Ils ne pensèrent pourtant pas à les faire cultiver par les anciens habitans sous condition de servage. C’est seulement plus tard, au temps de l’empire, que le servage commence à apparaître chez eux. Encore n’est-il jamais une condition légale. Aucune loi, aucune mesure de l’autorité publique, aucun règlement d’ensemble ne l’institue. Les lois ne le reconnaissent même pas ; vous ne trouvez ni au Digeste ni dans les codes aucun article qui le régisse. Il n’est pas une institution, il n’est qu’une pratique.

On supposerait à première vue qu’il s’est introduit dans l’empiré avec l’entrée d’une nouvelle population servile. Si l’on pouvait constater, en effet, que des multitudes de serfs germains aient été amenés dans l’empire, et si l’apparition du servage coïncidait brusquement avec leur arrivée, on aurait trouvé la date exacte et la vraie source du servage de la Gaule et de l’Italie. Mais cette constatation ne peut pas être faite. Au contraire, s’il est une vérité qui se dégage de l’état des documens et de leur silence même, c’est que ce servage ne s’est pas produit à une date précise ni par l’effet de l’entrée d’une population nouvelle. Remontez de génération en génération, vous n’en trouverez pas une où le servage surgisse tout à coup. Il s’est formé lentement, obscurément, sans que personne en ait été frappé. Il est venu d’une légère modification dans les usages ruraux. Un propriétaire faisait cultiver sa terre par sa troupe d’esclaves ; il a permis à un de ces esclaves de travailler isolément ; il lui a accordé, au lieu de labourer ici ou là sous les ordres du villicus, de labourer le même champ d’année en année et toute sa vie. Il lui a confié ce petit champ, lui permettant et lui enjoignant à la fois de le cultiver à ses risques et périls. Par là, cette parcelle du domaine s’est changée en une tenure, et cet esclave s’est changé en un serf de la glèbe.

Cette obscure transformation date de très loin, et il est impossible de dire à quelle époque elle a commencé. Varron rappelle incidemment que le maître qui est satisfait d’un esclave laborieux lui donne volontiers un pécule ; or, il ressort de ce passage de l’écrivain que ce pécule ne consistait pas en argent ; il consistait en un petit troupeau et en un coin de terre : « Accordez cela à vos bons serviteurs, dit-il aux maîtres ; ils en seront plus attachés à votre domaine. » Voilà peut-être le germe de la tenure servile et de l’attache à la glèbe. La tenure servile apparaît un peu plus nettement chez les jurisconsultes du IIe et du IIIe siècle. Il leur arrive plusieurs fois de mentionner un esclave qui cultive un champ à son compte en payant redevance à son maître, comme ferait un fermier. Ulpien appelle même cet esclave un quasi-fermier. Il ne peut pas être un fermier véritable, parce qu’aucun contrat de location n’est possible entre le maître et son esclave ; mais il ressemble matériellement au fermier, puisqu’il cultive un champ et qu’il a la récolte en payant au maître une part convenue. Le jurisconsulte Paul signale aussi l’esclave qui travaille à la terre à ses risques et périls et qui paie au propriétaire une rente déterminée à l’avance. Cervidius Scævola et Alfénus vont jusqu’à parler d’un « louage de terre » fait à l’esclave. Il ne se peut agir visiblement d’un louage régulier et formel ; le droit ne l’admettrait pas. C’est une convention purement verbale et qui ne serait d’aucune valeur en justice si une contestation surgissait entre le maître et l’esclave. Ce n’en est pas moins une sorte de convention, et elle se maintiendra aisément, car elle est dans l’intérêt des deux hommes. L’esclave aime mieux travailler pour lui et pour le maître à la fois, que de travailler, comme il faisait auparavant, pour le maître seul. Quant au maître, il trouve aussi son profit ; il est sûr que cette parcelle de terre lui produira quelque revenu ; il n’eût peut-être pas trouvé un fermier pour la mettre en valeur. Quoi de plus avantageux que ce quasi-fermier qui était un esclave ? Avec lui, nul procès possible et l’éviction toujours facile. Le prix de fermage était ce qu’il voulait. Remarquez même qu’il pouvait se montrer indulgent sans y rien perdre ; il pouvait faire à son esclave les conditions les plus douces, n’exiger qu’une redevance très légère, presque nulle, lui permettre de vivre heureux et presque de s’enrichir ; car tout ce que l’esclave acquérait était acquis pour le maître, et, à la mort de cet esclave, le maître voyait rentrer dans sa main et le champ amélioré par le travail et tous les biens meubles ou l’argent de l’esclave. Ce maître avait pu être bon pour cet esclave sans qu’il lui en coûtât rien.

Telle est, si nous ne nous trompons, l’origine première du servage de la glèbe chez les Romains. Il se greffe en quelque sorte sur l’esclavage antérieur. Il est l’ancien esclavage qui se continue avec une seule modification. Le serf est le même homme que l’ancien esclave, mais au lieu de travailler en troupe, il travaille sur un champ particulier et suivant des conditions qui lui sont personnelles. Ce servage ne débute pas tout à coup comme institution générale ; il n’est encore qu’un fait individuel ; il est seulement une tenure servile. Cette tenure se produit dans l’intérieur d’un domaine, puis d’un autre domaine, et, peu à peu, on la trouvera dans tous. Notons encore un point : un maître n’a pas changé d’un coup tous les esclaves de son domaine en tenanciers. Nous verrons plus loin, en effet, qu’il est toujours resté sur chaque domaine un bon nombre d’esclaves travaillant en commun suivant la règle ancienne. C’est tel ou tel esclave qui, individuellement, a été changé en tenancier serf par la volonté de son maître.

La condition légale de cet homme n’était pas modifiée. En droit, il restait un esclave et aussi en gardait-il le nom, servus. Aucun article du Digeste, aucune loi des codes ne lui fait une situation spéciale. Le maître, en le plaçant sur une parcelle de son domaine, ne l’avait nullement affranchi. Il ne lui avait conféré aucun droit, n’avait renoncé à aucune partie de son pouvoir sur lui. Cet esclave n’avait pas plus que l’esclave ordinaire la protection des lois et des tribunaux. N’étant pas homme libre, il n’avait aucun recours contre le maître. Si ce maître lui reprenait son champ, il n’avait aucun moyen de lui résister. Esclave, il ne pouvait prétendre à aucun droit sur le sol. La terre qu’il occupait et cultivait, restait sans conteste la terre du maître. A sa mort, il est hors de doute que le maître la reprenait, comme il reprenait tout pécule. On sait bien que les enfans de l’esclave n’héritaient jamais de lui ; comment auraient-ils songé à hériter d’une terre qui n’était même pas à lui ? Mais, d’autre part, le maître dut s’apercevoir souvent que cette parcelle de terre était bien cultivée, vigoureusement labourée, que les animaux y étaient bien entretenus, qu’il n’y avait aucun gaspillage dans les récoltes. La petite redevance qu’il en tirait était un profit sûr et dépassait peut-être ce que l’exploitation directe lui eût donné. L’esclave travaillait plus ; la terre et le propriétaire s’en trouvaient mieux. Les plus sûrs progrès sont ceux que les divers intérêts s’accordent à accomplir en commun. Il arriva donc naturellement que le maître, sans y être forcé par aucune loi, laissa la terre aux mains du même esclave toute sa vie. L’esclave mort, ses enfans ne réclamèrent pas la terre, mais le maître trouva naturel et même profitable de la leur laisser. Il leur renouvela la concession faite au père. Au besoin, il aurait pu la leur imposer comme obligation. Dans l’un ou l’autre cas, la tenure servile devenait permanente et presque héréditaire.

Ni les lois, ni le gouvernement n’avaient à s’occuper de faits qui se cachaient dans l’intérieur des domaines et qui ne concernaient que la vie privée. Pourtant, lorsque ces faits se furent multipliés et que ces situations se furent fixées par un long usage, l’autorité publique fut amenée à en tenir compte. On sait qu’il fut fait un grand effort, à la fin du IIIe siècle, pour arriver à une répartition plus égale de l’impôt foncier et peut-être aussi pour lui faire produire davantage. Les auteurs des nouveaux cadastres, trouvant sur les champs beaucoup d’esclaves à demeure, imaginèrent de faire de ces cultivateurs un élément d’appréciation des revenus fonciers, et ils en vinrent naturellement à les inscrire sur les registres du cadastre. De là ces « serfs ascrits » dont il est parlé souvent dans les codes. Il y a quelque apparence que cette mesure aggrava leurs charges pécuniaires. Ce qui est certain, c’est qu’elle affermit leur situation et leur donna une plus grande sécurité. Les inscrire sur les registres de l’impôt, c’était reconnaître légalement leur condition. C’était leur fournir une sorte de titre d’occupation de leur champ. C’était presque interdire au maître de les déposséder ou lui rendre au moins l’éviction plus difficile. Insensiblement, le législateur alla plus loin : il interdit au maître de vendre ses esclaves, à moins qu’il ne vendît en même temps la terre qu’ils occupaient. Ce n’était pas précisément défendre au maître de leur reprendre leurs tenures ; mais c’était lui enlever le principal intérêt qu’il aurait en parfois à les leur reprendre. Par là, cet esclave fut réellement attaché à un lot de terre. Il le fut en ce double sens qu’il ne dut jamais quitter son champ et que le maître ne put pas lui enlever ce même champ. Dire que cet esclave acquit par là des droits sur la terre serait trop dire. Jamais la législation romaine ne reconnut pareils droits à un homme qui restait toujours de condition servile. Mais le maître savait qu’il ne vendrait pas sa terre sans ses esclaves ; c’était assez pour qu’il prit l’habitude de laisser sa terre dans leurs mains. Il arriva ainsi qu’une famille d’esclaves vécut pendant plusieurs générations sur une même glèbe. L’usage et les mœurs firent que ces hommes ne furent plus regardés comme les esclaves du maître, mais comme les serfs de la terre.

Ce fut une immense amélioration. Je ne sais pas si l’existence matérielle de l’esclave en devint beaucoup plus douce. J’incline à croire, au contraire, qu’il dut travailler beaucoup plus que par le passé. On peut penser que sa redevance fut, le plus souvent, assez lourde. En cas de mauvaise récolte, sa nourriture même ne lui était pas assurée. Peut-être lui arriva-t-il souvent d’envier le sort de ceux qui restaient dans l’ancien esclavage, et qui, avec moins de labeur, étaient sûrs au moins d’avoir leurs besoins satisfaits. Ce qui s’améliora, ce fut sa condition morale. Il obéit encore, mais il n’eut plus à obéir en toutes choses, à tous les ordres, à toute heure du jour. Cet homme commença aussi à avoir la dignité que donne le travail lorsqu’il est librement conçu et volontairement exécuté. Il connut le profit et la perte ; il eut les soucis, les calculs, les douleurs, les joies ; il fut homme. C’est par les côtés individuels de l’être que l’homme grandit. Son âme commença à former des volontés et à se sentir responsable. Il eut une terre qui fut comme à lui, et il vit croître les arbres qu’il avait plantés. Il eut sa cabane à lui, et il y fut le maître. Il eut sa femme toujours à ses côtés, associée à son travail et à sa destinée. Il eut ses enfans, pour qui il put travailler. Il fut chef de famille, sinon au sens ancien et juridique du mot, du moins au sens de la pratique. Sur son existence légale l’esclavage pesait encore de tout son poids ; mais, dans la réalité de chaque jour, dans son travail et dans ses jouissances, dans ses sentimens, dans sa conscience, il était presque homme libre et pouvait croire qu’il l’était. Ce fut un grand progrès pour l’humanité, puisque la part d’obéissance diminua dans des millions d’existences humaines. Et comme ce progrès s’opéra insensiblement, sans aucune lutte, par le simple accord des parties intéressées, il ne laissa pas après lui dans les âmes ces sentimens mauvais qui balancent quelquefois les bienfaits des plus heureuses révolutions.

N’oublions pas, d’ailleurs, que cette transformation d’une classe d’hommes s’accomplit sans que le nom de cette classe ait changé. Le mot serf est le nom de l’ancien esclave romain ; c’est notre mot esclave qui est relativement moderne, bien que nous l’appliquions à l’antiquité. Les serfs sont, en effet, les anciens servi, dont l’existence a été changée par ce seul fait que chacun d’eux a cultivé son lot de terre et y a été attaché. Il faut aussi faire attention à un autre point ; ce ne fut pas toute la classe servile qui passa d’un coup dans cette nouvelle condition. A côté des serfs à tenure que le code théodosien appelle « serfs casés, » ou serfs ayant un domicile individuel, il y eut toujours les esclaves qui continuaient à travailler par groupes sur l’ensemble du domaine et à habiter en commun dans la maison d’un maître. Il est impossible de dire dans quelle proportion numérique ces deux catégories d’hommes étaient entre elles. Il nous parait certain que les « serfs casés » ne furent, au temps de l’empire romain, qu’une faible minorité. C’est plus tard qu’ils sont devenus nombreux. C’est encore plus tard qu’ils ont fait disparaître l’autre forme de l’esclavage. Le germe s’est formé dans la société romaine ; il s’est développé dans la société mérovingienne ; il n’a prévalu que dans la société féodale, et de nouveaux adoucissemens n’ont pas tardé à le faire disparaître à son tour.


VII. — LA TENURE D’AFFRANCHI.

Je suis forcé de parler des affranchis. Ils paraissent étrangers à cette étude ; mais nous reconnaîtrons qu’ils ont tenu une assez grande place dans l’histoire du domaine rural. Je n’en dirai d’ailleurs que ce qui se rapportera à mon sujet. De toutes les institutions romaines, l’affranchissement est peut-être la plus complexe. On sait qu’il n’est pas une seule de ces institutions où il ne faille distinguer l’état légal et l’état réel ; mais l’institution pour laquelle cette distinction est le plus nécessaire est sans doute l’affranchissement. Je dirai peu de chose de l’état légal ; les règles de droit sont bien connues et faciles à trouver ; je regarderai plutôt à la pratique et au côté extralégal, parce que c’est là surtout que se montrent les vrais effets de l’affranchissement.

L’affranchissement était un acte à double face. Par un côté, il élevait un esclave à la dignité d’homme libre et lui conférait les droits du citoyen ; par l’autre, il enlevait à un maître la propriété d’une personne humaine. De ces deux choses, la première ne coûtait rien au maître et pouvait même quelquefois lui rapporter un profit. La seconde était toujours pour lui un sacrifice ; car l’esclave était une propriété de rapport ; l’affranchir, c’était s’appauvrir. Aussi l’esprit romain s’ingénia-t-il à trouver des combinaisons qui lui permissent d’accomplir l’une des deux choses sans l’autre. Il imagina des moyens d’affranchir sans se dépouiller, c’est-à-dire de n’affranchir qu’à moitié.

L’un de ces moyens, et le plus simple, était d’affranchir son esclave sans employer aucune des formalités légales. On l’affranchissait sans le déclarer au cens, sans opérer la vindicte, sans comparaître devant un magistrat. On l’affranchissait « dans la maison, à table, entre amis, » c’est-à-dire en dehors de toute publicité et de toute intervention de l’autorité publique. Il résultait de là que cet homme, libre vis-à-vis de son maître, n’était pas libre vis-à-vis de la loi. Libre de fait, il demeurait esclave en droit. Sa liberté n’avait donc aucune garantie ; elle ne durait qu’autant que le maître voulait qu’elle durât, et il pouvait à tout moment la reprendre. C’était une liberté précaire, et le maître y mettait toutes les conditions qu’il voulait. Il semblait avoir fait un homme libre, et cependant il continuait à jouir des services de cet homme, des fruits de son travail. Il disposait même, s’il voulait, de son pécule ; aucune loi du moins ne l’empêchait de s’en emparer. Cette situation singulière parait avoir été très fréquente aux temps de la république, et ce faux affranchissement fut sans doute un des procédés les plus usuels de l’aristocratie romaine. Elle fut modifiée dans les premiers temps de l’empire par la loi Junia Norbana. Cette loi eut pour effet de donner une sanction à ce qui n’avait été jusque-là qu’un semblant d’affranchissement. Elle en fit un affranchissement réel et régulier, mais incomplet. Ce fut un demi-affranchissement légal. L’ancien esclave ne devint pas un citoyen romain ; il fut seulement « un Latin ; » dénomination fictive et convenue, comme il y en a tant dans la langue du droit public romain. Dire de cet homme qu’il était un Latin, c’était une manière convenue d’exprimer qu’il n’était pas un citoyen romain. Ce qui caractérisait la condition sociale de ce « Latin, » c’est qu’il vivait comme libre, et qu’au moment de sa mort il redevenait esclave. De son vivant, il pouvait acquérir des biens pour lui-même, ce qui n’était jamais accordé à l’esclave ; il pouvait devenir propriétaire même d’immeubles. Mais dès qu’il mourait, toutes les règles qui s’appliquaient à l’esclave mourant s’appliquaient aussi à lui : il ne pouvait pas tester, il n’avait pas d’héritiers, il ne transmettait même pas ses biens à ses enfans. Tout ce qu’il laissait appartenait de plein droit au maître qui l’avait affranchi, ou aux héritiers de ce maître. Ses biens, qui de son vivant étaient une propriété, devenaient à sa mort un pécule ; et, comme le pécule d’esclave, ils rentraient de plein droit dans la main du maître. On peut dire que ce « Latin » n’avait qu’un affranchissement viager. Il vivait affranchi, il mourait esclave. On comprend quels motifs et quels calculs avaient fait imaginer une situation tellement bizarre que notre esprit moderne a quelque peine à la comprendre. Le maître, que rien n’obligeait à affranchir son esclave, avait bien voulu l’affranchir, mais sans renoncer aux profits qu’il tirait de lui. Il ne s’était donc privé de lui que temporairement. Il lui avait permis de vivre libre, de travailler pour soi, d’acquérir, mais c’était pour reprendre un jour tout ce qu’il aurait acquis. Cela valait mieux pour l’esclave que de rester esclave. Quant au maître, il y perdait peu ; car il ne renonçait aux revenus quotidiens de l’esclave que pour retrouver un jour ces revenus capitalisés. La condition d’affranchi latin dura pendant les cinq siècles de l’empire. On a une loi de Constantin qui s’y rapporte : « Les biens du Latin, dit-il, ne sont que pécule, et ils reviennent au patron on aux héritiers du patron sans que les fils du Latin puissent alléguer aucun droit d’hérédité. » C’est encore à peu près ce que dit Salvien au commencement du Ve siècle. La « latinité » ne disparut de la législation qu’au temps de Justinien.

Tel était le demi-affranchissement. Il faut observer maintenant l’affranchissement complet, et chercher si lui-même conférait à l’ancien esclave une pleine indépendance. Si nous regardons le pur droit romain, le « droit civil, » il est très net sur ce point. L’homme qui est affranchi suivant les modes légaux devient pleinement libre : il est citoyen romain et tous les droits du citoyen lui appartiennent ; il acquiert des biens. Il les transmet à ses enfans, il les lègue à sa guise. La pratique était souvent tout autre, et il faut reconnaître que si elle avait répondu à cet idéal, les maîtres n’auraient presque jamais affranchi leurs esclaves. Si les maîtres faisaient un grand usage de l’affranchissement, c’est qu’ils ne perdaient pas tous leurs droits sur ceux qu’ils affranchissaient. En vain l’esclave avait-il vu s’opérer la vindicte à son égard, en vain le magistral l’avait-il proclamé libre, citoyen romain, Quirite ; il n’était pas encore maître de soi. Homme libre vis-à-vis des autres hommes, homme libre vis-à-vis de la loi, il ne l’était pas tout à fait à l’égard de son ancien maître. Le droit romain voulait, en effet, que ce maître devînt pour lui un patron, et ce terme impliquait un certain genre d’autorité. L’affranchi était soumis et subordonné au patron un peu moins que l’esclave ne l’avait été au maître. Le droit, à la vérité, déclarait seulement qu’il devait au patron « la soumission et la déférence ; » mais rien n’était plus dangereux que ces termes abstraits dont il n’existait pas de définition précise ; ce vague prêtait à l’arbitraire et était plein de menaces. Les maîtres trouvèrent d’ailleurs un moyen très sûr de retenir les affranchis dans leur main. Nous avons dit qu’un maître était presque toujours un homme partagé entre la pensée d’améliorer le sort d’un esclave et le désir de ne pas se priver des services et des profits de cet esclave. L’affranchissement n’était, le plus souvent, qu’une conciliation entre ces deux sentimens contraires. Une convention se faisait entre les deux hommes. Le maître disait à l’esclave : « Je veux bien te faire libre et citoyen, mais tu continueras à me servir. « Il n’exigeait plus de lui « un service d’esclave, » mais il prétendait au moins à un « service d’affranchi. »

La nature et la mesure de ce service n’étaient inscrites dans aucune loi. La loi n’avait rien à fixer à cet égard, puisque, à ses yeux, l’affranchi était complètement libre. Mais elle reconnaissait comme chose légitime les conditions imposées par le maître et acceptées par l’esclave pour la concession de la liberté ; c’est ce que les jurisconsultes appellent imposita libertatis causa. La manière dont on réussit à donner une valeur juridique à ces conditions est assez singulière et peint assez bien l’esprit romain. La difficulté à tourner était que le droit romain ne reconnaissait aucune valeur à la convention faite entre un maître et son esclave ; en sorte que, si un jour l’affranchi refusait de rendre les services convenus, le maître ne pouvait pas alléguer en justice la promesse que l’esclave avait faite. On imagina donc d’exiger de l’esclave un serment. Nouvelle difficulté : un serment d’esclave n’était pas valable en droit. On recourut alors à un double serment. Par le premier, l’esclave jurait qu’aussitôt affranchi il en prêterait un second. Le premier n’avait qu’une valeur morale, ou plutôt, suivant les idées des anciens, une valeur religieuse ; c’était certainement assez pour que le second, venant aussitôt après et dans toute la joie de la liberté nouvelle, ne fût pas refusé. Le procédé est décrit tout au long au Digeste dans un fragment du jurisconsulte Vénuleius. Cicéron y faisait déjà une allusion très claire dans une de ses lettres. C’était ce second serment qui était valable en droit, puisqu’il avait été prononcé par un homme devenu libre. Or, ce second serment contenait les conditions imposées par le maître et acceptées par l’affranchi. Dès lors, celui-ci se trouvait engagé légalement, et, plus tard, le juge pouvait annuler l’affranchissement pour ce seul motif que le serment n’avait pas été tenu. Quelquefois même le maître obligeait son affranchi à employer les formes sacramentelles de la stipulation, et l’affranchi était lié par un véritable contrat.

Les conditions insérées dans le serment ou dans la stipulation variaient beaucoup. Elles dépendaient de la volonté de chaque maître. L’affranchi pouvait s’engager à demeurer dans la maison du patron ; il pouvait s’engager à servir, soit pour un temps déterminé, soit pour toujours ; il pouvait s’engager à servir seulement le maître, ou à servir encore après lui son héritier. Souvent il promettait une sorte de redevance que l’on décorait du nom de don gracieux, donum. Plus souvent il promettait une partie de son travail, et ce travail se comptait par journées que l’on appelait operœ. Nous retrouverons ce même mot dans la suite. L’un devait fournir dix journées par an, un autre vingt, tel autre « un nombre indéterminé qui serait à la volonté du patron. » Le genre de travail dépendait des aptitudes de l’ancien esclave. L’un était laboureur, ou charpentier, ou maçon. Un autre était orfèvre, architecte, médecin, copiste, peintre, acteur, maître d’école. Tantôt le travail était fourni dans la maison même du patron où l’affranchi exerçait son métier. Tantôt il faisait son métier par la ville et il rapportait au patron une partie de ses émolumens ou de ses honoraires. Quelquefois l’affranchi tenait une boutique ou un comptoir de banque, et il devait payer au patron, soit une somme fixe par jour, soit une part de ses bénéfices. Il était inévitable que cette obligation du travail donnât lieu à beaucoup de discussions. S’il faut en croire Tacite, les affranchis auraient eu une propension à manquer à leurs devoirs. Si l’on croit les jurisconsultes, ce seraient les patrons qui auraient exagéré leurs droits « jusqu’à charger outre mesure et opprimer les affranchis. » Des deux affirmations contraires nous concluons seulement que les conflits étaient perpétuels. Les tribunaux étaient sans cesse appelés à trancher ces débats. Par les efforts continus des juges, des jurisconsultes, des empereurs, il s’établit une jurisprudence à peu près fixe sur la matière. D’une part, les juges obligèrent l’affranchi à s’acquitter « des travaux qu’il avait promis pour obtenir la liberté. » D’autre part, les jurisconsultes et les empereurs rappelèrent aux patrons que les travaux devaient toujours être en rapport avec les forces et l’état de santé de l’affranchi, et ne devaient jamais être exigés d’un malade. Ils ajoutèrent même que celui qui aurait deux enfans en serait exempte. Aussi bien que l’homme, la femme affranchie devait un certain nombre de journées, au moins jusqu’à l’âge de cinquante ans. Mais, si elle se mariait, elle était aussitôt dispensée de cette obligation. La raison de cette faveur s’aperçoit bien, et le jurisconsulte la dit : c’est que la femme ne pouvait servir à la fois son patron et son mari. Mais pour la même raison, cette femme ne pouvait se marier qu’avec la permission du patron. Rien de plus légitime suivant les idées des anciens. Puisqu’un tel mariage devait porter préjudice au droit du patron, on trouvait juste que le patron eût la faculté de s’y opposer. Il n’est pas inutile de noter que, dans cet engagement que l’esclave prenait en vue d’obtenir la liberté, on pouvait insérer la clause que les journées de travail seraient dues, non-seulement par lui, mais encore par ses enfans nés ou à naître. C’est Ulpien qui nous fournit ce renseignement significatif.

On voit assez que le maître qui avait affranchi un esclave n’avait pas renoncé à tout son droit de propriété sur sa personne et sur son travail. Il en fut de même pour ses biens. Il était fréquent, dans la société romaine, que les affranchis s’enrichissent ; car c’étaient eux qui avaient en main presque tout le commerce. Ils exerçaient même la plupart des professions que nous appelons libérales : ils étaient médecins, architectes, libraires, précepteurs, quelquefois même professeurs. A eux appartenaient aussi les emplois publics de second ordre ; ils remplissaient les bureaux de l’administration ; ils étaient greffiers des juges, agens des gouverneurs des provinces, commis des douanes. Ces emplois étaient peu estimés, à ce qu’il semble, mais ils étaient lucratifs. Regardez les inscriptions, regardez les lois, tout montre que les affranchis arrivaient à la fortune. Il n’est donc pas inutile de nous demander ce que devenait leur succession. Nous avons déjà vu que l’affranchi latin laissait tous ses biens à son maître. Il ne pouvait pas en être de même pour celui que nous pouvons appeler l’affranchi complet. Tout le droit romain, depuis les Douze Tables, avait prononcé expressément que cet affranchi laissait ses biens à ses enfans et que le patron n’y avait aucun droit. L’affranchi avait, comme tout citoyen romain, des « héritiers siens, » c’est-à-dire des enfans qui lui succédaient de plein droit. Il est vrai, qu’à défaut de fils, ses biens allaient au patron ; mais j’incline à penser que, lorsque le vieux droit avait établi cette règle, il avait considéré le patron comme le plus proche parent. Il l’était, en effet, dans les idées des anciens. L’affranchi, au temps où il avait été esclave, n’avait pas eu de parens aux yeux de la loi ; en aurait-il eu, tout lien aurait été rompu avec eux par l’affranchissement. Par suite de cela, l’affranchi ne pouvait jamais avoir de collatéraux. S’il n’avait pas d’enfans, l’unique parent qu’il pouvait laisser était son patron, lequel, l’ayant fait naître à la vie civile, était légalement son père et lui avait donné son nom. Ce patron héritait donc de son affranchi comme un père aurait hérité de son fils ; le fils du patron héritait comme un frère ou un collatéral. Mais si l’affranchi laissait des enfans, personne ne passait avant eux. Telle était la règle dans l’ancien droit.

Il semble que cette règle, si juste en soi, ait choqué les idées des hommes d’alors. Avec la conception qu’on se faisait de l’esclavage, il était difficile que l’ancien maître ne fût pas convaincu qu’il avait des droits sur les biens de son ancien esclave. Cet homme lui devait sa liberté. Le droit même d’acquérir quoi que ce fût, il ne l’avait qu’en vertu de l’affranchissement. Ce n’était aussi que par une faveur spéciale du maître qu’il avait pu garder son pécule. Cette première mise de fonds, il la tenait du maître. Si ce pécule avait grandi dans le commerce, dans l’industrie, dans la banque, n’était-ce pas en partie parce que l’affranchi portait le nom du patron, et parce que, portant son nom, il était sous sa garantie ? Il faut entrer dans ces mœurs et dans ces idées des anciens si nous voulons nous expliquer les détours et les ruses que les patrons se crurent en droit d’imaginer pour éluder la loi. Deux de ces détours, surtout, nous sont connus. L’un consistait en ce que le maître, au moment d’affranchir, faisait jurer à son esclave qu’il ne se marierait pas : c’était s’assurer sa succession. Une loi vint, il est vrai, interdire ce singulier arrangement comme contraire à la morale. Il y en avait un autre qui resta permis : le maître obligeait le nouvel affranchi à le reconnaître comme associé dans tous ses bénéfices, c’est-à-dire dans toute la fortune qu’il pourrait acquérir ; l’affranchi mort, l’ancien maître se présentait, non comme héritier, mais comme associé, et de cette façon il était assuré d’avoir au moins une part dans la succession. Le vieux droit avait encore permis à l’affranchi de faire un testament. Il n’avait pas pu le lui interdire, puisqu’il le considérait comme citoyen romain. Ainsi, au cas où l’affranchi n’avait pas d’enfans, il pouvait disposer de ses biens en faveur de qui il voulait, sans que le patron pût y prétendre. Telle était la règle ancienne. Il est curieux d’observer que les jurisconsultes eux-mêmes trouvèrent que cette faveur de la loi était excessive. Leur esprit admettait bien que l’affranchi laissât ses biens à un fils légitime ; mais qu’il les léguât à un étranger, ou même à un fils adoptif, à l’exclusion du patron, cela était « ouvertement injuste ; » cela était « une iniquité. » C’est Gains qui s’exprime ainsi. Il arriva donc que l’édit du préteur corrigea sur ce point « l’iniquité du droit. » Il fut établi que si un affranchi, n’ayant pas d’enfans, instituait un héritier, il devrait au moins laisser au patron la moitié de son bien. Plus que cela, la loi Papia Poppæa étendit le droit du patron même au cas où l’affranchi laissait des enfans légitimes. Elle voulut que le patron entrât en partage aveu les fils. Elle lui assura la moitié s’il existait un enfant, le tiers s’il y en avait deux. C’est seulement si le nombre des enfans était plus élevé que la succession leur fut dévolue sans partage avec le patron. Des dispositions plus rigoureuses encore réglaient la succession de la femme affranchie.

On peut dire que le patron avait une sorte de domaine éminent sur les biens que possédait l’affranchi. Lui vivant, il n’avait pas le domaine utile, il n’avait pas la jouissance. Lui mort, il se présentait pour reprendre tous les biens, s’il s’agissait d’un affranchi latin ; une part des biens, s’il s’agissait d’un affranchi complet. De là vient que le droit romain fait toujours figurer dans la fortune d’un défunt les affranchis qu’il peut avoir ; ses affranchis font partie du corps de sa succession. C’est qu’en effet la faculté qu’il a d’hériter d’eux un jour est une valeur dont il faut tenir compte dans l’évaluation de sa fortune. Ces droits se transmettent tout naturellement à ses héritiers ; il faut donc les compter dans l’héritage. Par son testament, le patron lègue ses affranchis comme il lègue ses terres ou ses meubles ; il les partage entre ses héritiers, il les « assigne » à l’un ou à l’autre, à son choix. Nous devons entendre par là qu’il lègue et assigne, non pas précisément la personne des affranchis, mais leurs services, leur obéissance, et surtout l’éventualité de leur succession. Il se peut même qu’un affranchi appartienne à la fois à deux maîtres. Il se partage entre deux cohéritiers par moitié ou par tiers, comme serait partagé un immeuble ou un capital[2]. Telle était la nature ordinaire de l’affranchissement. Il ne faisait pas un homme indépendant ; il laissait à l’ancien maître de l’esclave une partie de ses droits. L’affranchi, légalement libre, restait le sujet d’un autre homme. Or cette classe des affranchis fut très nombreuse. Tacite fait entendre que, dans la ville de Rome, elle l’emportait sur la population née dans la liberté ; et il n’est pas téméraire de penser qu’il en était à peu près de même dans l’Italie et les provinces. Il n’était pas de riche famille qui n’eût un nombreux personnel d’affranchis à son service. Nous n’avons pas à nous occuper de ceux qui vivaient et travaillaient dans les villes ; mais nous voudrions savoir quelle était la destinée de ceux qui restaient dans les campagnes. Malheureusement, les écrivains ne nous parlent guère que des affranchis des villes, et les jurisconsultes, lorsqu’ils cherchent des exemples, citent plus volontiers l’affranchi orfèvre, ou médecin, ou pédagogue, que l’affranchi laboureur. Les choses rurales sont toujours ce qui laisse le moins de traces. Ce que l’on peut du moins constater, c’est le grand nombre des affranchis des campagnes. Nous voyons, par exemple, dans Tite Live, que Rome, faisant une levée de paysans pour armer une flotte, remplit 25 quinquérèmes d’hommes qui étaient « de la classe des affranchis citoyens romains. » César nous montre, au début de la guerre civile, Domitius se faisant une petite flotte en armant des affranchis de ses domaines d’Étrurie. L’empereur Auguste, en un danger pressant, ordonna aux propriétaires de donner pour le service militaire un certain nombre de leurs affranchis. Pendant tout l’empire, les armées romaines se sont recrutées, en grande partie, d’hommes qui n’étaient pas nés libres. Le corps des vigiles, corps d’élite, qui avait la garde de Rome, était formé « d’affranchis latins. » Les légions, il est vrai, devaient être composées d’hommes libres ; mais les cohortes auxiliaires étaient pleines d’hommes qui ne recevaient les droits complets de citoyen qu’à l’expiration de leur temps de service et comme récompense de seize ans de bonne conduite. Au IVe, au Ve siècle, la population libre, de plus en plus réduite en nombre, ne fournissait que quelques corps d’élite et les officiers des autres troupes ; mais la masse des soldats venait d’ailleurs. Observez la conscription telle que l’empire l’établit alors : elle pèse surtout sur les paysans et exclut la plupart des professions des villes ; parmi ces paysans, elle ne reçoit pas d’esclaves, mais elle reçoit visiblement beaucoup d’hommes qui ne sont pas pleinement libres, et qui ne peuvent être que des colons ou des affranchis.

Ces faits suffisent à montrer que la classe des affranchis fut, pendant toute la durée de l’empire, très nombreuse dans les campagnes. Il n’est pas douteux, d’ailleurs, qu’elle n’y fût dans un état de dépendance. Nous pouvons observer, en effet, que le jour où l’empereur Auguste voulut enrôler ces affranchis, il ne les prit pas directement lui-même, il ne leur enjoignit pas de venir donner leurs noms, comme cela se faisait dans l’enrôlement des citoyens ; il dut s’adresser à leurs propriétaires. Il obligea chacun de ces propriétaires, suivant le chiffre de sa fortune, « à donner » quelques-uns de ses affranchis. Cela implique que ces hommes étaient moins sujets de l’état que sujets d’un propriétaire. De même encore au IVe siècle, chaque fois que l’empire ordonne une levée de paysans, c’est aux propriétaires qu’il envoie ses ordres, et il fixe à chacun d’eux le nombre d’hommes qu’il doit donner. Le grand propriétaire fournit plusieurs conscrits ; plusieurs petits propriétaires s’unissent pour en fournir un. Ce mode de conscription est celui qui est usité dans les pays où les paysans appartiennent à des seigneurs. Nous arrivons donc à cette conclusion que, dans la société de l’empire romain, les affranchis composaient un des élémens de cette population d’un grand domaine qui vivait soumise au propriétaire du sol.

Pouvons-nous aller plus loin, et essaierons-nous de voir quelle était, dans l’intérieur du domaine, la condition spéciale de ces affranchis ? C’est ici que nous souhaiterions que l’antiquité nous eût laissé plus de renseignemens. Faisaient-ils partie de l’entourage du maître et de son service personnel ? Cela est certain pour quelques-uns, mais ceux-là ne formaient sans doute qu’une très petite minorité. Exerçaient-ils les fonctions d’intendant du domaine, de villicus, de procurator, et à ce titre dirigeaient-ils l’exploitation ? C’est ici une hypothèse qui doit être écartée ; le villicus, le procurator, tels que nous les voyons souvent chez les jurisconsultes, et plus souvent dans les inscriptions, n’étaient pas des affranchis, mais des esclaves. Il ne semble pas que les Romains aient en l’habitude de faire commander leurs esclaves par leurs affranchis. Ces affranchis du domaine, laboureurs pour la plupart, travaillaient-ils en commun dans le groupe servile ? Cette hypothèse encore est difficilement admissible. La demi-indépendance de l’affranchi le mettait certainement fort au-dessus d’un travail impersonnel au milieu des esclaves. Il ne reste plus qu’une supposition à faire : c’est que le maître qui les avait affranchis leur ait donné en même temps un petit lot de culture et en ait fait des tenanciers. C’est ici un point obscur qui, probablement, ne sera jamais éclairci. Les seuls documens qui seraient de nature à nous renseigner, c’est-à-dire les polyptyques, les livres du cadastre, les registres de propriété, ont tous péri sans qu’il en reste Tien. Mais, deux siècles après l’empire romain, des documens de cette sorte ont été conservés ; ils sont certainement de même nature que ceux de l’époque impériale qui ont péri ; or ces polyptyques, ces documens de tradition toute romaine, nous montreront des affranchis qui sont tenanciers de père en fils et depuis longtemps. Nous y reconnaîtrons qu’ils doivent des services et des operœ, comme les affranchis de l’époque romaine, et il n’est pas jusqu’à la succession de leurs biens qui ne soit régie par des règles assez semblables à celles que le droit romain nous a montrées. Il faut nous arrêter à la simple indication de ces similitudes ; il ne me paraît pas que la pleine vérité puisse être trouvée.


VIII. — LA TENURE DE COLON.

A côté des tenures serviles et des tenures d’affranchis, il y eut, peut-être en plus grand nombre, les tenures de colons. La situation de l’homme libre cultivant le sol d’autrui a plusieurs fois changé dans la société romaine. Le fermage par contrat avait pris autrefois la place du précaire. Par une nouvelle évolution, le colonat prît la place du fermage. Le colon du IVe siècle est, le plus souvent, le descendant de l’ancien fermier. Le nom est le même. La langue a successivement appelé du même terme de « colon, » d’abord le cultivateur qui était un fermier libre, puis le cultivateur qui était enchaîné au sol. Ce n’est pas que les peuples soient convenus, quelque jour, de changer le sens du mot ; les mots sont ce qu’on change le moins dans une société. C’est l’homme qui, en gardant son nom, s’est transformé. Il avait été libre de quitter la terre ; il a cessé de l’être ; mais on lui a laissé sa dénomination de « colon, » et ce mot ancien s’est appliqué à une situation nouvelle. D’ailleurs, cette transformation de l’homme ne s’est pas faite par une loi. Elle n’a pas été édictée par un gouvernement. On chercherait en vain une telle loi dans les codes romains ; quant au gouvernement impérial, il n’eut jamais ni la volonté ni la force d’opérer une pareille révolution, qui, d’ailleurs, si l’on y réfléchit un peu, ne pouvait lui être utile en rien. Le changement du fermier en colon a été graduel, insensible, longtemps invisible. Il ne s’est pas opéré par masses, mais par individus. Il s’est accompli sur une série de personnes et de familles avant d’apparaître dans la société. Le terrain de cette révolution a été l’intérieur de chaque domaine rural.

C’est pourquoi nous la connaissons si peu. Aucun historien du temps n’a en à parler d’elle. Ce n’est qu’à de rares et obscurs indices que nous pouvons l’entrevoir. Un homme était d’abord fermier par bail temporaire en vertu d’un contrat ; il pouvait quitter la terre à l’expiration du bail, mais il est resté. Ce paysan s’est accoutumé à cultiver le même sol du même propriétaire, aimant ce sol à force de le cultiver, et se rivant peu à peu à lui par son long labeur et son amour. Le contrat de bail, devenu inutile, n’a jamais été renouvelé. Les années et les générations ont passé, la famille est toujours à la même place. Un lien d’habitude s’est formé, plus fort et plus impérieux d’âge en âge.

D’autres fois, plus souvent peut-être, ce fermier qui était venu pauvre, sans capital et sans avances, n’a pas pu payer son fermage. Pline le Jeune décrit cette situation, et les jurisconsultes du Digeste font entendre qu’elle était fréquente. Ce fermier, devenu débiteur du propriétaire, n’a pourtant pas été renvoyé par lui ; on l’a gardé, on l’a retenu, parce que son travail était le gage de sa dette. Il n’aurait pu quitter qu’en se libérant. Au contraire, il est devenu chaque année plus insolvable, chaque année plus lié à la terre. Bon gré mal gré, cette terre le tenait, et cela, devait durer toujours, car son labeur était désormais sa seule manière de payer l’intérêt annuel de sa dette. C’est pour cela, apparemment, que son labeur était désormais contraint et forcé. Ainsi, le père était venu libre sur ce sol, les fils y restaient obligatoirement et le petit-fils ne savait même plus que l’aïeul avait été libre d’en sortir. Voilà comment s’est formée, presque sans qu’on s’en aperçut, une nouvelle condition sociale[3]. Cette situation n’est pas née, comme on l’a dit, au IVe siècle de l’empire ; elle avait peut-être existé dans tous les temps. Ce qui appartient au IVe siècle, c’est qu’elle soit devenue fréquente et se soit multipliée à l’infini. Ce colonat prit alors une telle extension, il finit par enserrer, homme par homme, tant de milliers d’hommes, que le gouvernement et le législateur furent obligés de s’occuper de lui ; alors vinrent les lois impériales qui le reconnurent, qui le fixèrent, qui le déclarèrent immuable.

Le colon n’était pas un serf[4]. Ceux qui ont confondu le colonat avec le servage de la glèbe ont été induits en erreur par quelques analogies apparentes et par une phrase du code théodosien inexactement traduite. Les lois romaines distinguent toujours, et en termes fort nets, le colon de l’esclave. Maintes fois ce colon est qualifié homme libre. Aussi possède-t-il ce qu’un esclave n’aurait jamais, une famille et des droits civils. A l’opposé de l’esclave, il hérite de son père, et ses enfans de lui. Il peut posséder en propre. Sa tenure, bien entendu, n’est jamais sa propriété ; mais, en dehors de sa tenure, aucune loi ne l’empêche d’être propriétaire d’un immeuble. Il peut tester en toute liberté pour ce qui est à lui. Enfin, il a la protection des lois et le droit de se présenter en justice. Il peut plaider même contre son maître. Nous avons un rescrit d’Honorius, qui s’étonne que le colon ait un pareil droit et qui ne peut pourtant pas le lui ôter tout à fait.

Sur un point, le colon n’est pas libre : il ne doit ni quitter sa terre ni cesser de la cultiver. Les lois disent qu’il ne peut s’éloigner de cette terre un seul jour. Par là, il semble qu’il appartienne à son champ. Il en est « comme l’esclave ; » c’est la loi qui s’exprime ainsi. Il est bien vrai que, juridiquement, le colonat n’est pas une servitude ; il n’est pas « une condition inhérente à la personne ; » mais s’il n’est pas une servitude, il est un lien : nexus colonarius, dit encore le législateur. Voilà la vraie définition du colonat. Il est un lien, et notons que ce lien n’est pas entre un homme et un maître, mais entre un homme et une terre. Sans la terre, il n’y aurait pas de colon. Sans la terre, cet homme serait aussi libre que tout autre citoyen. — Le lien qu’il a contracté avec la terre est aussi bien à son avantage qu’à son détriment. Il ne doit pas quitter cette terre ; mais, en compensation, la jouissance de cette terre lui est assurée. Le propriétaire n’a pas plus le droit d’évincer un colon que celui-ci n’a le droit de laisser la terre. Prenez toutes les lois sur le sujet ; elles impliquent que le cultivateur peut rester, s’il veut, en dépit même du propriétaire. Mais, en retour, le propriétaire exige qu’il reste ; fugitif, il le poursuit, il le reprend, il le ramène par la force. En résumé, le lien entre la terre et l’homme ne peut être brisé ni par le colon ni par le maître. Nous apercevons, il est vrai, dans quelques lois, qu’il n’est pas sans exemple que ce lien soit rompu ; nous voyons des colons qui deviennent soldats, d’autres qui deviennent prêtres ; mais il faut, pour que ce changement soit légitime, que le propriétaire l’ait autorisé. Le lien ne peut donc être brisé que par l’accord de volonté des deux hommes. Le propriétaire ne peut pas vendre son domaine sans vendre en même temps les colons qui l’habitent. Cela signifie, au fond, qu’en vendant son domaine il assure à ses colons la conservation de leurs tenures sous le nouveau propriétaire. En effet, une autre loi interdit à l’acquéreur d’amener avec lui de nouveaux colons au préjudice des anciens. Le colon est donc inséparable de la terre ; il fait corps avec elle : Justinien l’appelle membrum terrœ. Il peut se marier avec une femme de sa condition ; mais il faut encore que cette femme appartienne au même domaine que lui. Règle singulière et qui pourtant s’explique. S’il en était autrement, il y aurait formariage, et l’un des deux conjoints serait nécessairement perdu pour l’un des deux domaines. Cela ne peut se faire que si les deux propriétaires sont d’accord pour le permettre ou pour faire entre eux un échange de personnes. C’est ce qu’on retrouvera au moyen âge et ce qu’on voit déjà sous l’empire romain. Les fils du colon sont nécessairement colons, et le sont de la même terre. Ils héritent à la fois de la tenure du père et de ses obligations. Ils gardent sa terre de plein droit et forcément. Le colon est un tenancier perpétuel.

Regardons-le dans l’intérieur de ce domaine rural dont il occupe une parcelle, et cherchons quelle est sa situation. A-t-il un maître, comme l’esclave ? Il a au-dessus de lui, visiblement, le propriétaire du sol. Or, il se trouve que la langue latine n’a qu’un seul mot pour signifier propriétaire et maître, dominus. Il en résulte que le colon emploie en parlant au propriétaire du sol le même terme qu’emploie l’esclave. Cet homme n’est pas son maître, mais l’usage est de l’appeler du même nom que s’il l’était. Bien des confusions d’idées peuvent naître de là. L’influence des mots dans les mœurs est incalculable. Il ne faudra pas longtemps pour que ces deux hommes arrivent également à penser que l’un des deux est le maître de l’autre. Il subsiste pourtant une grande différence entre l’esclave et le colon : c’est que le propriétaire ne peut obliger le colon à aucun autre genre de travail qu’à la culture du sol. Il n’a pas le droit de l’attacher à son service personnel ; il ne peut pas l’appliquer à un métier. Peut-il le frapper, le punir, l’enchaîner ? Cela ne se voit pas clairement. Il y a bien une loi qui permet au propriétaire d’infliger un châtiment au colon dans un cas tout à fait spécial ; mais cette loi même me paraît impliquer qu’en général il n’avait pas ce droit. Dire que, pour un délit déterminé, le colon pourra être enfermé et frappé « comme s’il était esclave, » c’est dire qu’en dehors de ce délit il n’est pas soumis comme l’esclave aux châtimens corporels. D’ailleurs, le colon est expressément autorisé à poursuivre le propriétaire en justice pour toutes les catégories d’actes que le droit romain réunissait sous la dénomination générale d’injures. En l’absence du propriétaire, le domaine était régi par un villicus et un procurator. On aperçoit bien que le colon était subordonné à ces deux personnages. Mais ici se présente une difficulté. Comment le colon, qui est homme libre, peut-il être soumis à des hommes qui sont toujours des esclaves ? C’est qu’il ne leur est soumis qu’à titre de régisseurs du domaine tout entier. Qu’ils aient un droit de coercition sur sa personne, c’est ce qu’aucun texte ne permet de supposer, saut le cas où il aurait voulu s’enfuir du domaine. Ils ont les yeux sur lui, s’assurent de sa présence, reçoivent ses redevances et ses prestations, rendent compte de lui au maître. Pour le travail, nous ne voyons jamais que le colon soit confondu avec les esclaves. Il ne fait pas partie d’un groupe qui laboure ou qui moissonne sous les ordres d’un monitor. Nous ne trouvons pas de décuries de colons comme nous trouvons des décuries d’esclaves. Le colon est seul au labour, et seul à la moisson. Il ne transporte pas non plus ses bras et son travail sur telle ou telle partie du domaine qu’un chef lui indique chaque jour. Il a son lot de terre et il le cultive toute l’année. Il laboure, sème, récolte à la même place. Ordinairement, c’est le même champ qu’il cultive toute sa vie, et c’est encore ce champ que ses enfans cultiveront après lui[5]. Il n’habite pas non plus, comme le groupe des esclaves, dans une demeure commune ; il a sa cabane à lui. Pour la culture, nous n’apercevons pas qu’on lui donne des ordres, qu’on le dirige. Vraisemblablement, il cultive à sa guise et sous sa responsabilité. Il jouit des fruits. Une partie de sa récolte est sans doute pour le maître, mais le reste est à lui. Une loi nous montre cet homme vendant lui-même ses produits au marché de la ville voisine.

Ses redevances annuelles sont le prix dont il paie la jouissance du sol. Elles sont la suite ou l’équivalent de l’ancien fermage. Ce ne sont pas les lois impériales qui ont fixé ces redevances, pas plus que ce ne sont elles qui ont institué le colonat. Il n’exista même jamais de règles générales au sujet des rentes colonaires. Se figurer tous les colons de l’empire, ou seulement tous les colons d’une province soumis aux mêmes obligations, serait une grande erreur. Les obligations variaient d’une terre à une autre. Elles pouvaient même varier, d’un colon à l’autre, sur une même terre. Dans quelques domaines la redevance se payait en argent, dans d’autres en nature. Sur quelques-uns, le colon payait à la fois une rente et une part des fruits. Nos documens ne nous renseignent pas sur le chiffre de la rente. La part des fruits s’appelait pars agraria ou agraticum ; c’est le champart du moyen âge. Il pouvait aussi arriver que les colons dussent au propriétaire un nombre déterminé de jours de travail ou de corvées. Une inscription, relative à un domaine d’Afrique, marque que le nombre des corvées sur ce domaine était de six par an, c’est-à-dire deux pour le labour, deux pour les semailles et deux pour la moisson. Mais tout cela variait à l’infini, et nous ne pouvons pas affirmer qu’il y eût deux domaines où les obligations du colon fussent exactement les mêmes. Cette variété venait de ce que chaque propriétaire avait fait à l’origine avec chaque colon des conventions particulières. Quelquefois il avait pu imposer au colon sa volonté. Souvent, les conditions avaient été assez librement débattues, et le colon les avait acceptées à un moment où il avait encore la faculté de ne pas s’établir sur cette terre et où il n’était pas encore colon. Les obligations des colons étaient aussi variables que les sources mêmes du colonat. Une seule règle existait, c’est que ces obligations, une fois établies, ne pouvaient plus changer ; elles demeuraient immuables à jamais. Douces ou rigoureuses, elles se transmettaient de père en fils sans aucune modification. Il faut observer de près cette règle et essayer de la comprendre.

Prenons d’abord le cas où les obligations étaient rigoureuses ; le colon ne pouvait ni réclamer un adoucissement ni quitter la terre. Il voyait ailleurs un domaine où les conditions étaient plus douces, et il était tenté d’y courir ; mais c’est ici que la loi intervenait, impitoyable ; elle interdisait au colon de changer de domaine, de chercher un propriétaire plus indulgent ou une tenure grevée de moindres charges. Elle punissait surtout le propriétaire qui prenait chez lui le colon d’un autre. C’est qu’elle voyait là un préjudice porté à l’ancien propriétaire et une atteinte à des droits acquis. Elle supposait que cette redevance, trop rigoureuse peut-être, avait été établie jadis par une convention libre, qu’il y avait eu peut-être quelque raison spéciale pour qu’elle fût si rigoureuse, que peut-être elle représentait, outre la rente du sol, les intérêts d’un capital prêté, et qu’il pouvait y avoir cent raisons aujourd’hui oubliées pour que la redevance eût été fixée de la sorte. Le législateur ne se croyait pas le droit de permettre qu’on la changeât au détriment du maître.

Prenons maintenant le cas où les conditions faites au colon étaient douces ; alors la même législation impériale défendait au propriétaire de les aggraver. Elle partait de ce principe que, si le propriétaire primitif n’avait établi qu’une redevance légère, c’est qu’il ne s’était pas senti le droit d’exiger davantage. Elle supposait, par exemple, que le premier colon avait apporté avec lui ses outils et ses bestiaux, qu’il avait bâti lui-même sa cabane, que le propriétaire n’avait eu à faire aucune mise de fonds. D’autres fois, il était arrivé que les premiers colons d’un domaine y eussent été installés à un moment où ce domaine était encore à l’état de saltus, c’est-à-dire de terre en friche. C’est sur ces sortes de terres, en effet, que le colonat parait avoir commencé ; c’est du moins sur elles que nos plus anciens documens nous le montrent. Comme ces terres étaient alors sans valeur dans les mains d’un propriétaire qui les avait eues presque pour rien, et comme on ne savait même pas ce qu’elles pourraient produire un jour, le propriétaire n’avait exigé de ses premiers colons qu’une faible redevance ; et c’était à ce prix seulement qu’il avait trouvé des hommes qui consentissent à défricher. Avec le temps et par le travail de ces hommes, cette terre était devenue fertile. Le propriétaire avait-il pour cela le droit d’augmenter la redevance ? La loi impériale répondait non. Elle voyait une convention primitive, qui avait été faite non par écrit, mais mentalement, et pour toujours, et elle ne permettait pas qu’elle fût rompue. « Si un propriétaire, dit l’empereur, exige d’un colon plus que ce qui a été accoutumé jusqu’alors, c’est-à-dire plus que ce qui a été exigé de lui ou de ses pères dans les temps antérieurs, ce colon se présentera devant le juge le plus proche, et ce juge devra, non-seulement défendre au propriétaire d’augmenter la redevance coutumière, mais encore faire restituer au colon tout ce qui aura été exigé de lui indûment. » La redevance imposée au père, dit un autre empereur, ne pourra pas être augmentée pour le fils ; « car nous voulons que les fils, une fois nés sur le domaine, y restent comme en possession, aux mêmes conditions suivant lesquelles les pères y ont vécu. » L’immutabilité était la règle, aussi bien pour le colon que contre lui. La conséquence était que les bénéfices du défrichement étaient presque tout entiers pour l’auteur du travail ou pour ses enfans à tout jamais. Qu’un colon améliore le sol par des plantations, par des desséchemens, par des irrigations, ce sont ses enfans qui auront tout le profit. La plus-value du sol est pour le colon. Il n’a pas à craindre que ses charges s’accroissent à mesure que sa terre vaudra davantage. Mais de même, en sens contraire, il peut arriver qu’une terre perde une partie de sa valeur ; elle peut se détériorer ou par négligence ou par accident ; la redevance n’en sera pas diminuée, et la famille du colon y restera toujours, sans espoir d’allégement, c’est-à-dire dans la misère. Les documens ne nous disent pas si les colons furent, en masse, heureux ou malheureux ; mais nous apercevons sans peine qu’il y en eut des deux sortes, et que leur situation fut infiniment variable. On vit des colons à tous les degrés de l’échelle, depuis le bien-être d’une famille laborieuse et assurée de posséder toujours son champ, jusqu’à l’extrême misère du paysan que son champ ne nourrit plus et qui n’a pas le droit de chercher son pain ailleurs.


IX. — DE LA DIVISION HABITUELLE DU DOMAINE EN DEUX PARTS.

Nous venons de compter et d’observer plusieurs classes différentes de cultivateurs : esclaves travaillant en commun, esclaves à petite tenure, fermiers libres, affranchis, colons. On se tromperait si l’on supposait que ces classes se succédant se soient supprimées l’une l’autre. Le fermier libre n’a pas fait disparaître l’esclave. Le colon n’a pas fait disparaître complètement les fermiers libres ; car on en trouve jusqu’à la fin de l’empire. Quant à l’esclave et à l’affranchi gratifiés d’une petite tenure, ils ne se sont substitués que pour une faible part à la familia travaillant en commun. La vérité est que toutes ces catégories d’hommes ont vécu ensemble, non confondues, mais entremêlées sur les mêmes terres. C’est seulement la proportion numérique entre elles qui a varié aux différens siècles. Nous ne devons pas nous figurer le domaine rural cultivé exclusivement par une espèce de cultivateurs, d’abord par des esclaves, plus tard par des fermiers libres, plus tard encore par des colons. Il y a eu de tout cela à la fois sur un même domaine. Le système de l’exploitation directe par un groupe d’esclaves et le système de la tenure colonaire semblent contradictoires ; en réalité, tous les deux étaient pratiqués en même temps et s’associaient. Le domaine était, en général, divisé en deux parts : l’une était cultivée directement par le groupe des esclaves travaillant pour le compte du maître seul ; l’autre était affermée ou mise en tenure dans les mains de petits cultivateurs qui en partageaient les profits avec le propriétaire. Ce partage du domaine rural est une coutume à laquelle l’historien doit faire grande attention ; nous la retrouverons au moyen âge, où elle produira les plus grandes conséquences ; il importe de constater qu’elle a existé déjà dans la société de l’empire romain, dont la Gaule faisait partie.

Prenons d’abord comme exemple le petit domaine d’Horace. Le poète ne prend pas la peine de nous le décrire autant que nous le souhaiterions. Encore montre-t-il d’un trait qu’il contient deux parts bien distinctes : d’un côté, il s’y trouve cinq fermiers libres qui ont chacun « un foyer, » c’est-à-dire une maison à eux et visiblement un lot de terre. De l’autre côté, il y a sur ce même domaine huit esclaves qui travaillent sous les ordres d’un villicus esclave comme eux ; leur condition est sans doute assez dure, puisque le poète plaisamment menace Davus, esclave citadin, de l’envoyer, lui neuvième, travailler à la culture. Voilà bien les deux parts : l’une distribuée en petites tenures, l’autre exploitée directement. La part réservée comprend sans doute, outre la maison principale et les jardins qui l’entourent, la forêt de chênes et d’yeuses dont les ombrages plaisent tant à Horace ; elle comprend aussi des terres à blé, « ces terres qui lui donnent chaque année leur moisson sans jamais le tromper ; » elle renferme aussi ce petit vignoble dont le vin, si médiocre qu’il soit, est mis en bouteilles par le poète lui-même. La part distribuée en tenures renferme d’autres terres à blé, peut-être aussi quelques pièces de vigne et des prairies. Ce sont les lots de ceux que le poète appelle « les cinq braves pères de famille, » c’est-à-dire des cinq fermiers[6].

Ce même partage du domaine ressort des textes des jurisconsultes comme un usage fréquent qu’ils n’ont pas à expliquer et auquel ils se contentent de faire allusion. Scævola, par exemple, parle, comme d’une chose habituelle, du domaine qui a été vendu ou légué « avec les pécules des esclaves et l’arriéré des fermiers. » Ces deux classes d’hommes vivent donc ensemble sur la même terre, et comme il est certain qu’elles travaillent différemment et sans contact entre elles, leur présence simultanée implique que le domaine est divisé en deux parts distinctes. Un fragment d’Ulpien montre comment chaque domaine était inscrit sur les registres de l’impôt foncier. On ne se contentait pas d’indiquer l’étendue ou la valeur de l’ensemble : on marquait les diverses sortes de culture, « combien il s’y trouvait d’arpens en labour, combien en vignes ou en oliviers, combien en prés, en pâquis, en bois. » Puis on inscrivait encore sur les registres combien ce domaine renfermait d’esclaves, en distinguant les laboureurs, les vignerons, les bergers, les ouvriers. Enfin, le propriétaire devait faire inscrire les noms de ceux qui habitaient son domaine comme locataires ou comme fermiers. Telle était, suivant Ulpien, la formule de l’inventaire cadastral. Cette formule implique que c’était un usage fréquent d’avoir sur une même terre des esclaves et des fermiers. Ces deux classes d’hommes n’étaient sans doute pas plus confondues sur le domaine qu’elles ne l’étaient sur les registres officiels, et nous pouvons admettre que chacune d’elles avait son terrain à part.

Nous n’entendons pas par là une division géométrique ; nous ne savons pas si une ligne nettement tracée sépare le domaine en deux. Il est plus vraisemblable que les deux portions s’enchevêtrent l’une dans l’autre, chacune étant composée d’une série de parcelles. Le propriétaire a concédé en tenure ce qu’il a voulu, ici ou là ; il a dû se réserver d’abord ce qui était le plus proche de sa maison et tout ce qui était en agrément ; il a pu garder aussi, parmi les terres plus éloignées, ce qui était d’une culture plus facile et d’un revenu plus sûr. Nulle règle ici ; c’est le caprice du maître ou de son régisseur qui a tout décidé. Je remarque au Digeste que la troupe des chasseurs, venatores, était comptée dans la familia urbana, c’est-à-dire parmi les esclaves attachés au service personnel du maître ; j’incline à conclure de là que les bois et les garennes étaient compris aussi dans la part réservée.

Si le fermage libre a laissé subsister à côté de lui l’exploitation directe par des esclaves, cela est encore plus vrai de la tenure servile et du colonat. Nous avons vu plus haut que le premier germe de la tenure servile avait été la concession d’un petit coin de terre à un esclave dont le maître était satisfait. Mais dans le même passage où Varron signalait cette coutume, il faisait entendre qu’un tel esclave n’en restait pas moins attaché à la culture générale du domaine. Le morceau de terre qu’on lui concédait ne le dispensait en rien de son travail. Il s’occupait de son lot à ses heures perdues ou aux jours de repos ; mais la majeure partie de son temps et de ses forces restait due au maître. La tenure servile n’a donc pas été établie pour remplacer le travail en commun ; elle s’y est ajoutée. Le même serf qui cultivait sa petite tenure cultivait aussi la terre du maître. Il était un tenancier quelques jours par semaine, et les autres jours il revenait faire partie de la familia travaillant en commun. Ce fait, qui semble d’abord peu important, a eu au contraire les plus graves conséquences pour l’histoire de nos sociétés. Nous pouvons remarquer, en effet, que le serf de la glèbe, tel que nous le verrons au moyen âge, ne ressemblera ni aux anciens serfs qu’on avait vus en Grèce ni aux serfs de la Germanie dont Tacite décrit la condition. Un trait tout spécial les caractérisera ; ces mêmes serfs qui auront une tenure à eux, seront astreints à travailler plusieurs jours par semaine sur la terre que le maître a gardée. Cette condition, particulière au servage du moyen âge, s’explique par la nature de la tenure servile des Romains, qui n’était qu’une petite concession faite à un homme demeurant esclave et qui ne supprimait pas ses obligations natives. Ainsi le servage conserva toujours la marque de l’ancien esclavage romain dont il était issu. Le petit germe décrit par Varron contient déjà en raccourci les principales règles du servage du moyen âge[7]. Passons au colonat. Nous ne pouvons sans doute pas affirmer qu’il n’y ait jamais eu de domaines distribués tout entiers à des colons. Une assertion si générale, en présence de documens si rares, serait plus qu’imprudente. Ce qu’on peut dire, c’est qu’il était plus ordinaire que les colons n’occupassent qu’une partie d’un domaine. Dans la curieuse inscription relative au saltus Burunitanus, nous voyons clairement qu’une portion du grand domaine était tenue par les colons et qu’une autre était exploitée directement au nom du propriétaire. Il y a au code théodosien une instruction adressée aux fonctionnaires impériaux sur la manière dont ils doivent dresser l’inventaire d’une propriété, au moment où cette propriété passe des mains d’un particulier dans celles du prince : « Pour ce qui est du terrain, on devra d’abord en indiquer l’étendue, en distinguant soigneusement ce qui est en vignes, en oliviers, enterres labourées, en prés, en bois. Pour ce qui est des hommes, on inscrira d’abord les esclaves, en distinguant ceux qui sont attachés au service de la personne et ceux qui sont employés à l’exploitation rurale ; ensuite on écrira les esclaves casés et les colons. « Il est donc certain que, sur les registres officiels, les petits tenanciers serfs ou colons étaient séparés des esclaves occupés à l’exploitation directe. Ils étaient séparés d’eux aussi sur le domaine. Visiblement, le propriétaire n’avait pas mis toute sa terre dans les mains des colons ; il s’en était réservé une part avec un groupe d’esclaves pour la cultiver. Quelquefois on avait imaginé d’employer les mêmes colons, qui cultivaient librement leurs lots de terre, à cultiver aussi la terre réservée. C’était la règle, nous le savons, sur le saltus Burunitanus. Notre inscription montre que chaque colon devait fournir chaque année deux corvées de labour, deux de semailles et deux de moisson. C’était comme une partie du loyer de sa tenure. Il payait la jouissance de son lot de terre, à la fois par le champart de cette terre et par six jours de travail sur la terre réservée.

En résumé, le domaine rural était un organisme assez complexe. Il contenait, autant que possible, des terres de toute nature, champs, vignes, prés, forêts. Il renfermait aussi des hommes de toutes les conditions sociales, esclaves, affranchis, colons, hommes libres. Le travail s’y faisait par deux organes bien distincts, qui étaient, l’un le groupe servile, l’autre la série des petits tenanciers. Le terrain y était aussi divisé en deux parts, l’une qui était aux mains des tenanciers, l’autre que le propriétaire gardait dans sa main. Il faisait cultiver celle-ci, soit par un groupe servile, soit par les corvées des tenanciers, soit enfin par une combinaison de l’un et de l’autre système. Il y avait eu ce dernier cas un groupe servile peu nombreux, auquel venaient s’ajouter les bras des tenanciers dans les momens de l’année où il fallait beaucoup de bras. Il tirait aussi de son domaine un double revenu, d’une part les récoltes et les fruits de la portion réservée, de l’autre les redevances et rentes des tenanciers. Enfin, son régisseur ou son intendant, ordinairement un esclave, administrait et surveillait les deux portions également ; des tenures, il recevait les redevances ; sur la part réservée, il dirigeait les travaux.


X. — LE CHATEAU ET LA VIE DE CHATEAU.

Les constructions qui s’élevaient sur un grand domaine étaient naturellement de trois sortes. Il y avait celles qui étaient à l’usage du maître, celles où vivait en commun le groupe des esclaves, et enfin celles des tenanciers et de tous les cultivateurs vivant isolément. Au sujet de ces dernières nous savons fort peu de chose ; les écrivains anciens ne les ont jamais décrites. Horace désigne les habitations de ses petits fermiers par l’expression de foyers ; ce mot donne l’idée de demeures indépendantes qui sont plus que des huttes, mais qui peuvent être de fort modestes chaumières. Apulée nous représente un homme qui traverse un riche domaine ; avant d’arriver à la maison du propriétaire, cet homme rencontre un assez grand nombre de petites maisons, que l’auteur appelle casulœ et qui sont vraisemblablement les maisons des colons. Tantôt ces demeures étaient isolées les unes des autres, chacune étant placée sur le lot de terre que l’homme cultivait. Tantôt elles étaient groupées entre elles et formaient un petit hameau que la langue appelait vicus. Sur les domaines les plus grands on pouvait voir, ainsi que le dit Julius Frontin, une série de ces vici qui faisaient comme une ceinture autour de la villa du maître.

Cette villa se divisait toujours en deux parties nettement séparées, que la langue distinguait par les expressions villa urbana et villa rustica. La villa urbana, dans un domaine rural, était l’ensemble de constructions que le maître réservait pour lui, pour sa famille, pour sa domesticité personnelle. Les jardins et les parcs destinés à son agrément s’appelaient aussi pars urbana. Quant à la villa rustica, elle était l’ensemble des constructions destinées au logement des esclaves cultivateurs ; là se trouvaient aussi les animaux et tous les objets utiles à la culture. Columelle a décrit, mieux encore que Varron, cette villa rustique. Elle devait contenir un nombre suffisant de petites chambres, cellœ, à l’usage des esclaves « qui n’étaient pas attachés, » et ces chambres devaient être, autant que possible, « ouvertes au midi. » A l’usage des esclaves « qui étaient attachés, » il y avait l’ergastulum ; c’était le sous-sol, il devait être éclairé par des fenêtres assez nombreuses « pour que l’habitation fût saine, » mais assez étroites et assez élevées au-dessus du sol pour que les hommes ne pussent pas s’échapper. A quelques pas de là étaient les étables, qui autant que possible devaient être doubles ; il y avait celles de l’été et celles de l’hiver. A côté des étables étaient les petites chambres des bouviers et des bergers. On trouvait ensuite les granges pour le blé, le foin, la paille ; les celliers au vin ; les celliers à l’huile, les greniers pour les fruits. Une cuisine occupait un bâtiment spécial ; elle devait être haute de plafond et assez grande « pour servir de lieu de réunion en tout temps à la domesticité. » Non loin était le bain des esclaves ; ceux-ci n’avaient d’ailleurs le droit de s’y baigner « qu’aux jours fériés. » Le domaine avait naturellement son Jour et son pétrin, son pressoir pour le vin, son pressoir pour l’huile. Ajoutez-y, si le domaine était complet, une forge et un atelier de charronnage. Au milieu de tous ces bâtimens s’étendait une large cour ; les Romains l’appelaient chors ; nous la retrouverons au moyen âge avec le même nom légèrement altéré, curtis.

A quelque distance est la villa du maître. Elle est moins étendue, mais grande encore. Le propriétaire est ordinairement riche et il se plaît à bâtir. Horace qui, lui, n’est pas riche, s’excuse de la simplicité de sa maison, comme si c’était une chose exceptionnelle de n’avoir à la campagne « ni lambris d’or, ni incrustations d’ivoire, ni colonnes de marbre, ni rideaux de pourpre. » Varron remarque, non sans chagrin, que ses contemporains « accordent plus de soins à la villa urbaine qu’à la villa rustique. » Columelle donne des conseils sur ce que cette villa doit être, et il fait entendre par là ce qu’elle est le plus souvent. Elle renferme des appartemens d’été et des appartenions d’hiver ; car le maître l’habite ou peut l’habiter en toute saison. Elle a donc double salle à manger, et double série de chambres à coucher. Elle renferme de grandes salles de bains où toute une société peut se baigner à la fois. On y doit trouver aussi de longues galeries, plus grandes que nos salons, où les amis puissent se promener en causant. Pline le Jeune, qui possède une dizaine de beaux domaines, décrit deux de ces habitations. Tout ce qu’on peut imaginer de confortable et de luxueux s’y trouve réuni. Nous ne supposerons sans doute pas que toutes les maisons de campagne fussent semblables à celles de Pline ; mais il en existait de plus magnifiques encore que les siennes ; et, du haut en bas de l’échelle, toutes les maisons de campagne tendaient à se rapprocher du type qu’il décrit. Il imitait, et on l’imitait. La mode allait de ce côté. Le luxe des villas était, dans cette société de l’empire romain, la meilleure façon de jouir de la richesse, et aussi le moyen le plus louable d’en faire parade. Comme il n’y avait plus d’élections libres, l’argent qu’on ne dépensait plus à acheter les votes, on le dépensait à orner ses maisons. Ce qui peut d’ailleurs atténuer les inconvéniens d’un régime de grande propriété, c’est que le propriétaire se plaise sur son domaine et qu’il lui rende en améliorations ou en embellissemens ce qu’il en retire en profits.

Si de l’Italie nous passons à la Gaule, et de l’époque de Trajan au Ve siècle, nous y trouvons encore de vastes et magnifiques villas. Sidoine Apollinaire fait un tableau assez net, malgré le vague habituel de son style, de la villa Octaviana, qui appartient à son ami Cousentius. » Elle offre aux regards des murs élevés et qui ont été construits suivant toutes les règles de la beauté architecturale. » Il s’y trouve u des portiques, des thermes d’une grandeur remarquable. » Remarquons-y aussi une chapelle ; elle remplaçait apparemment l’ancien sacrarium païen ; mais sans doute elle était plus grande, devant s’ouvrir, pour le culte chrétien, à un plus grand nombre de personnes. Une loi de 398 signale « comme un usage » que les grands propriétaires aient une église dans leur propriété. Nous retrouverons cela dans les siècles suivans. Sidoine Apollinaire décrit aussi la villa Avitacus. On y arrive par une large et longue avenue qui en forme comme « le vestibule. » On rencontre d’abord le balneum, c’est-à-dire un ensemble de constructions qui comprend des thermes, une piscine, un frigidarium et une salle de parfums ; c’est tout un grand bâtiment. En sortant de là, on entre dans la maison. L’appartement des femmes se présente d’abord ; il comprend une chambre de travail où se tisse la toile. Nous retrouverons ce gynecœum dans des villas du VIIe siècle. Sidoine nous conduit ensuite à travers de longs portiques, soutenus par des colonnes, et d’où la vue s’étend sur un beau lac. Puis vient une galerie fermée, où beaucoup de personnes peuvent se promener. Elle mène à trois salles à manger. De celles-ci on passe dans une grande salle de repos, diversorium, où l’on peut à son choix dormir, causer, jouer. L’écrivain ne prend pas la peine de décrire les chambres à coucher ni d’en indiquer même le nombre. Ce qu’il dit des villas de ses amis fait supposer que plusieurs étaient-plus brillantes que la sienne. Ces belles demeures, qui ont un moment couvert la Gaule, n’ont pas péri sans laisser bien des traces. On en trouve les vestiges dans toutes les parties du pays, depuis la Méditerranée jusqu’au Rhin et jusqu’au fond de la presqu’île de Bretagne.

Telle était, sur un grand domaine, la maison du propriétaire. Le nom dont on appelait cette demeure est significatif. Dans la langue usuelle de l’empire, la maison du maître est désignée par le mot prœtorium. Ce terme est déjà, avec cette signification, dans Suétone et dans Stace ; on le retrouve plusieurs fuis chez Ulpien et les jurisconsultes du Digeste ; il devient surtout fréquent chez les auteurs du IVe siècle, comme Palladius et Symmaque. Or ce mot, par son radical même, impliquait l’idée de commandement, de préséance, d’autorité. Il s’était appliqué, dans un camp romain, à la tente du général ; dans les provinces, au palais du gouverneur. Le voici maintenant qui s’applique, sur chaque domaine rural, à la demeure du maître. L’histoire d’un mot marque le cours des idées. Nul doute que, dans la pensée des hommes, cette demeure du maître ne fût, à l’égard de toutes les autres constructions éparses sur le domaine, la maison qui commandait. L’appeler prœtorium, c’était comme si l’on eût dit la maison seigneuriale ou le château. Un écrivain du temps, Palladius, recommandait de la construire à mi-côte et toujours plus élevée que la villa rustica. De cette façon, la maison du propriétaire dominait la ferme ou le village peuplé de ses serviteurs. Cette maison du maître n’avait certainement pas l’aspect du château du Xe siècle. Les turres dont il est quelquefois parlé, n’y sont pas des tours féodales. On n’y voit ni fossés, ni enceinte, ni herse, ni créneaux, mais plutôt des avenues et des portiques qui invitent à entrer. C’est que l’on vit dans une époque de paix et qu’on se croit en sûreté. A peine voyons-nous, vers le milieu du Ve siècle, quelques hommes penser, comme Pontius Léontius, à fortifier leur villa, à l’entourer d’une muraille « que le bélier ne puisse pas renverser. » C’est alors seulement, pour résister aux pillards de l’invasion, qu’on a l’idée de transformer la villa en un château-fort. Jusque-là, la villa était un château, mais un château des temps paisibles et heureux, un château élégant, somptueux et ouvert.

Là, ces grands propriétaires passaient la plus grande partie de l’année, entourés de leur famille et d’un nombreux cortège d’esclaves, d’affranchis, de cliens. Ces mêmes hommes, d’ailleurs, tenaient le premier rang dans « la cité » et dans « la province. » Ils commençaient, d’ordinaire, par être magistrats municipaux. Ils donnaient des jeux publics, des festins au peuple de leur ville. Ils faisaient volontiers les frais d’un monument utile, d’un aqueduc, d’un bain, d’un théâtre. Loin de rester étrangers à la vie politique, c’étaient eux qui dirigeaient les affaires, et ils le faisaient gratuitement, non sans grandes dépenses. Ils siégeaient dans les assemblées provinciales, contrôlaient la conduite des gouverneurs, allaient à Rome comme « légats » de leur province, dont ils portaient les plaintes ou les vœux. Beaucoup d’entre eux, non contens des dignités locales, entraient dans la carrière des honneurs publics ; ils étaient sénateurs romains. Ils servaient ce qu’on appelait « la république » ou a le prince ; » les deux dénominations étaient également employées, et les deux idées s’associaient dans l’esprit. Ils gouvernaient des provinces et quelquefois commandaient des armées ; ils étaient ministres dans le palais, préfets du prétoire, préfets de Rome, consuls. Mais, regardez les lettres de Symmaque et celles de Sidoine Apollinaire, qui peignent si bien les habitudes et les sentimens de cette haute classe, et vous serez frappé de voir combien ces hommes, si ambitieux qu’ils fussent de dignités et d’honneurs, étaient encore plus attachés à la paisible existence de leurs domaines. Plusieurs amis de Symmaque ressemblent à ce Vérinus, dont il trace le portrait : il a exercé les plus hautes fonctions de l’empire et même de grands commandemens militaires ; mais « tout le temps qu’il a pu dérober à ces devoirs publics, il l’a passé heureux et honnête dans ses terres. » Sidoine veut-il rappeler les vertus de son grand-père, qui avait été préfet du prétoire, il vante son égal attachement à trois choses, « à la vie rurale, au service de l’état et à ses devoirs de juge. » Ces hauts fonctionnaires se gardaient bien de vieillir dans leurs fonctions. Ils traversaient rapidement la carrière et ils revenaient vivre, jeunes encore, dans leurs domaines. On en voyait même qui avaient une grande répugnance à s’éloigner de leurs terres pour devenir fonctionnaires de l’état. Symmaque console un de ses amis qui a dû quitter ses terres pour le palais impérial. Sidoine reproche à son jeune ami Eutrope de se dérober aux honneurs ; n’est-ce pas pour lui un devoir de situation et de famille de prendre du service ? Qu’il entre donc « dans la milice du palais, » au moins pour quelques années. Aime-t-il mieux vivre caché au milieu de ses bouviers et de ses laboureurs ? Que ne quitte-t-il ses domaines pour aller siéger dans les assemblées publiques et pour gouverner une province ?

Ces hommes, visiblement, aimaient la vie de château ; Sidoine et Symmaque dans leurs lettres nous le montrent à chaque page. Ils bâtissaient, ils faisaient des irrigations, ils dirigeaient la culture, ils vivaient au milieu de leurs paysans. Un Syagrius, dans son beau domaine de Taionnac, « coupait ses foins et faisait sa vendange. » Un Consentius, fils et petit-fils des plus hauts fonctionnaires de l’empire, est représenté par Sidoine « mettant la main à la charrue, » comme la vieille légende avait représenté Cincinnatus. Les amis d’Ausone, ceux de Symmaque sont pour la plupart de grands propriétaires et ils se plaisent à la vie rurale. Des historiens modernes ont dit que la société romaine ou gallo-romaine n’aimait que la vie des villes et que ce furent les Germains qui enseignèrent à aimer la campagne. Je ne vois pas de quels documens ils ont pu tirer cette théorie. Je crains que ce ne soit là une de ces idées toutes subjectives que l’esprit moderne a introduites dans cette histoire. Ce qui est certain, c’est que les écrits que nous avons du IVe et du Ve siècle dépeignent l’aristocratie romaine comme une classe rurale autant qu’urbaine ; elle est urbaine en ce sens qu’elle exerce les magistratures et administre les cités ; elle est rurale par ses intérêts, par sa vie quotidienne, par ses goûts. En partageant son existence entre la campagne et la ville, elle parait avoir une prédilection pour la campagne.

C’est que, dans ces belles résidences, on menait l’existence de grand seigneur. Paulin de Pella, rappelant dans ses vers le temps de sa jeunesse, décrit « la large demeure où se réunissaient toutes les délices de la vie, » et où se pressait « la foule des serviteurs et des cliens. » C’était à la veille des invasions, « La table était élégamment servie, le mobilier brillant, l’argenterie précieuse, les écuries bien garnies, les carrosses commodes et d’habiles artistes s’empressaient à satisfaire les goûts du maître. » Les lettres de Sidoine nous montrent ces hommes s’écrivant ou se visitant entre eux. Les plaisirs de la vie de château étaient la causerie, la promenade à cheval ou en voiture, le jeu de paume, les dés. Les femmes avaient ordinairement leur place à part. Dans leurs appartemens réservés, elles tissaient ou brodaient en lisant quelques livres choisis. Les hommes chassaient. La chasse fut toujours un goût romain. Varron parlait déjà des vastes garennes remplies de cerfs et de chevreuils. Les amis auxquels écrivait Pline le Jeune partageaient leur temps « entre l’étude et la chasse. » Lui-même, chasseur médiocre qui emportait un livre et des tablettes, se vante pourtant d’avoir tué un jour trois sangliers. Les jurisconsultes du Digeste mentionnent, parmi les objets qui font ordinairement partie intégrante du domaine, l’équipage de chasse, les veneurs et la meute. Plus tard, Symmaque écrit à son ami Protadius et le mille sur ses chasses qui n’en finissent pas, et sur la a généalogie de ses chiens. » Les amis de Sidoine paraissent être aussi de grands chasseurs. Le Gaulois Ecdicius « poursuit la bête à travers les bois, passe les rivières à la nage : chiens, chevaux, arcs, voilà ce qui l’amuse. » Le même homme tout à l’heure, à la tête de cavaliers levés sur ses terres, mettra une troupe de "Visigoths en déroute. Voici un autre ami de Sidoine, Potentinus : « Il excelle à cultiver, à construire, à chasser. » Vectius, grand personnage dont on vante la sagesse, la modération, les vertus domestiques, « ne le cède à personne pour élever des chevaux, dresser des chiens, porter des faucons. »

Plus encore que la chasse, ces hommes aimaient l’étude et la lecture. Il est vrai que l’étude, pour ces générations, n’était pas l’austère science ni l’âpre recherche qui dévore. Il s’agit ici d’une étude presque uniquement littéraire et toute d’agrément. La lecture était surtout celle des poètes et des orateurs. Sidoine écrit à Eriphius : « Tu partages ton temps entre la chasse, le soin de tes terres et les devoirs de la cité ; mais ce qui tient le plus ton cœur, c’est l’amour des lettres. » Un autre, nommé Félix, « vit enfermé au milieu de ses livres. » Dans sa belle villa Octaviana, Consentius possède une riche bibliothèque. Ferréolus, ancien préfet du prétoire, réunit dans sa villa Prusianum un tel nombre de livres « qu’on dirait une boutique de libraire ; » on y distingue les rayons des orateurs, ceux des poètes, et, à part, les livres plus édifians « que lisent les dames. » Chez cet homme de goût, Varron est à côté de saint Augustin, Horace à côté de Prudence. Un Gaulois, ami de Symmaque, lui a écrit qu’il voulait étudier l’ancienne histoire de la Gaule ; Symmaque aussitôt offre de lui prêter les derniers livres de Tite Live, les Commentaires de César et les Guerres de Germanie de Pline l’Ancien. Beaucoup de ces hommes copiaient les manuscrits ou dirigeaient les copistes. Un puissant sénateur comme Victorianus, un ancien préfet de Rome comme Nicomachus Flavianus, employaient leurs loisirs à réviser le texte de Tite Live.

Beaucoup d’autres faisaient des vers. Nulle société ne fut plus féconde en petits poètes élégans que cette société romaine de la fin de l’empire. Dans la Gaule seule, Sidoine, sans se compter, en nomme six qui sont ses amis, et il omet ceux-là même dont quelques œuvres nous sont parvenues : Paulin de Périgueux, Marius Victor. Butilius Namatianus, Paulin de Nole, Paulin de Pella. L’empereur Majorien, traversant une ville de Gaule, trouva moyen de réunir cinq poètes à sa table et s’amusa à établir entre eux un concours d’improvisation. Nous devons remarquer que presque tous ces poètes appartenaient à la classe sociale la plus élevée, c’est-à-dire à celle des grands propriétaires fonciers et des hauts fonctionnaires de l’état. L’un d’eux, nommé Pétrus, était ministre de Majorien ; un autre, nommé Léo, le fut du roi Euric ; Paulin de Nole, avant d’entrer dans l’église, était l’un des plus riches propriétaires de la Gaule ; Consentius, Ecdicius, Syagrius, tous un peu poètes, étaient de grands personnages dans l’état. Ces mêmes hommes étaient déjà orateurs, puisqu’ils faisaient partie de toutes les assembles publiques, assemblées où l’on parlait certainement plus que l’on n’agissait[8]. Orateurs à la ville, ils étaient poètes à la campagne. Faire des vers, les envoyer à ses amis, en recevoir d’eux, remercier et louer, était l’une des grandes affaires de ce temps-là : futilité, je le veux bien, mais futilité décente et de bon goût. Il est des sociétés où la classe riche n’en fait pas tant. Travail des champs, chasse, étude, tout cela composait une existence à la fois douce et active, bien réglée et polie. Faut-il croire les documens ? Ils nous disent que les femmes étaient chastes et les hommes ordinairement honnêtes. Je ne sais pas où les historiens modernes ont trouvé que ces générations étaient entièrement corrompues et foncièrement vicieuses. Il s’y est trouvé des hommes vicieux, et les sermonnaires ne se sont pas gênés pour le dire en leur langage[9]. Mais que la société fût tout entière corrompue, c’est ce que démentent toutes ces lettres écrites au jour le jour et qui racontent la vie et les mœurs du temps. Ce qui en ressort plutôt, c’est que l’existence trop facile était devenue un peu molle et que les caractères énergiques étaient en petit nombre.

Telle était la vie de château, autant que nous pouvons nous la représenter d’après les textes. Mais sur le même domaine, au-dessous du château, vivait tout un petit peuple d’esclaves, d’affranchis, de colons, de cliens. Tous ces hommes étaient les serviteurs d’un seul homme et ils vivaient de sa terre. Sidoine et Salvien s’accordent à dire que les maîtres étaient d’ordinaire assez indulgens ; la dureté n’était pas dans leurs mœurs. Mais les agens des maîtres étaient plus durs ; Salvien donne à entendre que les esclaves entre eux ne se ménageaient guère. Il nous est impossible, à la distance où nous sommes et sans renseignemens précis, de juger avec sûreté jusqu’à quel point ces hommes furent malheureux et dégradés. Il est juste de se garder de toute exagération, et peut-être y a-t-il lieu de réagir un peu contre la méthode subjective avec laquelle on a traité toute l’histoire de cette époque. Il est certain que tous ces hommes, nourris par le maître ou par sa terre, étaient dans sa dépendance. Les uns étaient liés à lui par leur condition servile, les autres l’étaient presque autant par la terre qu’ils tenaient de lui. Nous ne pouvons dire ni qu’ils fussent toujours cruellement opprimés ni qu’ils fussent toujours bien traités ; ils étaient opprimés quand le maître le voulait, bien traités quand le maître y tenait la main. La volonté du maître était presque toute leur loi ; car le droit civil n’intervenait guère et la religion ne donnait que des préceptes. J’incline à penser que l’existence de ces hommes n’était pas, en moyenne, très misérable, parce que les maîtres n’avaient pas d’intérêt à ce qu’elle le fût et aussi parce qu’ils vivaient beaucoup au milieu d’eux. Ce qui caractérise leur condition, c’est peut-être moins l’oppression que l’immutabilité. Serfs ou colons, ils l’étaient pour toujours, ils l’étaient héréditairement. Sans doute on en voyait quelques-uns monter d’un degré infime à un degré supérieur, mais ce n’était que par la faveur exceptionnelle du maître. Jamais il ne leur était donné de s’élever par soi-même.


FUSTEL DE COULANGES.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre.
  2. Nous n’avons pas à parler ici de certains modes spéciaux d’affranchissement qui enlevaient absolument l’affranchi à l’autorité du maître. Nous n’avons pas à parler de l’annulus aureus et de la fiction de la restitutio natalium. Ces cas ont certainement été assez peu nombreux ; ils tiennent beaucoup de place dans le droit, ils en avaient moins dans la pratique. Comparés à la multitude des autres affranchissemens, ils étaient presque des raretés. Très curieux à étudier en eux-mêmes, ils n’ont aucun rapport avec le sujet qui nous occupe ici. — Sur tout ce sujet, on consultera avec fruit le livre que publie en ce moment même M. Lemonnier sur la Condition sociale et morale des affranchis.
  3. Nous laissons de côté quelques autres sources du colonat, par exemple l’introduction des Germains libres que le gouvernement impérial fixa au sol comme cultivateurs en leur imposant la condition de rester attachés à leurs tenures. — Pour ce qui est de la Gaule, nous sommes disposé à croire que le colonat y a eu des racines propres et qu’il se rattachait a un état de choses antérieur à César ; mais c’est un point dont on ne peut pas faire la démonstration dans l’eut actuel des documens.
  4. Nous ne voulons pas dire qu’il ne se soit jamais trouvé d’esclaves dans la classe des colons. Il a pu arriver assez souvent qu’un maître fit un colon de son esclave ; il a donc pu exister quelques colons de condition servile ; mais ce n’étaient là que des exceptions, et aussi les documens n’en parlent-ils jamais. A peine pout-on voir une allusion à cela dans une lettre de Sidoine Apollinaire, V, 19, où il semble que le fils d’une serve soit devenu colon sans même avoir été affranchi ; mais il ne faudrait pas trop s’appuyer sur cette lettre, à cause du vague du style de cet écrivain et de l’impropriété des termes qui lui est habituelle. Ce serait en tout cas un exemple unique.
  5. Notons toutefois que cette règle ne résulte pas expressément des lois. C’est ici l’un des points les plus obscurs du colonat. Certainement, aucune loi n’interdisait au propriétaire de déplacer un colon, c’est-à-dire de lui faire changer de tenure. Je suis frappé de voir que les lois attachent toujours le colon « au domaine » et non pas au lot de terre. Ma pensée est qu’il n’y a jamais eu de règle constante sur ce point. Dans la plupart des domaines, le colon eut un lot à lui pour toujours ; mais, dans d’autres, il a pu se faire qu’il n’eût qu’un lot annuel, et l’on peut encore admettre que, sur certains domaines, les colons aient cultivé en communauté. Ces questions ne pourront être éclaircies que si l’on trouve de nouveaux documens.
  6. Les lecteurs connaissent l’étude de M. Gaston Boissier, qui a su retrouver et décrire le domaine d’Horace à l’aide de quelques vers du poète et de ses propres voyages. Voyez la Revue du 15 juin 1883.
  7. Il en sera de même des tenures d’affranchis. L’affranchi devra aussi, outre le travail de sa tenure, quelques jours de travail sur la terre dominicale. Cela se rattache à l’obligation des operœ, qui était l’une des lois de l’affranchissement.
  8. Sur ces assemblées provinciales de l’empire romain, dont il ne faut ni réduire ni exagérer l’importance, on pourra consulter prochainement la savante étude de M. Paul Guiraud, que l’Académie des Sciences morales vient de couronner.
  9. Voyez surtout Salvien ; mais comparez à Salvien les autres sermonnaires du temps, dont les couleurs sont beaucoup moins sombres. Gardons-nous bien de juger toute une génération d’après doux phrases d’un sermon en d’un pamphlet ; car, à ce compte, il n’y aurait aucune génération qui ne méritât le mépris.