Aller au contenu

Le Donneur de mauvais conseils (Verhaeren)

La bibliothèque libre.
LE DONNEUR DE MAUVAIS CONSEILS


Par les chemins bordés de pueils
Rôde en maraude
Le donneur de mauvais conseils.

La vieille carriole en bois vert-pomme
Qui l’emmena, on ne sait d’où,
Une folle la garde avec son homme,
Aux carrefours des chemins mous.
Le cheval paît l’herbe d’automne,
Près d’une mare monotone,
Dont l’eau malade réverbère
Le soir de pluie et de misère

Qui tombe en loques sur la terre.

Le donneur de mauvais conseils
Est attendu dans le village,
À l’heure où tombe le soleil.

Il est le visiteur oblique et louche
Qui, de ferme en ferme, s’abouche,
Quand la détresse et la ruine
Ronflent en tempêtes sur les chaumines.
Il est celui qui frappe à l’huis,
Tenacement, et vient s’asseoir
Lorsque le hâve désespoir,
Fixe ses regards droits
Sur le feu mort des âtres froids.

En habits vieux comme ses yeux,
Avec sa blouse lâche
Et ses poches où vivement il cache
Les fioles et les poisons,
Mi-paysan, mi-charlatan,
Retors, petit, ratatiné,

Mains finaudes, ongles fanés,
Il égrène ainsi qu’un texte
Les faux moyens et les prétextes
Et les foisons des mauvaises raisons.

On l’écoute, qui lentement marmonne,
Toujours ardent et monotone,
Prenant à part chacun de ceux
Dont les arpents sont cancéreux,
Dont les moissons sont vaines
Et qui regardent devant eux
Las, trébuchants et malchanceux,
La mort venir du bout des plaines de leurs haines.

À qui, devant sa lampe éteinte,
Seul avec soi, quand minuit tinte,
S’en va tâtant aux murs de sa chaumière
Les trous qu’y font les vers de la misère,
Sans qu’un secours ne lui vienne jamais,
Il conseille d’aller, au fond de l’eau,
Mordre des dents les exsangues reflets
De sa face dans un marais.

À tel qui branle et traîne un corps
Comme un haillon à un bâton.
Usé d’espoir, tari d’efforts ;
À qui grimace sa vieillesse
Devant l’orgueil du vieux soleil,
Il reproche les avanies,
Que font ses fils qui le renient,
À l’infini de sa faiblesse.

Il pousse au mal la fille ardente,
Avec du crime au bout des doigts,
Avec des yeux comme la poix
Et des regards qui violentent.
Il attise en son cœur le vice
À mots cuisants et rouges,
Pour qu’en elle la femelle et la
Biffent la mère et la nourrice
Et que sa chair soit aux amants,
Morte, comme ossements et pierres
Du cimetière.

Aux vieux couples qui font l’usure
Depuis que les malheurs ravagent
Les villages, à coups de rage,
Il vend les moyens sûrs
Et la ténacité qui réussit toujours
À ruiner hameaux et bourgs,
Quand, avec l’or tapi au creux
De l’armoire crasseuse ou de l’alcôve immonde,
On s’imagine, en un logis lépreux,
Être le roi qui tient le monde.

Enfin, il est le conseiller de ceux
Qui profanent la nuit des saints dimanches
En boutant l’incendie à leurs granges de planches.
Il indique l’heure précise
Où le tocsin sommeille aux tours d’église,
Où seul, avec ses yeux insoucieux,
Le silence regarde faire.
Ses gestes secs et entêtés
Numérotent ses volontés,
Et l’ombre de ses doigts semble ligner d’entailles
Le crépi blanc de la muraille.

Et pour conclure il verse à tous
Un peu du fiel de son vieux cœur
Moisi de haine et de rancœur ;
Et désigne le rendez-vous,
— Quand ils voudront — au coin des bordes,
Où, près de l’arbre, ils trouveront
Pour se brancher un bout de corde.

Ainsi va-t-il de ferme en ferme ;
Plus volontiers, lorsque le terme
Au tiroir vide inscrit sa date,
Le corps craquant comme des lattes,
Le cou maigre, le pas traînant,
Mais inusable et permanent,
Avec sa pauvre carriole
Avec son fou, avec sa folle,
Qui l’attendent, jusqu’au matin,
Au carrefour des vieux chemins.