Le Dossier n° 113/Chapitre 18

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E. Dentu (p. 330-371).


XVIII


Ce n’est pas sans les plus grands périls, sans des peines infinies, que Gaston de Clameran, en quittant Valentine, avait réussi à fuir.

Jamais, sans le dévoûment et l’expérience de son guide, le père Menoul, il n’aurait trouvé le moyen de s’embarquer.

Ayant laissé à Valentine les parures de sa mère, il possédait pour toute fortune 920 francs, et ce n’est pas avec cette pauvre somme qu’un fugitif qui vient de tuer deux hommes paye son passage à bord d’un bâtiment.

Mais Menoul, vieux matelot, était homme d’expédients.

Pendant que Gaston restait caché dans une ferme de la Camargue, Menoul avait gagné Marseille, et, dès le premier soir, courant les cabarets que fréquentent les matelots, il avait appris qu’il se trouvait en rade un trois-mâts américain, dont le commandant, M. Warth, un marin sans préjugés, se ferait un vrai plaisir de donner asile à un gaillard solide, qui lui serait utile à la mer, sans s’inquiéter de ses antécédents.

Ayant visité le navire et bu un verre de rhum avec le capitaine, le père Menoul était revenu trouver Gaston.

— S’il s’agissait de moi, lui dit-il, j’aurais mon affaire, mais vous !…

— Ce qui vous conviendrait me convient.

— C’est que, voyez-vous, il vous faudra trimer dur. Vous serez matelot, quoi ! Et pour tout dire, le bateau ne m’a pas l’air des plus catholiques et le patron me fait l’effet d’un fier sacripan.

— Il n’y a pas à choisir, répondit Gaston, partons.

Le flair du père Menoul ne l’avait pas trompé.

Il suffit à Gaston d’un séjour de quarante-huit heures à bord du Tom-Jones pour être sûr, à n’en pouvoir douter, que le hasard venait de le jeter au milieu d’une remarquable collection de bandits de la pire espèce.

L’équipage, recruté un peu partout, était comme un échantillon de coquins de tous les pays.

Mais que lui importaient ces gens parmi lesquels il était condamné à vivre pendant des mois !

C’est son corps seul que le navire emportait vers des pays nouveaux. Sa libre pensée se reposait sous les frais ombrages du parc de La Verberie, près de sa bien-aimée Valentine.

Qu’allait-elle devenir, la pauvre enfant, maintenant qu’il ne serait plus là pour l’aimer, pour la consoler, pour la défendre !

Heureusement, il n’avait ni le loisir ni la force de réfléchir. Ce qu’il y avait de plus affreux dans sa situation présente, il ne le sentait pas.

Obligé au rude apprentissage du métier de matelot, il n’avait pas trop de toute son énergie pour résister à des labeurs exorbitants pour qui n’en a pas, dès l’enfance, contracté l’habitude.

Là fut son salut. La fatigue physique calmait et engourdissait les douleurs morales. Aux heures de repos, lorsque brisé, rompu, il lui était permis de s’étendre sur son cadre, il s’endormait.

Si parfois, avec une anxiété poignante, il s’efforçait d’interroger l’avenir, c’était aux heures de quart, la nuit, quand le temps était beau, que la voilure ne réclamait aucune manœuvre.

Il avait juré qu’il reviendrait avant trois ans, et qu’il reviendrait assez riche pour satisfaire les exigences de Mme de La Verberie. Pourrait-il tenir cette promesse présomptueuse ? Si le désir a des ailes, la réalité se traîne lentement terre à terre.

Or, d’après tout ce qu’il entendait dire autour de lui, il n’était pas précisément sur le chemin de cette fortune tant souhaitée.

Le Tom-Jones faisait peut-être voile pour Valparaiso, mais il prenait, à coup sûr, pour y arriver, le chemin le plus long.

C’est que le capitaine Warth se proposait de visiter le golfe de Guinée.

Un prince noir de ses amis, disait-il en riant d’un large rire, l’attendait dans les environs de Badagri, pour lui confier, en échange de quelques pipes de rhum et d’une centaine de méchants fusils à pierre, tout une cargaison de bois d’ébène.

Pour tout dire, Gaston de Clameran servait en qualité de novice sur un de ces navires comme en armait alors, par centaines, tous les ans, la libre et philanthrope Amérique pour la traite des noirs.

Cette découverte emplit Gaston de colère et de honte, mais il fut assez sage pour dissimuler ses impressions.

Toute son éloquence n’aurait pu dégoûter le digne capitaine Warth d’un trafic dont les profits dépassaient cent pour cent, en dépit des croiseurs français et anglais, malgré les avaries de la cargaison et une foule d’autres risques encore.

Si les hommes de l’équipage avaient pour Gaston une considération relative, c’est que l’histoire des coups de couteau, racontée par le père Menoul au capitaine, avait transpiré. Laisser voir ses opinions, c’était se créer sans nécessité ni utilité une situation impossible.

Il se tut, se jurant bien qu’il déserterait dès que se présenterait une occasion à peu près favorable.

Le malheur est que cette occasion, comme tout ce qu’on attend avec impatience, ne venait pas.

C’est qu’au bout de trois mois M. Warth ne pouvait plus se passer de Gaston. Lui ayant reconnu une intelligence supérieure, il l’avait pris en amitié, il le faisait manger à sa table, il avait, à l’entendre causer, un plaisir infini, il le forçait à faire sa partie de piquet.

Si bien que le second du navire étant venu à mourir, Gaston fut choisi pour le remplacer.

Et c’est en cette qualité qu’il fit deux voyages successifs au golfe de Guinée. C’est comme second qu’il aida à enlever un millier de nègres en deux fois, à les « arrimer, » à les surveiller pendant une traversée de douze ou quinze cents lieues, et enfin à les jeter clandestinement sur les côtes du Brésil.

Il y avait plus de trois ans que Gaston s’était embarqué à Marseille, lorsqu’enfin le Tom-Jones ayant relâché à Rio-Janeiro, il put se séparer du capitaine Warth, un digne homme après tout, et qui jamais ne se serait résigné à ce diabolique et répugnant commerce de chair humaine, sans sa petite Mary, un ange, qu’il voulait doter magnifiquement.

Ces voyages avaient au moins profité à Gaston. Il possédait tout près de 12,000 fr. d’économies lorsqu’il toucha le sol du Brésil.

La preuve que le trafic du capitaine Warth répugnait à tous ses généreux instincts, c’est qu’il le quittait juste au moment où, possédant un petit capital, il pouvait lui aussi réaliser de superbes bénéfices. Mais déjà ce n’était plus le noble et fier Gaston, si candide et si ignorant du mal, qu’avait aimé jusqu’à l’abandon de sa personne la petite fée de La Verberie.

On nie vainement l’influence délétère de certains milieux. Il est de ces contacts qui, à la longue, désorganisent les âmes le plus solidement trempées. De même que le vent, la mer, le soleil, avaient bruni d’abord, puis durci sa peau, de même la société de ses compagnons et leurs discours avaient froissé puis altéré la délicatesse de ses sentiments. Il avait au cœur quelque chose des callosités de ses mains de matelot. Il se souvenait encore de Valentine, il la voulait toujours, mais si elle était la plus aimée, elle n’était plus la seule femme.

Cependant, les trois ans fixés par lui-même pour son retour étaient passés ; mais peut-être Valentine l’avait-elle attendu ; avant de rien entreprendre, il écrivit à un de ses amis, en qui il pouvait avoir toute confiance, et qui habitait Beaucaire. Il avait soif de nouvelles de son pays, de sa famille, de ses amis.

Il écrivit aussi à son père, auquel il avait essayé, toutes les fois qu’il en avait trouvé l’occasion, de faire parvenir des lettres.

Ce n’est que l’année suivante qu’il reçut une réponse de son ami.

Du même coup, cette réponse lui apprenait que son père était mort, que son frère Louis avait quitté le pays, que Valentine était mariée, et enfin que lui, Gaston, il avait été condamné à plusieurs années de prison, pour meurtre.

Cette lettre l’atterra.

Désormais il était seul au monde, sans patrie, déshonoré par un jugement. Valentine mariée, il ne voyait plus de but à sa vie.

Il se dit qu’il ne fallait plus croire à rien, puisque, elle, Valentine, elle l’avait renié, oublié ; puisqu’elle n’avait pas eu la force de garder ses serments, la patience de l’attendre.

Dans son désespoir, il regrettait presque le Tom-Jones. Oui, il regretta le sinistre équipage négrier, sa vie d’aventures et d’émotions, les périls et les triomphes de ces audacieux forbans qui meurent sur des sacs de dollars, ou à vingt pieds en l’air, accrochés, au bout d’une vergue.

Mais il n’était pas homme à se laisser abattre.

— Gagnons donc de l’argent ! s’écria-t-il avec rage, puisqu’il n’y a que l’argent ici-bas qui ne trompe jamais.

Et il se mit à l’œuvre, avec une âpre activité, fouettée, chaque matin, par une volonté nouvelle.

Tous les moyens de fortune qu’offre aux aventureux l’empire du Brésil, Gaston les tenta.

Tour à tour, il spécula sur les peaux, il exploita une mine, il tenta des défrichements. Cinq fois il se coucha riche et se réveilla ruiné ; cinq fois, avec la patience du castor dont le courant emporte la hutte, il recommença l’édifice de sa fortune.

Enfin, après de longues, bien longues années de luttes, il possédait près d’un million réalisable, et de vastes étendues de terrain.

Il s’était dit que jamais il ne quitterait le Brésil, qu’il finirait ses jours à Rio ; il comptait sans cet amour du sol natal, qui jamais ne s’éteint dans le cœur d’un Français.

Riche, il voulut mourir en France.

Aussitôt il fit les démarches indiquées par sa situation. Il s’assura que, rentrant, il ne serait pas inquiété, réalisa ce qu’il put de son avoir, confia le reste à un correspondant et s’embarqua.

Il y avait vingt-trois ans et quatre mois qu’il avait fui lorsque, par un beau jour de janvier 1866, il mit le pied sur les quais de Bordeaux.

Il était parti jeune homme, le cœur gonflé d’espérances ; il revenait avec des cheveux blancs, ne croyant plus à rien.

Même, sa santé, dès son arrivée, se ressentit des orages de sa vie et d’un brusque changement de climat. Un rhumatisme articulaire le terrassa, et ce n’est qu’après plusieurs mois de souffrances qu’il put gagner la station des Eaux Chaudes, où, lui disaient ses médecins, il retrouverait la santé.

Guéri, il comprit que l’inactivité le tuerait. Et comme il avait été séduit par les magnificences des Pyrénées, comme il s’était épris des splendeurs de la vallée d’Aspe, il résolut de s’y fixer.

Une usine était à vendre, près d’Oloron, sur les bords du Gave, il l’acheta, songeant à trouver un moyen pour utiliser les immenses quantités de bois qui, faute de moyens de transport, se perdent dans les montagnes.

Il était installé depuis quelques semaines déjà, lorsqu’un soir son domestique lui remit la carte d’un étranger qui désirait le voir.

Il prit cette carte et lut : Louis de Clameran,

Il y avait bien des années que Gaston n’avait été remué par une émotion pareille. Tout son sang affluait à son cerveau, il frémit et chancela comme l’arbre frappé de la cognée.

Tous les sentiments qu’il croyait morts en lui éclataient avec une violence inouïe. Mille pensées, trop confuses pour être exprimées, se présentaient à la fois à son esprit, de même que les mots se pressaient sur ses lèvres.

— Mon frère ! s’écria-t-il enfin, mon frère !…

Et laissant là son domestique tout ébahi, quelque peu effaré même, de l’exaltation de son maître, il se lança dans les escaliers.

Au milieu du vestibule, un homme, Louis de Clameran, se tenait debout, attendant.

Gaston se précipita vers lui, et après l’avoir serré entre ses bras, à l’étouffer, il l’entraîna, ou plutôt il l’emporta dans le salon.

Là, il le fit asseoir, s’asseyant lui-même, en face, le plus près possible, pour le mieux voir, pour le contempler plus à l’aise. Il lui avait pris les deux mains et les gardait dans les siennes.

— C’est toi, répétait-il, parlant très-haut comme pour mieux s’entendre, pour se bien prouver la réalité, toi, mon bien-aimé Louis, mon frère… toi, c’est toi !…

Une mère, revoyant son fils, soldat, après une bataille, ne s’abandonne pas plus follement à son délire ; l’expansion de sa joie n’est pas plus bruyante.

Gaston, cet homme dont la vie avait été comme une continuelle tempête, ne se possédait plus. Lui, l’aventurier, le second du redoutable capitaine Warth, le chercheur d’or des mines de Villa-Rica, il pleurait et riait tout ensemble.

— Je t’aurais reconnu, disait-il à son frère ; oui, je t’aurais reconnu… Va ! l’expression de ton visage n’a pas changé, tu as bien le même regard, ton sourire est toujours ce qu’il était jadis.

Louis souriait, en effet, peut-être comme il avait souri cette nuit fatale, où la chute de son cheval avait livré Gaston.

Il souriait, lui aussi, il avait l’air heureux, il paraissait ravi.

C’est qu’il lui avait fallu tout son courage, toute sa volonté, le sentiment d’une nécessité terrible pour se présenter ainsi.

Une de ces angoisses à faire blanchir les cheveux d’un homme le pénétrait lorsqu’il avait soulevé le marteau de la porte de Gaston. Ses dents claquaient de peur, lorsqu’il avait dit au domestique, en lui tendant sa carte :

— Portez ceci à votre maître.

Et en attendant le retour de ce domestique, dont l’absence lui avait paru durer des siècles, il se disait :

— Est-ce bien lui ? Et si c’est lui, sait-il, se doute-t-il ?…

Si grande était son anxiété, qu’au moment où il avait aperçu Gaston descendant l’escalier avec la rapidité de l’ouragan, il avait eu la tentation de fuir.

S’il n’avait pas prononcé une syllabe, s’il était resté muet, glacé, comme pétrifié, c’est qu’il s’était demandé avec quelles intentions Gaston se précipitait ainsi vers lui.

Maintenant qu’il voyait bien que Gaston était resté le même, bon, confiant, crédule ; maintenant qu’il était presque certain que pas un soupçon n’avait effleuré l’esprit de son frère, il se rassurait et il souriait.

— Enfin, poursuivait Gaston, je ne serai donc plus seul dans la vie ; j’aurai quelqu’un à aimer, quelqu’un qui m’aimera.

Il s’interrompit, puis, brusquement, avec cette incohérence d’idées de toutes les émotions fortes qui rompent l’équilibre du cerveau :

— Es-tu marié ? interrogea-t-il.

— Non.

— Tant pis ! oui, tant pis ! J’aurais voulu te voir le mari de quelque bonne femme bien dévouée, je voudrais te savoir père de braves et beaux enfants. Comme j’aurais ouvert mon cœur à deux battants à tout ce monde-là ! Ta famille aurait été la mienne. Ce doit être si bon, la famille, si doux. Vivre seul, sans une femme adorée qui partage les tristesses et les joies, les épreuves et les succès, ce n’est pas vivre. N’avoir à penser qu’à soi, quelle tristesse ! Mais qu’est-ce que je dis là ? Je t’ai, n’est-ce donc pas assez ? Louis !… J’ai donc un frère, un ami avec qui je puis causer tout haut, comme je cause tout bas avec moi-même !

— Oui, Gaston, oui, un bon ami !…

— Parbleu !… puisque tu es mon frère. Ah, tu n’es pas marié ! Eh bien ! nous ferons ménage tous les deux. Nous allons vivre en garçons, en vieux garçons, heureux comme des dieux ; nous nous amuserons, nous ferons nos farces. Tiens ! quelle idée ! C’est toi qui me rajeunis ; il me semble que je n’ai plus que vingt ans, que je suis leste et vigoureux comme en ce temps où je traversais le Rhône à la nage. Il y a longtemps de cela, pourtant, et depuis j’ai lutté, j’ai souffert, j’ai cruellement vieilli, changé…

— Toi ! interrompit Louis, tu as moins vieilli que moi.

— Quelle plaisanterie !

— Je te le jure.

— Tu m’aurais reconnu.

— Parfaitement, tu es resté toi.

Louis disait vrai. Il paraissait, lui, usé plutôt que vieilli. Mais Gaston, en dépit de ses cheveux gris, malgré son teint qui avait pris au soleil du Brésil des tons de brique, était bien l’homme robuste dans la force de l’âge, dans la pleine maturité de sa mâle beauté.

Pendant que sur la pâle figure de Louis errait un cauteleux sourire, mal éclairé par des yeux inquiets, le regard de Gaston étincelait et la franchise éclairait son visage ouvert.

— Mais comment m’as-tu retrouvé, demandait Gaston, quelle bonne pensée, quelle fée bienveillante t’a guidé jusqu’au seuil de ma maison ?

Cette question, Louis l’avait prévue. Pendant dix-huit heures qu’il était resté en chemin de fer, il avait eu le temps de préparer ses moyens.

— C’est la Providence, répondit-il, qu’il faut remercier de notre réunion. Il y a trois jours, à mon cercle, un jeune homme qui arrive des Eaux-Bonnes me dit qu’il a ouï parler, aux Pyrénées, d’un marquis de Clameran. Tu conçois ma surprise. Je me demande quel faussaire se permet de porter notre nom. Aussitôt, je cours au chemin de fer, je prends un billet, et me voici.

— Tu ne pensais donc pas à moi ?

— Eh ! pauvre frère, il y avait vingt-trois ans que je te croyais mort.

— Mort !… moi. Ah ça ! Mlle de La Verberie, Valentine, ne vous a donc pas fait savoir que j’étais sauvé. Elle m’avait juré qu’elle irait trouver notre père.

Louis prit cet air navré d’un homme forcé bien malgré lui de révéler une lamentable vérité.

— Hélas ! murmura-t-il, elle ne nous a rien fait dire.

Une bouffée de colère passa comme l’éclair dans les yeux de Gaston. Peut-être l’idée lui vint-elle que Valentine avait été heureuse de se débarrasser de lui.

— Rien ! s’écria-t-il, elle n’a rien dit. Elle a eu la barbarie de vous laisser pleurer ma mort, elle a laissé mon vieux père mourir de chagrin. Ah ! c’est qu’elle avait une peur terrible des propos du monde : elle m’a sacrifié à sa réputation.

— Mais toi, interrompit Louis, pourquoi n’as-tu pas écrit ?

— J’ai écrit dès que je l’ai pu, et c’est par Lafourcade que j’ai appris que notre père n’était plus, et que tu avais abandonné le pays.

— J’ai quitté Clameran, parce que je te croyais mort.

Gaston se leva et fit, au hasard, quelques pas dans le salon. Il voulait secouer la tristesse qui l’envahissait.

— Bast ! murmura-t-il, pourquoi s’inquiéter de ce qui est passé ? Tous les souvenirs du monde, bons ou mauvais, ne valent pas la plus mince espérance, et Dieu merci ! l’avenir est à nous.

Louis se taisait. Il ne connaissait pas encore assez le terrain pour risquer une question.

— Mais je suis là que je bavarde, reprit Gaston ; je parle, je parle et tu n’as peut-être pas dîné.

— Je t’avouerai que non.

— Et tu ne disais rien !… Mais moi non plus je n’ai pas dîné encore. Pour le premier jour, j’allais te laisser mourir de faim. Ah ! j’ai un certain vin du Cap !…

Il se pendit aux sonnettes ; en un moment, la maison fut sur pied, et, une demi-heure plus tard, les deux frères s’asseyaient devant une table somptueusement servie.

La conversation entre les deux frères devait être infinie. Gaston voulait savoir tout ce qui était arrivé après son départ.

— Et Clameran ? demanda-t-il quand Louis eut fini.

Louis hésita un moment. Devait-il ou non dire la vérité ?

— J’ai vendu Clameran, dit-il enfin.

— Même le château ?

— Oui.

— Je comprends cela, murmurait Gaston, quoique moi, à ta place… là ont vécu nos ancêtres, là est mort notre père…

Mais voyant qu’il attristait son frère :

— Bast ! c’est dans le cœur que vit le souvenir, et non au milieu de vieilles pierres. Tel que tu me vois, je n’ai pas osé retourner en Provence. J’ai eu peur de trop souffrir en revoyant, en face de Clameran, le parc de La Verberie… Hélas ! j’ai eu là les seuls beaux jours de ma vie.

La physionomie de Louis s’éclairait. Cette certitude que Gaston n’était pas allé en Provence chassait une de ses plus pressantes inquiétudes.

Si bien qu’à deux heures du matin, les deux frères causaient encore…

Et le lendemain, Louis trouvait un prétexte pour courir au télégraphe, et il adressait à Raoul cette dépêche :

« Sagesse et prudence. Suivre mes instructions. Tout va bien. Bon espoir. »

Tout allait bien, et cependant Louis, en dépit de ses questions habituellement calculées, n’avait obtenu aucun des renseignements qu’il était venu chercher.

Gaston si expansif, Gaston qui lui avait conté sa vie entière, en insistant sur les moindres circonstances, n’avait pas dit un mot pouvant l’éclairer.

Était-ce hasard ou calcul, préméditation savante ou simple oubli ? Louis se le demandait avec ces inquiétudes des gens pervers toujours disposés à gratifier les autres de leur perversité.

À tout prix, et fallût-il se départir de sa réserve, il résolut d’en avoir le cœur net et de voir clair dans l’esprit de son frère.

Le moment était favorable, ils se mettaient à table pour déjeuner.

— Sais-tu, mon cher Gaston, commença-t-il, que jusqu’ici nous avons parlé de tout, sauf pourtant des choses sérieuses ?

— Diable ! Qu’y a-t-il donc, que tu prends une mine de procureur ?

— Il y a mon cher frère, que te croyant mort, j’ai recueilli la succession de notre père.

Un franc éclat de rire de Gaston lui coupa la parole.

— C’est là ce que tu appelles des choses sérieuses ?

— Certainement, je te dois compte de ta part de l’héritage ; tu as droit à la moitié…

— J’ai droit, interrompit Gaston, de te demander en grâce de clore ce chapitre. Ce que tu as est à toi, il y a prescription.

— Non, je ne puis accepter.

— Quoi ? la succession de notre père ? Non-seulement tu le peux, mais tu le dois. Notre père ne voulait qu’un héritier, soumettons-nous à ses volontés.

Et croyant apercevoir un nuage sur le front de son frère.

— Ah ça, ajouta-t-il gaîment, tu es donc bien riche ou tu me crois donc bien pauvre, pour insister ainsi ?

Louis tressaillit imperceptiblement à cette question à bout portant. Que répondre pour ne se point engager ?

— Je ne suis ni riche ni pauvre, fit-il.

— Moi ! s’écria Gaston, je serais presque ravi de te trouver plus pauvre que Job, pour partager avec toi tout ce que j’ai.

Le déjeuner était terminé. Gaston jeta sa serviette et se leva en disant :

— Viens !… je veux toujours te faire visiter ma… c’est-à-dire notre propriété.

Tout en suivant son frère, Louis était aussi tourmenté que possible. Il lui semblait que Gaston fuyait avec une singulière obstination le terrain des confidences sur lequel il s’efforcait de l’attirer.

Son abandon n’était-il donc qu’une comédie ? Les défiances de Louis se réveillaient, il regrettait presque sa dépêche optimiste de la veille.

Mais rien des pensées fâcheuses qui s’agitaient au dedans de lui n’apparaissaient à la surface. Sa figure était calme et souriante, sa voix joyeuse.

Il lui fallut tout voir en détail, la maison d’abord, puis les servitudes, les écuries, le chenil, puis le jardin, vaste et bien planté, au bout duquel le gave, sur son lit de cailloux, chantait sa chanson montagnarde.

À l’extrémité d’une jolie prairie se trouvait l’usine en pleine activité. Gaston, qui en était encore aux enchantements d’un nouveau propriétaire, ne fit grâce à son frère ni d’une lime ni d’un marteau.

Il lui disait ses projets futurs, comment il comptait substituer le bois à la houille, faire mieux, et réaliser encore des économies en exploitant des richesses forestières jugées jusqu’alors impossibles à atteindre.

Louis approuvait tout ; il applaudissait, mais il ne répondait que par monosyllabes.

— Oui ! en effet ! très-bien !…

C’est qu’une nouvelle douleur, qu’il lui fallait dissimuler comme les autres, le torturait maintenant. Cette prospérité, dont l’évidence sautait aux yeux, le désolait.

Comparant au sien le sort de son frère, tous les aiguillons empoisonnés de la jalousie déchiraient son âme envieuse. Il voyait Gaston, riche, heureux, honoré, recueillant le prix de son courage, tandis, que lui… Jamais il n’avait si cruellement ressenti l’horreur d’une situation qui était son œuvre.

À vingt ans de distance, les sentiments honteux et vils qui lui avaient fait haïr son frère revenaient.

Cependant l’inspection était terminée.

Que dis-tu de mes acquisitions ? demanda joyeusement Gaston.

— Je dis, cher frère, que tu possèdes au milieu du plus beau pays du monde la plus ravissante propriété qui puisse tenter un pauvre Parisien.

— Est-ce vraiment ta pensée ?

— Sans restrictions.

Gaston eut un geste de joie et une exclamation de triomphe.

— Eh bien ! frère, s’écria-t-il, cette propriété est à nous, puisqu’elle est à moi. Elle te plaît ? ne la quitte plus. Tiens-tu vraiment à ton Paris brumeux ? Établis-toi ici, sous ce beau ciel du Béarn. Le luxe étriqué et mesquin de Paris ne vaut pas la bonne et plantureuse vie que tu trouveras ici. Tu es garçon, donc tu es libre. Reste, rien ne nous manquera. Et pour les heures d’ennui, car on ne peut pas rester sans occupation, nous aurons l’usine. À nous deux, ayant des capitaux, nous ferons merveille. Mon plan te convient-il ?

Louis se taisait. Ces propositions, il y a un an, l’auraient rempli de joie. Avec quels transports il aurait accueilli les perspectives de cette belle et large existence ! Quel repos délicieux après tant de traverses ! Il aurait pu sans crainte dépouiller le vieil homme, l’aventurier, et redevenir soi.

Mais il ne pouvait accepter maintenant, et il le reconnaissait avec rage.

Non, il n’était pas libre, non, il ne pouvait pas quitter Paris.

Il avait, là-bas, engagé une de ces affreuses parties qu’on perd quand on les abandonne, et dont la perte peut conduire au bagne.

Seul, il eût pu disparaître, mais il n’était pas seul, il avait un complice.

— Tu ne réponds rien, insistait Gaston, surpris de ce silence ; verrais-tu quelque obstacle à mes projets ?

— Aucun.

— Eh bien, alors ?

— Il y a, cher frère, que sans les émoluments d’une position que j’occupe à Paris, je n’aurais pas de quoi vivre.

— Et c’est là ton objection, à toi qui, il n’y a qu’une minute, m’offrait la moitié de l’héritage paternel ! Louis, c’est mal, c’est très-mal ; ou tu ne m’as pas compris, ou tu es un mauvais frère.

Louis baissait la tête. Gaston, bien involontairement, tournait et retournait le poignard dans la plaie.

— Je te serais à charge, murmurait Louis.

— À charge !… Mais tu deviens fou. Ne t’ai-je pas dit que j’étais très-riche… T’imaginerais-tu avoir vu tout ce que je possède ! Cette maison et l’usine ne constituent pas le quart de ma fortune. Je les ai eues pour un morceau de pain. Crois-tu donc que sur une entreprise pareille, je risquerais ce que j’ai gagné en vingt ans ? J’ai bel et bien, sur l’État, vingt-quatre mille livres de rentes. Et ce n’est pas tout ; il paraît que mes concessions du Brésil se vendront ; j’ai de la chance ! Déjà mon correspondant m’a fait tenir 400,000 fr.

Louis tressaillit de plaisir. Enfin, il allait savoir jusqu’à quel point il était menacé.

— Quel correspondant ? demanda-t-il de l’air le plus désintéressé qu’il pût prendre.

— Parbleu ! mon ancien associé de Rio. Les fonds sont à cette heure à ma disposition chez mon banquier de Paris.

— Un de tes amis.

— Ma foi ! non. Il m’a été indiqué par mon banquier de Pau et recommandé comme un homme fort riche, prudent, et d’une probité notoire ; c’est, attends donc, c’est un nommé… Fauvel, qui demeure rue de Provence.

Si maître de soi que fût Louis, si préparé qu’il fût à ce qu’il allait entendre, il pâlit et rougit visiblement.

Mais Gaston, tout à ses idées, ne s’en aperçut pas.

— Connais-tu ce banquier ? demanda-t-il.

— De réputation, oui.

— Alors, nous ferons ensemble très-prochainement sa connaissance, car je me propose de t’accompagner à Paris lorsque tu retourneras y arranger tes affaires avant ton établissement ici.

À cette annonce inattendue d’un projet dont la réalisation devait le perdre, Louis eut la force de rester impassible. Il sentait le regard de son frère arrêté sur lui.

— Tu viendras à Paris, fit-il, toi ?

— Certainement, qu’y a-t-il là d’extraordinaire ?

— Rien.

— Je déteste Paris et je le déteste sans y jamais être allé, ce qui est plus fort ; mais j’y suis appelé par des intérêts, par — il hésitait — des devoirs sérieux… Enfin, Mlle de La Verberie habite Paris, m’a-t-on dit, et je veux la revoir.

— Ah !…

Gaston réfléchissait ; il était ému, et son émotion était visible.

— À toi, Louis, reprit-il, je puis dire pourquoi je veux la revoir. Je lui ai autrefois confié les parures de notre mère.

— Et tu veux, après vingt-trois ans, lui réclamer ce dépôt ?

— Oui… ou plutôt, tiens, non ; ce n’est là qu’un vain prétexte dont j’essaye de me payer moi-même. Je veux la revoir, parce que… parce que… je l’ai aimée, voilà la vérité.

— Mais comment la retrouver ?

— Oh ! c’est bien simple. Le premier venu, dans le pays, me dira le nom de son mari, et quand je saurai ce nom… Tiens, dès demain, j’écrirai à Beaucaire.

Louis ne répondit pas.

Lorsque les hommes de sa trempe se trouvent tout à coup en face d’une situation imprévue, constituant un péril sérieux, autant que possible, ils se taisent. Ils savent l’influence que peut avoir un conseil en apparence insignifiant, et ils évitent de prononcer un mot, avant d’en avoir calculé la portée et bien pesé les conséquences.

Avant tout, Louis se gardait de discuter les projets de son frère.

Combattre les intentions d’un homme, c’est presque toujours les enfoncer plus profondément dans son esprit ; chaque argument fait l’effet d’un coup de marteau sur un clou.

En homme habile, il détourna la conversation, et, de la journée, il ne fut plus question de Paris, ni de Valentine.

C’est le soir seulement, lorsqu’il se trouva seul dans sa chambre, que, se posant résolument en face de la situation, Louis commença à l’étudier sous tous ses aspects.

Au premier abord, elle paraissait désespérée.

Certes, depuis vingt ans qu’ayant déclaré la guerre à la société, il vivait de son audace, puisant ses revenus aux sources de la crédulité et de la bêtise humaine, depuis vingt ans qu’il côtoyait les principes du Code, Louis de Clameran avait eu des heures difficiles.

Il avait été pris au jeu les mains pleines de cartes préparées ; il s’était vu traqué par toutes les polices de l’Europe, obligé de fuir, sous un faux nom, de capitale en capitale ; il avait vendu à des lâches son habileté à manier le pistolet et l’épée ; on l’avait arrêté, mis en prison, et il s’était miraculeusement évadé.

Il avait tout bravé ; il ne redoutait rien.

Son esprit pouvait concevoir et arrêter les plans les plus criminels ; il était capable de les exécuter froidement.

Et, cependant, à cette heure il était sans idées, et sa confiance, son impudence habituelles lui faisaient défaut.

Acculé dans une position qui lui paraissait sans issue, il était près de se résigner à cesser de lutter, à se rendre.

Oui, il se demandait s’il ne serait pas sage d’emprunter une grosse somme à son frère et de disparaître pour toujours.

Vainement il se mettait l’esprit à la torture, sa détestable expérience ne lui représentait aucune combinaison applicable aux circonstances présentes.

Fatalement, inévitablement, il devait être pris entre des événements que, lui-même, il avait préparés.

Interrogeant l’avenir, il n’apercevait que ruines et désastres.

De tous les côtés à la fois, le danger menaçait, pressant, impossible à conjurer.

Il avait à craindre également et Mme Fauvel, et sa nièce, et le banquier ; Gaston, découvrant la vérité, voudrait se venger ; Raoul lui-même, son complice, devait, en cas de malheur, se tourner contre lui et devenir son plus implacable ennemi.

Existait-il un moyen humain pour empêcher la rencontre de Valentine et de Gaston.

Évidemment non.

Or, l’instant de leur réunion devait être l’instant de sa perte.

Abîmé dans ses réflexions, il ne sentait pas le vol des heures. Le jour le surprit accoudé à sa fenêtre, exposant au vent du matin son front brûlant, et qui lui semblait près d’éclater sous l’effort de sa pensée.

— C’est en vain, murmura-t-il, que je cherche. Il n’y a rien à faire, rien qu’à gagner du temps, rien qu’à guetter une occasion.

La chute du cheval, à Clameran, disait, sans doute, ce que Louis entendait par une occasion.

Il referma sa fenêtre, se coucha, et si grande était son habitude du danger, qu’il s’endormit.

Nul pli sur son front, au matin, ne révélait ses angoisses de la nuit.

Il fut affectueux, gai, causeur, bien plus qu’il ne l’avait été jusqu’alors. Il voulut monter à cheval et courir le pays. Devenu, tout à coup, aussi remuant qu’il s’était montré calme, il ne parlait que d’excursions dans les environs.

La vérité est qu’il voulait occuper Gaston, l’amuser, détourner son esprit de Paris et surtout de Valentine.

Avec le temps, en y mettant beaucoup d’adresse, il ne désespérait pas de dissuader son frère de revoir son ancienne amie. Il comptait lui démontrer que cette entrevue, absolument inutile, serait pénible pour tous deux, embarrassante pour lui et dangereuse pour elle.

Quant au dépôt, si Gaston persistait à le lui demander, eh bien ! Louis avait l’intention de s’offrir pour cette démarche délicate ! il promettait de la mener à bien, et, en effet, il savait où étaient les parures.

Mais il ne devait pas tarder à reconnaître l’inanité de ses espérances et de ses tentatives.

— Tu sais, lui dit un jour Gaston, j’ai écrit…

Louis ne savait que trop ce dont il s’agissait ; n’était-ce pas là le sujet habituel de ses méditations ! Il prit cependant son air le plus surpris :

— Écrit ?… interrogea-t-il, où, à qui, pourquoi ?

— À Beaucaire, à Lafourcade, pour savoir le nom du mari de Valentine.

— Tu penses donc toujours à elle ?

— Toujours.

— Tu ne renonces pas à la revoir ?

— Moins que jamais.

— Hélas ! frère, c’est que tu ne réfléchis pas que celle que tu aimais est la femme d’un autre, qu’elle est mère de famille, sans doute. Consentira-t-elle à te recevoir ? Sais-tu si tu ne vas pas troubler sa vie, si tu ne te prépares pas les plus cuisants regrets ?

— Je suis fou, c’est vrai, je le sais, mais ma folie m’est chère.

Il dit cela d’un tel accent que Louis comprit bien que son parti était irrévocablement arrêté.

Cependant il resta le même, ne s’occupant, en apparence, que de parties de plaisir, en réalité passant sa vie à s’inquiéter des lettres qui arrivaient à la maison.

Il savait au juste à quelle heure passait le facteur, et toujours il se trouvait, par hasard, dans la cour pour le recevoir.

S’il était absent, ainsi que son frère, il savait à quelle place on mettait les lettres venues dans la journée, et il y courait.

Sa surveillance ne fut pas inutile.

Le dimanche suivant, parmi les lettres que lui remit le facteur, il en distingua une qui portait le timbre de Beaucaire.

Rapidement il la glissa dans sa poche, et, bien qu’il fût sur le point de monter à cheval, avec son frère, il trouva un prétexte pour aller à sa chambre, incapable qu’il était de maîtriser son impatience.

C’était bien la lettre attendue, elle était signée : Lafourcade.

Elle avait trois bonnes pages et contenait une foule de détails absolument indifférents à Louis, mais voici ce qu’elle disait de Valentine.

« Le mari de Mlle de La Verberie est un banquier très-considéré, nommé André Fauvel. Je n’ai pas l’honneur de le connaître, mais je pense aller le voir à mon prochain voyage à Paris. J’ai conçu un projet qui serait la fortune de notre pays, je me propose de le lui soumettre, et, s’il le juge bon, je solliciterai l’appui de ses capitaux. Vous ne trouverez pas mauvais, je l’espère, que je me recommande de votre nom… »

Louis tremblait comme un homme qui vient d’échapper à un immense danger.

— Cette lettre entre les mains de mon frère, murmurait-il, et je n’avais qu’à filer.

Mais, sa perte, pour être retardée, n’en paraissait pas moins certaine.

Gaston attendrait une réponse pendant une huitaine encore, puis il écrirait de nouveau ; Lafourcade, tout surpris, répondrait sur-le-champ ; c’était, en mettant tout au mieux, une douzaine de jours que Louis avait encore devant lui.

Et là, se disait-il, là est le plus pressant danger. Que cet imbécile aille à Paris, qu’il prononce le nom de Clameran devant le banquier, et tout est fini.

En bas, Gaston s’impatientait.

— Viens-tu ! criait-il à son frère.

— Je descends, répondit Louis.

Il descendait, en effet, après avoir serré dans un compartiment secret de la malle la lettre de Lafourcade.

Désormais, il était décidé à un emprunt. Ayant une bonne somme en poche, jointe à ce qu’il possédait déjà, il passerait, en Amérique, et, ma foi ! Raoul se tirerait d’affaire comme il pourrait.

Certes, il était désolé de voir manquer la plus belle combinaison qu’il eût imaginée en sa vie, mais l’homme fort ne s’indigne pas sottement contre la destinée, il tire des événements le meilleur parti possible.

Dès le lendemain même, se promenant, à la tombée de la nuit, avec Gaston, sur la jolie route qui mène de l’usine à Oloron, il entama le prologue d’une petite histoire dont la conclusion devait être un emprunt de 200,000 francs.

Ils allaient doucement, se donnant le bras, lorsqu’à un kilomètre environ de la forge, ils croisèrent un tout jeune homme, vêtu comme les ouvriers qui font leur tour de France, et qui, en passant, les salua.

Une commotion si terrible secoua Louis que Gaston en reçut le contre-coup.

— Qu’as-tu ? demanda-t-il tout étonné.

— Rien. J’ai heurté du bout du pied une pierre qui m’a fait mal.

Il mentait, et le tremblement de sa voix eût dû le dire à Gaston.

S’il était si ému, c’est que, dans ce jeune ouvrier, il avait reconnu Raoul de Lagors.

De ce moment, Louis de Clameran fut anéanti.

La surprise, une épouvante instinctive, paralysaient, anéantissaient absolument sa verve audacieuse et parleuse. Il n’était plus à la conversation.

Il marchait, toujours à côté de son frère, le long de la route poudreuse, mais il allait à la manière des automates, en vertu de l’impulsion acquise.

Il semblait écouter, il écoutait peut-être, mais les mots arrivaient sans signification à son oreille, il n’entendait pas, et c’est machinalement, grâce à ce surprenant dédoublement de l’esprit et de la bête, que de temps à autre, sans se soucier de l’à-propos, il laissait échapper une exclamation, un mot d’assentiment, qui, pour Gaston, devaient être une réponse.

Il disait :

— Oui. En effet. Vraiment ! Peut-être.

Mais sans avoir conscience de ce qu’il disait.

Pendant que la nécessité, — nécessité absolue, — le clouait là, près de Gaston, sa pensée s’élancait à la suite de ce jeune homme qui venait de passer près d’eux.

Comment Raoul se trouvait-il à Oloron ? Qu’y venait-il faire ? Pourquoi se cachait-il sous un bourgeron d’ouvrier ?

Depuis qu’il était à Oloron, Louis avait écrit presque tous les jours à Raoul, et il n’en avait pas reçu de réponse.

Ce silence que tout d’abord il avait trouvé naturel, il le jugeait maintenant extraordinaire, inexplicable.

Était-il donc survenu à Paris quelque événement imprévu ? Une maille du filet dont il avait enveloppé madame Fauvel s’était-elle rompue ? Raoul avait-il été contraint de fuir, et venait-il lui annoncer que définitivement la partie était perdue ?

Puis, il se demandait encore s’il n’avait pas été abusé par une ressemblance extraordinaire. Était-ce bien son complice qu’il venait de rencontrer ?

Et ne pouvoir s’élancer sur les traces de cet homme, ne pouvoir l’interroger ! Son supplice, le supplice de l’incertitude, allait grandissant de minute en minute, jusqu’à devenir intolérable.

Heureusement Gaston se sentait fatigué ce soir-là. Il parla de rentrer bien plus tôt que d’habitude, et, dès qu’il fut de retour à la maison, il regagna son appartement.

Louis était libre, enfin !…

Il alluma un cigare et sortit, disant au domestique de ne pas l’attendre.

Il savait bien que Raoul, si c’était lui toutefois, devait rôder autour de la maison, et guetter sa sortie.

Ses prévisions ne le trompaient pas.

Il avait à peine fait cent pas sur la route, qu’un homme sortit brusquement d’un taillis et vint se planter devant lui.

La nuit était fort claire, Louis reconnut Raoul.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il aussitôt, incapable de maîtriser son impatience, qu’est-il arrivé ?

— Rien.

— Quoi ! la position là-bas n’est pas menacée ?

— En aucune façon. Je dirai plus, sans tes ambitions démesurées, tout irait au mieux.

Louis eut une exclamation, il faudrait presque dire un rugissement de fureur.

— Alors, s’écria-t-il, que viens-tu faire ici ? Qui t’a permis d’abandonner ton poste, au risque de nous perdre ?

— Ça, fit Raoul le plus tranquillement du monde, c’est mon affaire.

D’un geste brusque, Louis saisit les poignets du jeune homme, et les serrant à le faire crier :

— Tu vas t’expliquer, lui dit-il, de cette voix rauque et brève que donne l’imminence du danger, tu vas me dire les raisons de ton étrange caprice.

Sans effort apparent, avec une vigueur dont jamais on ne l’eût soupçonné capable, Raoul se dégagea de l’étreinte de Louis.

— Plus doucement, hein ! prononça-t-il du ton le plus provoquant, je n’aime pas à être brusqué, et j’ai de quoi te répondre.

En même temps, il sortait à demi de sa poche et montrait un revolver.

— Tu vas te justifier, insista Louis, sinon !…

— Sinon, quoi ? Renonce donc, une fois pour toutes, à l’espoir de me faire peur. Je veux bien te répondre, mais pas ici, au milieu de ce grand chemin, et par ce clair de lune ; sais-tu si on ne nous observe pas ? Allons, viens…

Ils franchirent le fossé qui borde la route, et s’éloignèrent à travers champs, sans se soucier des plants de maïs qu’ils foulaient aux pieds.

— Maintenant, commença Raoul, quand ils furent à une assez grande distance de la route, je puis, mon cher oncle, te dire ce qui m’amène. J’ai reçu tes lettres, et je les ai lues et relues. Tu as voulu être prudent, je comprends cela, mais tu as été si obscur en même temps que je ne t’ai pas compris. De tout ce que tu m’as écrit, un seul fait ressort clairement : nous sommes menacés d’un grand danger.

— Raison de plus, malheureux, pour veiller au grain.

— Puissamment raisonné. Seulement, oncle cher et vénéré, avant de braver le péril, je tiens à savoir quel il est. Je suis homme à m’exposer, mais j’aime à savoir quels risques je cours.

— Ne t’ai-je pas dit d’être tranquille ?

Raoul eut ce geste narquois du gamin de Paris raillant la crédulité naïve de quelque bon bourgeois.

— Alors, fit-il, je dois avoir en toi, cher oncle, pleine, et entière confiance.

— Certainement. Tes doutes sont absurdes, après ce que j’ai fait pour toi. Qui donc est allé te chercher à Londres, où tu ne savais que devenir ? Moi. Qui donc t’a donné un nom et une famille, à toi ; qui n’avais ni famille ni nom ? Encore moi. Qui travaille en ce moment, après t’avoir assuré le présent, à te préparer un avenir ? Moi, toujours moi.

Pour bien écouter, Raoul avait pris une pose grotesquement sérieuse.

— Superbe ! interrompit-il, magnifique, splendide !… Pourquoi, pendant que tu y es, ne me prouves-tu pas que tu t’es sacrifié pour moi ? Tu n’avais nul besoin de moi, n’est-ce pas, lorsque tu es venu me chercher ? Allons, va, démontre-moi que tu es le plus généreux et le plus désintéressé des oncles ; tu demanderas le prix Montyon et j’apostillerai ta demande.

Clameran se taisait, il redoutait les entraînements de sa colère.

— Tiens, reprit Raoul, laissons là les enfantillages, cher oncle. Si je suis venu, c’est que je te connais ; c’est que j’ai en toi juste la confiance que j’y dois avoir. S’il te paraissait avantageux de me perdre, tu n’aurais pas une seconde d’hésitation. En cas de danger, tu te sauverais seul et tu laisserais ton neveu chéri se débrouiller à sa guise. Oh ! ne proteste pas, c’est tout naturel, et à ta place j’en ferais autant. Seulement, note bien ceci, je ne suis pas de ceux qu’on joue impunément… Et sur ce, laissons là les récriminations inutiles et mets-moi au fait…

Avec un tel complice, il fallait compter, Louis le comprit. Loin de se révolter, il raconta brièvement et clairement les événements survenus depuis qu’il était près de son frère.

Il fut presque franc sur tous les points, sauf cependant en ce qui concerne la fortune de son frère, dont il diminua l’importance autant que possible.

Quand il eut terminé :

— Eh bien ! fit Raoul, nous sommes dans de beaux draps. Et tu espères t’en tirer, toi ?

— Oui, si tu ne me trahis pas.

— Je n’ai encore jamais trahi personne, entends-tu, marquis. Seulement, comment t’y prendras-tu ?

— Je ne sais, mais je sens que je trouverai un expédient. Oh ! je le trouverai, il le faut. Tu peux, tu le vois, repartir tranquille. Tu ne cours aucun risque à Paris, tant que moi, ici, je surveillerai Gaston.

Raoul réfléchissait.

— Aucun risque, fit-il ; en es-tu bien sûr ?

— Parbleu ! Nous tenons trop bien Mme Fauvel, pour que jamais elle ose élever la voix contre nous. Elle saurait la vérité, la vraie, celle que toi et moi savons seuls, qu’elle se tairait encore, trop heureuse d’échapper au châtiment de sa faute passée, au blâme du monde, au ressentiment de son mari.

— C’est vrai, répondit Raoul, devenu sérieux, nous tenons ma mère, aussi n’est-ce pas elle que je redoute.

— Qui alors ?

— Une ennemie de ta façon, ô mon respectable oncle, une ennemie implacable, Madeleine.

Clameran eut un geste de dédain.

— Oh ! celle-là… fit-il.

— Tu la méprises, n’est-ce pas ? interrompit Raoul, avec l’accent d’une conviction profonde, eh bien, tu te trompes. Elle s’est dévouée au salut de sa tante, mais elle n’a pas abdiqué. Elle a promis de t’épouser, elle a congédié Prosper qui est en train de mourir de douleur, c’est vrai, mais elle n’a pas renoncé à tout espoir. Tu la crois faible, peureuse, naïve, n’est-ce pas ? Erreur. Elle est forte, elle est capable des plus audacieuses conceptions, le malheur lui donnera l’expérience. Elle aime, mon oncle, et la femme qui aime défend son amour comme une tigresse ses petits. Là est le péril…

— Elle a cinq cent mille francs de dot.

— C’est vrai ; et, à cinq pour cent, c’est 12,500 francs chacun. N’importe ! sage, tu renoncerais à Madeleine.

— Jamais ! entends-tu ! s’écria Clameran, jamais. Riche, je l’épouse ; pauvre, je l’épouserais encore. Ce n’est pas sa dot que je veux, à cette heure, c’est elle, Raoul, elle seule… je l’aime !

Raoul parut étourdi de la brusque déclaration de son oncle.

Il recula de trois pas, levant les bras au ciel, avec tous les signes d’une surprise immense.

— Est-ce possible ! répétait-il, tu aimes Madeleine, toi !… toi !…

— Oui, répondit Louis d’un ton soupçonneux, que vois-tu là de si extraordinaire ?

— Rien, assurément, oh ! rien ! Seulement, cette belle passion m’explique les surprenantes variations de ta conduite. Ah ! tu aimes Madeleine ! Alors, oncle vénéré, nous n’avons plus qu’à nous rendre.

— Et pourquoi, s’il te plaît ?

— Parce que, mon oncle, quand on a le cœur pris, on perd la tête. C’est un axiome banal. Les généraux amoureux ont toujours perdu leurs batailles. Un jour viendra fatalement où, épris de Madeleine, tu nous vendras pour un sourire. Et elle est notre ennemie, et elle est fine, et elle nous guette.

D’un éclat de rire trop bruyant pour être bien sincère, Louis interrompit son neveu.

— Comme tu prends feu tout à coup, dit-il ; tu la hais donc bien, cette belle, cette ravissante Madeleine ?

— C’est elle qui nous perdra.

— Sois franc, es-tu bien sûr de ne la pas aimer ?

Si claire que fût la nuit, Louis ne put voir le mouvement de colère qui contracta les traits de Raoul.

— Je n’ai jamais aimé que la dot, répondit-il.

— Alors, de quoi te plains-tu ? Ne t’en dois-je pas la moitié, de cette dot ? Tu auras l’argent sans la femme, les bénéfices sans les charges.

— Je n’ai pas cinquante ans passés, moi, fit Raoul, avec une nuance de fatuité.

— Assez, interrompit Louis, il a été convenu, n’est-ce pas, le jour où je suis allé t’arracher à la plus affreuse des misères que je resterais le maître.

— Pardon ! tu oublies que ma vie, ou ma liberté à tout le moins, est sur le jeu. Tiens les cartes, mais laisse-moi te conseiller.

Longtemps encore les deux complices restèrent à étudier et à discuter la situation, et il était plus de minuit lorsque Louis songea qu’en s’attardant davantage il risquerait de s’attirer des questions embarrassantes.

— Ne raisonnons pas dans le vide, dit-il à Raoul. Je suis de ton avis ; les choses sont telles qu’il est urgent de prendre un parti. Mais je ne sais me décider au pied levé. Demain, à cette heure, sois ici, j’aurai arrêté notre plan.

— Soit, à demain.

— Et pas d’imprudence d’ici là !

— Mon costume, ce me semble, doit te dire assez que je ne tiens pas à me montrer. J’ai arrangé, à Paris, un alibi si ingénieux, que je défie qui que ce soit de prouver, — judiciairement parlant, — que j’ai quitté ma maison du Vésinet. J’ai poussé les précautions si loin que j’ai voyagé en troisièmes, et on y est terriblement mal. Allons, adieu ! je regagne mon auberge.

Il s’éloigna sur ces mots sans paraître se douter qu’il venait d’éveiller dans le cœur de son complice bien des soupçons.

Pendant le cours de sa vie aventureuse, Clameran avait assez organisé « d’affaires » pour savoir au juste quelle somme de confiance on doit accorder à des complices tels que Raoul.

Les coquins ont leur probité à eux, c’est connu, d’aucuns la mettent bien au-dessus de celle des honnêtes gens, mais cette probité n’est jamais, après « le coup, » ce qu’elle était avant. C’est au moment du partage que les difficultés surgissent.

L’esprit défiant de Clameran entrevoyait déjà mille sujets de craintes et de querelles.

— Pourquoi, se demandait-il, Raoul s’est-il si soigneusement caché pour venir ici ? Pourquoi cet alibi à Paris ? Me tendrait-il un piége ? Je le tiens, c’est vrai ; mais, de mon côté, je suis absolument à sa merci. Toutes ces lettres que je lui écris, depuis que je suis chez Gaston, sont autant de preuves contre moi ! Songerait-il à se révolter, à se débarrasser de moi, à recueillir seul les profits de notre entreprise ?

Cette nuit encore, Louis ne ferma pas l’œil ; mais au matin sa résolution était prise, et c’est avec une fébrile impatience qu’il attendit le soir.

Si puissant était son désir d’en finir, si vive était la tension de sa pensée, qu’il ne put réussir à être ce jour-là ce qu’il était les autres jours.

À plusieurs reprises, son frère, le voyant sombre et préoccupé, lui demanda :

— Qu’as-tu ? es-tu souffrant ? Me cacherais-tu quelque inquiétude ?

Enfin, le soir vint, et Louis put rejoindre Raoul, qu’il trouva étendu sur l’herbe et fumant, dans ce champ où ils s’étaient entrevus la nuit précédente.

— Eh bien ! demanda Raoul en se levant, es-tu enfin décidé ?

— Oui. J’ai deux projets dont je crois le succès infaillible.

— Je t’écoute.

Louis parut réfléchir, en homme qui veut présenter sa pensée le plus clairement et le plus brièvement possible.

— Mon premier plan, commença-t-il, dépend de ton acceptation. Que dirais-tu si je te proposais de renoncer à l’affaire ?

— Oh !…

— Consentirais-tu à disparaître, à quitter la France, à retourner à Londres, si je te donnais une forte somme ?

— Encore faut-il la connaître, cette somme.

— Je puis te donner cent cinquante mille francs.

Raoul haussa les épaules.

— Oncle respecté, dit-il, je vois avec douleur que tu ne me connais pas, oh ! pas du tout. Tu ruses avec moi, tu dissimules, et ce n’est ni généreux ni adroit. Ce n’est pas généreux, parce que c’est trahir nos conventions ; ce n’est pas adroit, parce que — mets-toi bien cela dans la tête — je suis aussi fort que toi.

— Je ne te comprends plus.

— Tant pis ; je m’entends, moi, et cela suffit. Oh ! je te connais, mon oncle, je t’ai étudié avec les yeux de l’intérêt, qui sont bons ; j’ai tâté le fond de ton sac. Si tu m’offres ainsi cent cinquante mille francs, c’est que tu as la certitude de râfler un million.

Clameran essaya le geste de protestation indignée d’un honnête homme méconnu.

— Tu déraisonnes, essaya-t-il.

— Point. C’est d’après le passé que je juge l’avenir. Des sommes arrachées à Mme Fauvel, — contre mon gré, souvent, — qu’ai-je reçu ? la dixième partie, à peine.

— Mais nous avons un fonds de réserve…

— Qui est entre tes mains, cher oncle, c’est très-vrai. De telle sorte que si demain la mèche était éventée, tu sauverais la caisse, et que moi, faute d’argent, j’irais faire un tour en police correctionnelle.

Ces reproches parurent désoler Louis.

— Ingrat ! murmura-t-il, ingrat !…

— Bravo ! reprit Raoul, tu as bien dit ce mot. Mais trève de sornettes ; veux-tu que je te prouve que tu me trompes ?

— Si tu le peux…

— Soit. Tu m’as dit que ton frère n’avait qu’une modeste aisance, n’est-ce pas ! Eh bien ! Gaston a soixante mille livres de rentes au bas mot. Ne nie pas. Que vaut sa propriété, ici ? Cent mille écus. Combien a-t-il chez M. Fauvel ? Quatre cent mille francs. Total, sept cent mille francs. Est-ce tout ce qu’il possède ? Non, car le receveur particulier d’Oloron a été chargé de lui acheter des rentes. Tu vois que je n’ai pas perdu ma journée.

C’était si net, si précis, que Louis n’essaya pas de répondre.

— Que diable ! poursuivait Raoul, quand on se mêle de commander on devrait bien tâter ses forces. Tu as eu, nous avons eu entre les mains la plus belle partie du monde, qu’en as-tu fait ?

— Il me semble…

— Quoi ? qu’elle est perdue. C’est aussi mon avis. Et par ta faute, par ta très-grande faute.

— On ne commande pas aux événements.

— Si, quand on est fort. Les imbéciles attendent le hasard, les habiles le préparent. Qu’avait-il été convenu, quand tu es venu me chercher à Londres ? Nous devions prier gentiment ma chère mère de nous aider un peu, et être charmants avec elle, si elle s’exécutait de bonne grâce. Qu’est-il arrivé, cependant ? Au risque de tuer la poule aux œufs d’or, tu m’as fait si bien tourmenter la pauvre femme, qu’elle ne sait plus où donner de la tête.

— Il était prudent d’aller vite.

— Soit. Est-ce aussi pour aller plus vite que tu t’es mis en tête d’épouser Madeleine ? Ce jour-là, il a fallu la mettre dans le secret, et depuis elle soutient et conseille sa tante ; elle l’anime contre nous. Elle lui ferait tout avouer à M. Fauvel, ou tout conter au préfet de police, que je n’en serais pas bien surpris.

— Je l’aime…

— Eh ! tu me l’as déjà dit. Mais tout ceci n’est rien. Tu nous embarques dans une affaire sans l’avoir étudiée, sans la connaître. Il n’y a que les niais, mon oncle, qui âpres une faute se contentent de : cette banale excuse « Si j’avais su ! » Il fallait t’informer. Que m’as-tu dit : « Ton père est mort. » Pas du tout, il vit, et nous avons agi de telle sorte que je ne puis me présenter chez lui. Il a un million qu’il m’aurait donné, et je n’en aurai pas un sou. Et il va chercher sa Valentine, et il la retrouvera, et alors, bonsoir

D’un geste brusque, Louis interrompit Raoul.

— Assez ! commanda-t-il. Si j’ai tout compromis, j’ai un moyen sûr pour tout sauver.

— Toi ! un moyen ! Quel est-il ?

— Oh ! cela, fit Louis d’une voix sombre, c’est mon secret.

Louis et Raoul se turent pendant plus d’une minute.

Et ce silence entre ces deux hommes, en cette place, au milieu de la nuit, après la conversation qu’ils venaient d’avoir, fut si affreusement significatif que tous deux frissonnèrent.

Une abominable pensée leur était venue en même temps, et sans un mot, sans un geste, ils s’étaient compris.

Ce fut Louis qui le premier rompit ce silence pesant :

— Ainsi, commença-t-il, tu refuses les 150,000 francs que je te propose pour disparaître ? Réfléchis, il en est temps encore.

— C’est tout réfléchi. Je suis sûr maintenant que tu ne chercheras plus à me tromper. Entre l’aisance sûre et une grande fortune probable, à tous risques je choisis la fortune. Je réussirai ou je périrai avec toi.

— Et tu m’obéiras ?

— Aveuglément.

Il fallait que Raoul se crût bien certain d’avoir pénétré le projet de son complice, car il ne l’interrogea pas. Peut-être n’osa-t-il pas le questionner. Peut-être préféra-t-il encore le doute à une certitude affreuse comme s’il eût dû ainsi éviter les remords de la complicité morale.

— D’abord, reprit Louis, tu vas regagner Paris.

— J’y serai après-demain matin.

— Plus que jamais tu seras assidu près de Mme Fauvel ; il ne faut pas qu’il puisse rien arriver dans la maison sans que tu sois prévenu.

— C’est entendu.

Louis posa sa main sur l’épaule de Raoul comme pour bien appeler son attention sur ce qu’il allait dire.

— Tu as un moyen, poursuivit-il, de reconquérir toute la confiance de ta mère, c’est de rejeter sur moi tous tes torts passés. Ne manque pas de l’employer. Plus tu me rendras odieux à Mme Fauvel et à Madeleine, mieux tu me serviras. Si on pouvait, à mon retour, me fermer la porte de la maison, je serais ravi. Pour ce qui est de nous deux, nous devons, en apparence, être brouillés à mort. Si tu continues de me voir, c’est que tu ne peux faire autrement. Voilà le thème, à toi de le développer.

C’est de l’air le plus surpris du monde que Raoul recevait ces instructions, au moins singulières.

— Quoi ! s’écria-t-il, tu adores Madeleine et c’est ainsi que tu cherches à lui plaire ? Drôle de façon de faire sa cour. Je veux être pendu si je comprends…

— Tu n’as pas besoin de comprendre.

— Bien ! fit Raoul, du ton le plus soumis, très-bien.

Mais Louis se ravisa, se disant que, celui-là seul exécute bien une mission qui en soupçonne au moins la portée.

— As-tu ouï parler, demanda-t-il à Raoul, de cet homme qui, pour avoir le droit de serrer entre ses bras la femme aimée, fit mettre le feu à sa maison ?

— Oui, après ?

— Eh bien ! à un moment donné, je te chargerai de mettre, moralement, le feu à la maison de Mme Fauvel, et je la sauverai ainsi que sa nièce. Or, mon action leur paraîtra, à ces deux femmes, d’autant plus belle, qu’elle m’auront plus haï et méprisé. La patience ne me conduirait à rien. Un brusque revirement, et je peux paraître un ange…

De la voix et du geste, Raoul approuvait son oncle.

— Pas mal, fit-il quand il eut terminé, pas mal en vérité.

— Ainsi, prononça Louis, tout est bien entendu ?

— Tout, mais tu m’écriras.

— Naturellement, de même que s’il survenait du nouveau à Paris…

— Tu aurais une dépêche.

— Et ne perds pas de vue mon rival, le caissier.

— Prosper !… il n’y a pas de danger. Pauvre garçon ! il est maintenant mon meilleur ami. Le chagrin l’a poussé dans une voie où il périra. Vrai ! il y a des jours où j’ai bonne envie de le plaindre.

— Plains-le, ne te gêne pas.

Ils échangèrent une dernière poignée de main et se séparèrent les meilleurs amis du monde, en apparence ; en réalité se haïssant de toutes leurs forces.

Raoul ne pardonnait pas à Louis d’avoir essayé de le jouer, de tout tirer à lui, quand c’était lui, Raoul, qui, en définitive, avait triomphé des plus grandes difficultés.

De son côté, Louis était épouvanté de l’attitude prise par Raoul. Jusqu’alors, il l’avait trouvé dévoué, soumis comme doit l’être le lieutenant qui marche au danger les yeux fermés, et voici qu’il se révoltait. La perspicacité de ce neveu lui semblait étrange et l’indignait, il allait être forcé de compter avec lui, ce qui n’était jamais entré dans ses prévisions.

Puis, il était on ne peut plus blessé des reproches — très-fondés, il fallait bien qu’il se l’avouât — qui lui avaient été adressés. Il avait été atteint dans le vif de son amour-propre d’homme habile et humilié par un enfant.

Si bien que, tout en regagnant la maison de son frère, Louis jurait de se venger et se promettait bien que tôt ou tard dès qu’il n’aurait plus besoin de Raoul, il saurait faire naître et saisirait l’occasion de le perdre.

Mais, pour le moment, il redoutait si fort ce jeune complice, que, fidèle à sa parole, il lui écrivit longuement le lendemain et les jours suivants. Et, bien plus, comprenant combien il importait de lui rendre sa confiance, fortement ébranlée, il lui écrivit avec un laisser-aller inexplicable autrement chez un homme si prudent. La situation, d’ailleurs, restait absolument la même. Le nuage noir restait menaçant à l’horizon, mais il ne grandissait pas.

Gaston ne semblait plus se souvenir qu’il avait écrit à Beaucaire, et il ne prononça pas une seule fois le nom de Valentine.

Comme tous les hommes qui, ayant beaucoup travaillé en leur vie, ont besoin tout à la fois du mouvement du corps et de l’activité, Gaston se passionnait pour sa nouvelle entreprise.

L’usine semblait l’absorber entièrement.

Elle perdait de l’argent lorsqu’il l’avait achetée et il s’était juré qu’il en ferait une exploitation fructueuse pour lui et pour le pays.

Il s’était attaché un jeune ingénieur, intelligent et hardi, et déjà, grâce à de rapides améliorations, grâce à divers changements de méthodes, ils en étaient arrivés à équilibrer la dépense et le produit.

— Nous ferons nos frais cette année, disait joyeusement Gaston, mais l’année prochaine, nous gagnerons vingt-cinq mille francs.

L’année prochaine ! Hélas !…

Cinq jours après le départ de Raoul, un samedi, dans l’après-midi, Gaston se trouva subitement indisposé.

Il venait d’être pris d’éblouissements et de vertiges tels que rester debout lui était complètement impossible.

— Je connais cela, dit-il, j’ai souvent eu de ces étourdissements à Rio, deux heures de sommeil me guériront. Je vais me coucher, on m’éveillera pour dîner.

Mais au moment de dîner, quand on monta le prévenir, il était loin de se trouver mieux.

Aux vertiges, un mal de tête affreux avait succédé. Ses tempes battaient avec une violence inouïe. Il éprouvait à la gorge un sentiment indescriptible de constriction et de siccité.

Ce n’est pas tout : sa langue embarrassée n’obéissait plus à sa pensée et le trahissait ; il voulait articuler un mot et il en prononçait un autre, comme il arrive en certains cas de dysphonie et d’alalie. Enfin, tous les muscles maxillaires s’étaient raidis, et ce n’est qu’avec des efforts douloureux qu’il pouvait ouvrir ou fermer la bouche.

Louis, qui était monté près de son frère, voulait à toute force envoyer chercher un médecin, Gaston s’y opposa.

— Ton médecin, dit-il, me droguera et me rendra malade, tandis que je n’ai qu’une indisposition dont je connais le remède.

Et en même temps il ordonna à Manuel, son domestique, un vieil Espagnol à son service depuis dix ans, de lui préparer de la limonade.

Le lendemain, en effet, Gaston parut aller beaucoup mieux.

Il se leva, mangea d’assez bon appétit au déjeuner, mais, à la même heure que la veille, les mêmes douleurs reparurent plus violentes.

Cette fois, sans consulter Gaston, Louis envoya chercher un médecin à Oloron, le docteur C…, qui doit à certaines cures aux Eaux-Bonnes une réputation presque européenne.

Le docteur déclara que ce n’était rien, et il se contenta d’ordonner l’application de plusieurs vésicatoires, sur la surface desquels on devait répandre quelques atomes de morphine. Il prescrivit aussi des prises de valérianate de zinc.

Mais dans la nuit, pendant trois heures environ que Gaston reposa assez tranquillement, le cours de la maladie changea brusquement.

Tous les symptômes du côté de la tête disparurent pour faire place à une oppression terrible, si douloureuse que le malade n’avait pas une minute de rémission, et se retournait sur son lit sans pouvoir trouver une position tolérable. Le docteur C…, venu dès le matin, parut quelque peu surpris, déconcerté même du changement.

Il demanda si, pour calmer plus rapidement les douleurs, on n’avait pas exagéré la dose de morphine. Le domestique Manuel, qui avait pansé son maître, répondit que non.

Le docteur, alors, après avoir ausculté Gaston, examina attentivement ses articulations, et s’aperçut que plusieurs se prenaient, c’est-à-dire se gonflaient et devenaient douloureuses.

Il prescrivit des sangsues, du sulfate de quinine à haute dose, et se retira en disant qu’il reviendrait le lendemain.

Gaston, grâce à un violent effort, s’était dressé sur son séant ; il ordonna à son domestique d’aller chercher un de ses amis qui était avocat.

— Et pourquoi, grand Dieu ? demanda Louis.

— Parce que, frère, j’ai besoin de ses avis. Ne nous abusons pas, je suis très-mal. Or, il n’y a que les lâches ou les imbéciles qui se laissent surprendre par la mort. Quand mes dispositions seront prises, je serai plus tranquille. Qu’on m’obéisse.

Ce n’est pas que Gaston se sentit malade, ni que son esprit fut frappé le moins du monde. S’il eut alors quelques pressentiments de sa fin prochaine, il les laissa voir sans faiblesse.

Il était de ces hommes qui ont trop souvent bravé la mort et qui l’ont vue de trop près pour la craindre, et qui sont toujours préparés à l’accueillir sans pâlir.

Mais il avait arrangé ses affaires, autrefois, lorsqu’en arrivant en France il était tombé malade à Bordeaux, et son affection pour le frère qu’il avait retrouvé depuis devait changer et ses intentions et ses dispositions.

S’il tenait à consulter un homme d’affaires, c’est qu’il voulait rédiger un nouveau testament et assurer toute sa fortune à Louis.

L’avocat qu’il avait envoyer chercher, — un de ses amis, — était un petit homme fort connu dans le pays, rusé et délié, rompu aux artifices de la légalité, à son aise dans les entraves du Code civil comme une anguille dans sa vase. Aimant à exercer son adresse, il était de ces dangereux finassiers qui sacrifieraient une partie de leurs honoraires au plaisir d’éluder un article bien positif.

Lorsqu’il se fut bien pénétré des intentions de son client, il n’eut plus qu’une idée, les réaliser au meilleur marché possible, en évitant habilement des droits de succession toujours considérables.

Un moyen fort simple s’offrait.

Si Gaston, par un acte, associait son frère à ses entreprises en lui reconnaissant un apport équivalent à la moitié de sa fortune, et qu’il vînt à mourir, Louis n’aurait à payer des droits que sur le reste, c’est-à-dire sur la moitié.

C’est avec le plus vif empressement que Gaston adopta cette fiction. Non qu’il songeât à l’économie qu’elle réaliserait s’il mourait, mais parce qu’il y voyait une occasion, s’il vivait, de partager avec son frère tout ce qu’il possédait, sans froisser sa délicatesse susceptible.

Un acte d’association entre les sieurs Gaston et Louis de Clameran fut donc rédigé, pour l’exploitation d’une usine de fonte de fer, acte qui reconnaissait à Louis une mise de fonds de cinq cent mille francs.

Mais Louis, qu’il fallut avertir, puisque sa signature était indispensable, sembla s’opposer de toutes ses forces aux projets de son frère.

— À quoi bon, disait-il, tous ces préparatifs ? Pourquoi cette inquiétude d’outre-tombe pour une indisposition dont tu ne te souviendras plus dans huit jours ? Penses-tu que je puisse consentir à te dépouiller de ton vivant ? Tant que tu vis ce que tu as est à moi, c’est entendu ; si tu meurs, je suis ton héritier, que veux-tu de plus ?

Vaines paroles ! Gaston n’était pas de ces hommes dont un rien fait vaciller la faible volonté.

Lorsqu’après mûre délibération il avait pris une résolution, il la poursuivait quand même, jusque dans ses dernières conséquences, quoi que pussent dire ou faire ceux qui l’entouraient.

Après une longue et héroïque résistance qui fit éclater et son beau caractère et son rare désintéressement, Louis, à bout d’arguments, pressé par le médecin, se décida à apposer sa signature sur les traités rédigés par l’avocat.

C’en était fait. Il était désormais pour la justice humaine, pour tous les tribunaux du monde, l’associé de son frère, le possesseur de la moitié de ses biens.

Et cette possession était définitive. Gaston eut voulu revenir sur ses déterminations, qu’il ne l’eût pu, tous les actes ayant été revêtus des formalités légales.

Les plus étranges sensations remuaient alors le complice de Raoul.

Il perdait presque la tête, égaré par ce délire passager des gens qui, brusquement, sans transition, par hasard ou par accident, passent de la misère à l’opulence.

Que Gaston vécût ou mourût, Louis possédait légitimement, honnêtement, vingt-cinq mille livres de rentes, même en ne comptant pour rien les bénéfices aléatoires de l’usine.

En aucun temps, il n’avait osé ni espérer, ni rêver une telle richesse. Ses vœux n’étaient pas seulement accomplis, ils étaient dépassés. Que lui manquait-il désormais ?

Hélas ! il lui manquait la possibilité de jouir en paix de cette aisance : elle arrivait trop tard.

Cette fortune, qui lui tombait du ciel et qui eût dû le remplir de joie, emplissait son cœur de tristesse et de colère.

Ce bonheur qui lui arrivait, amère ironie du sort ! était le plus cruel châtiment qu’il pût imaginer de sa vie passée.

Et loin de s’avouer justement puni, c’est à son frère qu’il s’en prenait. Oui, c’est Gaston qu’il rendait responsable de l’horreur de sa situation.

Ses lettres à Raoul, pendant deux ou trois jours, rendaient bien toutes les fluctuations de ses pensées et gardaient un reflet des détestables sentiments qui s’agitaient en lui.

« J’ai 25,000 livres de rentes, lui écrivait-il quelques heures après avoir signé l’acte de société, je possède, à moi, cinq cent mille francs. La moitié, que dis-je, le quart de cette somme aurait fait de moi, il y a un an, le plus heureux des hommes. À quoi me sert cette fortune, aujourd’hui ? À rien. Tout l’or de la terre ne supprimerait pas une des difficultés de notre situation. Oui, tu avais raison, j’ai été imprudent, mais je paye cher ma précipitation. Nous sommes maintenant lancés sur une pente si rapide, que bon gré mal gré, il faut aller jusqu’au bout. Tenter même de s’arrêter serait insensé. Riche ou pauvre, je dois trembler tant qu’une entrevue de Gaston et de Valentine sera possible. Comment les séparer à jamais ? Mon frère, renoncera-t-il à revoir cette femme tant aimée ? »

Non, Gaston ne renonçait pas à chercher, à retrouver Valentine, et la preuve, c’est que plusieurs fois, au milieu des plus vives souffrances, il avait prononcé son nom.

Car il n’allait pas mieux. En dépit du plus énergique traitement, les symptômes alternaient, mais ne se dissipaient pas. Sans cesse les douleurs se portaient du cœur à la tête, plus violentes et plus intolérables à chaque reprise.

Cependant, vers la fin de la semaine, le pauvre malade eut deux jours de rémission. Il put se lever, manger quelques bouchées, et même se promener un peu.

Mais il n’était plus que l’ombre de lui-même. En moins de dix jours, il avait vieilli de dix ans. Le mal, sur les organisations puissantes, comme celle de Gaston, ayant plus de prise, les brise en moins de rien.

Lui qui, quinze jours plus tôt, paraissait dans l’épanouissement de la maturité et de la force, il était plus faible qu’un enfant, voûté comme un vieillard. C’est à peine si ses jambes pouvaient porter le poids de son corps amaigri. Bien qu’on fût en été, bien qu’il fît très-chaud, il grelottait au soleil en plein midi.

Appuyé au bras de son frère, il traversa la prairie pour aller donner un coup d’œil à l’usine, et, s’étant assis non loin d’un fourneau en activité, il déclara qu’il s’y trouvais bien et qu’il renaissait à cette chaleur intense.

Il ne souffrait pas, il se sentait la tête dégagée, il respirait librement, ses pressentiments se dissipaient.

— Je suis bâti à chaux et à sable, disait-il aux ouvriers qui l’entouraient, je suis capable de m’en tirer.

Des gens d’Oloron qui étaient venus lui rendre visite, avaient hasardé cette idée que peut-être sa maladie venait du changement de climat, et il n’était pas fort éloigné de le croire.

— Les vieux arbres dépérissent quand on les transplante, répétait-il, je ferai bien si je veux vivre longtemps de retourner à Rio.

Quelle espérance pour Louis, et avec quelle ardeur il s’y accrocha !

— Oui, répondit-il, tu ferais bien, très-bien même ; je t’accompagnerais. Un voyage au Brésil avec toi serait pour moi une partie de plaisir.

Mais quoi ! Projets de malades, projets d’enfants ! Le lendemain, Gaston avait bien d’autres idées.

Il affirmait que jamais il ne saurait se résoudre à quitter la France. Il se proposait, sitôt guéri, de visiter Paris. Il y consulterait des médecins, il y retrouverait Valentine.

À mesure que sa maladie se prolongeait, il s’inquiétait d’elle davantage, et il s’étonnait de ne pas recevoir de lettre de Beaucaire.

Cette réponse, qui tardait, le préoccupait si fort, qu’il écrivit de nouveau, en termes pressants, demandant un mot par le retour du courrier.

Cette seconde lettre, Lafourcade ne la reçut jamais.

Ce soir-là même, Gaston recommença à se plaindre. Les deux ou trois jours de mieux n’étaient qu’une halte de la maladie. Elle reprit avec une énergie et une violence inouïes, et pour la première fois, le docteur C… laissa voir des inquiétudes.

De ce moment, en effet, on put prévoir une terminaison fatale. Si les souffrances de Gaston semblaient diminuer, s’il se plaignait moins, c’est que les forces diminuaient et que l’anéantissement venait. D’heure en heure les battements du cœur se ralentissaient et les extrémités devenaient froides.

Enfin, le quatorzième jour de sa maladie, au matin, Gaston, qui était resté toute la nuit plongé dans l’assoupissement le plus inquiétant, parut se ranimer.

Il envoya chercher un prêtre et resta seul avec lui une demi-heure environ, déclarant qu’il mourait en chrétien comme ses ancêtres.

Puis il fit ouvrir toutes grandes les portes de sa chambre et donna ordre qu’on fît entrer ses ouvriers. Il leur adressa ses adieux et leur dit qu’il s’était occupé de leur sort.

Quand ils se furent retirés, il fit promettre à son frère de conserver l’usine, l’embrassa une dernière fois, et retombant sur ses oreillers, il entra en agonie.

Comme midi sonnait, sans secousses, sans convulsions, il expira.

Désormais Louis était bien marquis de Clameran, et il était millionnaire.

Quinze jours plus tard, cependant, Louis ayant arrangé toutes ses affaires et s’étant entendu avec l’ingénieur qui conduisait l’usine, prenait le chemin de fer.

La veille, il avait adressé à Raoul ce télégramme significatif : « J’arrive. »