Le Dossier n° 113/Chapitre 22

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E. Dentu (p. 430-455).


XXII

LE DÉNOUEMENT


. . . . . . . . . . . . . . .

Tels sont les faits qui, avec une science presque invraisemblable d’investigation, avaient été recueillis et coordonnés par ce gros homme à figure réjouie qui avait pris Prosper sous sa protection, M. Verduret.

Arrivé à Paris à neuf heures du soir, non par le chemin de fer de Lyon, ainsi qu’il l’avait annoncé, mais par le chemin de fer d’Orléans, M. Verduret s’était aussitôt rendu à l’hôtel du Grand-Archange, où il avait trouvé le caissier l’attendant, dévoré d’impatience.

— Ah ! vous allez en entendre de belles, lui avait-il dit, et vous allez voir jusqu’où, parfois, il faut remonter dans le passé pour trouver les causes premières d’un crime. Tout se tient et s’enchaîne ici-bas. Si Gaston de Clameran n’était pas allé, il y a vingt ans, prendre une demi-tasse dans un petit café de Jarnègue, à Tarascon, on n’aurait pas volé votre caisse il y a trois semaines. Valentine de La Verberie a payé en 1866 les coups de couteau donnés pour l’amour d’elle vers 1840. Rien ne se perd ni ne s’oublie. Au surplus, écoutez.

Et tout aussitôt, il s’était mis à conter, s’aidant de ses notes et du volumineux manuscrit qu’il avait rédigé.

Depuis une semaine, M. Verduret n’avait peut-être pas pris en tout vingt-quatre heures de repos, mais il n’y paraissait guère. Ses muscles d’acier bravaient les fatigues et les ressorts de son esprit étaient trop solidement trempés pour s’affaisser jamais.

Un autre eût été brisé, lui se tenait debout et contait avec cette verve entraînante qui lui était particulière, jouant, pour ainsi dire, le drame dont il déroulait les péripéties, s’attendrissant ou se passionnant, — « entrant, pour parler comme au théâtre, dans la peau de chacun des personnages qu’il mettait en scène. »

Prosper, lui, écoutait, ébloui de cette surprenante lucidité, de cette faculté merveilleuse d’exposition.

Il écoutait, et il se demandait si ce récit qui expliquait les événements jusque dans les moindres circonstances, qui analysait des sensations fugitives, qui rétablissait des conversations qui avaient dû être secrètes, n’était pas un roman bien plus qu’une relation exacte.

Certes, toutes ces explications étaient ingénieuses, séduisantes comme probabilité, strictement logiques ; mais sur quoi reposaient-elles ? N’étaient-elles pas le rêve d’un homme d’imagination ?

M. Verduret mit longtemps à tout dire ; il était près de quatre heures du matin, quand, ayant terminé, il s’écria avec l’accent du triomphe :

— Et maintenant, ils sont sur leurs gardes ; ils sont bien fins, mais je m’en moque, je les tiens, ils sont à nous. Avant huit jours, ami Prosper, vous serez réhabilité : je l’ai promis à votre père.

— Est-ce possible ! murmurait le caissier dont toutes les idées étaient bouleversées, est-ce possible !

— Quoi ?

— Tout ce que vous venez de m’apprendre.

M. Verduret bondit en homme peu habitué à voir ses auditeurs douter de la sûreté de ses informations.

— Si c’est possible ! s’écria-t-il, mais c’est la vérité même, la vérité prise sur le fait et exposée toute palpitante.

— Quoi ! de telles choses peuvent se passer à Paris, au milieu de nous, sans que…

— Parbleu ! interrompit le gros homme, vous êtes jeune, mon camarade ! il s’en passe bien d’autres… et vous ne vous en doutez guère. Vous ne croyez, vous, qu’aux horreurs de la cour d’assises. Peuh ! on ne voit au grand jour de la Gazette des Tribunaux que les mélodrames sanglants de la vie, et les acteurs, d’immondes scélérats sont lâches comme le couteau ou bêtes comme le poison qu’ils emploient. C’est dans l’ombre des familles, souvent à l’abri du code que s’agite le drame vrai, le drame poignant de notre époque ; les traîtres y ont des gants, les coquins s’y drapent de considération, et les victimes meurent désespérées, le sourire aux lèvres… Mais c’est banal ce que je vous dis là, et vous vous étonnez…

— Je me demande comment vous avez pu découvrir toutes ces infamies.

Le gros homme eut un large sourire.

— Eh ! eh !… fit-il, d’un air content de soi, quand je me donne à une tâche, je m’y applique tout entier. Notez bien ceci : un homme d’intelligence moyenne qui concentre toutes ses pensées, toutes les impulsions de sa volonté vers un seul but, arrive presque toujours à ce but. De plus, j’ai mes petits moyens à moi.

— Encore faut-il des indices, et je n’aperçois pas…

— C’est vrai ; pour se guider dans les ténèbres d’une pareille affaire, il faut une lueur. Mais la flamme du regard de Clameran, quand j’ai prononcé le nom de Gaston, son frère, a allumé ma lanterne. De ce moment, j’ai marché droit à la solution du problème comme vers un phare.

Les regards de Prosper interrogeaient et suppliaient. Il eût voulu connaître les investigations de son protecteur, car il doutait encore, il n’osait croire à ce bonheur qu’on lui annonçait : une éclatante réhabilitation. Voyons ! fit M. Verduret, vous donneriez bien quelque chose pour savoir comment je suis arrivé à la vérité.

— Oui, je l’avoue ; c’est pour moi un tel prodige !…

M. Verduret jouissait délicieusement de la stupéfaction de Prosper. Certes, ce n’était pour lui ni un bon juge, ni un amateur distingué ; peu importe, on est toujours flatté d’une admiration sincère, de quelque part qu’elle vienne.

— Soit, répondit-il, je vais vous démontrer mon système. De prodige, il n’y a pas l’ombre. Nous avons travaillé ensemble à la solution du problème, vous savez donc par quels moyens je suis arrivé à me douter que Clameran était pour quelque chose dans le crime. De ce moment, avec mes certitudes, la besogne était facile. Qu’ai-je donc fait ? J’ai placé des gens à moi près des personnes que j’avais intérêt à surveiller, Joseph Dubois chez Clameran, Nina Gypsy près des dames Fauvel.

— En effet, et j’en suis encore à comprendre comment Nina a consenti à se charger de cette commission.

— Ceci, répondit M. Verduret, c’est mon secret. Je continue. Ayant de bons yeux et de fines oreilles dans la place, sûr de connaître le présent, j’ai dû m’informer du passé, et je suis parti pour Beaucaire. Le lendemain, j’étais à Clameran, et, du premier coup, je mettais la main sur le fils de Saint-Jean, l’ancien valet de chambre. C’est un brave garçon, ma foi ! franc comme l’osier, simple comme la nature, et qui a tout de suite deviné que j’avais besoin d’acheter des garances…

— Des garances ? interrogea Prosper déroulé.

— Certainement, cela se voyait. Il faut vous dire que je n’avais pas tout à fait l’air que j’ai en ce moment. Lui, ayant des garances à vendre, ce qui se voyait aussi, nous sommes entrés en marché. Les débats ont duré toute une journée pendant laquelle nous avons bien bu une douzaine de bouteilles. Au moment du souper, Saint-Jean fils était ivre comme une bonde, et moi j’avais acheté pour 900 francs de garance que votre père revendra.

Si singulier était l’air de Prosper que M. Verduret éclata de rire.

— J’avais risqué neuf cents francs, poursuivit-il ; mais, de fil en aiguille, j’avais appris toute l’histoire des Clameran, les amours de Gaston, sa fuite et aussi la chute du cheval de Louis. Je savais aussi que Louis était revenu il y a un an environ, qu’il avait vendu le château à un marchand de biens nommé Fougeroux, et que la femme de cet acheteur, Mihonne, avait assigné un rendez-vous à Louis. Le même soir, ayant passé le Rhône, j’arrivais chez cette Mihonne. Pauvre femme ! son coquin de mari l’a tant battue qu’elle n’est pas bien loin d’être idiote. Je lui ai prouvé que je venais de la part d’un Clameran quelconque, et elle s’est empressée de me conter tout ce qu’elle savait.

La simplicité de ces moyens d’investigations confondait Prosper.

— Dès lors, continuait M. Verduret, l’écheveau se débrouillait, je tenais le maître fil. Restait à savoir ce qu’était devenu Gaston. Ah ! je n’ai pas eu de peine à retrouver sa trace. Lafourcade, qui est un ami de votre père, m’a appris qu’il s’était fixé à Oloron, qu’il y avait acheté une usine, et qu’il y était mort. Trente-six heures plus tard, j’étais à Oloron.

— Vous êtes donc infatigable ?…

— Non, mais j’ai pour principe de battre le fer pendant qu’il est chaud. À Oloron, j’ai rencontré Manuel, venu pour y passer quelques jours en se rendant en Espagne, et, par lui, j’ai eu la biographie exacte de Gaston et les plus minutieux détails sur sa mort. Par Manuel, j’ai su la visite de Louis, et un aubergiste de la ville m’a appris le séjour à cette époque d’un jeune ouvrier en qui j’ai reconnu Raoul.

— Mais les conversations, demanda Prosper, ces conversations si précises…

— Vous croyez que je les ai prises sous mon bonnet, n’est-ce pas ? Erreur. Pendant que je travaillais là-bas, mes aides, ici, ne mettaient pas leurs mains dans le même gant. Se défiant l’un de l’autre, Clameran et Raoul ont été assez ingénieux pour garder les lettres qu’ils s’écrivaient. Ces lettres, Joseph Dubois les a trouvées, il en a copié la majeure partie, il a fait photographier les plus décisives et il m’a expédié le tout. De son côté, Nina passait sa vie à écouter aux portes et m’envoyait le résumé fidèle de ce qu’elle entendait. Enfin, j’ai eu chez les Fauvel un dernier moyen d’investigation que je vous révélerai plus tard.

C’était net, précis, indiscutable.

— Je comprends, murmurait Prosper, je comprends.

— Et vous, mon jeune camarade, interrogea M. Verduret, qu’avez-vous fait ?

Prosper, à cette question, se troubla et rougit. Mais il comprit que taire son imprudence serait une folie et une mauvaise action.

— Hélas ! répondit-il, j’ai été fou, j’ai lu dans un journal que Clameran allait épouser Madeleine.

— Et alors ? insista M. Verduret devenu inquiet.

— J’ai écrit à M. Fauvel une lettre anonyme, où je lui donne à entendre que sa femme le trahit pour Raoul…

D’un formidable coup de poing, M. Verduret brisa la table près de laquelle il était assis.

— Malheureux !… s’écria-t-il, vous avez peut-être tout perdu !

En un clin d’œil, la physionomie du gros homme changea. Sa face joviale prit une expression menaçante.

Il s’était levé, et il arpentait rageusement la plus belle chambre de l’hôtel du Grand-Archange, sans souci des locataires de l’étage inférieur.

— Mais vous êtes donc un enfant, disait-il à Prosper consterné, un insensé, pis encore… un sot !…

— Monsieur…

— Quoi ! il se trouve un brave homme qui, lorsque vous vous noyez, se jette à l’eau, et quand il est sur le point de vous sauver, vous vous accrochez à ses jambes pour l’empêcher de nager !… Que vous avais-je dit ?

— De me tenir tranquille, de ne pas sortir.

— Eh bien !…

Le sentiment de ses torts rendait Prosper plus timide que le lycéen auquel son professeur demande compte de ses heures d’étude, et qui s’excuse.

— C’était le soir, monsieur, répondit-il, je souffrais, je me suis promené le long des quais, j’ai cru pouvoir entrer dans un café, on m’a donné un journal, j’ai vu l’épouvantable nouvelle…

— N’était-il pas arrêté que vous aviez confiance en moi ?

— Vous étiez absent, monsieur, l’annonce de ce mariage m’a bouleversé ; vous étiez loin, on peut être surpris par les événements…

— Il n’y a d’imprévu que pour les imbéciles ! déclara péremptoirement M. Verduret. Écrire une lettre anonyme ! Savez-vous à quoi vous m’exposez ? Vous êtes cause que je manquerai peut-être à une parole sacrée donnée à une des rares personnes que j’estime ici-bas. Je passerai pour un fourbe, pour un lâche, moi qui…

Il s’interrompit comme s’il eût craint d’en trop dire, et ce n’est qu’après un certain temps que, devenu relativement calme, il reprit :

— Revenir sur ce qui est fait est idiot. Tâchons de sortir de ce mauvais pas. Où et quand avez-vous mis votre lettre à la poste ?

— Hier soir, rue du Cardinal-Lemoine. Ah ! elle n’était pas au fond de la boîte que j’avais déjà des regrets.

— Il eût mieux valu les avoir avant. Quelle heure était-il ?

— Près de dix heures.

— C’est-à-dire que votre poulet est arrivé à M. Fauvel ce matin avec son courrier ; donc il était probablement seul dans son cabinet, quand il l’a décacheté et lu.

— Ce n’est pas probable, c’est sûr.

— Vous rappelez-vous les termes de votre lettre ? Ne vous troublez pas, ce que je vous demande est important ; cherchez…

— Oh ! je n’ai pas besoin de chercher. J’ai les expressions présentes à la mémoire comme si je venais d’écrire.

Il disait vrai, et c’est presque textuellement qu’il récita sa lettre à M. Fauvel.

C’est avec l’attention la plus concentrée que l’écoutait M. Verduret, et les plis de son front trahissaient le travail de sa pensée.

— Voilà, murmurait-il, une rude lettre anonyme, pour qui n’en fait pas son état. Elle laisse tout entendre, sans rien préciser, elle est vague, railleuse, perfide… Répétez encore une fois.

Prosper obéit, et sa seconde version ne varia pas.

— C’est que tout y est, poursuivait le gros homme, répétant après Prosper les phrases de la lettre. Rien de plus inquiétant que cette allusion au caissier. Ce doute : « Est-ce aussi lui qui a volé les diamants de Mme  Fauvel ? » est tout simplement affreux. Quoi de plus irritant que cet ironique conseil : « À votre place, je ne ferais pas d’esclandre ; je surveillerais ma femme ? »

Sa voix s’éteignit ; c’est intérieurement qu’il poursuivait son monologue.

À la fin, il revint se planter droit, les bras croisés devant Prosper :

— L’effet de votre lettre, dit-il, a dû être terrible ; passons. Il est emporté, n’est-ce pas, votre patron.

— Il est la violence même.

— Alors, le mal n’est peut-être par irréparable.

— Quoi ! vous supposez…

— Je pense que tout homme d’un naturel violent se redoute et n’obéit jamais à un premier mouvement. Là est notre chance de salut. Si, au reçu de vos obus, M. Fauvel n’a pas su se contenir, s’il s’est précipité dans la chambre de sa femme en criant : « Où sont vos diamants ? » N, i, ni, adieu nos projets. Je connais Mme  Fauvel, elle confessera tout.

— Serait-ce un si grand malheur ?

— Oui, mon jeune camarade, parce qu’au premier mot prononcé haut entre Mme  Fauvel et son mari, nos oiseaux s’envoleront.

Prosper n’avait pas prévu cette éventualité.

— Ensuite continua M. Verduret, ce serait causer à quelqu’un une immense douleur.

— À quelqu’un que je connais ?

— Oui, mon camarade, et beaucoup. Enfin, je serais désolé de voir filer ces deux gredins sans être absolument édifié à leur endroit.

— Il me semble pourtant que vous savez à quoi vous en tenir ?

M. Verduret haussa les épaules.

— Vous n’avez donc pas senti, demanda-t-il, les lacunes de mon récit ?

— Aucunement.

— C’est que vous n’avez pas su m’écouter. Primo, Louis de Clameran a-t-il, oui ou non, empoisonné son frère ?

— Oui, d’après ce que vous avez dit, j’en suis sûr.

— Oh !… vous êtes plus affirmatif, jeune homme, que je n’ose l’être. Votre opinion est la mienne ; mais quelle preuve décisive avons-nous ? Aucune. J’ai, avec une certaine adresse, j’ose le croire, interrogé le docteur C… Il n’a pas eu l’ombre d’un soupçon. Et le docteur C… n’est pas un médicastre, c’est un savant homme, un praticien, un observateur. Quels poisons produisent les effets décrits ? Je n’en connais pas. Et j’ai pourtant étudié bien des poisons, depuis la digitale de La Pommeraye jusqu’à l’aconitine de la Sauvresy.

— Cette mort est arrivée si à propos…

— Qu’on ne peut s’empêcher de croire à un crime ? c’est vrai, mais le hasard est parfois un merveilleux complice. Voilà le premier point. Secundo, j’ignore les antécédents de Raoul

— Est-il donc nécessaire de les connaître ?

— Indispensable, mon camarade. Mais nous les connaîtrons avant peu. J’ai expédié à Londres un de mes hommes… pardon, un de mes amis qui est très-adroit, M. Pâlot, et il m’a écrit qu’il tient la piste. Vrai, je ne serai pas fâché de connaître l’épopée de ce jeune gredin sceptique et sentimental, qui peut-être sans Clameran serait un brave et honnête garçon…

Prosper n’écoutait plus.

L’assurance de M. Verduret lui donnait confiance ; déjà, il voyait les vrais coupables sous la main de la justice et il se délectait, par avance, de ce drame de cour d’assises où éclaterait son innocence, et où il serait réhabilité avec éclat, après avoir été bruyamment déshonoré.

Bien plus, il retrouvait Madeleine, car il s’expliquait sa conduite, ses réticences chez la couturière ; il comprenait qu’elle n’avait pas un instant cessé de l’aimer.

Ces certitudes de bonheur à venir devaient lui rendre et lui rendaient, en effet, son sang-froid, perdu depuis le moment où, chez son patron, il avait découvert que la caisse venait d’être volée.

Et pour la première fois, il s’étonna de la singularité de sa situation.

Les événements qui déconcertent les prévisions humaines ont ceci de remarquable qu’ils bouleversent les idées et les haussent au niveau des plus étranges situations.

Prosper, qui s’était simplement étonné de la protection de M. Verduret, de l’étendue de ses moyens d’investigation, en vint à se demander quelles raisons secrètes le faisaient agir.

En somme, quels étaient les mobiles du dévoûment de cet homme, et quel prix espérait-il de ses services ?

Telle fut l’intensité de l’inquiétude du caissier, que brusquement il s’écria :

— Vous n’avez plus le droit, monsieur, de vous cacher de moi. Quand on a rendu à un homme l’honneur et la vie, quand on l’a sauvé, on lui dit qui il doit remercier et bénir.

Arraché brusquement à ses méditations, le gros homme tressaillit.

— Oh !… fit-il en souriant, vous n’êtes pas tiré d’affaire encore, ni marié, n’est-ce pas ? ayez donc, pour quelques jours encore, la patience et la foi…

Six heures sonnèrent.

— Bon ! s’écria M. Verduret, déjà six heures, et moi qui arrivais avec l’espoir de me donner une nuit pleine. Ce n’est pas le moment de dormir.

Il sortit de la chambre et alla se pencher sur la cage de l’escalier.

— Madame Alexandre ! cria-t-il ; eh ! madame Alexandre !

L’hôtesse du Grand-Archange, la volumineuse épouse de M. Fanferlot, dit l’Écureuil, ne s’était pas couchée. Ce détail frappa Prosper.

Elle apparut humble, souriante, empressée.

— Qu’y a-t-il pour votre service, messieurs ? demanda-t-elle.

— Il y a, répondit M. Verduret, qu’il me faut, le plus tôt possible, votre… Joseph Dubois et aussi Palmyre. Faites-les prévenir. Quand ils arriveront on m’éveillera, car je vais me reposer un peu.

Mme  Alexandre n’était pas au bas de l’escalier que déjà le gros homme s’était sans façon jeté sur le lit de Prosper.

— Vous permettez, n’est-ce pas ? avait-il dit.

Cinq minutes plus tard, il dormait, et Prosper, étendu sur un fauteuil, se demandait, plus intrigué que jamais, quel était ce sauveur.

Il n’était guère que neuf heures lorsqu’un doigt timide frappa trois petits coups à la porte de la chambre.

Si léger qu’eût été le bruit, il suffit pour éveiller M. Verduret, qui sauta à bas du lit en disant :

— Qui est là ?

Mais déjà Prosper, qui n’avait pu s’assoupir sur son fauteuil était allé ouvrir.

Joseph Dubois, le domestique du marquis de Clameran, entra.

L’auxiliaire de M. Verduret était essoufflé comme un homme qui a couru, et ses petits yeux de chat étaient plus mobiles et plus inquiets qu’à l’ordinaire.

— Enfin, je vous revois, patron ! s’écria-t-il ; enfin, vous allez me conseiller de nouveau. Vous absent, je ne savais plus à quel saint me vouer ; j’étais comme un pantin dont le fil est cassé.

— Comment, toi, tu te laisses démonter ainsi !

— Dame ! pensez donc, je ne savais où vous prendre. Hier, dans l’après-midi, je vous ai expédié trois dépêches aux adresses que vous m’aviez données, à Lyon, à Beaucaire, à Oloron, et pas de réponse. Je me sentais devenir fou, quand on est venu me chercher de votre part.

— Ça chauffe donc ?

— C’est-à-dire que ça brûle, patron, et que la place n’est plus tenable, parole d’honneur !

Tout en parlant, M. Verduret avait réparé l’économie de sa toilette, quelque peu dérangée pendant son sommeil.

Quand il eut achevé, il se jeta dans un fauteuil, pendant que Joseph Dubois restait respectueusement debout, sa casquette à la main, dans l’attitude du soldat qui va au rapport sans armes.

— Explique-toi, mon garçon, commença M. Verduret, et lestement, s’il te plaît ; pas de phrases.

— Voilà, bourgeois. Je ne sais pas quelles sont vos intentions, j’ignore vos moyens d’action, mais il faut en finir, frapper votre dernier coup, vite, très-vite.

— C’est votre avis, maître Joseph ?

— Oui, patron, parce que si vous attendez, si vous hésitez, si vous tergiversez, bonsoir la compagnie, vous ne trouverez plus qu’une cage vide, les oiseaux auront pris leur volée. Vous souriez ?… Oui, je sais bien que vous êtes fort, mais ils sont roués, eux aussi.

— Tu ne les as donc pas recommandés là-bas, quand je t’ai écrit ?

— Si, mais ils sont gens à glisser entre les doigts comme une anguille. Ils savent qu’ils ont du monde à leurs trousses.

— Mille diables ! s’écria M. Verduret, on aura commis quelque maladresse.

Cette conversation était par trop transparente pour ne pas donner beaucoup à réfléchir à Prosper ; aussi écoutait-il de toutes ses forces, tout en notant et la supériorité aisée de M. Verduret et la déférence très-sincère, on le sentait, du domestique.

— On n’a pas été maladroit, reprit Joseph ; la défiance de nos gaillards, vous en savez quelque chose, patron, date de loin. Ils se sont doutés de quelque chose le soir où vous vous êtes déguisé en paillasse, et la preuve, c’est le coup de couteau qu’ils vous ont allongé. Depuis, ils n’ont dormi que d’un œil. Cependant ils commençaient, je crois, à se rassurer quand hier, ma foi ! la mèche a été décidément éventée.

— Et c’est pour cela que tu m’envoyais des dépêches ?

— Naturellement : Écoutez la chose. Hier matin, au saut du lit, c’est-à-dire sur les dix heures, voilà que mon honorable bourgeois s’avise de mettre de l’ordre dans ses paperasses qui sont renfermées dans un meuble du salon, un meuble à lui, lequel, entre parenthèse, a une serrure qui m’a donné bien du mal. Moi, pendant ce temps-là, je faisais semblant d’arranger le feu, et je le guignais. Patron, cet homme-là a l’œil américain ! Du premier coup, il a vu, il a deviné plutôt, qu’on avait touché les damnés papiers. Il est devenu blanc comme un linge, et il a poussé un juron, mais un juron !…

— Passons, passons.

— Soit ! Comment s’est-il aperçu de mes petites recherches ? C’est un mystère. Vous savez comme je suis soigneux. J’avais tout remis en ordre avec une légèreté de main, une attention !… Alors, voilà que pour se convaincre qu’il ne s’abuse pas, mon marquis se met à examiner toutes les lettres une à une, à les tourner, à les flairer… j’avais envie de lui offrir un microscope. Il n’en avait pas besoin, le gredin. Tout à coup, paf, il se dresse avec des yeux flamboyants, d’un coup de pied, il envoie sa chaise à l’autre bout du salon, et il se précipite sur moi en hurlant : « — On est venu ici, on a visité mes papiers, on a photographié la lettre que voici !… » Brrr ! je ne suis pas plus lâche qu’un autre, mais tout mon sang n’a fait qu’un tour ; je me voyais mort, haché, massacré. Même, je me suis dit : « Fanfer… pardon, Dubois, mon garçon, tu es flambé. » Et j’ai pensé à madame Alexandre…

M. Verduret était devenu sérieux. Il réfléchissait, laissant ce bon Joseph analyser et exposer ses sensations personnelles.

— Continue, dit-il enfin.

— J’en ai été quitte pour la peur, patron, le scélérat n’a pas osé me toucher. Il est vrai que, plein de prudence, je m’étais mis hors de portée et que nous causions avec la large table qui est au milieu du salon entre nous deux. Tout en me demandant comment il avait découvert le pot aux roses, je me défendais comme un beau diable. Je disais :

— « Ce n’est pas vrai, monsieur le marquis se trompe ; ce n’est pas possible ! »

Bast ! il ne m’écoutait pas ; il brandissait une lettre en me répétant :

— Cette lettre a été photographiée, et j’en ai la preuve.

Il ne se trompait pas, le cher homme. Et en même temps il me montrait sur le papier une petite tache jaunâtre : « Sens ! me criait-il, sens ! c’est du…, c’est de la… » Il m’a dit le nom, je l’ai oublié ; c’est, paraît-il, une drogue dont les photographes se servent…

— Je sais, je sais, interrompit M. Verduret. Après ?

— Après, patron, nous avons eu une scène, oh ! mais une scène !… Il a fini par m’empoigner au collet et il me secouait comme un prunier, pour me faire dire qui je suis, qui je connais, d’où je viens… est-ce que je sais ? Il m’a fallu lui donner l’emploi de mon temps, à une minute près, depuis que je suis chez lui. Ce brigand-là était né pour faire un juge d’instruction. Puis, il a fait venir le garçon de l’hôtel chargé de l’appartement, et il l’a questionné, mais en anglais, en sorte que, vous comprenez, je n’ai pas compris… À la fin, pourtant, il s’est radouci, et quand le garçon a été parti, il m’a donné une pièce de vingt francs en me disant : « — Tiens, je suis fâché de t’avoir brusqué, tu es trop bête pour le métier dont je te soupçonnais. »

— Il t’a dit cela ?

— En propres termes, parlant à ma personne, oui, patron.

— Et tu crois qu’il le pensait ?

— Positivement.

Le gros homme modula un petit sifflement qui indiquait nettement que telle n’était pas son opinion.

— Si tu le prends ainsi, prononça-t-il, Clameran avait raison, tu n’es pas fort.

Il était aisé de voir que cet excellent Joseph Dubois grillait d’envie de motiver son avis, cependant il n’osa pas.

— Dans le fait, répondit-il, tout déconcerté, c’est bien possible. Toujours est-il que, cette affaire arrangée, monsieur le marquis s’est habillé pour sortir. Seulement, il n’a pas voulu de sa voiture et je lui ai vu prendre un remise dans la cour de l’hôtel. Là, franchement, j’ai bien cru que je ne le reverrais pas de longtemps et qu’il allait se donner de l’air. Erreur. Il m’est revenu sur les cinq heures, gai comme un pinson. Moi, pendant cette absence, j’avais couru au télégraphe…

— Comment, tu ne l’as pas suivi ?

— Excusez, patron, un de nos… amis le « filait ; » je m’en étais assuré. C’est même par cet ami que je sais ce qu’a fait notre gaillard. Il est allé d’abord chez un agent de change, puis au Comptoir d’escompte, puis à la Banque. On voit bien que c’est un capitaliste ! J’ai idée qu’il a pris ses dispositions pour un petit voyage.

— Et c’est tout ?

— De ce côté, oui, patron. D’un autre, il est bon que vous sachiez que nos coquins ont essayé de faire coffrer administrativement, vous m’entendez, Mlle  Palmyre. Par bonheur, vous aviez prévu le coup, et j’avais prévenu là-bas. Sans vous, elle était « emballée » raide.

Il s’arrêta, le nez en l’air, cherchant s’il n’avait pas autre chose encore à dire. Ne trouvant rien :

— Et voilà ! s’écria-t-il. J’ose espérer que M. Patrigent va se frotter les mains ferme à ma première visite. Il ne s’attend pas aux détails qui vont grossir son dossier 113.

Il y eut un long silence. Ainsi que l’avait conjecturé ce bon Joseph, l’instant décisif était venu, et M. Verduret dressait son plan de bataille en attendant le rapport de Nina, redevenue Palmyre, lequel devait décider son point d’attaque.

Mais Joseph Dubois était impatient et inquiet.

— Que dois-je faire maintenant, patron ? demanda-t-il.

— Toi, mon garçon, tu vas retourner à l’hôtel ; ton maître, très-probablement se sera aperçu de ton absence, mais il ne t’en dira rien, tu continueras donc…

Une exclamation de Prosper, qui se tenait debout près de la fenêtre, interrompit M. Verduret.

— Qu’est-ce ? demanda-t-il.

— Clameran !… répondit Prosper, là.

D’un bond, M. Verduret et Joseph furent à la fenêtre.

— Où le voyez-vous ? demandaient-ils.

— Là, au coin du pont, derrière la baraque de cette marchande d’oranges.

Prosper ne s’était pas trompé.

C’était bien le noble marquis Louis de Clameran qui, embusqué derrière l’échoppe volante, épiait les allants et les venants de l’hôtel du Grand-Archange, et attendait son domestique.

Il fallut un peu de temps pour s’en assurer, car le marquis se dissimulait très-habilement, en aventurier habitué à ces expéditions hasardeuses.

Mais un moment vint où, pressé et coudoyé par la foule, il fut obligé de descendre du trottoir. Il parut alors à découvert.

— Avais-je raison ? s’écria le caissier ; est-il encore possible de douter ?

— Vrai ! murmurait Joseph, convaincu, c’est à n’y pas croire.

M. Verduret, lui, ne semblait aucunement surpris.

— Voilà, dit-il, que le gibier se fait chasseur. Eh bien ! Joseph, mon garçon, t’obstines-tu à soutenir que ton honorable bourgeois a été dupe de tes simagrées de Jocrisse ?

— Vous m’aviez assuré le contraire, patron, répondit le bon Dubois du ton le plus humble, et après une affirmation de vous, les preuves sont inutiles.

— Au surplus, continuait le gros homme, cette manœuvre, si téméraire qu’elle semble, était indiquée. Il sait qu’on est sur lui, cet homme, et tout naturellement il cherche à connaître ses adversaires. Comprenez-vous combien il doit souffrir de ses incertitudes ? Peut-être s’imagine-t-il que ceux qui le traquent sont tout simplement d’anciens complices très-affamés qui voudraient une petite part du gâteau. Il va rester là jusqu’à ce que Joseph ressorte, et alors il viendra aux informations.

— Mais je puis sortir sans qu’il m’aperçoive, patron !

— Oui, je sais, tu franchirais le petit mur qui sépare l’hôtel du Grand-Archange de la cour du marchand de vins ; de là, tu passerais par le sous-sol du papetier et tu filerais par la rue de la Huchette.

Ce bon Joseph avait la mine impayable d’un brave homme qui tout à coup, sans savoir d’où, reçoit sur la tête un seau d’eau glacée.

— C’est cela même, patron, bégaya-t-il. On m’a dit, là-bas, que vous connaissiez comme cela toutes vos maisons de Paris. Est-ce vrai ?

Le gros ami de Prosper ne daigna pas répondre. Il se demandait quel profit immédiat tirer de la démarche de Clameran.

Quant au caissier, il écoutait, bouche béante, observant alternativement ces inconnus, qui, sans apparence d’intérêt, avec autant de passion que lui-même, s’ingéniaient à gagner la difficile partie dont son honneur, son bonheur, sa vie, étaient l’enjeu.

— Il y a encore un moyen, proposa Joseph, qui de son côté avait réfléchi.

— Lequel ?

— Je puis sortir tout bonifacement, les mains dans les poches, et regagner en flânant l’hôtel du Louvre.

— Et après ?

— Dame !… le Clameran viendra questionner madame Alexandre, et, si vous lui avez fait la leçon, vous savez combien elle est futée, elle déroutera notre gaillard de telle façon, qu’il ne saura plus que penser.

— Mauvais !… prononça péremptoirement M. Verduret ; on ne déroute pas un gaillard si fort compromis, et surtout, on ne le rassure pas.

Le parti du gros homme était arrêté, car de ce ton bref qui n’admet pas de réplique, il reprit :

— J’ai mieux. Depuis que Clameran sait que ses papiers ont été explorés, a-t-il vu Lagors ?

— Non, patron.

— Il peut lui avoir écrit.

— Je parierais ma tête à couper que non. D’après vos instructions, ayant à surveiller surtout sa correspondance, j’ai organisé un petit système qui me met en garde dès qu’il touche une plume ; or, depuis vingt-quatre heures, les plumes n’ont pas bougé.

— Clameran est sorti hier une partie de l’après-midi.

— Il n’a pas écrit en route, l’homme qui le suivait le garantit.

— Alors, s’écria le gros homme, en avant, en avant ! Descends, et plus vite que ça ; je te donne un quart d’heure pour te faire une autre tête ; une tête de là-bas, tu sais ; moi, d’ici, je ne perds pas notre gredin de vue.

Sans hésiter, sans mot dire, le bon Joseph disparut, léger comme un sylphe, et M. Verduret et Prosper restèrent près de la fenêtre, observant Clameran, qui, selon les caprices du flux et du reflux de la foule, apparaissait ou disparaissait, mais qui semblait bien déterminé à ne pas abandonner son poste sans avoir obtenu quelque renseignement.

— Pourquoi vous attacher ainsi exclusivement au marquis ? demanda Prosper.

— Parce que, mon camarade, répondit M. Verduret, parce que…

Il cherchait une bonne raison à donner, un prétexte spécieux ; n’en trouvant pas, il se dépita et ajouta brutalement :

— Ceci est mon affaire.

On avait accordé un quart d’heure à Joseph Dubois pour se métamorphoser ; dix minutes ne s’étaient pas écoulées qu’il reparut.

Du joli domestique à gilet rouge, à favoris taillés à la Bergami, aux allures à la fois revêches et suffisantes, il ne restait absolument rien.

L’homme qui reparaissait était de ceux dont l’aspect seul effarouche et fait fuir comme des moineaux les plus naïfs filous.

Sa cravate noire, roulée en corde autour d’un faux-col douteux et ornée d’une épingle « en faux, » sa redingote noire boutonnée très haut, son chapeau gras, ses bottes si merveilleusement cirées qu’une coquette s’y fût mirée ; enfin sa lourde canne, trahissaient l’employé subalterne de la rue de Jérusalem aussi clairement que le pantalon garance dénonce le soldat.

Joseph Dubois s’évanouissait, et de sa livrée s’échappait, triomphant et radieux, le futé Fanferlot dit l’Écureuil.

À son entrée, Prosper ne put retenir une exclamation de surprise, presque d’effroi.

Il venait de reconnaître ce petit homme qui, le jour où le vol avait été commis, aidait aux perquisitions du commissaire de police.

M. Verduret, lui, examinait son auxiliaire d’un air évidemment satisfait.

— Pas mal, approuva-t-il, pas mal. Il s’exhale de toute ta personne un parfum policier à faire frémir un honnête homme. Tu m’as compris, c’est bien ainsi que je te voulais.

Le compliment sembla transporter Dubois-Fanferlot.

— Maintenant que je suis paré, patron, demanda-t-il, que faire ?

— Rien de difficile pour un homme adroit. Cependant, note-le bien, de la précision des manœuvres dépend le succès de mon plan. Avant de m’occuper de Lagors, je veux en finir avec Clameran ; or, puisque les gredins sont séparés, il faut les empêcher de se rejoindre.

— Compris ! fit Fanferlot en clignant de l’œil ; je vais opérer une diversion.

— Tu l’as dit. Donc, tu vas sortir par la rue de la Huchette et gagner le pont Saint-Michel. Là, tu descendras sur la berge et tu iras te poster sur un des escaliers du quai, bien maladroitement, de telle sorte que Clameran puisse, d’où il est, te découvrir et comprendre que tandis qu’il épie, il est épié lui-même. S’il ne t’aperçoit pas, tu es assez intelligent pour attirer son attention.

— Parbleu ! je jetterai une pierre dans l’eau.

Ravi de son idée, Dubois-Fanferlot se frottait les mains.

— Va pour la pierre, poursuivit M. Verduret. Dès que Clameran t’aura vu, l’inquiétude l’empoignera et il décampera. Toi, tu le suivras, sottement en apparence, mais avec acharnement. Reconnaissant qu’il a affaire à la police, la peur le prendra, et il mettra tout en jeu pour te dépister. C’est ici qu’il te faudra ouvrir l’œil ; il est rusé, le gaillard.

— Bon ! je ne suis pas né d’hier.

— Tant mieux ! tu le lui prouveras. Ce qui est sûr, c’est que te sentant à ses trousses, il n’osera pas rentrer à l’hôtel du Louvre, craignant d’y trouver des curieux. C’est là pour moi le point capital.

— Mais s’il rentrait, cependant ? demanda Fanferlot.

— Le gros homme parut évaluer l’objection.

— Ce n’est pas probable, répondit-il. Si cependant il avait cette audace, tu le laisserais faire, tu l’attendrais, et à sa sortie tu recommencerais à le suivre. Mais il ne rentrera pas. L’idée lui viendrait plutôt de prendre un chemin de fer quelconque. Auquel cas, tu ne le lâcherais pas, dût-il te conduire en Sibérie. As-tu de l’argent ?

— Je vais en demander à Mme  Alexandre.

— Bien ! je n’examinerai pas ta note de trop près. Ah !… deux mots encore. Si le gredin prend le chemin de fer, envoie un mot ici. Ensuite, s’il se fait battre jusqu’à ce soir, défie-toi, la nuit venue, des endroits écartés. Le gredin est capable de tout.

— Puis-je tirer dessus ?

— Halte-là ! pas d’enfantillage. Cependant, s’il t’attaquait !… Allons, mon garçon, en route.

Dubois-Fanferlot sorti, M. Verduret et Prosper reprirent leur poste d’observation.

— Pourquoi tant de peines ? murmurait le caissier. Je n’avais pas contre moi toutes les charges qui accablent Clameran, et on n’y a pas mis tant de façons…

— Comment, répondit le gros homme, vous en êtes encore à comprendre que je veux séparer la cause de Raoul de celle du marquis… mais chut !… Regardez…

Clameran avait quitté son poste d’observation pour s’approcher du parapet du pont, et il se promenait comme s’il eût cherché à bien distinguer quelque chose d’insolite.

— Ah ! murmura M. Verduret, il vient de découvrir notre homme.

En effet, l’inquiétude de Clameran était manifeste ; il fit quelques pas comme s’il eût voulu traverser le pont ; puis, tout à coup réfléchissant, il fit volte-face et s’élança dans la direction de la rue Saint-Jacques.

— Il est pris ! s’écria joyeusement M. Verduret.

Mais au même moment, le bruit de la porte le fit se retourner ainsi que Prosper.

Mme  Nina Gypsy, c’est-à-dire Palmyre Chocareille, était debout au milieu de la chambre.

Pauvre Nina ! Chacun des jours écoulés depuis qu’elle était entrée au service de Madeleine avait pesé autant qu’une année sur sa tête charmante.

Les larmes avaient éteint la flamme amoureuse de ses grands yeux noirs ; ses joues fraîches avaient pâli et s’étaient creusées, le sourire s’était glacé sur ses lèvres jadis si provocantes et plus rouges que la grenade entr’ouverte.

Pauvre Gypsy ! Elle si vive autrefois, si gaie, si remuante, elle était maintenant affaissée sous le poids de chagrins trop lourds pour elle. Après avoir eu toutes les insolences du bonheur, elle était humble comme la misère.

Prosper s’imaginait que, folle de la joie de le revoir, toute fière de s’être si noblement dévouée pour lui, Nina allait se jeter à son cou et l’étreindre entre ses bras. Il se trompait ; et, bien que tout entier à Madeleine depuis qu’il connaissait les raisons de sa dureté, cette déception l’affecta.

C’est à peine si Mme  Gypsy eut l’air de le reconnaître. Elle le salua timidement, presque comme un étranger.

Toute son attention se concentrait sur M. Verduret. Les regards qu’elle attachait sur lui avaient cette timidité craintive et aimante du pauvre animal souvent rudoyé par son maître.

Lui, cependant, se montrait excellent pour elle, paternel, affectueux.

— Eh bien, chère enfant, lui demanda-t-il de sa bonne voix, quels renseignements m’apportez-vous ?

— Il doit y avoir du nouveau à la maison, monsieur, et j’avais hâte de vous prévenir, mais j’étais retenue par mon service, et il a fallu que Mlle  Madeleine prît la peine de me trouver un prétexte de sortir.

— Vous remercierez Mlle  Madeleine de sa confiance, reprit le gros homme, en attendant que je lui exprime moi-même toute ma reconnaissance. J’imagine que, pour le reste, elle est fidèle à nos conventions ?

— Oui, monsieur.

— On reçoit le marquis de Clameran ?

— Depuis que le mariage est arrêté, il vient tous les soirs, et mademoiselle le reçoit bien. Il a l’air ravi.

Ces assurances, qui renversaient toutes les idées de Prosper, le transportèrent de colère. Le pauvre garçon qui ne comprenait rien aux manœuvres savantes de M. Verduret, qui se sentait ballotté au gré de volontés inexplicables, se vit tout à coup trahi, bafoué, joué.

— Quoi, s’écria-t-il, ce misérable marquis de Clameran, cet infâme voleur, cet assassin est admis familièrement chez M. Fauvel, il fait sa cour à Madeleine !… Que me disiez-vous donc, monsieur, de quelles espérances me berciez-vous pour m’endormir ?…

D’un geste impérieux M. Verduret coupa court à ses récriminations.

— Assez, dit-il durement, en voilà assez. Vous êtes par trop… honnête homme, à la fin, mon camarade. Si vous êtes incapable de rien tenter de sérieux pour votre salut, au moins laissez agir, sans les importuner sans cesse de vos puérils soupçons, ceux qui travaillent pour vous. Ne trouvez-vous pas en avoir fait assez pour me gêner ?

Cette leçon donnée, il se retourna vers Gypsy, et d’un ton plus doux :

— À nous deux, chère enfant, dit-il ; qu’avez-vous appris ?

— Eh ! monsieur, rien de positif, malheureusement, rien qui puisse vous fixer, et j’en suis bien désolée, croyez-le !

— Cependant, mon enfant, vous m’annonciez un événement grave.

Mme  Gypsy eut un geste découragé :

— C’est-à-dire, monsieur, reprit-elle, que je soupçonne, que je devine quelque chose. Quoi ? Je ne saurais le dire ni l’exprimer clairement. Peut-être n’est-ce qu’un ridicule pressentiment qui me montre tout sous un aspect extraordinaire. Il me semble que le malheur est sur la maison, que nous touchons à la catastrophe. Impossible de rien tirer de Mme  Fauvel, désormais, elle est comme un corps sans âme ; je jurerais d’ailleurs qu’elle se défie de sa nièce, qu’elle se cache d’elle.

— Et M. Fauvel.

— J’allais vous en parler, monsieur. Il lui est arrivé un malheur, j’en mettrais ma main au feu. Depuis hier, il n’est plus le même homme. Il va, il vient, il ne tient pas en place, on dirait un fou. Sa voix est tout altérée, si changée que mademoiselle s’en est aperçue et me l’a dit, et que M. Lucien, lui aussi, l’a remarqué. Monsieur, que j’ai vu si bon, si indulgent, est devenu brusque, irritable, nerveux. Il a l’air de quelqu’un qui est prêt d’éclater et qui se contient. Enfin, ses yeux, que j’ai bien observés, ont une expression étrange, indéfinissable, et qui devient terrible quand il regarde madame. Hier soir, dès que M. de Clameran est arrivé, monsieur est sorti brusquement en disant qu’il avait à travailler.

Une triomphante exclamation de M. Verduret interrompit Mme  Gypsy. Il était radieux.

— Hein ! dit-il à Prosper, oubliant sa mauvaise humeur de tout à l’heure ; hein ! qu’avais-je annoncé ?

— Il est certain, monsieur…

— Ce malheureux homme s’est défié de son premier mouvement, je l’avais prévu. Il cherche maintenant, il guette des preuves à l’appui de votre lettre. Et quand je dis des preuves… il doit en avoir déjà. Ces dames sont-elles sorties hier ?

— Oui, une partie de la journée.

— Qu’a fait M. Fauvel ?

— Il est resté seul ; ces dames m’avaient emmenée.

— Plus de doute ! s’écria le gros homme. Il aura cherché et trouvé, pardieu ! des indices bien décisifs après votre lettre. Ah ! Prosper, malheureux jeune homme ! votre lettre anonyme nous fait bien du mal.

Les réflexions de M. Verduret éclairèrent d’une lumière soudaine l’esprit de Mme  Gypsy.

— J’y suis ! dit-elle, M. Fauvel sait tout.

— C’est-à-dire qu’il croit tout savoir, et ce qu’on lui a appris est plus affreux encore que la vérité.

— Alors, je m’explique l’ordre que M. Cavaillon prétend avoir surpris.

— Quel ordre ?

— M. Cavaillon soutient avoir entendu M. Fauvel commander à son valet de chambre, M. Évariste, sous peine de renvoi immédiat, de ne remettre qu’à lui seul, toutes les lettres qu’on apporterait à la maison, d’où qu’elles arrivassent et quelle que fût leur adresse.

— Si c’est ainsi, observa Prosper, — dominé par son égoïsme fort compréhensible, — si c’est ainsi, tout va être découvert, et il vaudrait mieux avouer…

Une fois encore, un regard foudroyant de M. Verduret l’arrêta net.

— À quel moment, demandait-il, le jeune Cavaillon a-t-il entendu donner cet ordre ?

— Hier, dans l’après-midi.

— Voilà ce que je redoutais, s’écria M. Verduret, il est clair qu’à cette heure son parti est pris, et que s’il dissimule, c’est qu’il veut se venger sûrement. Arriverons-nous à temps pour contrecarrer ses projets ? Est-il encore possible de nouer sur ses yeux un bandeau assez épais pour qu’il puisse croire à la fausseté de la lettre anonyme ?

Il se tut. La folie — excusable, d’ailleurs — de Prosper renversait le plan si simple que tout d’abord il avait conçu, et maintenant il demandait à son esprit alerte un suprême expédient.

— Merci de vos renseignements, ma chère enfant, prononça-t-il enfin, je vais aviser, car l’inaction serait horriblement dangereuse en ce moment. Vous, rentrez bien vite. Ne vous abusez pas, M. Fauvel suppose que vous êtes dans le secret. Ainsi, de la prudence, au moindre fait, si insignifiant qu’il soit, un mot.

Mais Nina, ainsi congédiée, ne se retirait pas.

— Et Caldas, monsieur ? demanda-t-elle bien timidement.

C’était la troisième fois, depuis quinze jours, que Prosper entendait prononcer ce nom.

La première fois, c’était dans les couloirs de la Préfecture de police : un homme d’un certain âge, à figure respectable, l’avait murmuré à son oreille, en lui promettant aide et protection.

Une autre fois, le juge d’instruction le lui avait jeté à la face à propos de Gypsy.

Ce nom, il l’avait cherché parmi les noms de tous les individus qu’il avait connus et oubliés, et il lui semblait qu’il devait se trouver mêlé à quelque grave aventure de sa vie ; mais laquelle ?…

M. Verduret, lui, l’homme impassible, avait eu à ce nom un tressaillement nerveux aussitôt réprimé.

— Je vous ai promis de vous le faire retrouver, prononça-t-il ; je tiendrai ma promesse… au revoir.

Il était midi, M. Verduret s’aperçut qu’il avait faim. Il appela Mme  Alexandre, et la puissante souveraine du Grand-Archange eut bientôt disposé devant la fenêtre une petite table où prirent place Prosper et son protecteur.

Mais, ni un petit déjeuner fin cuisiné avec amour, ni les huîtres d’Ostende dignes du baron Brisse, ni l’excellent vin pris derrière les fagots ne purent dérider M. Verduret.

Aux questions empressées et câlines de Mme  Alexandre, il ne savait que répondre :

— Chut ! chut ! laissez-moi.

Pour la première fois depuis qu’il connaissait le gros homme, Prosper surprenait sur son visage des traces d’inquiétude et d’hésitation, et les exclamations et les lambeaux de phrases qu’il laissait échapper trahissaient des incertitudes.

L’anxiété de Prosper en redoubla au point qu’il osa questionner.

— Je vous ai mis dans un terrible embarras, monsieur ? hasarda-t-il.

— Oui, répondit M. Verduret, terrible est le mot. Que faire ? précipiter les événements, ou les attendre ? Et je suis lié par des engagements sacrés… Allons, je ne sortirai pas de là sans le juge d’instruction ; il faut aller lui demander secours… Venez avec moi.