Le Dossier n° 113/Chapitre 3

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E. Dentu (p. 15-50).


III


S’il est un homme du monde que nul évènement ne doive émouvoir ni surprendre, toujours en garde contre les mensonges des apparences, capable de tout admettre et de tout s’expliquer, c’est à coup sûr un commissaire de police de Paris.

Pendant que le juge, du haut de son tribunal, ajuste aux actes qui lui sont soumis des articles du Code, le commissaire de police observe et surveille tous les faits odieux que la loi ne saurait atteindre. Il est le confident obligé des infamies de détail, des crimes domestiques, des ignominies tolérées.

Peut-être avait-il encore, lorsqu’il est entré en charge, quelques illusions ; après un an, il n’en conserve plus.

S’il ne méprise pas absolument l’espèce humaine, c’est que souvent, à côté d’abominations sûres de l’impunité, il a découvert des générosités sublimes qui resteront sans récompense. C’est que, s’il voit d’impudents coquins voler la considération publique, il se console en songeant aux héros modestes et obscurs qu’il connaît.

Tant de fois ses prévisions ont été trompées qu’il en est arrivé au scepticisme le plus complet. Il ne croit à rien, pas plus au mal qu’au bien absolu, pas plus à la vertu qu’au vice.

Forcément, il en arrive à cette conclusion navrante, qu’il n’y a pas des hommes, mais bien des événements.

Prévenu par le garçon de bureau, le commissaire de police mandé par M. Fauvel ne tarda pas à paraître.

C’est de l’air le plus calme, il faudrait dire le plus indifférent, qu’il entra dans le bureau.

Un petit homme, tout de noir habillé, portant cravate en corde autour d’un faux-col douteux, le suivait.

C’est à peine si le banquier prit la peine de saluer.

— Sans doute, monsieur, commença-t-il, on vous a appris quelles circonstances pénibles me forcent à avoir recours à vos bons offices ?

— Il s’agit, m’a-t-on dit, d’un vol.

— Oui, monsieur, d’un vol odieux, inexplicable, commis dans ce bureau où nous sommes, dans cette caisse que vous voyez là, ouverte, et dont mon caissier — et il montrait Prosper — a seul le mot et la clé.

Cette déclaration parut tirer le malheureux caissier de sa morne stupeur.

— Pardon, monsieur le commissaire, dit-il d’une voix éteinte, mon patron, lui aussi, a la clé et le mot.

— Bien entendu, cela va sans dire.

Ainsi, dès les premiers mots, le commissaire était fixé.

Évidemment, ces deux hommes s’accusaient réciproquement. De leur aveu même, l’un d’eux pouvait seul être le coupable.

Et l’un était le chef d’une maison de banque très-importante, l’autre un simple caissier. L’un était le patron, l’autre l’employé.

Mais le commissaire de police était bien trop habitué à dissimuler ses impressions pour que rien, au dehors, trahît ce qui se passait en lui. Pas un muscle de sa figure ne bougea.

Seulement, devenu plus grave, il observait alternativement le caissier et M. Fauvel, comme si de leur contenance, de leur attitude, il eût pu tirer quelque induction profitable.

Prosper était toujours fort pâle et aussi abattu que possible ; il était affaissé sur sa chaise et ses bras pendaient inertes le long de son corps.

Le banquier, au contraire, se tenait debout, rouge, animé, l’œil étincelant, s’exprimant avec une violence extraordinaire.

— Et l’importance de la soustraction est énorme, poursuivait M. Fauvel ; on m’a pris une fortune, 350,000 fr. ! Ce vol pouvait avoir pour moi des suites désastreuses. Il est tel moment où, faute de cette somme, le crédit de la plus riche maison peut être compromis.

— Je le crois, en effet, le jour d’une échéance…

— Eh bien ! monsieur, j’avais précisément pour aujourd’hui un remboursement considérable.

— Ah ! vraiment !…

Il n’y avait pas à se méprendre à l’intonation du commissaire de police ; un soupçon, le premier, venait d’effleurer son esprit. Le banquier le comprit, il tressaillit et reprit très-vite :

— J’ai fait face à mes engagements, mais au prix d’un sacrifice désagréable. Je dois ajouter que si on eût exécuté mes ordres, ces 350,000 fr. ne se seraient pas trouvés dans la caisse.

— Comment cela ?

— Je n’aime pas à avoir chez moi, la nuit, de grosses sommes. Mon caissier avait la consigne d’attendre toujours à la dernière heure pour envoyer chercher les fonds qui étaient déposés à la Banque de France. Je lui avais surtout formellement défendu de rien garder en caisse le soir.

— Vous entendez ? dit le commissaire à Prosper.

— Oui, monsieur, répondit le caissier, ce que dit M. Fauvel est parfaitement exact.

À la suite de cette explication, le soupçon du commissaire de police, loin de s’affirmer, se dissipait.

— Enfin, reprit-il, un vol a été commis. Par qui ? Le voleur est-il venu du dehors ?

Le banquier hésita un moment.

— Je ne le crois pas, répondit-il enfin.

— Et moi, déclara Prosper, je suis sûr que non.

Le commissaire de police avait préparé ces réponses, il les attendait. Mais il ne pouvait lui convenir d’en poursuivre sur-le-champ toutes les conséquences.

— Cependant, objecta-t-il, on doit tout prévoir.

Et s’adressant à l’homme qui l’accompagnait :

— Voyez donc, M. Fanferlot, dit-il, si vous ne découvrirez pas quelque indice échappé à l’attention de ces messieurs.

M. Fanferlot, dit l’Écureuil, doit à une agilité qui tient du prodige le sobriquet dont il est fier. De grêle et chétive apparence, en dépit de ses muscles d’acier, on le prendrait, à le voir boutonné jusqu’au menton dans sa mince redingote noire, pour un sixième clerc d’huissier. Sa physionomie est de celles qui inquiètent. Il a le nez odieusement retroussé, des lèvres minces et de petits yeux ronds d’une agaçante mobilité.

Employé depuis cinq ans à la police de sûreté, Fanferlot brûle de se distinguer, de se faire un nom ; il est ambitieux. Hélas ! toujours les occasions lui ont manqué, ou le génie.

Déjà, avant que le commissaire eût parlé, il avait fureté partout, étudié les portes, sondé les cloisons ; examiné le guichet, fouillé les cendres de la cheminée.

— Il me paraît bien difficile, répondit-il, qu’un étranger ait pu pénétrer ici.

Il tournait autour du bureau.

— Cette porte, demanda-t-il, est fermée le soir ?

— Toujours à clé.

— Et qui garde cette clé ?

— Le garçon de bureau, auquel je la remets chaque soir en me retirant, répondit Prosper.

— Lequel garçon, ajouta M. Fauvel, couche dans la pièce d’entrée sur un lit de sangle qu’il tend tous les soirs et qu’il détend tous les matins.

— Est-il ici ? demanda le commissaire.

— Oui, monsieur, répondit le banquier.

Aussitôt ; il entr’ouvrit la porte et appela :

— Anselme !

Ce garçon, homme de confiance s’il en fut, était depuis dix ans au service de M. Fauvel. Certes, il ne pouvait être soupçonné, et il le savait ; mais l’idée d’un vol est terrible, et il tremblait comme la feuille en se présentant.

— Avez-vous couché cette nuit dans la pièce voisine ? lui demanda le commissaire de police.

— Oui, monsieur, comme d’ordinaire.

— À quelle heure vous êtes-vous couché ?

— Vers les dix heures et demie ; j’avais passé la soirée au café d’à côté, avec le valet de chambre de monsieur.

— Et vous n’avez entendu aucun bruit cette nuit ?

— Aucun ! et cependant j’ai le sommeil si léger que, si parfois monsieur descend à la caisse lorsque je suis endormi, le bruit de ses pas me réveille.

— Monsieur Fauvel vient donc souvent à la caisse la nuit ?

— Non, monsieur, très-rarement, au contraire.

— Y est-il venu la nuit dernière ?

— Non, monsieur, j’en suis parfaitement sûr, ayant à peine fermé l’œil à cause du café que j’avais bu avec le valet de chambre.

— C’est bien, mon ami, fit le commissaire de police, vous pouvez vous retirer.

Anselme sorti, M. Fanferlot reprit ses recherches. Il avait ouvert la porte du petit escalier du banquier.

— Où conduit cet escalier ? demanda-t-il.

— À mon cabinet, répondit M. Fauvel.

— N’est-ce pas là, dit le commissaire, qu’on m’a conduit en arrivant ?

— Précisément.

— J’aurais besoin de le voir, déclara M. Fanferlot, je voudrais étudier cette issue.

— Rien n’est si facile, fit avec empressement M. Fauvel ; venez, messieurs, venez aussi, Prosper.

Le bureau particulier de M. André Fauvel est composé de deux pièces : d’abord le salon d’attente, somptueusement décoré ; puis le cabinet de travail ayant pour tous meubles un immense bureau, trois ou quatre fauteuils de cuir, et, de chaque côté de la cheminée, un secrétaire et un cartonnier.

Ces deux pièces n’ont que trois portes : l’une est celle de l’escalier dérobé, l’autre donne dans la chambre à coucher du banquier ; la troisième ouvre sur le vestibule du grand-escalier, et c’est par cette dernière que sont introduits les clients et les visiteurs.

D’un coup d’œil, M. Fanferlot eut inventorié la pièce où se trouve le bureau. Il semblait dépité, en homme qui s’est flatté de l’espoir de saisir quelque indice et qui ne trouve rien.

— Voyons de l’autre côté, dit-il.

Aussitôt il passa dans le salon d’attente, suivi du banquier et du commissaire de police.

Prosper restait seul dans le cabinet de travail.

Si grand que fût le désordre de ses idées, il ne pouvait pas ne pas comprendre que de minute en minute sa situation s’aggravait.

Il avait demandé, il avait accepté la lutte avec son patron, cette lutte était engagée, et désormais il ne dépendait plus de sa volonté de la faire cesser ou d’en arrêter les conséquences.

Ils allaient maintenant combattre, sans trêve ni merci, utilisant toutes armes, jusqu’à ce que l’un des deux succombât, payant de son honneur sa défaite.

Aux yeux de la justice, quel serait l’innocent ?

Hélas ! le malheureux employé ne sentait que trop combien peu les chances étaient égales, et le sentiment de son infériorité l’accablait.

Jamais, non jamais, il n’aurait cru que son patron réaliserait ses menaces. Car enfin, dans un procès comme celui qui allait s’engager, M. Fauvel avait autant à risquer et bien plus à perdre que son commis.

Assis dans un fauteuil près de la cheminée, il s’abîmait dans les plus sombres réflexions, lorsque la porte de la chambre à coucher du banquier s’ouvrit.

Une jeune fille remarquablement belle parut sur le seuil.

Elle était assez grande, svelte, et son peignoir du matin, serré au-dessus des hanches par une cordelière de soie faisait valoir toutes les richesses de sa taille. Brune, avec de grands yeux doux et profonds, son teint avait la pâleur mate et unie de la fleur du camélia blanc, et ses beaux cheveux noirs encore en désordre, échappant au léger peigne d’écaille qui les retenait, retombaient à profusion, en grappes bouclées, sur son cou du dessin le plus exquis.

C’était là cette nièce de M. André Fauvel, dont il avait parlé tout à l’heure : Madeleine.

En apercevant Prosper Bertomy dans ce cabinet où, probablement, elle croyait rencontrer son oncle seul, elle ne put retenir une exclamation de surprise :

— Ah !…

Prosper, lui, s’était levé comme s’il eut reçu un choc électrique. Ses yeux si complètement éteints brillèrent tout à coup, comme s’il eût entrevu une messagère d’espérance.

— Madeleine ! prononça-t-il, Madeleine !

La jeune fille était devenue plus rouge qu’une pivoine. Elle semblait tout d’abord disposée à se retirer, elle fit même un pas en arrière ; mais Prosper s’étant avancé vers elle, un sentiment plus fort que sa volonté l’emporta et elle lui tendit sa main qu’il prit et serra respectueusement.

Ils restèrent ainsi en présence, immobiles, oppressés ; si émus que tous deux ils baissaient la tête, redoutant la rencontre de leurs regards ; ayant tant de choses à se dire, que ne sachant comment commencer, ils se taisaient.

Enfin, Madeleine murmura d’une voix à peine intelligible :

— Vous, Prosper, vous !

Ces seuls mots rompirent le charme. Le caissier abandonna cette main si blanche qu’il tenait, et c’est du ton le plus amer qu’il répondit :

— Oui, c’est bien Prosper, votre compagnon d’enfance, soupçonné, accusé aujourd’hui du vol le plus lâche et le plus honteux ; Prosper, que votre oncle vient de livrer à la justice, et qui, avant la fin de la journée, sera arrêté et jeté en prison.

Madeleine eut un geste du plus sincère effroi, ses yeux exprimèrent une compassion profonde.

— Grand Dieu ! s’écria-t-elle, que voulez-vous dire ?

— Quoi, mademoiselle, vous ne le savez pas ? Madame votre tante, vos cousins ne vous ont rien dit ?

— Rien. J’ai à peine vu mon cousin ce matin, et ma tante est si souffrante que je venais tout inquiète chercher mon oncle. Mais, de grâce, parlez, dites, que vous arrive-t-il ?

Le caissier hésita. Peut-être eut-il l’idée d’ouvrir son cœur à Madeleine, de lui découvrir ses pensées les plus secrètes : un souvenir du passé, qui traversa son cœur, glaça sa confiance. Il secoua tristement la tête et dit :

— Merci, mademoiselle, de cette preuve d’intérêt, la dernière sans doute que je recevrai de vous ; mais permettez-moi, en me taisant, de vous épargner un chagrin, de m’épargner la douleur de rougir devant vous.

Madeleine l’interrompit d’un geste impérieux.

— Je veux savoir, prononça-t-elle.

— Hélas ! mademoiselle, répondit le caissier, vous n’apprendrez que trop tôt mon malheur et ma honte ; et alors, oui, alors vous vous applaudirez de ce que vous avez fait.

Elle voulut insister ; au lieu de commander, elle pria, mais la détermination de Prosper était prise.

— Votre oncle est à côté, mademoiselle, reprit-il, avec le commissaire et un agent de police, ils vont revenir ; de grâce, retirez-vous, qu’ils ne vous voient pas…

Tout en parlant, il la repoussait doucement, bien qu’elle résistât un peu, et il parvint à refermer la porte.

Il était temps, le commissaire de police et M. Fauvel rentraient. Ils avaient visité le salon d’attente, examiné le grand escalier et ils n’avaient pu rien entendre de ce qui se passait dans le cabinet.

Mais Fanferlot avait entendu pour eux.

Ce limier excellent n’avait pas perdu le caissier de vue. Il s’était dit : « Il va se croire seul, son visage parlera, je surprendrai un sourire, un clignement d’yeux qui m’éclaireront. »

Laissant donc M. Fauvel et le commissaire à leurs recherches, il s’était mis en observation. Il avait vu la porte s’ouvrir et Madeleine entrer, il n’avait perdu ni un geste ni un mot de la scène rapide qui venait d’avoir lieu entre Prosper et la jeune fille.

Ce n’était rien, il est vrai, que cette scène, chaque phrase laissait deviner une réticence ; mais M. Fanferlot est assez habile pour compléter tous les sous-entendus.

Il n’avait encore qu’un soupçon ; mais c’était un soupçon, quelque chose, une hypothèse, un point de départ.

Même il lui semblait, tant il est prompt à bâtir tout un plan sur le moindre incident, que dans le passé de ces gens qu’il ne connaissait pas, il entrevoyait un drame.

C’est que si le commissaire de police est un sceptique, l’agent de la sûreté a la foi : il croit au mal.

— Voici, pensait-il, ce qui est : le jeune homme aime cette jeune fille, qui est, ma foi ! fort jolie, et comme de son côté il est très-bien, il en est aimé. Ces amours ont contrarié le banquier, je comprends cela, et ne sachant comment se débarrasser honnêtement de cet amoureux importun, il a imaginé cette accusation de vol qui est assez ingénieuse.

Ainsi, dans la pensée de M. Fanferlot, le banquier s’était simplement volé lui-même, et le caissier, innocent, était victime de la plus odieuse machination.

Mais cette conviction de l’agent de la sûreté ne devait guère, pour le moment du moins, servir Prosper.

Fanferlot, l’ambitieux, l’homme qui veut arriver, qui a soif de renommée, était parfaitement décidé à garder pour lui seul ses conjectures.

— Je vais laisser marcher les autres, se disait-il, et j’irai seul de mon côté. Quand, plus tard, grâce à un incessant espionnage, à force de patientes investigations, j’aurai réuni les éléments d’une belle et bonne condamnation ; je démasquerai le coquin.

Du reste, il était radieux. Il trouvait donc enfin ce crime tant cherché qui devait le faire célèbre. Rien n’y manquait, ni les circonstances odieuses, ni le mystère, ni l’élément romanesque et sentimental représenté par Prosper et Madeleine.

Réussir semblait difficile, presque impossible ; mais Fanferlot, dit l’Écureuil, est plein de confiance en son génie d’investigation.

Cependant la visite de l’étage supérieur était terminée et on était redescendu dans le bureau de Prosper.

Le commissaire de police, si calme à son entrée, devenait de plus en plus soucieux. Le moment de prendre un parti approchait, et il hésitait encore, on le voyait.

— Vous le voyez, messieurs, commença-t-il, nos recherches n’ont fait que confirmer nos opinions premières.

M. Fauvel et le caissier eurent le même signe d’assentiment.

— Et vous, monsieur Fanferlot, continua le commissaire, que pensez-vous ?

L’agent de la sûreté ne répondit pas.

Occupé à étudier à la loupe la serrure du coffre-fort, il donnait les signes les plus manifestes de surprise. Sans doute il venait de faire quelque découverte de la dernière importance.

Sous le coup, en apparence, d’une émotion pareille, M. Fauvel, Prosper et le commissaire de police se levèrent vivement et entourèrent l’agent de la sûreté.

— Vous avez trouvé quelque indice ? demanda le banquier.

Fanferlot se retourna d’un air contrarié. Il se reprochait de n’avoir pas su dissimuler mieux ses impressions.

— Oh ! fit-il insoucieusement, c’est bien peu de chose, ce que j’ai constaté.

— Encore, voudrions-nous savoir… insista Prosper.

— Je viens simplement d’acquérir la preuve que ce coffre-fort a été tout récemment ouvert ou fermé, je ne sais lequel, avec une certaine violence et une grande précipitation.

— Comment cela ? demanda le commissaire de police devenu attentif.

— Ici, monsieur, tenez, sur la porte, apercevez-vous cette éraillure qui part de la serrure ?

Le commissaire prit la loupe dont venait de se servir l’agent de la sûreté, se baissa, et, à son tour, examina longuement et attentivement le coffre-fort. On distinguait très-bien une éraillure légère, qui avait enlevé une couche de vernis sur une longueur de douze ou quinze centimètres, de haut en bas.

— Je vois, dit le commissaire, mais qu’est-ce que-cela prouve ?

— Oh ! rien du tout, répondit Fanferlot ; c’est précisément ce que je disais.

Oui, en effet, Fanferlot disait cela, mais il ne le pensait pas.

Cette égratignure — récente, on ne pouvait le nier — avait pour lui une signification qui échappait aux autres ; il y découvrait une confirmation de ses suppositions. Il se disait que le caissier, eût-il pris des millions, n’avait aucune raison de se presser. Le banquier, au contraire, descendant de nuit, à pas de loup, dans la crainte d’éveiller le garçon couché à côté, venant pour dévaliser sa propre caisse, avait mille raisons de trembler, de se hâter, de retirer précipitamment la clé qui, glissant hors de la serrure, avait éraillé le vernis.

Résolu de démêler seul l’écheveau embrouillé de cette affaire, l’agent de la sûreté devait garder pour lui ses conjectures, de même qu’il taisait l’entrevue surprise entre Madeleine et Prosper.

Bien plus, il se dépêcha de faire oublier, autant qu’il le pouvait, cet incident.

— Pour conclure, reprit-il en s’adressant au commissaire de police, je déclare que personne d’étranger n’a pu s’introduire ici. Cette caisse d’ailleurs, est parfaitement intacte. On n’a exercé sur les boutons mobiles aucune pression suspecte. Je puis affirmer qu’on n’a essayé sur la serrure aucun instrument d’effraction, on n’y a pas introduit un cure-dent. Ceux qui ont ouvert connaissaient le mot et avaient la clé.

Cette affirmation si formelle d’un homme qu’il savait habile mit fin aux hésitations du commissaire de police.

— Voilà qui est dit, prononça-t-il, il ne me reste plus qu’à demander à M. Fauvel un moment d’entretien.

— Je suis à vos ordres, monsieur, répondit le banquier.

Prosper comprit, il plaça avec affectation son chapeau bien en évidence sur une table, comme pour montrer qu’il n’avait pas l’intention de s’éloigner, et passa dans le bureau voisin.

Fanferlot sortit également ; mais le commissaire de police avait eu le temps de lui faire un signe que les autres ne virent pas, et auquel il répondit.

Il signifiait, ce signe : — « Vous me répondez de cet homme.

L’agent de la sûreté n’avait nul besoin de cet encouragement à une attentive surveillance. Ses soupçons étaient trop vagues, trop vif était son désir de réussir, pour qu’il pût consentir à perdre Prosper de vue, à cesser de l’étudier.

C’est pourquoi, entré dans le bureau sur les pas du caissier, il alla s’établir tout au fond, dans l’ombre, sur une banquette, parut chercher une position commode, se tourna, se retourna, bâilla à se démettre la mâchoire, et finalement ferma les yeux.

Prosper, lui, était allé s’asseoir à la place et devant le pupitre d’un des employés absent pour le moment. Les autres brûlaient de connaître le résultat de l’enquête sommaire, la plus ardente curiosité brillait dans leurs yeux, pourtant ils n’osaient interroger.

N’y tenant plus, le petit Cavaillon, le défenseur du caissier, se risqua :

— Eh bien ! hasarda-t-il.

Prosper haussa les épaules.

— On ne sait pas, répondit-il.

Était-ce conscience de son innocence, certitude de l’impunité, insouciance du résultat ? Les employés remarquaient, non sans une stupéfaction profonde, que le caissier avait repris son attitude accoutumée, cette sorte de hauteur glaciale qui tient les gens à distance et qui lui avait fait tant d’ennemis dans la maison.

De son émotion, si grande tout à l’heure qu’il faisait pitié à voir, il n’avait gardé d’autres traces qu’une pâleur plus grande, un cercle plus brun autour de ses yeux rougis et le désordre de ses cheveux encore humides de la sueur froide de l’épouvante.

Jamais un étranger, entrant, n’aurait supposé que ce jeune homme, qui était là, assis, jouant machinalement avec un crayon, était sous le coup d’une accusation de vol et allait être arrêté.

Bientôt, cependant, il cessa de remuer le crayon qu’il tenait ; il attira à lui une feuille de papier et y traça en hâte quelques lignes.

— Eh ! eh ! pensa Fanferlot, dit l’Écureuil, dont l’ouïe et la vue fonctionnaient à miracle, malgré son profond sommeil, eh ! eh ! on fait ses petites confidences au papier ; nous allons donc enfin savoir quelque chose de positif.

Sa courte lettre écrite, Prosper la plia soigneusement, la réduisant au moindre volume possible, et, après un regard furtif donné à l’agent de la sûreté, toujours immobile dans son coin, il la jeta au petit Cavaillon avec ce seul mot :

— Gypsy !

Tout cela fut exécuté avec un tel sang-froid, si prestement, avec une si rare habileté, que Fanferlot — un amateur — en fut émerveillé, confondu, et même un peu inquiet.

— Diable ! se dit-il, pour un innocent, mon jeune homme a plus d’estomac et de nerf que beaucoup de mes vieilles pratiques. Ce que c’est pourtant que l’éducation.

Oui, innocent ou coupable, il fallait que Prosper fût doué d’une robuste énergie pour affecter cet imperturbable calme, pour faire preuve de cette présence d’esprit ; car enfin, de l’autre côté, en ce moment même, son sort, son avenir, son honneur, sa vie se décidaient. Et il avait trente ans !…

Avant d’agir, soit déférence fort naturelle, soit espoir de faire jaillir quelque lueur d’une conversation plus intime, le commissaire de police avait tenu à prévenir le banquier.

— Le doute n’est plus possible, monsieur, dit-il dès qu’ils furent seuls ; c’est ce jeune homme qui vous a volé. Je manquerais à mon devoir si je ne m’assurais provisoirement de sa personne ; le parquet ensuite l’élargira ou maintiendra son arrestation.

Cette déclaration parut toucher singulièrement le banquier.

— Pauvre Prosper ! murmura-t-il.

Et, voyant l’étonnement de son interlocuteur, il ajouta :

— Jusqu’aujourd’hui, monsieur, j’ai eu en sa probité la foi la plus absolue ; je lui aurais, sans hésiter, confié ma fortune. Je me suis presque mis à ses genoux pour obtenir l’aveu d’un moment d’égarement, lui promettant pardon et oubli : je n’ai pu le toucher. Je l’aimais, et maintenant encore, malgré les soucis et les humiliations que je prévois, je ne saurais le haïr.

Le commissaire eut l’air de ne pas comprendre.

— Comment, demanda-t-il, des humiliations ?

— Quoi ! monsieur, fit vivement M. Fauvel, la justice ne doit-elle pas être et n’est-elle pas une pour tous ? De ce que je suis chef de maison pendant qu’il n’est qu’employé, s’ensuit-il qu’on doive me croire sur parole ? Pourquoi ne me serais-je pas volé moi-même ? On connaît des exemples. On me demandera des faits, je serai obligé d’exposer à un juge la situation exacte de ma maison, de lui expliquer mes affaires, de lui dévoiler le secret et le mécanisme de mes opérations.

— Il se peut, en effet, monsieur, qu’on vous demande quelques explications, mais votre honorabilité bien connue…

— Hélas ! lui aussi était honnête. Qui eût été soupçonné si ce matin je n’avais pu trouver à l’instant cent mille écus ? Qui serait soupçonné si je ne pouvais prouver que mon actif disponible dépasse mon passif de plus de trois millions ?…

Pour tout homme de cœur, la pensée, la possibilité, l’apparence d’un soupçon est une souffrance cruelle ; le banquier souffrait, le commissaire s’en aperçut.

— Soyez tranquille, monsieur, dit-il, avant huit jours la justice aura réuni assez de preuves pour établir la culpabilité de ce malheureux, que nous pouvons maintenant faire revenir.

Prosper rappelé, revint avec M. Fanferlot, qu’on avait eu bien du mal à éveiller, et c’est sans un tressaillement, avec tous les dehors de l’insensibilité la plus complète qu’il s’entendit annoncer qu’il était arrêté.

Il répondit simplement, sans la moindre emphase.

— Je jure que je suis innocent !

M. Fauvel, bien plus troublé que son caissier, essaya une dernière tentative :

— Il en est temps encore, mon enfant, fit-il, au nom du ciel, réfléchissez…

Prosper ne sembla pas l’entendre. Il tira de sa poche une petite clé qu’il plaça sur la cheminée.

— Voici, monsieur, dit-il, la clé de votre caisse. J’espère, pour moi, que vous reconnaîtrez un jour que je ne vous ai rien pris ; j’espère pour vous que vous ne le reconnaîtrez pas trop tard.

Puis, comme tout le monde se taisait, il reprit :

— Avant de partir, voici les livres, les papiers, les états nécessaires à celui qui me remplacera. Je dois en outre vous avertir, que sans parler des 350,000 francs volés, je laisse en caisse un déficit.

Déficit !… Ce mot sinistre dans la bouche d’un caissier éclata comme un obus aux oreilles des auditeurs de Prosper.

Sa déclaration devait d’ailleurs être bien diversement interprétée :

— Un déficit ! pensa le commissaire de police ; comment, après cela, douter de la culpabilité de ce jeune homme ? avant de voler sa caisse en gros, il se faisait la main par des filouteries de détail.

— Un déficit ! se dit l’agent de la sûreté ; il faut maintenant, pour douter de l’innocence de ce pauvre diable, lui supposer une perversité de préméditation inadmissible ; coupable, il eût évidemment remis l’argent dont il a disposé.

L’explication que donna Prosper devait singulièrement diminuer et la signification et la gravité du fait.

— Il manque à ma caisse, reprit-il, trois mille cinq cents francs, qui se décomposent ainsi : deux mille francs pris par moi en avance sur mon traitement, quinze cents francs avancés à plusieurs de mes collègues. Nous sommes aujourd’hui le dernier jour du mois, on paye demain les appointements, par conséquent…

Le commissaire de police l’interrompit.

— Étiez-vous autorisé, demanda-t-il sévèrement, à puiser à la caisse selon vos besoins et à faire des avances ?

— Non, mais il est évident que M. Fauvel ne m’aurait pas refusé la permission d’obliger des camarades. Ce que j’ai fait se fait partout ; j’ai simplement suivi l’exemple de mon prédécesseur.

Le banquier répondit par un geste d’approbation.

— Pour ce qui m’est personnel, continua le caissier, j’avais en quelque sorte le droit que je me suis arrogé, ayant dans la maison toutes mes économies, c’est-à-dire une quinzaine de mille francs.

— C’est exact, appuya M. Fauvel, M. Bertomy a cette somme au moins chez moi.

Ce dernier incident vidé, la mission du commissaire de police était terminée, son procès-verbal d’enquête sommaire était clos. Il annonça qu’il allait se retirer et ordonna au caissier de se préparer à le suivre.

D’ordinaire, ce moment où la réalité brutale éclate, où on sent qu’on ne s’appartient plus, qu’on perd sa liberté, ce moment est affreux.

À cette injonction fatale : « Suivez-moi ! » qui ouvre, pour ainsi dire, les portes de la prison, on voit les plus insouciants et les plus endurcis faiblir, verser des larmes et demander grâce.

Prosper, lui, ne perdit rien de ce flegme étudié qu’il affectait, et qu’intérieurement le commissaire de police taxait d’impudence extraordinaire.

Lentement, avec autant de calme et d’aisance que s’il se fut agi tout bonnement d’aller déjeuner en ville, il prit son pardessus, répara le désordre de sa chevelure, prit ses gants et dit :

— Je suis prêt, monsieur, à vous accompagner.

Déjà le commissaire de police avait serré son porte-feuille et salué M. Fauvel.

— Partons ! dit-il.

Ils sortirent, et c’est avec une tristesse morne, les yeux humides de larmes qu’il ne retenait qu’à grand’peine que le banquier les regarda s’éloigner.

— Mon Dieu ! murmura-t-il, que ne m’a-t-on volé le double, et que ne m’est-il permis d’estimer encore mon pauvre Prosper et de le garder près de moi comme autrefois !

C’est Fanferlot, l’homme à l’oreille toujours ouverte, qui recueillit et nota cette phrase, et prompt au soupçon, trop disposé à accorder à autrui un fonds d’astuce égal au sien, il ne fut pas fort éloigné de croire qu’elle avait été prononcée à son intention.

Il était resté le dernier dans le bureau, sous prétexte de chercher un parapluie qu’il n’avait jamais eu, et il se retirait avec une lenteur calculée, non sans avoir répété à plusieurs reprises qu’il reviendrait voir si on ne l’avait pas trouvé.

Régulièrement, c’est à lui que revenait la charge de garder et de conduire Prosper ; mais au moment du départ, il s’était approché du commissaire de police, et, dans l’intérêt de l’affaire, il avait demandé et obtenu sa liberté d’action.

Le billet écrit par Prosper, ce billet qu’il sentait dans la poche du petit Cavaillon, lui trottait par la tête. Même, une fois revenu dans le bureau du caissier, il avait eu bien soin de laisser la porte entre-bâillée, guettant du coin de l’œil, prêt à s’élancer au moindre mouvement du jeune employé.

S’emparer de cette preuve écrite, qui devait être importante, pouvait paraître la chose la plus aisée du monde. Que fallait-il faire ? Simplement arrêter Cavaillon, l’effrayer, lui demander le billet, et, au besoin, le lui prendre de force. L’agent de la sûreté eut un moment cette idée.

Oui, mais à quoi menait cet éclat ? À rien, du moins à un résultat incomplet et équivoque.

Fanferlot était persuadé que ce billet était destiné, non au jeune employé, mais à une tierce personne. Violenté, Cavaillon ferait-il connaître cette personne, qui pouvait fort bien ne pas porter le nom prononcé par le caissier : Gypsy. Et en mettant tout au mieux, s’il parlait, ne mentirait-il pas ?

Après mûres réflexions, l’agent de la sûreté décida, en sa sagesse policière, qu’il était puéril de demander un secret quand on pouvait le surprendre. Épier Cavaillon, le suivre, le saisir si bien en flagrant délit qu’il ne pût nier, n’était qu’un jeu.

Puis ces façons d’agir étaient bien mieux dans le caractère de l’employé de la rue de Jérusalem, qui est doux et silencieux de son naturel, et qui, par profession, a horreur du bruit, de l’éclat, de tout ce qui ressemble à de la violence.

Le plan de Fanferlot était irrévocablement arrêté quand il arriva au vestibule.

Là, il fit causer adroitement un garçon de bureau, et après quatre ou cinq questions absolument oiseuses en apparence, il acquit cette certitude que la maison Fauvel n’a pas d’issue rue de la Victoire et que les employés ne peuvent entrer et sortir que par la grande porte de la rue de Provence.

De ce moment, la tâche qu’il s’était imposée ne présentait plus l’ombre d’une difficulté. Il traversa rapidement la rue, et alla s’établir, en face, sous une porte cochère.

Son poste d’observation était admirablement choisi. Non-seulement, il pouvait de sa place surveiller les allées et les venues de la maison de banque ; mais encore il avait vue sur toutes les fenêtres. En se haussant sur la pointe des pieds, il distinguait, à travers les carreaux, Cavaillon penché sur son pupitre.

Fanferlot resta longtemps sous sa porte. Mais il est patient, mais il lui est arrivé maintes fois, pour un intérêt moindre, de rester à l’affût des journées et des nuits entières.

D’ailleurs, il n’avait pas le loisir de s’ennuyer. Il étudiait la valeur de ses découvertes, pesait ses chances, et, comme Perrette sur la vente de son pot au lait, il bâtissait sur son succès l’édifice de sa fortune.

Enfin, vers une heure, l’agent de la sûreté vit Cavaillon se lever, quitter son vêtement de bureau pour endosser son habit de ville et prendre son chapeau.

— Bon ! se dit-il, le gaillard va sortir, ouvrons l’œil.

L’instant d’après, en effet, Cavaillon parut à la porte de la maison de banque. Mais avant de poser le pied sur le trottoir, il regardait de droite et de gauche ; il hésitait.

— Se méfierait-il de quelque chose ? pensa Fanferlot.

Non, le jeune employé ne se défiait de rien ; seulement, ayant une commission à faire, craignant que son absence ne fût remarquée, il se demandait quel chemin prendre pour couper au plus court.

Bientôt, il se décida ; il gagna le faubourg Montmartre, le remonta et prit la rue Notre-Dame-de-Lorette. Il marchait très-vite, se souciant peu des murmures des passants qu’il coudoyait, et l’agent de la sûreté avait presque peine à le suivre.

Arrivé rue Chaptal, Cavaillon tourna court et entra dans la maison qui porte le numéro 39.

Il avait à peine fait trois pas dans le corridor assez étroit que, se sentant frapper sur l’épaule, il se retourna brusquement et se trouva face à face avec Fanferlot.

Il le reconnut très-bien, si bien qu’il devint tout pâle, et se recula, cherchant des yeux une issue pour fuir.

Mais l’agent de la sûreté avait prévu la tentation ; il barrait absolument le passage. Cavaillon se sentit pris.

— Que me voulez-vous ? demanda-t-il d’une voix étranglée par la peur.

Ce qui distingue surtout M. Fanferlot, dit l’Écureuil, de ses confrères, c’est sa douceur exquise et son urbanité sans égale.

Même avec ses pratiques il est parfait, et c’est avec les plus grands égards, avec les formules les plus obséquieuses de la civilité, qu’il empoigne et coffre les gens.

— Vous daignerez, cher monsieur, répondit-il, excuser la liberté grande, mais j’aurais à demander à votre obligeance un petit renseignement.

— Un renseignement, à moi ?

— À vous, oui, cher monsieur, à monsieur Eugène Cavaillon.

— Mais je ne vous connais pas.

— Oh ! que si ; vous m’avez très-bien vu ce matin. Il s’agit d’ailleurs de la moindre des choses, et si vous vouliez me faire l’honneur d’accepter mon bras et de sortir un instant avec moi, vous me combleriez.

Que faire ? Cavaillon prit le bras de M. Fanferlot et sortit avec lui.

La rue Chaptal n’est pas une de ces voies bruyantes et encombrées où les voitures constituent pour le piéton un perpétuel danger. On n’y trouve que deux ou trois boutiques, et, du coin de la rue Fontaine, occupée par un pharmacien, jusqu’en face de la rue Léonie, s’étend un grand mur triste percé çà et là de petites fenêtres qui éclairent des ateliers de menuiserie.

C’est une de ces rues où l’on peut causer à l’aise, sans être à tout moment forcé de descendre du trottoir, et M. Fanferlot et Cavaillon ne devaient pas craindre d’être troublés par les passants.

— Voici donc le fait, cher monsieur, commença l’agent de la sûreté, M. Prosper Bertomy vous a, ce matin, lancé fort adroitement un petit billet.

Cavaillon pressentait vaguement qu’il allait être question de ce billet ; il s’était efforcé de se préparer, de se mettre en garde.

— Vous vous trompez, répondit-il en devenant rouge jusqu’aux oreilles.

— Pardon ! je serais, daignez le croire, aux regrets de vous donner un démenti, mais je suis certain de ce que j’avance.

— Je vous assure que Prosper ne m’a rien remis.

— De grâce, cher monsieur, ne niez pas, insista Fanferlot, vous me forceriez à vous prouver que quatre employés l’ont vu vous jeter un billet écrit au crayon et plié fort menu.

Le jeune employé comprit que s’obstiner en présence d’un homme si bien renseigné serait folie ; il changea donc de système.

— Soit, fit-il, c’est vrai, j’ai reçu un billet de Prosper ; seulement, comme il était pour moi seul, après l’avoir lu je l’ai déchiré et j’en ai jeté les morceaux au feu.

Ce pouvait fort bien être la vérité. Fanferlot en eut peur, mais comment s’en assurer ? Il se souvint que les ruses les plus grossières sont celles qui réussissent le mieux, et confiant dans son étoile, il dit, à tout hasard :

— Je me permettrai, cher monsieur, de vous faire remarquer que ceci n’est point exact ; le billet vous a été confié pour être transmis à Gypsy.

Un geste désespéré de Cavaillon apprit à l’agent qu’il ne s’était pas trompé ; il respira.

— Je vous jure, monsieur, commença, le jeune commis…

— Ne jurez pas, cher monsieur, interrompit Fanferlot, tous les serments du monde sont inutiles. Non-seulement vous n’avez pas déchiré ce billet, mais vous êtes entré dans cette maison pour le remettre à qui de droit et vous l’avez dans votre poche.

— Non, monsieur, non !…

M. Fanferlot ne releva pas cette dénégation, il poursuivit de sa plus douce voix :

Et ce billet, vous allez être assez aimable, j’en suis persuadé, pour me le communiquer ; croyez que sans une nécessité absolue…

— Jamais ! répondit Cavaillon.

Et croyant le moment favorable, il essaya, en donnant une violente secousse, de dégager son bras pris sous le bras de Fanferlot et de s’enfuir.

Mais il en fut pour sa tentative, l’agent de la sûreté est aussi fort que doux.

— Prenez garde de vous faire mal, mon jeune monsieur, dit l’homme de la préfecture, et croyez-moi, confiez-moi ce billet.

— Je ne l’ai pas !

— Allons, bon ! voici que vous allez me réduire à des extrémités pénibles. Savez-vous ce qui va arriver, si vous vous entêtez ? J’appellerai deux sergents de ville qui vous prendront chacun un bras et vous conduiront chez le commissaire de police, et une fois là, j’aurai la douleur de vous fouiller bon gré mal gré. Tenez, franchement, vous me désolez.

Certes, Cavaillon était dévoué à Prosper, mais il lui était prouvé clair comme le jour qu’une lutte ne le mènerait à rien, qu’il n’aurait même pas le temps d’anéantir « le corps du délit. »

Livrer le billet dans ces conditions, ce n’était pas trahir ; il se résigna en maudissant son impuissance, pleurant presque de rage.

— Vous êtes le plus fort, dit-il ; j’obéis.

En même temps, il tira de son portefeuille le malencontreux billet et le remit à l’agent de la sûreté.

Les mains de Fanferlot tremblaient de plaisir en dépliant le papier, et cependant, fidèle à ses habitudes de méticuleuse politesse, une fois la lettre ouverte, il s’inclina devant Cavaillon en murmurant :

— Vous permettez, n’est-ce pas, cher monsieur ? je suis navré, en vérité, de l’indiscrétion.

Enfin il lut :

« Chère Nina,

« Si tu m’aimes, vite, sans une minute d’hésitation, sans réflexions, obéis-moi. Au reçu de ce mot, prends tout ce que tu as à toi, à la maison — tout absolument — et va t’établir dans quelque maison meublée à l’autre bout de Paris. Ne te montre pas, disparais autant que tu le pourras. De ton obéissance dépend peut-être ma vie. Je suis accusé d’un vol considérable et je vais être arrêté. Il doit y avoir cinq cents francs dans le secrétaire, prends-les. Laisse ton adresse à Cavaillon qui t’expliquera ce que je ne puis te dire. Bon espoir quand même, et à bientôt.

« prosper. »

Moins consterné, Cavaillon eût pu surprendre sur la figure de l’agent de la sûreté tous les signes d’un immense désappointement.

Fanferlot s’était bercé de cet espoir qu’il allait s’emparer d’un document très-important, et, qui sait ? peut-être d’une preuve irrécusable de l’innocence ou de la culpabilité de Prosper. Au lieu de cela, il venait de mettre la main sur un billet d’amoureux, s’inquiétant moins de soi que de la femme aimée.

Il avait beau se creuser la cervelle, il ne découvrait, à cette lettre, aucune signification précise, aucun sens déterminé. Elle ne prouvait rien, ni pour ni contre celui qui l’avait écrite.

Ces deux mots : « tout absolument » étaient, il est vrai, soulignés, mais on pouvait les interpréter de tant de façons !…

Cependant, l’agent de la sûreté crut devoir poursuivre.

— Cette Mme Nina Gypsy, demanda-t-il à Cavaillon, est sans doute une amie de M. Prosper Bertomy ?

— C’est sa maîtresse.

— Ah ! et elle demeure là, au no 39 ?

— Vous le savez bien, puisque vous m’avez vu entrer.

— Je m’en doutais en effet, cher monsieur, et, dites-moi, est-ce à son nom qu’est loué l’appartement qu’elle occupe ?

— Non, elle habite chez Prosper.

— Parfait. Et à quel étage, s’il vous plaît ?

— Au premier.

M. Fanferlot avait replié soigneusement le billet dans ses plis, il le glissa dans sa poche.

— Mille remercîments, cher monsieur, dit-il, de vos bons renseignements ; en échange, si vous le voulez bien, je vous éviterai la course que vous alliez faire.

— Monsieur !…

— Oui, avec votre permission, je remettrai moi-même cette lettre à Mme Nina Gypsy.

Cavaillon essaya une certaine résistance, il voulut discuter, mais M. Fanferlot était pressé, il coupa court à ses observations :

— Je vais oser, cher monsieur, lui dit-il, vous donner un conseil que je crois bon. À votre place, je retournerais bien paisiblement à mon bureau et je ne me mêlerais plus, oh ! plus du tout de cette affaire.

— Mais, monsieur, Prosper a été mon protecteur, il m’a tiré de la misère, il est mon ami.

— Raison de plus pour vous tenir tranquille. Pouvez-vous le servir ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien ! je vous dirai, moi, que vous pouvez lui nuire. On sait que vous lui êtes dévoué, ne remarquera-t-on pas votre absence ? Si vous vous remuez, si vous tentez des démarches qui n’aboutiront à rien, ne les interprétera-t-on pas mal ?

— Prosper est innocent, monsieur, j’en suis sûr.

C’était positivement l’opinion de Fanferlot ; mais il ne pouvait lui convenir de laisser deviner sa pensée intime, et, cependant, dans l’intérêt de ses investigations à venir, il lui importait d’imposer au jeune employé la prudence et la discrétion. Il aurait bien voulu le prier de se taire sur ce qui venait de se passer entre eux ; mais il n’osa pas.

— Ce que vous dites est fort possible, répondit-il, et je l’espère pour M. Bertomy. Je l’espère surtout pour vous, qui, s’il est coupable, serez infailliblement inquiété, vu votre intimité notoire, et peut-être même soupçonné de complicité.

Cavaillon baissa la tête ; il était atterré.

— Ainsi, croyez-moi, mon jeune monsieur, poursuivit Fanferlot, allez reprendre vos occupations et… à l’honneur de vous revoir.

Le pauvre garçon obéit. Lentement, le cœur bien gros, il regagna la rue Notre-Dame-de-Lorette. Il se demandait comment servir Prosper, comment avertir Mme Gypsy, comment surtout se venger de cet odieux agent de police qui venait de l’humilier si cruellement.

Dès qu’il eut disparu à l’angle de la rue, Fanferlot entra dans la maison, jeta au portier le nom de Prosper Bertomy, monta et sonna à la porte du premier étage.

Un domestique d’une quinzaine d’années, portant une livrée coquette, vint lui ouvrir.

Mme Nina Gypsy ? demanda-t-il.

Le petit groom hésita ; ce que voyant, M. Fanferlot montra sa lettre.

— Je suis chargé, insista-t-il, par M. Prosper, de remettre ce billet à madame et d’attendre sa réponse.

— Entrez alors, je vais prévenir madame.

Le nom de Prosper avait produit son effet, Fanferlot fut introduit dans un petit salon, tendu de damas de soie bouton d’or, relevé par des passementeries et des agréments gros bleu. Il y avait de triples rideaux aux fenêtres, des portières à toutes les portes. Un tapis splendide cachait le parquet.

— Peste ! murmura l’agent de la sûreté, il est bien logé notre caissier.

Mais il n’eut pas le loisir de poursuivre son inventaire ; une des portières se souleva, Mme Nina Gypsy parut.

Mme Nina Gypsy est, ou, pour parler mieux, était alors une toute jeune femme, frêle, délicate, mignonne, brune, ou plutôt dorée comme une quarteronne de la Havane, avec des pieds et des mains d’enfant.

De longs cils, soyeux et recourbés, tamisaient l’éclat trop vif de ses grands yeux noirs ; ses lèvres, un peu épaisses, souriaient sur des dents plus blanches que la dent du chat, dents fines, brillantes, nacrées, aiguës à croquer dix patrimoines.

Elle n’était pas habillée encore et s’enveloppait, frileuse, dans un ample peignoir de velours dont toutes les ouvertures laissaient échapper les flots de dentelle de sa camisole de nuit. Mais déjà elle avait passé par les mains du coiffeur ou d’une femme de chambre adroite. Ses cheveux étaient crêpés et frisés sur le devant, tout autour du front, retenus par des bandelettes de velours rouge et relevés en un énorme chignon très-haut sur la nuque.

Elle était ravissante ainsi, d’une beauté si insolente et si tapageuse, que Fanferlot en fut ébloui et tout d’abord interdit.

— Saperlotte ! se dit-il, songeant à la beauté noble et sévère de Madeleine, entrevue quelques heures plus tôt, il a bon goût, notre caissier, très-bon goût… trop bon goût.

Pendant qu’il réfléchissait ainsi, tout penaud, se demandant comment commencer l’entretien ; Mme Gypsy le toisait de l’air le plus dédaigneux, stupéfaite de voir dans son salon ce personnage étriqué et râpé, à chapeau gras retapé à l’aide d’un crêpe.

Ayant des créanciers, elle cherchait en sa mémoire lequel pouvait bien avoir cette tournure subalterne, ou tout au moins lequel se permettait d’envoyer ce cuistre essuyer ses bottes éculées à la haute laine de ses tapis.

Son examen terminé :

— Que désirez-vous ? demanda-t-elle enfin en forçant ses paupières au clignotement le plus impertinent.

Tout autre que Fanferlot aurait été révolté de ces regards et de ce ton ; lui n’y fit attention que pour en tirer quelques notions sur le caractère de la jeune femme.

— Elle n’est point bonne, non ! pensa-t-il, et pas la moindre éducation.

Il tardait à répondre, Mme Nina frappa du pied avec impatience.

— Parlerez-vous, répéta-t-elle, que voulez-vous ?

— Je suis chargé, chère madame, fit l’agent de la sûreté, de sa plus douce et plus humble voix, de vous remettre un petit billet de M. Bertomy.

— De Prosper !… Vous le connaissez donc ?

— J’ai cet honneur, et même, si j’ose m’exprimer ainsi, je suis de ses amis.

— Monsieur !… fit Mme Gypsy, blessée dans son amour-propre.

M. Fanferlot ne daigna pas prendre garde à cette injurieuse exclamation. Il est ambitieux ; le mépris, sur lui, glisse comme la pluie sur une cuirasse grasse.

— J’ai dit de ses amis, insista-t-il, et peu de personnes, j’en suis sûr, auraient maintenant le courage d’avouer hautement leur amitié pour lui.

L’agent de la sûreté s’exprimait avec un sérieux si convaincu que Mme Gypsy en fut frappée.

— Je n’ai jamais su deviner les énigmes, dit-elle sèchement ; que prétendez-vous insinuer, s’il vous plaît ?

L’homme de la préfecture de police sortit lentement de sa poche la lettre enlevée à Cavaillon, et la présentant à Mme Gypsy :

— Lisez, dit-il.

Certes, elle ne pressentait rien de funeste. Bien qu’elle eût les meilleurs yeux du monde, elle ajusta sur son nez un charmant binocle avant de déplier le billet.

D’un coup d’œil elle le lut en entier.

Elle devint toute pâle d’abord, puis fort rouge ; un frisson nerveux la secoua de la tête aux pieds ; ses jambes fléchirent ; elle chancela. Fanferlot croyant qu’elle allait tomber, tendit les bras pour la retenir.

Précaution inutile ! Mme Gypsy était de ces femmes dont la paresseuse insouciance masque une énergie endiablée, créatures fragiles dont la force de résistance n’a pas de limites ; chattes par les grâces et les délicatesses, chattes surtout par leurs nerfs et leurs muscles d’acier.

Le vertige du coup de massue qu’elle venait de recevoir dura ce que dure l’éclair. Elle chancela, mais elle ne tomba pas. Elle se redressa plus forte, saisit les poignets de l’agent de la préfecture et, de sa main mignonne, les serrant à le faire crier :

— Expliquez-vous, dit-elle ; qu’est-ce que cela signifie ? Vous savez ce que m’annonce cette lettre ?

Si brave qu’il soit, lui qui chaque jour affronte les plus dangereux coquins, Fanferlot eut presque peur de la colère de Mme Nina.

— Hélas ! murmura-t-il.

— On veut arrêter Prosper, on l’accuse d’avoir volé !…

— Oui, on prétend qu’il a pris à sa caisse 350,000 fr.

— C’est faux ! s’écria la jeune femme, c’est une infamie et une absurdité.

Elle avait lâché les poignets de Fanferlot, et sa fureur, véritable rage d’enfant gâté, s’exhalait en gestes désordonnés. Elle se souciait bien vraiment de son beau peignoir et de ses magnifiques dentelles, qu’elle lacérait impitoyablement.

— Prosper voler, disait-elle, ce serait trop bête. Voler ! à quoi bon ? N’a-t-il pas une grande fortune ?…

— C’est que précisément, belle dame, insinua l’agent de la sûreté, on affirme que M. Bertomy n’est pas riche, qu’il n’a pour vivre que ses appointements.

Cette réponse parut confondre toutes les idées de Mme Gypsy.

— Cependant, insista-t-elle, je lui ai toujours vu beaucoup d’argent. Pas riche… mais alors…

Elle n’osa pas achever, mais ses yeux rencontrant ceux de Fanferlot, ils se comprirent.

Le regard de Mme Nina voulait dire :

— Ce serait donc pour moi, pour mon luxe, pour mes caprices, qu’il aurait volé ?

— Peut-être !… répondait le regard de l’agent de la sûreté.

Mais dix secondes de réflexion rendirent à la jeune femme son assurance première. Le doute qui, de son aile, avait effleuré son esprit, s’envola.

— Non ! s’écria-t-elle, jamais, malheureusement, Prosper n’aurait volé un sou pour moi. Qu’un caissier puise à pleines mains dans la caisse confiée à son honneur, pour une femme qu’il aime, on le comprend et on se l’explique ; mais Prosper ne m’aime pas, il ne m’a jamais aimée.

— Oh ! belle dame ! protesta le galant et poli Fanferlot, ce que vous dites là, vous ne le pensez pas.

Elle secoua tristement la tête ; une larme, à grand’peine retenue, voilait l’éclat de ses beaux yeux.

— Je le pense, répondit-elle, et c’est vrai. Il est prêt à courir au-devant de mes fantaisies, direz-vous ? Qu’est-ce que cela prouve. Quand je dis qu’il ne m’aime pas, je n’en suis que trop persuadée, allez, et je m’y connais. Une fois en ma vie, j’ai été aimée par un homme de cœur, et par ce que je souffre depuis une année, je comprends à quel point je l’ai rendu malheureux. Je ne suis rien, dans la vie de Prosper, à peine un accident…

— Mais alors pourquoi…

— Ah ! oui…, interrompit Mme Gypsy, pourquoi ? Vous serez bien habile, vous, de me le dire. Voici un an que je cherche vainement une réponse à cette question terrible pour moi, et je suis femme !… Mais allez donc deviner la pensée d’un homme si maître de soi que rien de ce qui se passe en son cœur ne remonte à ses yeux. Je l’ai observé comme une femme sait observer l’homme de qui dépend sa destinée, peine perdue ! Il est bon, il est doux, mais il n’offre aucune prise. On le croit faible, on se trompe. C’est une barre d’acier peinte en roseau, que cet homme à cheveux blonds.

Emportée, par la violence de ses sentiments, Mme Nina laissait voir jusqu’au fond de son âme. Elle était sans défiance, ne pouvant se douter de la qualité de cet homme qui l’écoutait, qui lui était inconnu mais en qui elle voyait un ami de Prosper.

Pour lui, Fanferlot, il s’applaudissait intérieurement de son bonheur et de son adresse. Il n’y a qu’une femme pour tracer un portrait ressemblant. En un moment d’exaltation, elle venait de lui donner les plus précieux renseignements ; il savait désormais à quel homme il avait affaire, ce qui dans une enquête est le point capital.

— C’est qu’on dit, hasarda-t-il, que M. Bertomy est joueur, et le jeu mène loin.

Mme Gypsy haussa les épaules.

— Oui, c’est vrai, répondit-elle, il joue. Je lui ai vu, sans un tressaillement, perdre ou gagner des sommes considérables. Il joue, mais il n’est pas joueur. Il joue comme il soupe, comme il se grise, comme il fait des folies, sans passion, sans entraînement, sans plaisir. Quelquefois il me fait peur : il me semble qu’il traîne un corps où il n’y a plus d’âme. Ah ! je ne suis pas heureuse, allez ! Jamais je n’ai surpris en lui qu’une indifférence profonde, si immense, que souvent elle m’a paru être du désespoir. Et cet homme-là aurait volé ! Allons donc ! Tenez, vous ne m’ôterez pas de l’idée qu’il y a quelque chose de terrible dans sa vie, un secret, un grand malheur, je ne sais quoi, mais quelque chose.

— Et il ne vous a jamais parlé de son passé ?

— Lui… Vous ne m’avez donc pas entendu ? Je vous l’ai dit, il ne m’aime pas.

L’attendrissement peu à peu avait gagné Mme Nina. Elle pleurait et de grosses larmes roulaient silencieuses le long de ses joues.

Ce n’était qu’un moment de désespoir. Bientôt elle se redressa, l’œil enflammé par les plus généreuses résolutions.

— Mais je l’aime, moi ! s’écria-t-elle, et c’est à moi de le sauver. Ah ! je saurai parler à son patron, ce misérable qui l’accuse, et aux juges et à tout le monde. Il est arrêté, je prouverai qu’il est innocent. Venez, monsieur, partons, et je vous le promets, avant la fin du jour il sera libre ou je serai prisonnière avec lui.

Le projet de Mme Gypsy était louable, assurément, et dicté par les sentiments les plus nobles ; malheureusement il était impraticable.

Il avait en outre le tort d’aller à l’encontre des intentions de l’agent de la sûreté.

Si décidé qu’il fût à se réserver les difficultés comme les bénéfices de cette enquête, M. Fanferlot sentait fort bien qu’il ne pourrait dissimuler Mme Nina au juge d’instruction. Forcément un jour ou l’autre elle serait mise en cause et recherchée. C’est pour cela surtout qu’il ne voulait pas qu’elle se montrât de son propre mouvement. Il se proposait de la faire apparaître quand et comme il le jugerait convenable, afin de s’attribuer à tout hasard et sans vergogne le mérite de l’avoir découverte.

C’est-à-dire que tout d’abord il s’efforça consciencieusement de calmer l’exaltation de la jeune femme. Il pensait qu’il serait aisé de lui démontrer que la moindre démarche en faveur de Prosper serait une folie insigne.

— Que gagnerez-vous, chère madame ? lui disait-il ; rien. Vous n’avez pas, je vous l’affirme, la moindre chance de succès. Et songez que vous allez vous compromettre gravement. Qui sait si la justice ne voudra pas voir en vous une complice de M. Bertomy !

Mais ces perspectives inquiétantes, qui avaient arrêté Cavaillon, qui lui avaient fait livrer sottement une lettre qu’il pouvait si bien défendre, ne firent que stimuler l’enthousiasme de Mme Gypsy.

C’est que l’homme calcule, pendant que la femme suit les inspirations de son cœur.

Là où l’ami le plus dévoué hésite et recule, la femme marche tête baissée, insoucieuse du résultat.

— Qu’importe le danger, s’écria-t-elle. Je n’y crois pas, mais s’il existe, tant mieux, il donnera quelque mérite à une tentative toute naturelle. Je suis sûre que Prosper est innocent, mais si par impossible il est coupable, eh bien ! je veux partager le châtiment qui l’attend.

L’insistance de Gypsy devenait inquiétante. Elle avait, à la hâte, jeté un grand cachemire sur ses épaules, mis son chapeau, et ainsi vêtue, en peignoir et en pantoufles, elle se déclarait prête à partir, prête à aller trouver tous les juges de Paris.

— Venez-vous, monsieur, demandait-elle avec une impatience fébrile, venez-vous ?…

Fanferlot n’était rien moins que décidé. Heureusement, il a toujours plusieurs cordes à son arc.

Les considérations personnelles n’ayant aucune prise sur cette nature énergique, il résolut d’invoquer l’intérêt même de Prosper.

— Je suis tout à vous, belle dame, répondit-il ; soit, partons. Seulement, laissez-moi, pendant qu’il en est temps encore, vous dire que très-probablement nous allons rendre à M. Bertomy le plus mauvais service.

— En quoi, s’il vous plaît ?

— En ce que nous allons le surprendre, belle dame, en ce que nous tentons une démarche qu’il ne peut prévoir après ce qu’il vous a écrit.

La jeune femme eut un beau geste de téméraire fierté ; elle ne doutait de rien.

— Il est des gens, monsieur, répondit-elle, qu’il faut sauver sans les prévenir et comme malgré eux. Je connais Prosper, il est homme à se laisser assassiner sans lutter, sans mot dire, à s’abandonner par insousiance, par désespoir…

— Pardon, chère madame, pardon ! interrompit l’agent de la sûreté, M. Bertomy, précisément, n’a pas l’air d’un homme qui s’abandonne, comme vous dites. Je croirais volontiers, au contraire, qu’il a déjà bâti son plan de défense. Savez-vous si en vous montrant, lorsqu’il vous recommande de vous cacher, vous n’allez pas renverser ses plus sûrs moyens de justification ?

Mme Gypsy tardait à répondre. Elle examinait la valeur des objections de Fanferlot.

— Je ne puis pourtant pas, reprit-elle, rester là, inactive, sans essayer de contribuer en quelque chose à son salut. Ne comprenez-vous donc pas que le parquet ici me brûle les pieds ?

Évidemment, si elle n’était pas absolument convaincue, sa résolution était ébranlée. L’homme de la préfecture de police sentit qu’il l’emportait, et cette certitude, lui laissant l’esprit plus libre, donna plus d’autorité à son éloquence.

— Vous avez, chère dame, reprit-il, un moyen bien simple de servir l’homme que vous aimez.

— Lequel, monsieur, lequel ?

— Obéissez-lui, mon enfant, prononça paternellement M. Fanferlot.

Mme Gypsy s’attendait à tout autre conseil.

— Obéir !… murmura-t-elle, obéir…

— Là est votre devoir, reprit Fanferlot, devenu grave et digne, devoir sacré.

Elle hésitait, encore, il prit sur la table la lettre de Prosper, qu’elle y avait posée, et il continua :

— Quoi ! M. Bertomy, dans un moment terrible, alors qu’il va être arrêté, vous écrit pour vous tracer votre conduite, et vous voulez rendre vaine cette sage précaution ! Que vous dit-il ? Tenez, relisons ensemble ce billet, qui est comme le testament de sa liberté. Il vous dit : « Si tu m’aimes, je t’en prie, obéis… » Et vous hésitez à obéir. Il vous dit encore : « Il y va de ma vie… » Vous ne l’aimez donc pas ? Quoi ! vous ne comprenez pas, malheureuse enfant, qu’en vous conjurant de fuir, de vous cacher, M. Bertomy a ses raisons, raisons impérieuses, terribles…

Ces raisons, M. Fanferlot les avait comprises en mettant le pied dans l’appartement de la rue Chaptal, et s’il ne les exposait pas encore, c’est qu’il les gardait, comme un bon général garde sa réserve, pour décider la victoire.

Mme Gypsy était assez intelligente pour les deviner.

— Des raisons !… commença-t-elle ; Prosper voudrait donc qu’on ignorât notre liaison !…

Elle demeura un instant pensive, puis le jour tout à coup se faisant dans son esprit, elle s’écria :

— Oui ! je comprends maintenant. Folle que je suis, de n’avoir pas vu cela tout de suite ! En effet, ma présence ici, où je suis depuis un an, serait contre lui une charge accablante. On dresserait l’inventaire de tout ce que je possède, de mes robes, de mes dentelles, de mes bijoux, et on lui ferait un crime de mon luxe. On lui demanderait où il a pris assez d’argent pour me combler à ce point de ne me rien laisser à désirer.

L’agent de la sûreté baissa la tête en signe d’assentiment.

— C’est bien cela, répondit-il.

Mais alors il faut fuir, monsieur, fuir bien vite ! Qui sait si la police n’est pas déjà prévenue, si elle ne va pas se présenter.

— Oh ! fit M. Fanferlot, de l’air le plus dégagé, vous avez le temps, la police n’est ni si habile ni si prompte.

— Peu importe !…

Et laissant seul l’agent de la sûreté, Mme Nina se précipita dans sa chambre à coucher, appelant à grands cris sa femme de chambre, sa cuisinière, le petit groom lui-même, ordonnant de vider les tiroirs et les armoires, d’entasser pêle-mêle dans des malles tout ce qui lui appartenait, et de se dépêcher surtout, de se presser.

Elle-même donnait l’exemple, et du meilleur cœur, quand une idée soudaine la ramena près de Fanferlot :

— Tout est prêt à l’instant, dit-elle, et je pars ; mais où aller ?

— M. Bertomy ne vous le dit-il pas, chère dame ? À l’autre bout de Paris ? dans une maison meublée, dans un hôtel.

— C’est que je n’en connais pas.

L’homme de la préfecture eut l’air de réfléchir. Il avait mille peine à dissimuler une joie singulière qui éclatait, quoi qu’il fît, dans ses petits yeux ronds.

— Je connais bien un hôtel, moi, dit-il enfin, mais il ne vous conviendra peut-être pas. Dame ! ce n’est pas luxueux comme ici…

— Y serai-je bien ?

— Avec ma recommandation, vous serez traitée comme une petite reine, et cachée surtout…

— Où est-ce ?

— De l’autre côté de l’eau, quai Saint-Michel, hôtel du Grand-Archange, tenu par Mme Alexandre…

Mme Nina n’a jamais été longue à prendre une détermination.

— Voici de quoi écrire, dit-elle à l’agent ; faites votre lettre de recommandation.

En une minute il eut fini.

— Avec ces trois lignes, belle dame, dit-il, vous ferez de Mme Alexandre tout ce que vous voudrez.

— C’est bien ! Maintenant, comment faire savoir mon adresse à Cavaillon ? C’est lui qui devait me remettre la lettre de Prosper…

— Il n’a pu venir, chère madame, interrompit l’agent de la sûreté, mais je vais le voir tout à l’heure et je lui dirai où vous trouver…

Mme Gypsy allait envoyer chercher une voiture, Fanferlot, qui se dit pressé, se chargea de la commission. Le prétexte pour s’esquiver était bon.

Il jouait d’ailleurs de bonheur ce jour-là. Un fiacre passait devant la maison, il l’arrêta.

— Tu vas, dit-il au cocher après lui avoir décliné ses titres, attendre ici une petite dame brune qui va descendre avec des colis. Si elle te dit de la conduire quai Saint-Michel, tu feras claquer ton fouet ; si elle te donne une autre adresse, descends de ton siége avant de partir, comme pour arranger un trait ; je serai à portée de voir et d’entendre.

En effet, il alla s’établir de l’autre côté de la rue, chez un marchand de vins. Il était tout étourdi de ce qu’il venait d’apprendre, et ne sachant plus que penser au juste, il avait besoin de mettre de l’ordre dans ses idées.

Il n’en eut guère le temps : de formidables coups de fouet troublaient le silence de la rue ; Mme Nina se rendait au Grand-Archange.

— Allons ! s’écria-t-il gaîment, celle-là, du moins, je la tiens.