Le Double secret/09

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IX

Dans l’ascenseur, Anne-Marie et Philippe ne prononcèrent pas une parole. Un trouble flottait entre eux, si bizarre, si gênant qu’ils n’osaient pas se confier leurs pensées. Côte à côte, ils avaient la sensation d’être loin, et le désir de s’interroger, de se consulter comme ces prisonniers qu’une cloison sépare et qui, guettant le gardien, cherchent à profiter d’une seconde d’inattention pour s’avertir qu’ils sont là, qu’ils se surveillent et dans une certaine mesure se protègent. Par quelle magie deux êtres réunis aussi étroitement, aussi tendrement, étaient-ils devenus subitement impénétrables l’un pour l’autre ? Philippe regardait Anne-Marie, Anne-Marie regardait Philippe : au fond de leurs yeux, la pensée demeurait aussi fermée que la voix morte sur leurs lèvres. Au moment où l’ascenseur allait s’arrêter, Philippe murmura en pressant la main de sa femme :

— J’aurais dû t’écouter et partir ce soir.

Elle le fixa avec une attention singulière et ouvrit la bouche, mais le gamin du lift leva les yeux, et elle se tut.

Sur les tapis épais, leurs pieds se posaient sans bruit ; le vaste couloir était désert, deux hommes les attendaient devant la porte de leur chambre. Anne-Marie ralentit le pas, posa un doigt sur le bras de son mari et murmura, si bas que sa voix n’était qu’un souffle :

— Écoute, Philippe…

Elle tendait vers lui un visage suppliant, lamentable, ses paupières battaient, ses joues semblaient creuses, ses lèvres décolorées, et les mêmes mots sortirent étranglés de sa gorge.

— Écoute, Philippe…

Il serra sa main à la broyer et répondit entre les dents :

— Au nom du ciel, tais-toi !

— Vous avez votre clé, monsieur ? demanda le commissaire.

— La voici, répondit Philippe en la glissant dans la serrure.

Ils entrèrent. Les lampes allumées, la pièce leur parut étrangère. Les bibelots féminins, quelques dentelles, le contenu d’un secrétaire rangé sur une table, le kimono jeté en travers du fauteuil et les petites mules au pied du lit, ne lui donnaient plus l’aspect intime et presque familier qu’ils lui avaient prêté jusqu’ici. Les radiateurs chauffés à haute pression sifflaient avec un bruit de mouches ; cependant, Anne-Marie frissonna et croisa ses renards sur sa poitrine.

Le commissaire fermait la porte avec soin.

— Monsieur, dit-il en pesant chaque syllabe, ce n’est point par simple fantaisie que j’ai décidé de visiter votre appartement le dernier. Entre le moment où j’ai été prévenu du vol et celui où je me suis rendu sur les lieux, j’ai été informé qu’une personne avait téléphoné dans la journée chez un bijoutier pour demander s’il serait acheteur d’un collier de perles…

Anne-Marie se laissa glisser plutôt qu’elle ne s’assit dans un fauteuil.

— Ces sortes d’affaires, fréquentes dans des villes où on joue comme Nice, Cannes, Monte-Carlo, sont si rares dans la nôtre où l’on ne vient l’été que pour excursionner, l’hiver que pour les sports d’hiver, que la question a surpris le marchand, et que, soit par mesure de prudence, soit qu’il ait eu vent de l’incident du collier, il m’en a rendu compte…

— Je ne vois pas quel rapport commença Philippe…

— Vous allez le voir. Je n’accuse personne, notez-le bien, mais cet appel téléphonique venant de l’hôtel…

Pour se donner une contenance, Philippe tira une cigarette de sa poche et la battit sur son étui.

— Je vois de moins en moins pourquoi ceci a plus d’importance pour moi que pour un autre ! L’hôtel est plein…

— Il était vide cet après-midi, ou, du moins, deux personnes seulement s’y trouvaient de trois à six : madame et vous.

— Il suffirait de demander au garçon de la cabine si madame ou moi avons téléphoné, répliqua Philippe avec hauteur.

— C’est ce que j’ai fait. Ce garçon m’a avoué s’être absenté pendant une demi-heure — précisément par ce que, croyant l’hôtel vide, il ne pensait pas qu’on eût besoin de lui — et c’est sans doute à ce moment qu’on a communiqué. Restent ces trois faits : le coup de téléphone est parti d’ici, pas un autre numéro n’a été demandé — le contrôle de ce que j’avance nous est fourni par la poste — et, je vous le répète, seuls, madame et vous étiez à l’hôtel.

Anne-Marie se souleva et avança la main ; Philippe enflamma son briquet et, la tête penchée de côté pour allumer sa cigarette, lui lança un regard si impérieux qu’elle se renversa en arrière sans oser achever son geste.

— Cette coïncidence assez troublante m’a donc conduit, je ne dirai pas à vous suspecter, continua le magistrat, mais à vous demander quelques, précisions. En admettant même que madame ou vous eussiez téléphoné…

— Ni ma femme, ni moi, n’avons téléphoné, prononça Philippe avec force.

— Je comprends que mon insistance vous soit pénible… Mais tout vaut mieux qu’un scandale et si, par hasard, par malheur, ce collier se trouvait ici…

— Monsieur, murmura Philippe les dents serrées…

— Je vous parle d’un malheur… d’un hasard ; comprenez-moi à demi-mot… On a vu des malheurs de ce genre… des personnes fort honorables emportées, entraînées par on ne sait quel trouble, commettre des actes invraisemblables… incroyables. L’instruction s’efforce de les cacher et les tribunaux acquittent souvent parce qu’il s’agit là de faits, comment dirai-je ?… anormaux… pathologiques… Donc, si ce collier se retrouvait ici, je serais tout prêt à croire que c’est par suite d’un événement de ce genre, et, plutôt que de me le laisser chercher… découvrir… et de me mettre ainsi dans l’obligation de poursuivre, le mieux ne serait-il pas alors de me dire, purement et simplement…

Philippe écrasa sa cigarette entre ses doigts et baissa la tête. Il y eut un silence de quelques instants ; le commissaire attendit une réponse, une protestation… Devant le mutisme glacé de Philippe et de sa femme, il esquissa un geste de regret et conclut :

— Veuillez me confier vos clés…

Philippe lui remit son trousseau d’une main tremblante. Anne-Marie le regarda comme un condamné à mort regarde l’instrument de supplice, puis étendant la main vers son sac, dit à son tour :

— Voici les miennes…

Et la perquisition commença, minutieuse, lente, exaspérante. Sur l’ordre du commissaire, les deux agents qui attendaient devant la porte étaient entrés.

Adossé à la cheminée, les mains derrière le dos, Philippe suivait, immobile, les mouvements des policiers. Lorsqu’on touchait un vêtement, un objet appartenant à sa femme, il relevait la tête d’un brusque sursaut, faisait claquer ses doigts, prêt à crier :

— Laissez cela ! Je vous défends !

Mais il se maîtrisait aussitôt ; son regard s’attachait sur Anne-Marie, sur son front, sur ses bras allongés, sur ses doigts, sur tout son être, comme s’il avait voulu, par cet ordre muet, lui commander de n’être qu’un morceau de marbre.

Quand on fouillait les vêtements de son mari, sa trousse, Anne-Marie se soulevait dans son fauteuil, le corps tendu, les mâchoires contractées.

De la chambre, on passa dans le salon, du salon dans le cabinet de toilette, et les mêmes formalités se reproduisirent, interrompues d’ordres brefs.

— Voyez ceci… et cela que vous avez oublié ? Passez la main dans la rainure du fauteuil… Secouez les rideaux…

Certes, les autres perquisitions n’avaient pas été effectuées avec des soins aussi minutieux, car à cette allure, trois jours n’y auraient point suffi. Celle-ci s’acheva enfin. Quand on eut tout visité, palpé, retourné ; quand on fut revenu dix fois à la même place, quand on eut vérifié le contenu de toutes les malles, des moindres sacs, sans rien trouver, le commissaire jeta autour de lui un dernier coup d’œil.

Il était sept heures du matin. Le petit jour brouillait le ciel de taches grises, une vague clarté flottait au ras du sol, l’aube collée aux vitres avait l’air de vouloir fouiller, elle aussi, cette chambre en désordre et dépouiller les visages de cet homme et de cette femme en toilette du soir qui attendaient…

— Monsieur, dit le commissaire, je vais me retirer. Je n’ai rien trouvé et j’en suis heureux. Je vous demanderai simplement, même si le séjour dans cet hôtel vous est désagréable, de ne pas quitter la ville avant un jour ou deux. Pour quelques détails à fixer, votre présence pourrait être utile.

— J’entends ; vous désirez nous conserver sous votre surveillance.

— Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’en ville vous serez libres.

— Et s’il me plaisait de partir cependant ?…

— Je vous prierais de n’en rien faire.

Restés seuls, Philippe et sa femme demeurèrent atterrés.

La fatigue, l’angoisse, avaient creusé leurs visages, le froid les gagnait, ralentissant leurs gestes, écrasant leurs épaules. Les lampes allumées faisaient, dans la lueur du matin, des taches jaunes, révélant sur les meubles une pellicule impalpable de poussière. Autour d’eux tout semblait las, triste, vieilli comme eux-mêmes. Pourtant, cette clarté prolongeait l’illusion du soir et les déguisait encore.

Philippe traversa la chambre, éteignit les candélabres de la cheminée, le plafonnier, les appliques, la lampe à réflecteur de la salle de bains ; alors seulement ils se virent tels qu’ils étaient, hâves, courbés et mornes.

La robe bleue d’Anne-Marie prenait une teinte ardoisée, un constant frisson plissait la chair de ses bras ; elle avait les tempes creuses, les oreilles pâles, le nez transparent et pincé d’une grande malade ; ses yeux étaient fixes et ternes, et ses paupières lentes à s’abaisser, plus lentes encore à se relever, suivaient la cadence de sa respiration profonde.

Philippe s’arrêta devant elle, la contempla, puis l’attira contre son épaule. Elle y cacha son front et ils restèrent ainsi embrassés, sans un mot, sans un geste. Puis il s’écarta doucement, releva de la main les cheveux qui couvraient son beau front, la contempla encore, et lui dit avec une tendresse immense et douloureuse :

— Couche-toi, va… couche-toi…