Le Dragon Impérial/XXII

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Armand Collin et Cie (p. 251-260).

CHAPITRE XXII


IL EN EST DE LA VILLE COMME DE LA MER :
LE VENT QU’IL FAIT DÉCIDE DE TOUT


Lorsqu’un homme vous donne des raisons qui sont carrées avec un trou au milieu,

Qui portent d’un côté des caractères à la signification aimable et de l’autre le nom de l’Empereur,

Qui sonnent joyeusement dans la ceinture de celui qui les approuve, on peut dire :

« Voilà un homme qui donne de bonnes raisons. »


Vers la cinquième heure du soir, un religieux misérablement vêtu pénétra dans Pei-King par la porte qui Salue le Sud et s’enfonça dans la Cité chinoise. Une foule tumultueuse se pressait dans l’Avenue du Centre. Çà et là des groupes inquiets, des harangueurs séditieux. Le misérable qui s’avançait avec peine au milieu de la route encombrée demanda à quelqu’un :

— Pourquoi tous ces gens s’agitent-ils ainsi ?

— Parce que les Chinois dévorent enfin la bannière jaune de Tartarie !

— Tu parles sans respect de la race impériale, dit le religieux avec courroux.

— D’où viens-tu donc ? Défendrais-tu encore la race de l’usurpateur ?

Sans répondre, le religieux s’approcha d’un groupe de soldats chinois et leur dit :

— Arrêtez cet homme ; il insulte l’empereur.

— Quel empereur ? répondirent-ils.

— Est-ce que le Ciel a un autre fils que Kang-Shi ? s’écria le religieux d’une voix menaçante.

— Kang-Shi n’est qu’un traître bâtard, dit un soldat ; le Ciel n’a qu’un fils légitime, ce n’est pas Kang-Shi.

— Qui a dit cela ?

— Notre pa-tsong, qui a reçu mille liangs pour le croire.

Le religieux, crispant ses poings, s’éloigna en silence. Il se mêla à des curieux qui entouraient un homme monté sur une pierre. Mince, petit, élégant malgré des vêtements sordides, cet homme donnait lecture d’une proclamation, et ses yeux pétillaient d’intelligence derrière d’immenses lunettes bordées de noir. Une vieille femme loqueteuse, à côté de lui, était assise sur un sac bien gonflé.

« Aujourd’hui, criait-il, premier jour de la septième lune de notre règne magnanime, nous-même lumineux empereur Ta-Kiang, que le Ciel chérit avons décidé dans notre suprême bonté ce qui suit Que ceux qui vendent et que ceux qui achètent écoutent attentivement ! Ayant songé, dans notre prévoyance paternelle, que l’impôt sur la terre productive était, sous l’ancienne dynastie, d’une exigence exagérée, et sachant que cet impôt pèse spécialement sur les Cent Familles, par la raison que le cultivateur, opprimé et forcé de donner le meilleur de son gain, vend alors, pour ne rien perdre, les produits indispensables le double de leur valeur, et force celui qui a peu de fortune à une sobriété de solitaire ; voulant faire cesser ce déplorable état de choses, avons ainsi réduit l’impôt pour l’avenir : au lieu de payer cent tsiens par mo, on ne payera plus que cinquante tsiens dans les années heureuses, et dans les années de sécheresse le cultivateur sera dispensé de tout impôt. Vous qui écoutez, réjouissez-vous et respectez ceci ! »

— Bien ! bien ! dirent les auditeurs. En haut les Mings !

Quelqu’un cria cependant :

— Les nouveaux venus promettent beaucoup et souvent tiennent peu.

— Ta-Kiang n’est pas un traître, dit l’orateur. Non seulement il tient ce qu’il promet, mais il donne ce qu’il n’a pas promis. Tiens, à toi, que te doit-il ? Rien. Pourtant il te fait présent de cinquante liangs d’or.

La vieille femme se baissa, ouvrit le sac et en tira cinquante liangs d’or, qu’elle remit à l’interrupteur.

— Voilà un homme habile ! dit le religieux en continuant sa route d’un air chagrin.

Il suivait la longue Avenue du Centre. Il vit partout la même agitation. On ne s’occupait plus d’acheter ni de vendre. Les femmes, les vieillards péroraient devant les boutiques. Des enfants qui savaient à peine parler criaient : En bas les Tsings ! en haut les Mings !

Arrivé lentement au grand carrefour formé par la rencontre de la rue de Cha-Koua avec l’Avenue de l’Est, il vit que mille gens faisaient des gestes et poussaient des cris d’enthousiasme vers un homme penché en dehors de la balustrade du pont qui traverse le carrefour. Le religieux reconnut le rusé personnage qui avait lu la proclamation un instant auparavant, bien que celui-ci eût retiré ses grandes lunettes et mis une perruque blanche, qui contrastait comiquement avec son gai visage. Une jeune servante était auprès de lui.

— Oui, disait-il, à quiconque criera avec son cœur comme avec sa bouche : En haut les Mings ! en bas les Tsings ! je donnerai un liang d’or.

Il y avait des cris frénétiques et des mains impatientes tendues vers l’orateur. Il puisait alors dans un grand sac que la jeune femme tenait entrouvert, et jetait une pluie d’or sur la foule.

— Le dangereux ennemi ! dit le religieux qui se hâta de gagner la Porte de l’Aurore.

Dans la Ville Tartare l’émeute avait un autre caractère. Plusieurs maisons étaient ornées de grosses lanternes et de banderoles où ces mots luisaient en caractères d’or : La lumineuse dynastie revient, réjouissons-nous ! Les rues étaient encombrées d’une multitude d’hommes élégants qui ne se promenaient pas ; ils étaient réunis par groupes et se parlaient avec animation.

— On prétend que l’armée approche, disait l’un.

— On croit même qu’elle entrera avant la nuit dans Pei-King, ajoutait l’autre.

— Il y aura de belles fêtes, disait un troisième.

Le religieux grinça des dents.

— Les misérables ! disait-il, pour eux, tout ceci n’est qu’un jeu et qu’une distraction.

Dans un autre groupe composé de Tartares il saisit ces mots :

— On dit que les mandarins de Kang-Shi sont revenus pleins d’épouvante des Montagnes Fleuries. L’empereur les a quittés pendant la chasse. Sans doute il s’est enfui. Que veut-on que nous fassions, nous, si le maître nous abandonne ?

Entendant ceci, le religieux pressa le pas.

Devant la porte de la Cité Jaune, au centre d’une foule, il vit un homme assis sur le dos d’un lion de cuivre ; il était richement vêtu, et le bouton de rubis rougeoyait sur sa calotte. Près de lui une élégante femme s’appuyait à la croupe du lion.

— Quelle joie on éprouve, disait-il, à redresser son corps lorsqu’il est resté longtemps courbé, à étirer lentement ses membres, à bâiller et à reprendre peu à peu une posture normale ! Les prisonniers mis à la cangue, les poltrons réfugiés dans des coffres, connaissent le bonheur de s’étendre à l’aise lorsqu’ils sont délivrés ou rassurés. Mais les Chinois, plus que tous, vont éprouver une joie immense et fière de redresser enfin leur tête et leur dos, courbés depuis si longtemps. Comme des familles rapaces fabriquent dans des pots de porcelaine de déplorables nains, on voulait faire des Tartares avec les Chinois. Mais voici que les fils de la Grande Patrie brisent le vase, redeviennent eux-mêmes ; et ceux qui voulaient les torturer et les falsifier vont à leur tour se courber et s’amoindrir.


Ô enfants de la grande Patrie du Milieu ! depuis quand êtes-vous humiliés et soumis ? Depuis quand vos larmes séchées gercent-elles vos joues amaigries ?

Dans votre propre palais vous êtes esclaves, et vous exécutez ce que vous devriez ordonner.

Le vent a soufflé, et la poussière de Tartarie s’est abattue cruellement et a dévasté les fleurs et les épis.

Mais la pluie, longtemps attendue, tombe enfin abondante, et les fleurs, secouant leurs souillures, reparaissent fraîches et vivaces.


— Voici un homme trop éloquent, dit le religieux, qui cette fois n’avait pas reconnu l’orateur.

Il entra sous la porte de la Ville Jaune, et en passant devant le pavillon des soldats tartares il y frappa.

— Traîtres ! leur dit-il, que faites-vous donc là, inutiles, insoucieux et couchés comme des bœufs qui attendent le coup de massue du boucher ?

— Que veux-tu que nous fassions ? dit un jeune guerrier qui pariait des liangs d’or au jeu de la mourre. Le Maître est parti ; nous n’avons pas d’ordres.

— Vous en aurez bientôt, dit l’homme en s’éloignant.

La Ville Jaune était absolument déserte ; tous les nobles, les riches et les dignitaires, pleins d’épouvante, se cachaient dans leurs palais et s’y fortifiaient. Quelques Tao-Sées seulement apparaissaient en groupes et s’entretenaient d’un air sournois.

Le religieux atteignit la porte méridionale de la Ville Rouge et demanda passage.

— Personne n’entre, dit la sentinelle.

— Comment, tête de bœuf, je n’entre pas ?

— Personne n’entre, répéta le soldat.

— Mais moi, misérable ? cria le religieux en secouant rudement la sentinelle.

— Ni toi ni aucun homme ; et si tu continues à me secouer je te passe ma pique au travers du ventre.

Le religieux devient blême.

— Quoi ! dit-il d’une voix sourde, ici même tout est donc perdu ! Oh ! j’entrerai pourtant ! cria-t-il.

— Tu es décidément fou, vil mendiant. Depuis quand les gueux entrent-ils dans la Ville Sacrée ?

— C’est vrai ! dit le religieux avec un éclair de joie dans les yeux.

Et il arracha l’affreuse loque qui le couvrait.

— L’empereur ! s’écria la sentinelle en tombant la face contre terre.

— Allons ! ouvre vite, dit Kang-Shi.

Le soldat frappa du pied une dalle. Les deux battants du portique central s’écartèrent, le gong vibra, les cloches retentirent, et l’empereur passa sous la voûte d’honneur.

Les mandarins accoururent à sa rencontre et s’agenouillèrent devant lui.

— Ô Maître des Maîtres ! s’écrièrent-ils, Sublimité inouïe ! nos cœurs se noyaient dans le désespoir et dans l’obscurité. Nous avions perdu le soleil et la vie ; nous ne savions où était le Dragon, et nos membres tremblaient d’effroi. Mais le voilà qui reparaît, et la joie nous envahit doucement.

Alors l’empereur, le sourcil froncé, croisa lentement les bras.

— Lâches ! menteurs ! troupeau de courtisans ! chiens qui souillez de bave les nobles mains que vous léchez ! comment osez-vous paraître encore devant moi sans craindre que les flammes de mes yeux ne vous réduisent en cendres ou que le souffle de ma colère ne vous disperse ? Monstres abjects, qu’avez-vous fait de ma gloire ? qu’avez-vous fait de ma splendeur ? qu’avez-vous fait de l’Empire ? Ma gloire est une dérision, l’avenir rira de moi, votre honte voile ma splendeur, l’Empire est un champ de bataille, et j’y suis vaincu. Pourquoi ? Parce que, bouches pleines de lâchetés, vous m’avez fait de faux rapports, pour que ma sérénité ajoutât une faveur à votre fortune. Vous m’avez menti sans trembler, me disant, lorsque le nuage jaune et pestilentiel traversait l’air : « Le ciel est serein », pour que mon sourire vous fit glorieux ! Et maintenant, aveuglé par vos plates louanges, je suis tombé dans un gouffre sans fond. Vous avez coupé les jarrets du Dragon. Je vais tomber comme un mourant, brisant le cèdre vivace de ma dynastie. Cependant, je suis venu du Septentrion, vainqueur et magnanime ; j’ai dompté les cœurs et conquis les pays ; jetant les sabres, j’ai posé mes mains paternelles sur les villes, j’ai laissé derrière moi la joie mêlée au respect, et j’ai pu m’asseoir, rayonnant et superbe, sur le vieux trône de la Chine glorieuse. Mais aujourd’hui, vous que j’entraînais dans mes victoires, vous que je faisais grands, enviés, célèbres, vous que j’aimais comme des fils, voilà que sourdement et lâchement vous avez miné l’édifice splendide que j’avais construit. Ah ! sachez-le bien, il vous écrasera tous en s’écroulant. Mon trône est trop lourd pour ne pas effondrer la terre lorsqu’il tombera. Croyez-vous donc, fumeurs d’opium, débauchés immondes, parce que vous fermez les yeux, que les flèches ne vous atteindront pas ; parce que vous fermez les oreilles, croyez-vous que l’orage ne gronde pas ? Et quand vous cacherez vos lâches visages dans vos mains, la foudre n’osera-t-elle pas tomber sur vos têtes ? Vous ne savez donc pas, étant bien abrités derrière des murailles, que le rebelle triomphe, que les villes pleurent et saignent sous ses pas, qu’il écrase et qu’il dompte, et que le peuple, terrifié mais plein d’enthousiasme, le suit et l’acclame ! Vous ne savez donc pas que Pei-King est à lui, que mes soldats m’abandonnent, que seuls les murs de la Ville Rouge nous protègent encore, et que demain peut-être elle ne sera plus notre ville ! Oh ! misérables flatteurs, qu’avez-vous fait de moi ? qu’avez-vous fait de la Chine glorieuse ?

L’empereur cacha son visage dans ses mains, et laissant les mandarins ternir leur front dans la poussière, il s’éloigna ; il gagna le palais, gravit les escaliers d’albâtre, et, de terrasse en terrasse, monta jusqu’à la petite plate-forme qui domine les toitures de l’édifice, et que surmonte le globe d’or où resplendit le Dragon Long.

— Ah ! s’écria-t-il en tendant les bras vers lui, toi, mon compagnon, toi, mon frère, tu ne me trahiras pas !

Puis l’empereur baissa les yeux. La ville se déroulait à ses pieds, obscure et tumultueuse. Il entendait monter un bruit hostile et menaçant.

Cependant, au delà des murs d’enceinte, dans la plaine démesurée, une masse fourmillante ondulait et roulait et montait.

— Qu’est-ce que cette mer, dit Kang-Shi, qui va submerger Pei-King ?

Le soleil couchant, effleurant la masse mouvante, arracha çà et là des cris de lumière à des piques et à des cuirasses.

— Mon compagnon, mon frère, cria désespérément l’empereur, c’est leur armée !