Le Dragon Impérial/XXIII

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Armand Collin et Cie (p. 261-269).

CHAPITRE XXIII


LA FORCE TREMBLE ET L’ORGUEIL DOUTE


Tandis que les hommes, avant la bataille, appellent leur esprit à l’aide pour défendre leur corps,

Les Pou-Sahs, dans les nuages, inscrivent d’avance ceux qui doivent mourir pendant le combat.


L’empereur ne se coucha point cette nuit-là. Le front soucieux, la bouche crispée, il marcha longuement dans la Chambre Sereine, sous les lueurs des lanternes bleues. Plus d’une fois il appela le Chef des Eunuques, qui se tenait immobile derrière une porte. Il envoya des hommes aux bastions de la Ville Jaune ; il fit donner des instructions aux principaux chefs guerriers ; il dépêcha des espions habiles vers l’armée de Ta-Kiang. Enfin dès que le jour parut il dit à l’eunuque :

— Qu’on éveille tous les mandarins, magistrats, lettrés et chefs de troupes qui se trouvent dans l’enceinte de la Ville Rouge, et qu’ils s’assemblent en conseil extraordinaire dans la Salle des Audiences.

Une heure après, cent glorieux personnages se trouvaient réunis dans cette salle, anxieux et attendant l’empereur.

Kang-Shi entra, le sourcil froncé. Tous se prosternèrent. Il alla s’asseoir sur son trône et parla d’une voix haute.

— Relevez-vous, dit-il. Les Sages enseignent : il ne faut pas employer ceux qu’on soupçonne ni soupçonner ceux qu’on emploie. Je crois que vous m’êtes dévoués ; votre tendresse aveugle pour ma personne et l’inquiétude que vous preniez de ma tranquillité ont été les seules causes de vos erreurs. Mais nous sommes à présent en pleine mer, par la tempête, sur une jonque qui fait eau. Vous avez fait par imprudence une blessure à la coque du navire ; par cette blessure les vagues amères se précipitent, et nous allons sombrer. Hommes frivoles, auteurs du mal, songez si la guérison est possible.

— Invincible souverain ! demanda le grand chef de la Cour des Rites, sommes-nous donc en un très-grand danger ?

— Maître Céleste ! dit le général des Neuf Portes, les entrées de la ville sont bien closes et rudes à défoncer.

— Les vils rebelles n’oseront pas attaquer Pei-King, affirma un lettré de la Forêt des Mille Pinceaux.

— Ils craindraient d’être foudroyés par l’armée du Ciel, dit un mandarin guerrier.

— Il faut convenir, reprit le Fils du Ciel avec un sourire ironiquement triste, que la vanité vous emplit les yeux de soleil au point que vous ne voyez rien autour de vous. Malheureux ! puisse le Ciel supérieur ne pas vous punir comme vous méritez d’être punis !

Puis, se tournant vers le Chef des Eunuques, il demanda :

— Les hommes que j’attends sont-ils revenus ?

— Oui, Souverain Suprême ! répondit l’eunuque.

— Fais-les entrer l’un après l’autre.

L’eunuque s’éloigna. On introduisit un homme vêtu comme un Chinois du peuple. Il s’agenouilla au milieu de la salle.

— Parle, dit l’empereur, qu’as-tu appris ? La ville est tranquille, n’est-ce pas, et nous n’avons rien à craindre ?

— Maître du Monde ! dit l’homme, voici : Hier, avant la fermeture des portes, des armées formidables attaquèrent la ville. À chacune de ses neuf portes vingt-deux mille soldats se ruèrent. Quelques sentinelles tartares furent renversées et égorgées, puis les rebelles marchèrent, et des neuf entrées se joignirent au centre de Pei-King sans éprouver le résistance. La foule les acclamait, et de plusieurs points s’élevèrent des fusées tandis qu’éclataient des bombes de réjouissance. Souverain seigneur, j’ai parlé sincèrement.

L’empereur tourna les yeux vers les faces blêmes de ses mandarins.

— Va, dit-il au messager, tu seras récompensé.

Un autre homme fut introduit, misérable et haillonneux ; son visage était bouleversé par l’épouvante.

— Apprends-nous ce que tu sais, dit le Fils du Ciel.

— Ô Maître Unique ! s’écria-t-il, les rebelles entourent déjà la Cité Rouge, cinquante mille hommes campent devant la Porte Occidentale de la ville. Ils poussent des hurlements effroyables ; ils ont des visages terribles.

— Oh ! dit l’empereur, si toutes les bouches étaient aussi franches que la tienne, je ne serais pas si misérable !

On amena deux autres messagers.

— Eh bien ? dit l’empereur.

— Sublimité Céleste ! dit l’un, la Ville Rouge est cernée ; il y a cinquante mille hommes devant chacune de ses quatre portes. En face du Portail du Sud, le chef des rebelles a dressé sa tente et reçoit les hommages d’une grande partie de la population.

— Se préparent-ils à nous attaquer sur l’heure demanda Kang-Shi.

— Adorable Splendeur ! dit l’autre espion, d’après ce que j’ai entendu, les rebelles sont las et veulent quelques heures de repos. Ils n’attaqueront pas avant la douzième heure.

— Bien ! dit l’empereur, retirez-vous. Que pensez-vous de ceci ? ajouta-t-il en s’adressant aux mandarins consternés. Croyez-vous à présent ma mort prochaine et ma dynastie en danger ?

— Ô Maître à jamais unique ! seul Souverain du Monde ! s’écrièrent les mandarins en se frappant le front contre les dalles, comment racheter nos fautes horribles ? Nous ne sommes plus dignes de voir ta face sublime ; mais permets-nous de te défendre de tout notre courage et de verser pour toi jusqu’à la dernière goutte de notre sang coupable.

— Ce sera, dit l’empereur, une grande joie encore de mourir glorieusement au milieu de vous. Mais puisqu’il nous reste quelques heures, tenons conseil, et que les mandarins guerriers donnent leur avis sur les moyens de défense. Combien avons-nous d’hommes dans la Ville Rouge ?

— Cinquante mille de tes meilleurs soldats, ô Gloire Ineffable ! dit le Chef principal de l’Armée Tartare.

— Et vingt mille hommes sans armes, habitants ou serviteurs, dit le Grand Maître des Cérémonies.

— Avons-nous beaucoup de munitions de guerre ? demanda le Fils du Ciel en se tournant vers le mandarin chargé de l’inspection des arsenaux.

— Splendeur incomparable ! répondit le mandarin, chaque homme pourra lancer dix mille flèches, tirer six mille coups de feu, allumer quinze cents fusées, et chaque dragon de bronze crachera deux cents boulets.

— Pour combien de temps avons-nous des vivres ?

— Sérénité immuable ! répondit l’ancien gouverneur du Chen-Si, devenu Chef de la Table Impériale, tous les gens de la ville pourront satisfaire leur appétit pendant un mois.

— Maintenant, dit le Fils du Ciel, que les guerriers exposent des plans de défense.

Le Chef de l’Armée Chinoise s’avança, et, après avoir accompli les trois prosternements du Ko-Tou, parla :

— Divine intelligence ! c’est avec terreur que mon esprit obtus va te présenter son fils difforme. Cependant le voici. Le combat peut durer un mois. Il faut fatiguer l’ennemi et l’écraser continuellement sous une pluie de flèches et de balles, puis, par ruse ou courage, faire sortir de la ville des messagers qui s’en iront dans les provinces, et réuniront ton armée débandée et découragée ; ils ramèneront des soldats forts et nombreux, et les rebelles seront pulvérisés sous les murs inexpugnables de la Cité Rouge.

— Crois-tu que la ville ne puisse pas être prise ? dit l’empereur. Souviens-toi de Sian-Hoa, naguère la plus puissante des forteresses, maintenant un monceau de cendres.

Le Chef de l’armée Tartare s’avança et se prosterna.

— Bonté inaltérable ! dit-il, j’ai conçu un plan hardi et hasardeux, mais qui pourrait décider promptement la victoire.

— Parle, dit le fils du ciel.

— Quand l’armée rebelle attaquera par quatre points de la ville il faudra ouvrir simultanément les quatre portes, et, sans inquiéter les ennemis, les laisser emplir l’immense place qui s’étend devant chaque entrée de la Ville Rouge. Puis on refermera les portes sur eux. Nos soldats, rangés sur le haut des remparts, postés sur les toits des maisons qui entourent la place et sur celles des rues qui s’en éloignent, commenceront alors un feu terrible, incessant et feront tomber une pluie continuelle de flèches : des dragons de bronze, placés devant chaque rue en trois rangs superposés, vomiront horriblement la mort. Assaillis de toutes parts, surpris, tombés dans un piège, les rebelles ne sauront de quel côté diriger leurs armes. Ils ne pourront envoyer leurs flèches qu’aux nuages, de peur de s’entre-tuer ; tandis que nos guerriers, dominant l’ennemi, protégés, cachés, viseront tout à leur aise, et pas un de leurs coups, dans cette foule compacte, ne manquera de frapper un homme. À la fin de la journée il ne restera plus un rebelle.

— Ce plan est audacieux, s’écria le Fils du Ciel mais c’est celui qu’il faut choisir, car la victoire serait éclatante ! Hâtons-nous de préparer les moyens d’exécution et d’élire les principaux chefs. Toi, tu commanderas au Nord, dit-il au mandarin qui venait de parler. Le Chef de l’Armée Chinoise se chargera d’ouvrir l’entrée orientale. Le Maître des arsenaux combattra les ennemis entrés par la porte de l’Ouest. Mais qui donc opposerai-je au chef des rebelles, campé devant le Portail du Sud ?

— Accordez-moi la faveur de lutter contre cet infâme, mon père, dit alors une voix faible et lente.

Le prince Ling, suivi d’un cortège d’honneur, venait d’entrer dans la Salle des Audiences. L’empereur leva les yeux vers lui et ne put retenir un cri de douleur en voyant l’air de lassitude et de renoncement qui enveloppait son jeune fils. Ses joues avaient maigri ; son beau front était devenu grave comme celui d’un vieillard ; ses yeux étaient noircis par l’insomnie, et les coins de sa bouche s’abaissaient désespérément. Il avait la démarche nonchalante et indécise des gens ivres d’opium.

— Il veut mourir, se dit l’empereur, il veut se faire tuer dans le combat. Mon fils, ajouta-t-il tout haut, votre santé semble réclamer le repos et la compagnie du médecin plutôt que l’activité du combat et le voisinage des dragons de bronze. Je ne voudrais pas, au milieu de toutes mes douleurs, avoir à pleurer le plus cher de mes fils.

— Ô mon père ! dit le prince Ling, tu me pleureras, en effet, car je vais mourir de désespoir si tu me refuses de combattre pour ta vie et pour ta gloire.

— Ô mon fils ! dit l’empereur, tes bras alanguis pourront-ils soulever tes deux sabres ? Le sang amer qui emplit ton cœur attendra-t-il une blessure pour s’échapper ?

— Puisque mon père glorieux me méprise au point de me refuser ce qu’il accorde au plus vil soldat, dit le prince en baissant la tête, la vie, dégoûtée de moi, va s’enfuir de mon corps indigne.

— Eh bien ! dit le Fils du Ciel avec un soupir, va donc ranger derrière le Portail du Sud la quatrième partie de l’armée.

— Merci, sublime père, dit le prince Ling en se prosternant par trois fois.

Puis, appuyé d’une main sur l’épaule d’un eunuque, il sortit lentement de la salle.

Cependant un mandarin-juge s’approcha du maître, qui méditait tristement, et son front frappa les marches du trône.

— Que veux-tu ? dit Kang-Shi.

— Souverain clément ! dit le juge, toi qui pleures autant de larmes qu’il tombe de gouttes de sang dans une bataille, m’autoriserais-tu, si cela était en mon pouvoir, à sauver l’Empire par un moyen pacifique qui ne compromettrait nullement, en cas d’insuccès, le plan de défense du noble Chef de l’Armée Tartare ?

— Si ton artifice peut empêcher l’effusion du sang, dit Kang-Shi, emploie-le.

Et le Fils du Ciel, d’un geste, congédia les mandarins et demeura seul, dans la salle, sur son trône.

— Ô solitaire de la Vallée du Daim Blanc, dit-il, si ce jour est le dernier de mon règne, que le Dragon m’emporte vers les pays d’en haut avant le soleil couché !