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Le Dragon blessé/L’arrivée

La bibliothèque libre.
Grasset (p. 250-253).

L’Arrivée



À deux heures de l’après-midi, sur le quai blanc de soleil, l’un des journalistes qui parle français me propose de m’accompagner à Kyoto. Ainsi, il profitera de « ma conversation documentée ». Nul taxi en vue. Un coureur charge mes bagages sur son pousse-pousse et, à pied, nous nous acheminons vers la gare. Une auto stationne à quelques mètres. J’y aperçois un très vieux monsieur qui, l’air accablé et coiffé d’un chapeau melon, repose sur le manche d’une ombrelle ses mains gantées de fil gris. Il dort. J’ai su depuis que c’était l’agent consulaire !

Dans le train électrique qui nous mène à Kyoto, le journaliste me soumet à un interrogatoire qui tout d’abord ne diffère pas essentiellement de celui du douanier, mais soudain prend un autre tour :

— Puis-je vous demander votre carte de visite ?

— La voilà.

— Combien d’écoles poétiques avez-vous à Paris ?

Comme c’est commode !

— Combien d’auteurs dramatiques s’y révèlent par an ? Combien de pièces joue-t-on par année ? Croyez-vous que le roi va revenir en France ? Êtes-vous républicain ?… Que pensez-vous de Charles Maurras et de Léon Daudet ? Les connaissez-vous ? Quel âge ont-ils ?

Un autre journaliste vient de monter à qui son confrère traduit mes réponses et, par l’intermédiaire de son camarade, m’interroge à son tour. Les questions, cette fois, sont plus aiguës et ce journaliste d’Extrême-Orient me paraît fort au courant des choses d’Europe.

— Croyez-vous à la dévaluation de votre franc ? à la guerre ? Avez-vous été récemment en Russie, en Allemagne ? Que pensez-vous de leur gouvernement actuel et de la Société des nations ?…

Et lui aussi me demande :

— Parlez-nous de Maurras et de Daudet.

De même qu’en Chine chaque écrivain ou journaliste me questionnait au sujet de M. Paul Valéry, au Japon tous devaient s’informer avec intérêt des deux illustres leaders de l’Action Française.

C’est que dans un pays où la dynastie régnante se flatte de remonter à quatre mille ans, l’enthousiasme pour Daudet et Maurras est vibrant. Leurs livres et jusqu’à leurs moindres articles y sont traduits et commentés.

Cependant, dans le vaste car où ne se trouvent que des Japonais, un jeune homme apparaît qui, deux fois déjà, avec fébrilité, a traversé notre compartiment. Il pourrait être Mexicain, Brésilien ou Portugais. En m’entendant parler français, il s’arrête, s’approche et me dit avec un accent fort correct :

— Vous venez de Kobé, et je vois que vous avez des valises : descendiez-vous du bateau ?

Sur ma réponse affirmative, il me demande si je n’ai pas voyagé avec un homme très grand, beau, portant une barbe blanche, qui est écrivain et qui s’appelle M. de Croisset.

— J’ai forcément voyagé avec Croisset, dis-je, car c’est moi.

Il me dévisage, déconcerté.

— Je suis moi-même à la recherche, d’un monsieur Yamazuki.

— C’est moi, me répond-il. C’est à mon tour de le considérer, ébahi.

— Je vous croyais Japonais ?

— Je suis Japonais. Je suis né au Japon, d’une Japonaise et d’un père tchécoslovaque mort quand j’avais trois ans. J’ai opté pour la nationalité japonaise. Vous n’avez donc pas de barbe ?

— Non, excusez-moi. Pourquoi pensiez-vous que je devais avoir une barbe ?

Tirant de sa poche une photographie et me la montrant, il réplique :

— À cause de votre portrait.

Je regarde : c’est Claude Farrère.