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Le Dragon blessé/La nouvelle cité impériale

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Grasset (p. 219-229).

La nouvelle cité Impériale



E n proie à mes valises et en butte aux porteurs, je n’entends pas très exactement ce que me disent deux messieurs qui, obligeamment, m’accueillent sur le quai de Hsin-King. L’un, en se présentant, m’a appris qu’il est le conseiller de l’ambassade du Japon, l’autre qu’il est Chinois et l’un des chambellans de l’Empereur. Tous deux s’expriment dans un français excellent. Une fois mes bagages en mains sûres, je ne me rappelle plus lequel est le Japonais et lequel est le Chinois !

— Le Japonais, pensais-je, doit être le plus petit, celui qui n’a pas de moustaches et qui porte des lunettes.

Je l’appelle donc Monsieur le conseiller et l’autre Monsieur le chambellan. Je me trompe : c’est le grand qui est le conseiller japonais et le petit qui est le chambellan chinois ! Cette méprise, que je n’aurais pas commise un mois plus tard, après mon séjour au Japon, est en somme excusable-Le chambellan est de Canton et les Chinois des ports du sud se rapprochent du type japonais classique, — ils ont d’ailleurs une commune origine.

Néanmoins, mon erreur me rend d’autant plus confus que Chinois comme Japonais n’aiment point qu’on les confonde. J’en avais eu la preuve en 1915, alors qu’en permission à Paris et en compagnie d’un ami, sous-lieutenant comme moi, je passais devant un immeuble que mon compagnon me désigna comme étant la légation de Chine.

— Tu te trompes, lui dis-je, c’est l’ambassade du Japon.

— Qu’est-ce que tu paries ? Et comme précisément un monsieur asiatique sortait de l’immeuble, mon camarade, l’abordant avec une familiarité un peu cavalière, lui dit :

— Mon ami et moi venons de faire un pari. C’est bien ici la légation de Chine et vous êtes Chinois ?

L’asiatique ainsi interpellé sourit et répondit :

— Non, monsieur, je suis Japonais, c’est-à-dire un de vos alliés.

Et devant la mine déconfite du lieutenant, il ajouta :

— Ne vous excusez pas, c’est tout naturel. Moi-même, en temps de paix, il m’arrivait de confondre les Allemands et les Français !

Cette petite leçon cinglante me revient à l’esprit, mais ces messieurs, s’ils sont choqués, n’en laissent rien paraître. Le chambellan prend congé en me donnant rendez-vous pour le lendemain matin de bonne heure, non sans m’avoir demandé si, en vue de l’audience, je me suis muni d’une jaquette et d’un chapeau haut de forme.

M. Z…, le conseiller japonais, qui me mène à l’hôtel, me demande si j’ai dîné. Je lui réponds que n’ayant rien pris depuis le matin j’ai grand’faim et que l’on m’a recommandé un restaurant russe dont je lui indique le nom.

— Je pensais vous emmener dans un autre restaurant, me dit-il, mais puisque votre choix est fait j’y souscris avec empressement. Il va de soi que vous êtes mon hôte.

Je ne connaissais pas la discrétion et l’étendue de la politesse japonaise. Mieux renseigné, j’eusse aussitôt modifié mes plans. J’ai encore l’âme simple d’un « barbare d’Europe ».

La nuit n’est pas montée. Je contemple avec un intérêt amusé la ville que maintenant l’auto traverse. Rien n’est plus curieux, en effet, après avoir constaté la manière dont les Chinois conçoivent une capitale, que de voir comment à leur tour la conçoivent les Japonais. Hsin-King affairé, sillonné d’autos, tout sonore d’enclumes, est moins une ville qu’un chantier. Pour peu que, l’ayant visitée la veille, on s’y promène le lendemain, on a l’impression qu’elle a poussé pendant la nuit. Ici, pas d’édifices symboliques, d’avenues somptueuses et qui ne mènent nulle part, pas de piscine abstraite. Tous les projets sont concrets ; les plans sont à peine établis que déjà ils se réalisent.

Les avenues, au fur et à mesure qu’elles s’allongent, se bordent de magasins, d’usines, de banques. Dans un prodigieux bâtiment que je devais visiter le lendemain et qui s’élève à l’endroit où, voici deux mois, puait un marécage, une légion d’architectes et de commis travaille à l’élargissement et à la construction de la ville. Les ministres de Hsin-King ne sont point des poètes et ne songent pas à la beauté. Ils n’y songent même pas assez pour mon goût, mais mon odorat et mon sens de l’hygiène y trouvent leur compte. La première chose à quoi pensent les Japonais qui édifient Une ville, c’est aux égoûts : c’est là un souci qui n’a jamais assombri l’âme chinoise !

— Voici votre restaurant russe, me dit M. Z…

Nous pénétrons dans une salle enfumée où un gramophone éraillé joue un tango tandis qu’un couple danse, une joue fardée contre une barbe pas faite. Une femme en cheveux, les coudes sur une nappe maculée, boit un whisky en fumant un cigare. À une table voisine des convives débraillés réclament un champagne plus sec. Cela sent le parfum, la friture, la sueur et le tabac. On m’avait dit à Moukden :

— L’endroit ne paie pas de mine, mais c’est là que vous mangerez le mieux.

— Allons-nous en, dis-je à mon compagnon. Je ne connais pas votre restaurant, mais à l’avance je le préfère.

— C’est à cinq minutes d’ici, me renseigne-t-il.

Nous sortons du quartier européen et mon étonnement est si brusque que je retiens un cri de surprise : nous sommes soudain en plein Japon. La rue s’allonge dans une féérie de lumières et de couleurs. La gaieté en est due à des milliers de lanternes de papier qui, dans la brise moite, agitent leurs ballons polychromes. Des femmes en kimono, plus menues sous leurs sombres coiffures étagées, et des Japonais en robe animent la rue costumée.

Deux servantes, en voyant M. Z… qu’elles semblaient attendre, se prosternent et enlèvent nos chaussures. Mon compagnon, faisant glisser une cloison de papier, me fait entrer dans une salle tendue d’une natte blonde et où trois Japonais, assis sur leurs jambes repliées, bavardent devant des assiettes vides.

— En apprenant votre venue, je m’étais permis d’organiser ce petit dîner, me dit M. Z… en faisant les présentations. J’avais également convoqué des danseuses et des chanteuses, pensant que cela vous distraierait.

Ainsi, il ne m’aurait pas prévenu ! J’eusse trouvé à mon goût le restaurant russe que pas une allusion à ce dîner préparé et d’ailleurs fort coûteux n’eût été faite par mon hôte ! Je serais reparti de Hsin-King sans même avoir discerné sur son visage l’ombre d’une contrariété ! Ce jour-là, j’ai compris avec admiration ce qu’est la politesse japonaise.


Le lendemain matin à dix heures, le chambellan vient me chercher. J’ai revêtu Pour l’audience une jaquette, emprisonné mon cou dans un col dur et, par cette chaleur barbare, j’arbore un chapeau haut de forme. Je songe à la douche que j’ai prise au réveil et à mon casque colonial comme à des bonheurs perdus.

— Ne vous attendez pas, me dit mon compagnon, à voir un beau palais. L’Empereur est logé bien modestement. C’est une demeure toute temporaire.

— Sa Majesté y est installée depuis combien de temps ?

Le chambellan soupire :

— Depuis sept ans. Un palais plus décent est prévu, dont l’emplacement est choisi. La construction n’est pas commencée.

J’ai envie de demander pourquoi, je n’ose pas. En effet, le palais est le seul plan de Hsin-King qui n’ait pas reçu une exécution immédiate. Peut-être les Japonais, qui tiennent ici tous les leviers de commande, jugent-ils qu’il y a plus pressé. Peut-être songent-ils qu’à Pékin les palais violets attendent leur Empereur. Le Mandchoukuo, que les Nippons contrôlent, n’est qu’un morceau de la Chine du nord ; il serait tentant de la contrôler toute entière.

D’ailleurs, l’ambassade du Japon, où me reçoit à présent l’ambassadeur, semble elle aussi provisoire. Ses bâtiments hâtifs comme des pavillons d’exposition et le maigre jardin offrent quelque chose de transitoire.

— J’espère, me dit l’ambassadeur, que vous voudrez bien déjeuner ici après l’audience. Sa Majesté voulait vous inviter à dîner. Sachant que vous deviez être à Dairen demain matin, j’ai pris sur moi de vous excuser. L’impératrice est souffrante et Sa Majesté déjeune avec elle. Rassurez-vous, continua-t-il en souriant, nous sommes campés mais mon cuisinier n’est pas mauvais. Une ambassade plus décente a d’ailleurs été prévue, son emplacement est choisi mais la construction n’est pas commencée.

Les mêmes phrases que pour le palais ! L’ambassade aussi attend. Quoi ? Que le Mandchukuo soit reconnu ? Il est certain que la présence des ambassades étrangères donnerait à la ville un mouvement et une vie élégante qui lui font défaut. Mais de pareilles préoccupations ne doivent pas ici entrer en ligne de compte. Au reste, les Japonais tiennent-ils tant que cela à ce que l’on reconnaisse le Mandchukuo ? Je commence à en douter. Le dignitaire chinois semblait y tenir davantage. L’occupation est un fait et même, en dépit de Genève, Un fait acquis. Les diplomates anglais, français, allemands, américains, ne feraient que gêner l’expansion japonaise. Il s’en faut que le Jehol soit complètement colonisé. Au fait, quel sens a l’attitude de Genève dans la question du Mandchukuo ? Vingt-huit millions de Chinois ont de fait reconnu l’empire. La Société des Nations, depuis le rapport de lord Lytton, s’obstine et boude. Ce rapport a été rédigé en pleine crise et même en pleine guerre. Je crois que si ce rapport avait été rédigé aujourd’hui, ses conclusions seraient différentes. Je suis curieux de connaître à ce sujet la pensée de l’Empereur.

— Il est temps de nous rendre au palais, me dit le chambellan.

Dans l’auto qui traverse la ville, mon compagnon me demande des nouvelles de Pékin. Il y a vécu longtemps et en a la nostalgie. Il connaît aussi Paris et Cannes où il a séjourné. Il a habité Genève lorsqu’il était à la Société des Nations, mais c’est à Canton qu’il a vécu son enfance. Je le sens malheureux d’être ici.

— Je ne retourne plus guère à Pékin, me dit-il et surtout pas dans le Sud. On m’y reprocherait d’être un traître. C’est absurde. Ma famille, depuis deux siècles, a servi la dynastie mandchoue. En suivant l’Empereur ici, je n’ai fait que mon devoir, obéi à mes traditions ancestrales. Et l’on ne me reproche pas que d’être impérialiste : on m’accuse de pactiser avec les Japonais. Mais nous avons besoin d’eux : sans leur assistance et leur exemple, les Chinois seraient incapables de rien reconstruire. Parle-t-on beaucoup de l’Empereur à Pékin ? Y comprend-on que la Chine n’a d’autre salut que l’empire ?

Je lui réponds qu’une grande partie de Pékin est demeurée impérialiste et que je suis de ceux qui croient au retour de la monarchie. Il soupire, sourit et se tait.