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Le Dragon blessé/Le masque japonais

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Grasset (p. 265-271).

Le Masque Japonais



Pour comprendre l’âme japonaise, il faut sans cesse se dire qu’un Japonais de quatre-vingts ans a eu dix ans sous le moyen âge. En d’autres termes, il faut se rappeler que jusqu’en 1866, le Japon, à l’origine si fortement imprégné par la Chine, vivait depuis lors en vase clos. Toute relation, tout échange avec les autres peuples étaient interdits. Le mouvement des idées, les découvertes de la science, les bouleversements politiques, aucune de ces lames de fond qui soulevaient l’univers civilisé n’atteignait les rives farouches de l’île solitaire. C’est au milieu du xvie siècle que, pour la première fois, un étranger, le Portugais Mendez Pinto, pénétra dans l’île féodale, ouvrant la brèche à ces missionnaires qui, quelques années plus tard, devaient être atrocement massacrés. Moins de cent ans après la venue de l’explorateur portugais, le Japon, chassant les missionnaires et bannissant les étrangers, se fermait à nouveau pour deux siècles.

Cette brève incursion étrangère ne modifia pas ses mœurs et la même dynastie, exilée il est vrai du pouvoir, mais gardant une autorité religieuse, durait depuis quarante siècles.

Cette île hermétique ne se contentait point de se retrancher de l’univers : la population qui l’habitait se divisait elle-même en castes dont les frontières étaient infranchissables. Au sommet, qu’il régnât effectivement ou non, était l’empereur divin, le Mikado. Venaient ensuite ses hauts fonctionnaires, puis les daimios et les samouraïs, constituant la noblesse militaire, puis le peuple comprenant les ouvriers, les commerçants, les agriculteurs, ayant leurs théâtres, leur musique à eux, leurs prérogatives, lesquelles ne pouvaient jamais empiéter sur les privilèges des castes supérieures ; enfin, la lie du peuple, les out-casts, ceux qui n’avaient aucun droit et qu’aucune loi ne protégeait.

Cependant, du ministre au paysan, du daimio au hors-la-loi, une même fierté cimentait les âmes. Aussi, lorsque l’empereur Maiji, renversant quarante siècles de tradition, abolit les castes, donne la terre aux paysans, transforme les daimios en préfets, les guerriers en travailleurs et les hors-la-loi en hommes libres, lorsqu’enfin tout l’antique système s’écroule, menaçant d’ensevelir le Japon sous ses ruines, un sentiment demeure qui sauve la structure de la patrie et l’avenir de la race, un sentiment qui est le fond même de l’âme nipponne : le culte de l’honneur, du courage, du sacrifice et, pour tout dire, l’orgueil japonais.

S’il n’a pas toujours présentes à l’esprit ces traditions millénaires et cette soudaine libération, un voyageur ne comprend rien au Japon, et il est de fait que la plupart des touristes n’y comprennent pas grand’chose. Combien, en effet, parcourant cette île singulière entre toutes, déplorent que Kyoto, la ville sainte, se modernise et, amoureux d’un pittoresque romantique, s’irritent de trouver tant de complets vestons parmi les kimonos, tant de tramways au lieu de pousse-pousse, et tant de buildings au lieu de maisons de papier. Mais c’est cela, au contraire, qui est intéressant, car, en dépit des apparences, il ne faut pas voir là deux courants contradictoires ; ce sont les deux bras d’un même fleuve ; ce qui s’y reflète est différent, l’eau est la même. Ces palaces, ces rues américaines ou européennes, tout cela n’est qu’une façade. L’antique Japon est derrière, solide, entêté, héroïque et charmant.

Sauf peut-être le peuple anglais, aucun peuple au monde ne tient avec plus d’opiniâtreté à ses habitudes, aux particularités de son confort, à sa manière immuable de vivre et que partout il transporte avec lui. L’on dit qu’un Japonais ne peut vivre ailleurs qu’au Japon, c’est faux ; mais partout ailleurs il vivra malheureux. Et il est vrai qu’il n’est qu’au Japon qu’un Japonais veuille mourir.

J’erre dans cette foule où un passant sur dix est habillé à l’européenne. Je ne suis pas dupe de sa mascarade. Je sais que, rentré chez lui, dans cet intérieur où l’étranger ne pénètre presque jamais, cet homme d’affaires, ce financier, cet industriel se débarrassera de ses chaussures, quittera son complet, arrachera son faux-col, et que ces gestes seront symboliques : à ce moment, c’est tout l’Occident qu’il répudie. Ses petites servantes sont là, agenouillées sur le seuil, sa femme accroupie se prosterne à son arrivée, le dîner du soir l’attend dans des soucoupes menues disposées méticuleusement sur un plateau de laque. Vite son kimono où il se sent à l’aise, sa natte où il s’étendra après l’inconfort des fauteuils et des chaises, son thé et son saké après ces horribles vins importés, son langage à lui après l’affreux idiome des barbares, et surtout ses panneaux de papier, ses paravents délicats, la clarté de sa petite maison si propre après l’horreur des buildings qu’il a construits pour prouver qu’il vaut bien un blanc, ces blancs que toute son âme méprise ! Demain, il revêtira à nouveau leur livrée, non point par souci de les imiter, mais pour les vaincre. Car, ce que les autres peuples ont réussi, ceux qui dominent la terre, lui, Japonais, entend le réussir à son tour. Les barbares sont fiers de leurs avions, de leurs chemins de fer, de leurs automobiles, de leurs industries, de leurs cités de pierre, de leurs métros, de leurs téléphones. Il créera tout cela, lui aussi, en copiant d’abord, en inventant après. Et non seulement, afin de prouver la supériorité de sa race, il créera une industrie, fondera une bourse, modernisera une armée, organisera des réseaux, fera surgir une flotte, mais il battra les barbares sur leur propre terrain : il fabriquera des montres « suisses » qui coûteront moins cher et marcheront aussi bien, tissera des cotonnades qu’il vendra à bas prix, ruinera des industries européennes en fournissant à meilleur compte des bicyclettes, des jouets, des chapeaux, des vêtements, des conserves, des appareils de précision, des souliers, des bijoux, écrasant les maisons rivales des deux continents malgré les frais de transport et les droits de douane des nations épouvantées.

Tout cela qui est le produit de notre civilisation, il l’assimile sans s’en imprégner. Il devient l’une des puissances les plus authentiques de notre monde moderne et n’absorbe en rien notre civilisation. Il reste lui-même, exactement lui-même, à ce point immuable qu’un Japonais de vingt ans, costumé en complet veston, qui dans un dancing boit un cocktail, juché sur un tabouret de bar, est le même qui, demain peut-être, devant l’autel de ses ancêtres, vêtu d’une robe hiératique, s’ouvrira le ventre d’un coup de sabre, si l’exigent la fidélité, l’honneur ou la patrie.

Race redoutable dont la discipline, le labeur, le courage, l’énergie forcent le respect et qui, au sortir de la confusion chinoise, apparaît en Extrême-Orient, face au bolchevisme destructeur, comme la grande nation civilisatrice. Peuple défiant, et courtois, pratique et chevaleresque, dur et artiste, pays de diplomates et de marchands, de poètes et de guerriers, où tous les contraires s’épousent dans un mystérieux accord.

L’on a dit des Japonais qu’ils étaient les Allemands d’Extrême-Orient. Ce genre de comparaison offre quelque chose de primaire, mais si l’on se livre à ce jeu, ce n’est pas l’Allemagne que rappellerait le Japon, c’est l’Angleterre. Un même idéal impérialiste régit ces deux îles rayonnantes et le Japon laisse dans l’âme du voyageur une image que la mise au point des souvenirs ne cesse pas de magnifier.